Les Opinions de Jérôme Coignard/02

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II

SAINT ABRAHAM


En cette nuit d’été, tandis que les moucherons dansaient autour de la lanterne du Petit-Bacchus, M. l’abbé Coignard prenait le frais sous le porche de Saint-Benoît-le-Bétourné. Il y méditait, à sa coutume, lorsque Catherine vint s’asseoir à côté de lui sur le banc de pierre. Mon bon maître était enclin à louer Dieu dans ses œuvres. Il prit plaisir à contempler cette belle fille, et comme il avait l’esprit riant et orné, il lui tint des propos agréables. Il la loua d’avoir de l’esprit non seulement sur la langue, mais encore à la gorge et dans le reste de sa personne, et de sourire avec ses lèvres et ses joues, moins encore qu’avec toutes les fossettes et tous les jolis plis de sa chair, en sorte qu’on souffrait impatiemment les voiles qui empêchaient qu’on ne la vît sourire tout entière.

— Puisque enfin, disait-il, il faut pécher sur cette terre, et que nul ne peut, sans superbe, se croire infaillible, c’est avec vous, mademoiselle, que je voudrais que la grâce divine me fît défaut de préférence, si toutefois tel pouvait être votre bon plaisir. J’y rencontrerais deux avantages précieux, à savoir : premièrement, de pécher avec une joie rare et des délices singulières ; secondement, de trouver ensuite une excuse dans la puissance de vos charmes, car il est sans doute écrit au livre du Jugement que vos attraits sont irrésistibles. Cela doit être considéré. L’on voit des imprudents qui forniquent avec des femmes laides et mal faites. Ces malheureux, en travaillant de la sorte, risquent fort de perdre leur âme ; car ils pèchent pour pécher, et leur faute laborieuse est pleine de malice. Tandis qu’une si belle peau que la vôtre, Catherine, est une excuse aux yeux de l’Éternel. Vos charmes allègent merveilleusement la faute, qui devient pardonnable, étant involontaire. Pour tout vous dire, mademoiselle, je sens que, près de vous, la grâce divine m’abandonne et fuit à tire-d’aile. Au moment que je vous parle, ce n’est plus qu’un petit point blanc au-dessus de ces toits où, dans les gouttières, les chats font l’amour avec des cris furieux et des plaintes enfantines, pendant que la lune s’assied effrontément sur un tuyau de cheminée. Tout ce que je vois de votre personne, Catherine, m’est sensible ; et ce que je n’en vois pas m’est plus sensible encore.

À ces mots, elle baissa les yeux sur ses genoux, puis les coula tout luisants sur M. l’abