Les Opiniâtres/02

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— II —

Mais le fleuve est une invite : dans tout l’est de l’Amérique, il constitue la seule trouée ouverte dans l’impassable forêt, jusqu’au centre du continent. Aspiré lui aussi par cette force, Pierre de Rencontre abandonna Québec. Il remonta le Saint-Laurent pendant trois jours. Descendant du nord, un puissant affluent tenait en son embouchure, comme un serpent dans sa gueule, quelques îlots sablonneux et boisés. De loin, la pinière semblait croître dans l’eau même ; et, l’entre-bâillant à peine, un carré de pieux ceinturait sur un platon quatre ou cinq édifices dont les toits se soulevaient au-dessus des palis.

Les Trois-Rivières. Pierre y descendit. Au bout d’une heure, il connaissait toute la population : quelques Jésuites, quelques interprètes et quelques commis conduisant le commerce des pelleteries, un peloton de soldats. Une chapelle-presbytère, un magasin, diverses constructions basses se dispersaient dans l’enceinte.

Assis sur l’affût d’un pierrier posé sur un terre-plein, Pierre regardait, le même après-midi, le fleuve couler. À quatre cents milles de la mer, celui-ci se montrait encore plus large que la plupart des autres à leur embouchure. Dans la journée calme, soleilleuse, il surgissait de l’inconnu, s’enfonçait dans l’inconnu, de son ample glissement silencieux au creux de l’immobile forêt.

Basané, de stature moyenne, Jacques Hertel se tenait debout à côté de Pierre. Impassible, il aspirait d’épaisses bouffées de fumée ; puis, le calumet à la main, il épiait l’excitation et le déconcertement de son compagnon soudainement échoué dans le vide de ce pays.

Parfois, il parlait. Et Pierre n’avait pas besoin de prendre ses mots du bout des doigts comme on prend du linge douteux, afin d’en bien examiner toutes les souillures ; envie, ruse, feinte, basses passions humaines. Non, la parole de celui-là, c’était de beau tissu franc, tout blanc, tout propre. Avec lui et quelques autres que Pierre avait côtoyés durant le voyage, disparue la crainte de connaître ou de rencontrer des hommes ; disparue l’appréhension, née d’une longue habitude, de découvrir un ennemi en son semblable ou en son frère. Ici, la lutte pour la vie avait disparu : l’un ne tentait pas de dévorer l’autre, car il pouvait sans cela manger tout son saoul. Alors Pierre interrogeait ; il écoutait ensuite la musique de la franchise.

— C’est grand la Nouvelle-France ?

— Tu as atteint ce second poste, le dernier. Tu penses : voici le cœur de la contrée. C’est à peine la frange. Tu dois t’habituer à des dimensions nouvelles, comme si tu entrais dans un édifice plus vaste. Nicolet a navigué vers l’ouest pendant au delà d’un mois ; il avait traversé des océans d’eau douce. A-t-il découvert le centre ? Tu ne sais pas. La forêt se déploie toujours ; les Indiens décrivent d’autres fleuves, d’autres plaines.

— La terre est fertile ?

— Avancer en canot sur une rivière, c’est passer au fond d’un canal dont les berges de feuillage s’élèvent à cent pieds de hauteur ; tu ne vois rien. Mais si le sol pousse des arbres, pourquoi ne pousserait-il pas autre chose ?

— Et le défrichement forestier ?

— Vois la futaie. Une vraie toison de mouton. Les hommes bougent au fond, pucerons parmi les brins de laine. Mais cette toison-là ne se rase pas à pleines poignées, avec des forces. Le déboiseur doit trancher brin à brin ; et le brin est un arbre et il faut des milliers de coups de cognée pour l’abattre et le débiter. Si tu veux cultiver cent arpents, l’ouvrage ne s’exécutera ni dans le jour, ni dans la semaine. Un arpent et demi, deux arpents par année.

— Et le climat ?

— Quatre tranches de matière distincte. L’automne ? Forêt rouge, jaune, du grand vent, des feuilles sèches où tu marches à mi-jambes. L’hiver ? La neige épaisse de trois à quatre pieds : ton rez-de-chaussée est enfoui ; une surface de glace non moins lourde sur toute eau stagnante ou courante ; et du froid : tu n’as besoin de personne pour te l’indiquer. Au printemps, des vents chauds soufflent sur le pays ; libérée en quelques jours, l’eau de quatre ou cinq mois accumulée sous forme de neige ou de glace, dégringole vers la mer en nappes et en torrents, charriant tout. L’été…

La figure animée de Jacques Hertel se figea tout à coup dans une attention vive. Pierre suivit la direction des regards. Et, sur l’isolement du fleuve, il aperçut au loin des canots descendant en formation régulière. Dans le silence du soir, rasant la surface de l’eau, des phrases scandées parvinrent jusqu’à eux. La foule indienne se précipita au dehors des wigwams coniques qui pointaient dans la verdure, et ses clameurs répondirent aux appels lointains.

— C’est un parti de guerre qui revient, dit Hertel.

Il comptait les cris échangés de part et d’autre, afin d’apprendre la victoire ou la défaite, le nombre des prisonniers, des blessés…

Se dépouillant plus tard de leurs robes, des squaws plongèrent dans l’eau du bord, couverte de l’ombre des arbres, déjà noire ; elles émergèrent plus loin dans le soleil et nagèrent vigoureusement ; les premières à atteindre les canots brandiraient en leurs wigwams les scalps d’Iroquois qu’échevelait le vent au bout de longs bâtons.

— Je vais prendre des nouvelles, dit Hertel. — D’un bond, il sauta de la plate-forme et se perdit dans la foule.

Étrange soir troublant. La nuit avait pris plus vite possession des bois que du ciel. Massifs de frondaisons noires, les arbres se couchaient sous le fouettement de la rafale, se redressaient, battaient l’air à grands coups d’ailes de ténèbres ; et par les interstices voltigeants, par les percées vacillantes, descendait, toujours en mouvement, la luminosité d’un firmament gonflé de clarté vert tendre, qui illuminait par éclairs la terre et le sous-bois. Et, parfois, entre les cimes balancées, s’entrevoyait, seul immobile dans cette agitation, le fin fil d’argent d’un croissant de lune. Et Pierre de Rencontre avançait sur ce sol zébré de lueurs, prêtant l’oreille aux turbulences de la forêt américaine.

Et soudain jaillit au travers de tous ces bruits plus sourds, non loin, un cri aigu de douleur. Il s’éteignit tout de suite, puis recommença et dura longtemps. On aurait dit que la volonté refermait la mâchoire et la bouche de la victime ; mais quelques secondes à peine, et la souffrance l’ouvrait à nouveau toute grande et alors filait dans l’air, en trémolos, un râle qui se prolongeait.

Pierre se passa la main sur la figure ; la sueur y ruisselait ; elle baignait son corps, il courut vers le rivage par les détours du sentier. Et là, il aperçut les flammes d’un brasier soufflant des flammèches et de la fumée ; et, dans leur rayonnement, deux prisonniers iroquois liés à des poteaux et soumis à la torture. Une foule composée d’hommes, d’enfants, de femmes tournoyait autour en vociférant, chacun infligeant sa blessure ; estafilades de couteau ébréché, rouillé ; brûlures des tisons, des canons de mousquets, des haches de fer rougis au feu ; déchirures des éclisses de bois dur ; flagellation sanglante administrée avec des harts ou des cordages.

Pierre s’approchait. Il entendait les vociférations, il voyait les déformations des visages bariolés de vermillon, de noir, de vert. Et il demeurait là, interdit, devant la crudité de cette sauvagerie hystérique. Et toujours s’exhalaient les plaintes des suppliciés, pareilles à celles des bêtes dont le cœur vient de s’ouvrir sous le couteau.

Et c’est alors que survint, très calme, un missionnaire jésuite : le père Buteux. Un silence, et il se dressa debout devant les prisonniers. Pierre de Rencontre l’entendit parler dans une langue inconnue. Doux tout d’abord, les mots atteignirent vite un accent passionné. Puis ils cessèrent. Comme une harde mâtée, mais toujours rancunière, les Indiens délièrent les prisonniers et retournèrent en leurs wigwams.

Alors Pierre constata que la nuit l’enveloppait. Il revint par le rivage. Une voix l’interpella dans l’obscurité…

Sur la barbette, ils se tenaient là maintenant, trois hommes au ras du fleuve clapotant : Jacques Hertel, plaisant, animé, de corps léger et d’esprit fin ; Jean Nicolet, explorateur hardi de l’ouest, bel homme aux moustaches et aux cheveux blonds bien frisés, mais probe, judicieux, amène ; Pierre de Rencontre, un qui interroge et qui écoute, et qui absorbe la nouveauté du pays par ses couleurs, ses bruits, ses parfums.

Hertel et Nicolet continuèrent leur conversation. Le mot « Iroquois » y revenait sans cesse. Alors Pierre s’enquit. Et Nicolet parla :

— Tu vois le fleuve ? On se glisse hors du couvert de la futaie, comme d’une maison, et voilà, il est là, ensoleillé, frais, bruissant, ouvert, venteux. C’est le chemin de Roi du pays. Qui le commande possède le gibier, le poisson, le commerce. Alors, il fascine les hommes. De race algonquine, nomades, les premiers possesseurs voltigent dans leurs canots d’écorce de bouleau. Très loin, au sud-ouest, se dresse un jour une dure nation agricole, sédentaire ; le peuple de la Maison Longue, les Iroquois. Sous l’effet de l’attraction, il approche et soudain trébuche sur les Grands Lacs : alors, il est charrié par le courant. Échelonnant ses tribus sur les rives, il pénètre en fer de lance dans le pays où nous sommes ; il plante ses palissades de rondins, édifie ses loges allongées, sans fenêtre, sème son maïs. L’avance refoule certaines peuplades vers le nord-est ; les autres versent un tribut. Mais sur des centaines de milles, les Iroquois n’occupent que les berges ; le fleuve remonte vers le nord et les mène en dehors des régions du maïs, les contraignant en partie au nomadisme. La race est dominatrice, cruelle ; ses bourgades tiennent le pays, ses pirogues d’écorce d’orme portent les massacres jusqu’à la mer. Elle subjugue ou elle tue. Mais les rancunes croissent. Il y a soixante-quinze ans, elle subit l’attaque de la coalition des dépossédés. Battue de flanc, son avant-garde est culbutée, décimée, chassée. Menacée dans son existence même, elle se terre loin au sud dans la forêt qui lui sert de protection. Là, elle se ressaisit, se discipline, s’agglutine dans une imbrisable unité. Mais la mémoire du fleuve la hante.

Par convoitise, désir de revanche, elle revient, tenace, surveiller ses anciens domaines. Incapable de les reconquérir, elle les interdit à tous autres par des incursions continuelles. Et le fleuve devient zone neutre, tout à fait dépeuplée. Alors, nous survenons, nous ; nous érigeons deux postes dans ce territoire prohibé ; nous avons besoin de paix pour nous établir, nous avons besoin de fourrures pour solder les frais d’occupation et de colonisation ; nous nous allions donc aux Algonquins, aux Hurons, les grands pourvoyeurs de fourrures. Pour ces deux raisons nous devenons les ennemis du peuple de la Maison Longue, ces écumeurs du fleuve, des anciens occupants qui refusent de résilier leurs droits.

— Pourquoi nous inquiéter ? demanda Pierre. Ne possédons-nous pas les armes à feu ? Et nos alliés sauvages viennent de remporter une victoire.

— Oui. Mais ils fondent comme une neige au soleil. Cette guérilla fait en fin de compte peu de victimes. Les famines de l’hiver occasionnent des pertes plus nombreuses, de même que l’ivrognerie. Ensuite, les maladies blanches que nous avons apportées, déciment les tribus ; la contagion court comme le feu dans des traînées de poudre. Ces sauvages ne connaissent aucune défense contre les épidémies. Le vrai péril est là. Je le crie à tout venant : la suprématie algonquine n’existe plus. Nos amis opposent une défense de plus en plus faible aux Iroquois, cinq tribus solidement liées, non contaminées, qui peuvent guerroyer douze mois par année parce que les femmes cultivent le maïs.

— Pourquoi ne pas les refouler nous-mêmes en leur pays ?

— Nous n’avons pas cent soldats dans toute la Nouvelle-France ; et, chaque jour, l’ancien équilibre se détruit un peu.

Jean Nicolet interrogea Pierre longuement sur les dernières nouvelles de France. Un peu impatienté, il s’écria :

— Cet entretien ne vous sera pas d’un grand encouragement pour vous fixer aux Trois-Rivières ?

Posée ainsi avec un peu d’humeur, la question contenait un défi. Brusquement, la jeunesse et le courage de Pierre répondirent :

— Ma décision était déjà prise.


— Mais non, pauvre vieux, répétait Hertel. Tu ne peux circuler en forêt durant l’été ; tu n’es pas un Sauvage.

Pierre a passé outre ; mais les halliers l’ont lié de leurs lanières et l’ont retenu. Alors, il a profité du délai pour s’emplir les yeux du spectacle de la Nouvelle-France. Il a vu venir la flottille des canots hurons surchargés de fourrures. Un Jésuite est descendu sur le sable, pieds nus, soutane moisie, bréviaire attaché au col, émacié comme un agonisant. Les Indiens ont installé un campement provisoire et déchargé les ballots de peaux de castor perçues dans l’immensité du continent. Par l’intermédiaire des interprètes, un pénible marchandage s’est ouvert. Hurons et Français ont palabré en la monotonie des conseils ; le Gouverneur y assistait et François Hertel traduisait chacun des discours. Danses, banquets barbares, courses à pied, Pierre a tout observé.

Pendant ces cérémonies, Pierre s’impatientait. Pourquoi cette précipitation en ses veines ? Pourquoi cette impétuosité ? Sous la contrainte de sa volonté, il procédait avec lenteur ; mais la volonté oubliait et alors l’allure s’accélérait. L’indolence exigeait un effort. Vite, toujours plus vite ; que fuyait-il, que pourchassait-il avec cette rapidité ? Quoi qu’il entreprît, — travail, amusement, — bientôt il était absorbé tout entier et peinait.

Enfin se présenta le jour de l’établissement. L’automne s’achevait. À cette époque, la forêt n’est plus que squelette ; toute sa feuillée disparue, elle demeure étrangement amenuisée, amoindrie ; elle a perdu volume et poids. Les arbres qui revêtaient une si massive apparence, avec leurs ramures éployées, qui occupaient tant d’espace, ne conservent plus que des fûts gris et des branches contrefaites. Le sous-bois même a fondu ; et l’on comprend mal que ces harts flexibles et rares, vacillant ici et là, aient opposé à l’envahissement, durant l’été, de si inextricables entrelacements. Seul conserve un peu de majesté le large élan des gros troncs d’un seul brin.

David Hache, menuisier, suivait Pierre de Rencontre. Les outils sur l’épaule, il maugréait à part lui.

— Jérémie ! ceux de son espèce, ils veulent bien tuer leur canard, mais non se lever à quatre heures du matin.

Les deux hommes déposèrent des colis parmi les feuilles. David Hache indiqua un chêneau. Pierre saisit sa cognée, un coin de fer au bout d’un manche de bois rond. Il le brandit ; l’instrument rebondit sur les fibres dures. De peine et de misère, Pierre déchiquetait le tronc à la manière des castors.

— Jérémie ! dit encore David Hache.

Sa hache à lui s’enfonçait avec précision, découpait des copeaux nets, approfondissait une entaille régulière. Un coup porté à faux, et le manche de la cognée de Pierre se rompit.

— Un enfant, pensa encore David Hache. A-t-il jamais vu un coutre avant aujourd’hui ? L’hiver va commencer et ça va être tout seul. Il faudra aussi voir ça au printemps parmi les maringouins.

Le soir, Pierre cueillit du bois sec ; il alluma le feu, il fit rôtir le lard salé dans la poêle à long manche. Un sourire timide sur ses lèvres, il s’amusait comme un enfant. Et David Hache l’observait froidement, comme un objet. Lui, le vieux boquillon le croquant élevé à la dure, il prenait la mesure de cet adolescent grandi dans l’aisance.

— Votre idée, c’est sérieux ? demanda-t-il.

— Oui, monsieur Hache.

— Appelez-moi Le Fûté, comme tout le monde.

Une journée de coups maladroits ; un seul arbre grignoté par la base, écuissé en tombant, pas ébranché, pas écimé ; puis le manche de hache brisé.

— Regardez autour de vous.

Dans le crépuscule sans soleil, saturé de brume, Pierre aperçut l’immobilité de la multitude des troncs nus ; les deux hommes ne pouvaient se mouvoir sans les heurter ; à trente pas, ils ne distinguaient plus rien à claire-voie, la futaie formant masse compacte et mur oppressant.

— Pensez.

Pierre a compris et il rit.

— Vous êtes découragé pour moi ?

Le Fûté sursaute.

— Jérémie, dit-il encore.

— Je n’ai jamais cru que j’abattrais mon arpent la première journée.

— Bon.

— À Québec, j’ai visité des essarts ; tous les colons font du défrichement forestier ; l’ouvrage exige du temps, mais la terre est bonne.

De ses yeux luisants sous les sourcils broussailleux, David Hache examinait ce compagnon.

Pierre s’endormit vite sous les couvertures. Le Fûté débattait son problème. Pierre possédait une volonté, elle se tenait là, enracinée comme un gros chêne. L’entreprise paraissait bonne aussi : extraire de la forêt un domaine agricole. Lui-même y avait déjà songé. « Il veut rester, se disait David Hache, mais le peut-il ? Voilà. Non, il ne le peut sans moué. Savoir s’il le mérite. Ce n’est pas mon enfant. » Et il pensait à soupeser Pierre moralement, à le jauger, à le suivre comme un chasseur, sa proie, sans indulgence aucune, enregistrant chaque jour le pour et le contre.

Le matin vint. Du vent encore, des nuages, un ciel gris ; et cette solitude absolue qui gruge le courage dans le bois ; on se sent seul dans la création. Et les tâches fatigantes se présentaient toutes en même temps ; layer pour établir communication avec la rive où dans le fourré se bombait la coque du canot à l’envers ; nettoyer un emplacement afin d’y asseoir la cabane et d’y dessiner un courtil ; disposer des chablis ; raser le mort-bois, ébûcheter, essoucher, débroussailler ; puis choisir dans le voisinage quelques baliveaux droits comme des hampes, les abattre, les écorcer, les transporter à bras au chantier, en façonner les bouts en queue d’aronde passante, les dédosser un peu ; puis empiler l’un sur l’autre les corps d’arbres afin d’édifier une hutte chaude.

Gros ouvrages qui n’avançaient guère. Le Fûté exécutait presque toute la besogne. Pierre manifestait plus d’ardeur que d’habileté. Après toutes ces semaines de repos, il se gorgeait de travail. Du matin au soir, c’était : bûche, bûche. La sueur ruisselait sur son corps. Alors David Hache tirait brusquement sur les rênes.

— Jérémie ! s’exclamait-il, respire un peu. Pense avant d’entamer ton arbre, regarde-le ; ça va plus vite, on ne travaille pas pour rien, on ne recommence pas. Trouve le joint. Tu ne finiras pas plus tôt si tu te fais mourir.

Mais après, Pierre s’emballait de nouveau. Il s’absorbait, et si Le Fûté lui criait un mot, il sursautait.

— Non. Un coup de hache au bon endroit en vaut cinq. Ne frappe pas si fort, mais frappe juste.

« Frapper juste », quoi de plus simple au premier abord ? Mais à l’expérience, on constate vite que la volonté ne conduit pas la cognée. Les muscles doivent s’ajuster, se mettre au point. Bras et corps se délient. La hache devient le prolongement des membres et obéit au désir. L’accord peut prendre des semaines à s’établir.

Mais David Hache s’adoucissait devant cette bonne volonté et cette ivresse du travail qui grisait tout à coup le jeune homme et le séparait du monde. Tout au fond de lui-même, comme une source qui s’essaie de couler, déplace des grains de sable, exsude au travers de la terre, naissait une espèce de sentiment paternel. Mais l’instant d’après, David Hache se hérissait de nouveau ; Pierre lui avait soumis un projet.

— Avez-vous examiné les haches de pierre des Indiens ? Imaginez-vous une hache de fer fondue d’après ce modèle ? Plus régulière, certes, avec un taillant large, un mail lourd et plat, le manche courbé en dedans et mince ?

La première impatience passée, Le Fûté taillait une maquette dans un bloc de cèdre blanc, la soumettait au taillandier après plusieurs corrections, rapportait une cognée pesante, bien balancée.

— Jérémie ! Jérémie ! s’exclamait-il après l’avoir essayée.

Mais le dimanche, il se renfrognait de nouveau. Jacques Hertel arrivait en effet en canot. Il apportait un assortiment d’arcs indiens, de flèches empennées, de courroies de peau crue, de tendons d’orignal, de souliers, de raquettes. Presque tous ces objets révélaient beaucoup d’ingéniosité et d’habileté d’exécution. Pierre admirait surtout une ga-je-wa iroquoise taillée dans une branche de sideroxylon qui mesurait deux pieds de long et tenait en des griffes un nœud taillé en boule et poli comme miroir.

Les deux jeunes gens allaient à la chasse, à la pêche ; ou bien, ils s’amusaient à tirer de l’arc, à manier les casse-tête, à étudier la fabrication des raquettes ou des canots.

Le Fûté s’impatientait. Pierre lui demanderait le lendemain : « Je voudrais bien trouver un beau morceau de noyer pour me fabriquer un arc ». Et qui le polirait ? Et qui répondrait aux nombreuses questions sur la peau crue, sur l’écorce de bouleau ? Austère, le menuisier refusait d’admettre ces dissipations lorsqu’on poursuit un grand dessein. Quand toute une forêt attend, faut-il dépenser ses forces à construire un canot ?

Mais dans leur enthousiasme, les jeunes gens ne le laissaient pas longtemps à l’écart. Ils s’approchaient pour lui demander son avis et lui communiquer leur admiration. David Hache saisissait d’abord les objets comme s’ils eussent été des morceaux de fer rougis au feu. Mais, artisan habile il s’échauffait vite devant la beauté de certaines choses. Son mutisme disparaissait. « Je ne ferais pas mieux », avouait-il. Il expliquait des détails de métier. Puis l’ardeur, la bonne humeur de Jacques et de Pierre se communiquaient à lui. Il se vit un jour bandant un grand arc algonquin. Jacques Hertel racontait aussi des choses intéressantes sur ses voyages dans le pays, les mœurs sauvages. Et quand il partait, tard dans la nuit, Le Fûté se joignait à Pierre pour l’accompagner au rivage, le regarder pousser d’un élan vigoureux le canot fragile qui se découpait vite en noir, là-bas, sur la pâleur du fleuve.


La première neige tomba en grains de sel. Ils l’entendaient mitrailler les feuilles sèches, crépiter sur les branches. D’instant en instant une blanche rafale passait parmi les troncs gris et la menue grenaille roulait et s’accumulait dans les creux.

Un crépuscule hâtif voila le firmament laiteux où montaient des nuages noirs. Pierre et Le Fûté se hâtaient. À pleines pelletées, ils entassaient de la terre le long des murs de la maison pour empêcher l’infiltration du froid sous le plancher ; ils étoupaient aussi les interstices entre les billes parois de la cabane. Très aigu, l’épais toit d’herbe-à-lien formait une surface onctueuse.

L’obscurité venue, les deux hommes entrèrent. Des billettes de bois sec brûlaient dans la cheminée ; et, au-dessus de chacune, une nappe de feu aspirée du dehors, se tendait, ondulait et claquait.

Une fois le repas absorbé, le silence emplit cet abri sourd comme une casemate. Roulant de lourdes idées dans sa tête, David Hache aurait voulu parler. Mais pouvait-il commencer ainsi, les mains vides, à ne rien faire ? Alors, il s’approcha de l’établi, fureta ici et là, se mit à planer un manche de hache. Et tout en travaillant, les yeux bridés, il disait :

— La cabane est finie.

Les mots signifiaient ; mon engagement est terminé. Un silence. Les deux hommes pensaient. Ils soupesaient ce fait, ils en mesuraient bien les conséquences, sans se presser.

— À une centaine de toises d’ici, au nord, reprenait Le Fûté, tu trouveras une nichée de chênes blancs. En hiver, le soir, on fend des bûches. Le douvain de première qualité se revend bien en France. M. Giffard de Québec en a obtenu bon prix.

Pierre se taisait, bien qu’il eût pu demander : « de la ganivelle, comment pourrais-je en fendre si personne ne m’enseigne ? » Mais appliqué à deviner la pensée secrète de son compagnon, il demeurait coi.

— As-tu rapporté une grosse provision de ta pêche aux anguilles à Québec ?

— Cinq tinettes.

Pierre se souvenait de la scène : tous les Indiens vivant sur cent milles de côtes rassemblés au bas des falaises ; les longs murs de pierres sèches construits à marée basse, avec les boîtes au bout, où s’engouffraient les anguilles nombreuses à marée haute, quand elles longeaient le rivage ; l’abondance inouïe de ce poisson ; le soir, la pêche au flambeau sur l’eau noire avec des dards ou des tridents ; le séchage et le boucanage dans les anfractuosités de la côte.

— Icitte, les Sauvages tendent l’hiver des filets sous la glace ; ils attrapent une espèce de petite morue. Puis la chasse ; le matin, tu trouves un chevreuil écarté près de ta cabane. Si la neige est épaisse, l’orignal s’embourbe aussi ; tu le captures à la main. Bien gelée, cette viande se conserve tout l’hiver ; tu en coupes un morceau au besoin.

Le Fûté se tut. Il avait aligné à la suite l’un de l’autre des faits en apparence décousus ; il les laissait maintenant choir au fond de l’esprit de Pierre, s’amalgamer, former leur sens. Il s’applaudissait de l’agencement de ses paroles. Si Pierre ne voulait pas accepter l’offre, il pourrait feindre l’incompréhension ; dans le cas contraire, il n’aurait qu’à dire oui.

Pierre avait compris dès le premier mot. Le Fûté venait d’offrir sa collaboration pour l’hiver ; il avait indiqué le moyen de lui verser un salaire et de le nourrir gratuitement. Qui profiterait de cette générosité ; profits en argent sur le merrain, mais surtout expérience, conseils, apprentissage ? Qui ne saurait se tirer d’affaire seul au temps de l’ensemencement ? Et celui qui offrait son concours, n’était-ce pas un vilain, l’un de ces êtres rassasiés de misères dès leur apparition dans le monde ? Autrefois, dans son besoin, il avait vainement imploré un peu d’aide.

Pierre attendit que son émotion se dissipât un peu. Parfois, Le Fûté dirigeait, de l’ombre vers lui, le regard luisant de ses yeux. Puis il demeurait perplexe.

— Le Fûté, pourquoi ne m’imites-tu pas ? Travailler pour toi au lieu de travailler pour les autres.

— Il me faudrait un peu d’argent.

— Viens t’asseoir, Le Fûté.

Pierre cherchait.

— Bon. Le prix du merrain sera pour toi. Quand tu construiras ta cabane, je t’aiderai à mon tour.

— Nous défricherons.


Ce matin de mi-avril s’était empli de pure lumière et de froid sec. Malgré la disparition de la neige, il restait mouillé comme après une pluie. L’eau séjournait dans les fondrières, une humidité suintait le long des troncs noirs ; et là-bas, l’immense fleuve exhaussé par la fonte des neiges, emplissait son lit jusqu’à la bordure de la forêt où se liquéfiaient des banquises échouées.

— Jérémie ! que ferons-nous de tout ce bois ?

Le Fûté regardait l’abattis. Sa conscience de serf rigoureusement disciplinée à l’épargne, ne se réconciliait pas au gaspillage. Et quand la provision de bûches de chauffage eut été entassée près de la cabane, que des stipes de pin ou de chêne eurent été mises de côté, il aurait voulu lier des falourdes, des cotrets, des margotins, fagoter enfin tout son saoul.

— On chaufferait tout un village.

Il soustrayait en sourdine au bûcher une pièce de bois à façonner un joug, une branche en forme de fourchet, un chéneau qui donnerait de bonne ganivelle. Aussi horrifié que s’il eût assisté à un sacrilège, il observait le jaillissement des flammes ; et jour après jour, il dut nourrir lui-même ce brasier.

Après le brûlage, au début de mai, Pierre et David Hache s’occupèrent à défoncer le sol. Le mol piaulis des oiseaux avait supplanté le dur croassement des freux. La feuillaison commençait ; elle engainait déjà les branches d’un nuage safrané. Entre les souches, les deux bêcheurs armés de hoyaux défonçaient à grands coups ce terreau forestier, gras, crémeux, boursouflé, un humus luisant et noir composé de bois pourri et de feuilles mortes en couches superposées. Ils employaient constamment le hachot parce que les racines déployaient un fort treillis dans le sous-sol et qu’au printemps les accrus jaillissent des souches toujours vivantes.

Lorsque les deux hommes eurent creusé des goulettes autour de cette pièce de terre afin de la drainer un peu, l’époque des semailles était venue.

— Du sarrasin d’abord, avait affirmé Le Fûté ; il sait vivre là où les autres denrées mourraient ; il étouffe qui veut l’étouffer. Puis du blé d’Inde ; avec le maïs, on peut subsister toute l’année comme l’Iroquois.

Et Pierre attendit. Jour après jour, il venait surveiller ses essarts.

— Ça poussera, Le Fûté ?

— Ça devrait pousser.

David Hache n’était jamais catégorique. Manant de naissance, il avait vu si souvent ses espérances détruites, toutes conjectures tourner contre lui, ne pas se produire les choses qui devaient naturellement arriver, que, maintenant, il n’affirmait plus rien sans restriction. Le malheur avait expulsé les affirmations de son vocabulaire.

D’impatience, Pierre fouilla dans le sol maintenant craquelé par la chaleur ; il y découvrit un grain de blé indien en germination.

— Voilà.

Et après une nuit de pluie chaude pointèrent de frêles tigelles, de menues pousses qui formèrent bientôt une mousse verte sur le sol.

— Ça va vivre ? demandait Pierre.

— Ça devrait vivre.

Mais ces brins d’herbe à peine visibles regorgeaient de sève et de vitalité. Bientôt trapus, ils s’allongèrent, se ramifièrent, se déroulèrent. Chaque soir, en revenant du travail, Pierre en observait la croissance. Comme d’un seau tenu très haut, la lumière froide et pure se déversait alors du soleil dans ce puits en forêt que formait le défrichement taillé en rond autour de la cabane. Ormes, érables, hêtres, frênes, bien tassés, étirés, hampes cylindriques sans branche si ce n’est au sommet, formaient un muraillement qui empêchait, semblait-il, le feuillage de s’ébouler et de combler le puits. Le soleil baissait encore, les rayons passaient au-dessus de la clairière qui débordait maintenant d’une ombre pareille à de l’eau glauque.

— Hein, Le Fûté ?

— Ça y est.

— Pour sûr.

Ils parlaient peu. Mais leurs yeux brillaient. Ils se tournaient vers les bois avec un sentiment de victoire. Plus vive, plus joyeuse, leur hache s’abattait. Leur dessein se stabilisait.

Un soir de chaleur humide, Pierre échafaudait ses projets tout en se reposant. Après ce premier succès, il organisait le chaos, traçait ses plans de travail comme on trace en forêt des lignes d’arpentage. Il ne voulait plus se diriger au hasard. Soudain, il entendit un bruit au dehors. « Un chevreuil », pensa-t-il. Se levant doucement, il saisit son mousquet. Mais à la porte, il se trouva devant un homme qui montait du rivage dans l’obscurité.

— C’est moi, Hertel.

— Qu’y a-t-il ?

— Il faut revenir au fort tout de suite.

— Au fort ?

— Oui, les Iroquois sont dans les entours.

— Les Iroquois ?

Abasourdi, Pierre demeurait immobile. « Mais non, je ne peux quitter le défriché à cette heure », se disait-il. David Hache n’avait entendu qu’un mot : « Iroquois » ; mais déjà, il sautait du lit et se dressait en hâte. Il transporta les outils dans la cabane, il cloua les contrevents. Une fois la porte cadenassée, les trois hommes coururent au fleuve. Sortant de l’ombre du bois, ils s’avancèrent dans l’illumination qui tombait des profondeurs du firmament éclairé par une lune blanche, des étoiles, des aurores boréales. On aurait dit l’emplacement d’une fête foraine abandonné le soir, toutes lumières allumées.

Jacques Hertel pagaya, longeant le rivage de tout près. En même temps, il donnait des explications.

— Au printemps, les Algonquins ont tenté de répéter leur victoire de l’an dernier. Ils ont été surpris, ils ont perdu une partie de leurs guerriers, et surtout deux fameux capitaines. En route, ils ont découvert que cent cinquante Iroquois étaient venus à quatre jours des Trois-Rivières l’hiver passé. Hier, deux canots hurons quittent le fort, un seul revient, vers dix heures, et de loin, les occupants crient : « Ouaï, ouaï, ouaï ». Les Iroquois ont capturé l’autre canot et se tiennent en embuscade au-dessus des Trois-Rivières. Nous avons envoyé des éclaireurs pour les reconnaître… Alors, j’ai pensé à vous…

Jamais Pierre n’avait assisté à une panique semblable à celle qui régnait sur le rivage. Empoignés par la terreur, Algonquins, Montagnais, couraient, se bousculaient, criaient dans les ténèbres. Ils ramassaient tentes et ustensiles, ils emplissaient leurs canots. À la longue, officiers et soldats réussirent à les rassurer un peu ; mais lorsque les éclaireurs rapportèrent la nouvelle que deux cents Iroquois bloquaient le fleuve, femmes et enfants sautèrent dans les embarcations et se dispersèrent instantanément sur le Saint-Maurice ou le Saint-Laurent.

La garnison se montrait fort inquiète. La matinée s’écoula dans les préparatifs militaires. Soldats et alliés s’embusquèrent. Et soudain parut là-bas sur le fleuve un point noir qui grossissait de minute en minute.

— Un canot iroquois ! un canot iroquois !

Montée par dix guerriers, la pirogue solitaire se laissa porter sans hâte, avec insolence, jusque devant le fort, mais en dehors de la portée des mousquets et des canons : les hurlements des Indiens de la rive se brisèrent contre elle sans exciter une riposte. Puis elle pivota sur elle-même, remonta le courant sur une courte distance, se laissa de nouveau emporter, toujours silencieuse et provocante ; sans se lasser, elle recommençait la même manœuvre, en plein soleil, narguant la garnison, affolant les Sauvages comme un défi répété.

Une brise favorable s’éleva. Et alors, sous le commandement de Jean Nicolet, s’élança en chasse une lourde chaloupe montée d’une quinzaine d’hommes. Pierre avait sauté dedans, mousquet au poing.

— Nous allons nous battre ? demanda-t-il à Jean Nicolet qui se tenait debout à la proue.

— Nous battre ? questionna celui-ci, comme s’il ne comprenait pas. Puis il nota l’énervement de Pierre et il sourit. Soldats et colons s’absorbaient aussi dans la poursuite, brûlaient d’en venir aux mains et de punir cette jactance. Le commandant au contraire scrutait attentivement la rive sud dont le bourrelet vert se dessinait au-dessus de l’eau, ou le rivage nord que les embarcations suivaient ; froid, toujours un peu distant, sans nerfs, semblait-il, dans sa chair, il n’accordait qu’un regard au canot iroquois qui filait sans hâte, se laissait approcher, s’esquivait, sa légèreté moquant la lourdeur de la biscayenne.

Enfin, la pirogue inclina vers le rivage ; les guerriers enjambèrent le bordage et disparurent dans les aulnes. Sur commandement de l’interprète, la chaloupe exécuta demi-tour ; le petit espoir de fonte tonna et l’on vit culbuter deux ou trois Iroquois là-bas dans les herbages. Puis Jean Nicolet alluma son calumet et la biscayenne se laissa drosser. Désappointés, des soldats, Pierre lui-même, levèrent des yeux incrédules : retournerait-on sans tirer un coup de feu ? refuserait-on le combat ? Les envisageant de ses impassibles yeux bleus, Nicolet parla par petites phrases : « Souvenez-vous, frérots, vous avez là la plus fine chiennaille au monde. N’avez-vous pas deviné leur tactique ? Piquer notre tempérament bouillant et nous conduire dans leur embuscade tête baissée. Les pourchasser ? Mais la gabare s’engravait au bout de dix toises sur les hauts fonds à peine recouverts d’eau. Nous, à découvert, formant cible pour les flèches ; eux, deux cents Sauvages dissimulés dans les joncs, en arrière des arbres. Pas un n’en réchappait. Qui aurait défendu le poste après ? Ces Sauvages, ne l’oubliez pas, c’est la ruse incarnée.

Leur coup manqué, les Iroquois se postèrent plus haut, dans les îles du lac Saint-Pierre.

— Ils attendent la flottille huronne chargée de pelleteries, disait Hertel.

Les déloger ? Mais comment, avec une vingtaine de soldats ? Pierre, le nouveau venu, voyait et écoutait. De surprise, il demeurait là, bouche bée. Comment ? on appellerait la garnison de Québec, les colons, même les matelots des navires mouillés dans la rade ? Et la troupe que l’on rassemblerait ne dépasserait pas cent cinquante hommes ? Un petit parti de guerre ennemi balançait-il toute la force de la Nouvelle-France ?

Les messagers s’éloignèrent en canot d’écorce ; et, deux jours plus tard les biscayennes et les brigantins commencèrent d’arriver. Le contingent des Trois-Rivières embarqua. Voiles et rames propulsaient les embarcations contre le courant. Le fleuve s’élargit bientôt, les rives reculèrent jusqu’au fond de l’horizon pour former le lac Saint-Pierre. Puis émergèrent de l’eau, dans l’éloignement, aplaties par le poids des arbres, sans cesse élargies par les alluvions, les nombreuses îles qui encombraient l’ouverture de cette nappe d’eau. Les barques exécutèrent en vain des recherches le long des chenaux serpentant entre des murailles vertes. L’archipel dépassé, elles embouquèrent une rivière encaissée qui venait du sud. La poursuite s’avérait inutile lorsque des hommes virent flotter à l’avant, dans le ciel, une colonne de fumée. Encore quelques milles, et les Français descendirent au pied d’un fortin où les ennemis en retraite venaient de mettre le feu.

Comme les biscayennes tournaient et abandonnaient la poursuite, sans plus, Pierre, étonné, interrogea ses compagnons :

— Les laisserons-nous échapper ?

— Il y a des rapides en amont. Biscayennes et canons ne se transportent pas facilement dans les portages. Qui les atteindrait d’ailleurs ? Leurs canots sont plus rapides ; en forêt, nous perdrions leurs traces. Si nous arrivions même devant leurs bourgs, toute la tribu aurait fui. Ils pourraient nous traîner à leur suite au travers du continent.

Voilà, l’ennemi était insaisissable. Comme tous les nouveaux venus, Pierre cherchait la solution de ce problème.

— Je sais ce que tu penses, poursuivit Hertel. Construire quelques forts ? Nous n’avons ni argent, ni soldats, ni munitions. Organiser une expédition punitive ? Il faudrait deux mille hommes, des vivres, des moyens de transport. Armer les Sauvages alliés ? Mais moi, j’ai vu le jour où sept cents d’entre eux étaient assemblés aux Trois-Rivières pour attaquer Québec. Il est aussi facile de les conduire que de donner une forme à du sable sec.

— Mais si la France…

— Une compagnie possède maintenant le pays. Avec les seuls profits du commerce des fourrures, elle doit se limiter au strict minimum : quelques soldats.

— Alors ? demandait Pierre, alors il est trop tôt pour commencer des défrichements ? — Et il pensait à son enthousiasme des mois passés.

— Trop tôt ? répondait Nicolet. Est-ce que l’on sait ? Le danger iroquois grandit, mais la Nouvelle-France s’accroît en même temps : quelques colons arrivent chaque année. C’est une course entre les deux.

Comment ? Faudrait-il ajouter au lourd travail du défrichement, le souci constant de cette guérilla ? Lui faudrait-il abandonner souvent la cognée pour le mousquet ? Depuis douze jours déjà, il avait quitté son défriché. Et il écoutait les interprètes. Les Iroquois possédaient maintenant quelques arquebuses qu’ils avaient achetées des Hollandais Manhatte. Nicolet affirmait qu’elle prendrait fin la domination de quelques douzaines de Blancs sur les races entières de peaux-rouges. Les soldats semblaient visiblement anxieux. Un frisson passa dans le dos de Pierre comme si le soleil s’était brusquement dérobé derrière un nuage : devrait-il abandonner la carrière embrassée avec tant d’ardeur ?


Les embarcations retournaient sous l’impulsion du courant et de la brise. Et Pierre de Rencontre observait pour la première fois, au-dessus des Trois-Rivières, la zone neutre qu’était devenu le fleuve ; solitude absolue ; pas un canot ; pas un homme. Le gibier se réfugiait là ; depuis soixante-quinze ans, il s’y multipliait en liberté. Colons et soldats voyaient galoper au loin dans les îles des troupeaux de chevreuils et d’orignaux qui comptaient des centaines de têtes. Les bêtes bondissantes s’immobilisaient parfois dans une attitude d’écoute, pâturaient des prairies naturelles, s’avançaient dans l’eau, traversaient d’une île à l’autre ou gagnaient la terre ferme. Parfois un canot se détachait, cernait un cerf à la nage, et les Sauvages le massacraient à coups de couteaux.

Sur le rivage et dans l’eau foisonnaient le castor, la loutre, le rat musqué. Les renards débouchaient des halliers. Des ours gras marchaient lourdement. À l’automne et au printemps, le gibier aquatique obscurcissait le ciel au-dessus des marais, des lagunes et des jonchaies. Au temps de la montaison, les saumons engorgeaient les affluents du fleuve jusqu’aux Grands Lacs et au delà ; des voyageurs en embrochaient du bout de leur épée en passant à côté des rapides. Les lignes ramenaient des esturgeons de quatre cents livres.

La flotte mouilla près du rivage pour la nuit. Autour des feux, les hommes mangèrent de la fraîche venaison rôtie à la broche. Après le repas, Pierre s’avança à côté de l’eau lisse et noire, parmi la végétation aquatique qui recouvrait la boue craquelée de la large grève. Cette futaie d’érables rouges de cent, cent vingt pieds de hauteur, atteignait à la majesté. Tous, des arbres d’un seul brin, de massives colonnes élancées, régulières, qui soutenaient l’épanouissement d’une ample voûte. Plongeant leurs racines dans des argiles alluviales, ils conservaient leur verdeur et sans cesse croissaient. Et surtout, de chaque côté du fleuve montait en rampes imperceptibles, la vallée de quarante à cinquante milles de largeur le long des montagnes qui, au nord, bombaient l’horizon de leurs gonflements bleuâtres.

Sans le savoir, les interprètes alimentaient l’admiration de Pierre : ils décrivaient les belles régions qu’ils avaient traversées.

— Je donnerais le premier rang aux terres de l’île de Montréal, disait Hertel.

— Certes, répondait Marguerie, je ne saurais en faire fi ; mais la plaine qui s’étend au sud-est de cette île, à droite du fleuve, ne la leur cède en rien. Elle est vaste comme une province.

Dans ce concert, Nicolet possédait l’avantage. Il avait pénétré jusqu’à l’ouest des Grands Lacs. Il parlait de forêts de pins, d’érables ; et aussi de prairies, de vallées, d’eaux poissonneuses.

— Un jour, nous verrons des villages partout.

Voilà la vision de ceux qui passaient : des essaims de bourgs parmi des campagnes en culture, des millions d’hommes vivant dans l’aisance. Ici, partout, se présentaient du large, des arrière-plans, des infinis de steppes. Pas de bornage nulle part ; une étoffe d’une ampleur telle que chacun pouvait se tailler un domaine seigneurial. Le rêve impérial, il se levait du pays, du fleuve, comme un produit indigène. Mais comment le susciter par des paroles ou des écrits dans l’imagination de ceux qui n’avaient rien vu, mais conduisaient les affaires de la Nouvelle-France ? Depuis trente ans, les coloniaux s’y essayaient, n’y parvenaient pas.

— Mais non, disait Nicolet. Cela ne s’abandonne pas quand on le possède, cela ne se néglige pas.

— Leur faire comprendre… disait Jacques Hertel désabusé. Richelieu peut-être, un moment, a entrevu… Mais depuis…

Et les trois hommes débattaient le problème.

Enveloppé dans sa couverture, Pierre se coucha sur le pont ; mais la surexcitation de son esprit, la fièvre de son imagination, ne pouvaient plus s’apaiser. De temps à autre, il se relevait pour apercevoir le calme de la nuit lumineuse, le repos des îles, masses noires sur la surface vitreuse des eaux coulantes. Et ses incertitudes de l’après-midi se dissipaient. « Ce fleuve a été algonquin, pensait-il ; il est ensuite devenu iroquois ; mais maintenant il demeurera français ».

Doué d’un esprit constructeur, Pierre se tenait maintenant, tout frémissant, devant la carrière du travail américain : pans de forêts à abattre, chemins à ouvrir, villes à édifier, agriculture à introduire partout. Construire, mettre en valeur, voilà les actions qui tirent au premier plan dans l’homme les qualités les plus solides : courage, force, joie, droiture. Elles tonifient aussi bien l’âme que le corps en refoulant les petitesses, en imposant la pondération, la sagesse. En Nouvelle-France, l’individu ne serait plus asphyxié dans la foule comme le poisson qui manque soudain d’eau pour nager. Il ne mijoterait pas dans la pauvreté, le mécontentement, la faim. Au lieu de s’user en vain, l’énergie produirait toujours d’immenses résultats. L’initiative se déploierait avec ampleur ; la vigueur découvrirait des arènes licites. Pourquoi l’homme ne redeviendrait-il pas bon envers l’homme puisqu’il pourrait amasser sa richesse sans l’enlever à autrui, manger sa nourriture sans la dérober à son prochain ? Au lieu de guerroyer les uns contre les autres, les humains tourneraient leurs armes contre la terre. Et de toutes ces entreprises pourrait éclore une humanité saine, au verbe franc.

— Alors, au revoir, Le Fûté.

— Au revoir.

Et David Hache est parti. Petit, courbé sous un sac, il marchait à pas inégaux sur le sol bossué. Et soudain il a disparu au tournant de la laie qui conduit à son propre défrichement.

Un silence est tombé, si compact, que Pierre de Rencontre n’en avait jamais entendu de pareil. Tout écho était mort. Toute vie s’était arrêtée dans le vide circulaire de l’abattis. Autour, l’opaque forêt dressait sa menace.

Pierre de Rencontre rentra. Seul maintenant. Son pas remuait une obscurité stagnante. Une intolérable lourdeur pesait sur son âme ; elle collait sa mante sur sa vitalité, elle l’étouffait. En dehors de la protection qu’offre la société des hommes, les forces inconnues, semble-t-il, préparent leur assaut. Pierre siffla. Mais un solitaire peut hurler et crier, il ne brise pas le silence.

Et Pierre comprit qu’un autre combat commençait.

Le lendemain matin, il endossa son courage pour retourner au bois. À chaque haleine imperceptible du vent, son corps, ses nerfs se contractaient sous la morsure du froid.

Les coups de hache retentirent, pressés, pendant longtemps. Pierre cessa. Maintenant qu’il était seul, il éprouvait l’impression de piétiner sur place. Il constatait la somme fantastique de travail que représentait un arpent de défrichement. Malgré son habileté, le raffermissement de ses muscles, disposer d’un seul tronc noueux et branchu, occupait de longues journées pénibles. Le bois dur pesait aux bras comme des blocs de granit.

Confronté comme par un barrage par la rudesse de cet ouvrage et sa lenteur, le courage de Pierre refluait, cherchait à droite et à gauche des issues plus faciles que le défrichement ; il affouillait ses berges. Comme tous les colons, le jeune homme éprouvait la tentation de se soustraire à cet effort devant lequel le corps regimbait. Pourquoi ne pas adopter une autre voie, ne pas ralentir son élan, ne pas subsister d’un peu de chasse, de pêche et de culture ? Dans la solitude absolue, l’ambition se dissipait, la volonté se dissolvait ; seule s’accusait en relief l’urgence des besoins essentiels. Le jour, l’ardeur de Pierre au travail s’enflammait assez souvent ; mais le soir, quand le misérable défriché bosselé de souches, panaché de cépées, s’emplissait d’une lumière froide, que s’avérait si dérisoire le résultat de tant d’heures de fatigue, tout motif de persévérer perdait sa force, tout projet devenait ridicule.

Puis, incapable de remettre les choses au point faute de contact avec les personnes, soumise au régime de la seule méditation, l’intelligence de Pierre s’emparait de certaines idées, les creusait, leur communiquait une importance exagérée. Quelques instants d’entretien au fort, une visite de David Hache, et immédiatement, comme par un tour de passe-passe, son petit monde retrouvait son équilibre et ses dimensions exactes. Mais ce soulagement disparaissait vite et aussitôt renaissait la pénible tension de l’isolement.

Le souvenir d’Ysabau vint s’ajouter à ce tourment. Dans une vision nette, l’image de la jeune fille traversa d’abord son esprit. Il se rappela la réunion où il l’avait aperçue la première fois. Autour de lui, il ne voyait que des personnes flétries par la maladie ou par l’âge. Ysabau était entrée : son apparition avait produit le même effet que si l’on avait posé sur la table un candélabre allumé : la beauté physique rayonne la lumière.

Fort petite, mais proportionnée avec une exactitude architecturale, Ysabau avait une manière de se camper un instant sur le seuil, et son attitude disait : « Regardez, mon corps est frais, jeune, sain et beau ; je suis la grâce et la joie des formes ; mon rire à moi sonne franc, ma bouche n’a pas de pli d’amertume ».

Pierre n’aurait pas quitté la France à cause d’elle seule. Mais générateur de trop de tourments, cet amour ne l’avait pas retenu ; il avait fait déborder la coupe des dégoûts ; il avait ajouté ses déboires aux soucis d’un autre ordre qui composaient pour Pierre une période d’existence intolérable. « Rien, absolument rien, ne me réussit présentement, avait-il pensé ; aucune compensation nulle part ; aussi malheureux au jeu qu’en amour ». C’est pourquoi, tout désagréables qu’ils avaient été, les conseils du grand-père Servien n’avaient heurté aucune résistance en lui.

Pierre établissait des comparaisons : parmi les choses oubliées de sa jeunesse, le souvenir d’Ysabau demeurait comme une cheminée de pierres parmi les décombres d’une maison incendiée ; ou bien il ressemblait à la fidélité d’un chien. Quand Pierre maniait la cognée, le chien se tenait à distance, tapi dans quelques creux ; mais la hache posée, celui-ci accourait, se postait devant lui, immobile. Si Pierre se présentait au fort, entrait chez son ami Jacques, le chien se couchait à la porte des palissades ; mais au moment du départ, il apparaissait dans le soir, venant personne ne savait d’où, se mettait à gambader en avant ou en arrière. Pierre lui aurait lancé des cailloux.

Le souvenir d’Ysabau était idée fixe que seul le travail exorcisait.

— Hein ! on n’a pas perdu son temps, on défrichera ses deux arpents.

Le Fûté examinait les essarts ; il observait Pierre : l’homme se dégageait de l’adolescent, les traits se durcissaient, se figeaient comme une pierre calcaire exposée à l’air. Mais quels mauvais moments traversait-il ? C’était : « bûche, bûche » du soir au matin, comme s’il eût voulu fuir une persécution. David Hache devina vaguement le malaise.

— Avec les arbres, avec la mer, dit-il, comment s’ennuyer ?

Péniblement, avec des mots à lui, il tentait de s’expliquer.

— Les arbres, ce n’est pas de pierre, c’est vivant comme des hommes ; on le voit bien en hiver.

La formule de Le Fûté s’avéra aussi compacte qu’obscure. Pierre examina les troncs dénudés qui jaillissaient de la neige.

Voici par exemple un noyer cendré qui avait subi le malheur de jouir de trop d’espace et d’être trop favorisé par la nature ; il avait pris ses aises ; il avait mangé, il avait bu tout son saoul ; il s’était épaissi dans la mollesse. À quinze pieds au-dessus du sol, il avait épanoui des branches lourdes autour de son tronc. Court et difforme, il ressemblait à un porc bien gras vautré dans ses vices. Alors, parmi tout ce bois, il ne se rencontrerait ni une planche saine ni un soliveau.

Un peu plus loin, un hêtre captait les regards de Pierre. Son fût droit, dodu dans l’écorce lisse et argentée, ressemblait au corps d’une femme dont la chair dure ferait éclater la peau ; il mesurait quatre-vingts pieds de hampe avant d’ouvrir au soleil une aigrette de ramilles. Celui-ci avait dû lutter toute sa vie. Né dans un épais perchis, des rivaux l’avaient serré de près. Mais l’orgueil et la volonté l’avaient animé ; il voulait dominer. Alors, il s’était concentré dans une énergie de croissance. Pas d’heures d’indolence, pas de déperdition de forces dans la fantaisie des branches. Toujours tendu, ramassé dans un effort, il avait monté. Tout avait résisté dans son organisme durant ce long ouvrage. Alors, il avait gagné la partie : il était devenu bois d’œuvre, maîtresse poutre capable de porter une maison, ou planches polies et sans nœud. Puis, il avait donné l’exemple : ses voisins, il les avait entraînés dans son élan.

Plus loin, dans cette talle poussée en hampes, voici un infirme. Il était né après ses voisins, dans un petit coin de lumière. Il n’avait jamais joui que d’un soleil tamisé. Il poussait quand même avec vigueur. Mais un jour sa cime avait heurté la voûte de feuilles de ses voisins. L’infirme ne s’était pas découragé. Il s’était brusquement incliné à gauche pour s’infiltrer par une lézarde où brillait le firmament. Mais celle-ci s’était obstruée dans l’intervalle, et il était demeuré là, incapable de s’allonger, incapable de mourir, coincé pour la vie. La première partie de son tronc avait grossi comme s’il devait porter un fût imposant ; la seconde s’effilait comme un moignon.

Et cette plaine, trop ceinturée de lisières, elle avait crû en tournant sur elle-même. L’écorce présentait en relief les spirales de l’aubier. On aurait dit qu’un géant l’avait vissée dans le sol et que le bois, trop tendre, avait éclaté.

Plus loin s’offrait un gaulis : des tiges de même taille pressées les unes à côté des autres. Mais d’une cruauté féroce, les plus drues tuaient les plus faibles : aguerries par leurs nombreux combats, elles imposaient de lentes agonies à leurs pareilles et se nourrissaient ensuite de leur substance.

La forêt se peuplant d’êtres qui dissipaient la solitude, Pierre reconquérait son équilibre. Un jour même, il éprouva une impression d’une acuité singulière. Il avait noté une talle de sapins qui trouaient l’air de leurs pagodes effilées. Il s’y rendit, se pencha, souleva les premières branches. Dans l’ombre criblée de soleil, il ne voyait pas bien le lieu d’où les troncs avaient jailli. Mais soudain il distingua, semblables à des cordages rougeâtres, les racines qui rampaient dans toutes les directions sur la pierre nue, enfonçant leurs radicelles dans les coupes de terre, plongeant dans les fentes, cherchant les défauts de cette carapace ; avec l’intelligence fruste du végétal aveugle, les tentacules palpaient le sol, s’orientaient, modifiaient leur direction avant de se précipiter maladroitement dans l’humus nourricier. Et Pierre restait ébahi devant l’avidité de ce nid de serpents à la poursuite des sucs de vie. Mais la douloureuse volonté d’exister remportait son immédiate récompense dans une tige plus vigoureuse que celle des autres sapins, dans un feuillage plus vert, dans une beauté symétrique qui se distinguait de loin.

La vision dantesque ne s’effaça pas de l’esprit de Pierre. Même sans élan et sans ardeur, il persévéra avec sa discipline et avec son équilibre innés. Dans son entreprise, il discernait le principal et il savait où faire porter son effort. Le reste, il le négligeait.

Longtemps, il devrait se limiter au bûchage, à la mise en culture, transformer ainsi son énergie en un coin dur et aigu. Tout subordonner à ce labeur ; ne perdre une minute ni à se construire de grands bâtiments, ni à chasser, ni à pêcher. Frapper inlassablement de la hache dans la joie et dans l’amertume, dans le découragement et dans l’enthousiasme, imposer enfin à ses dispositions diverses le harnais du travail.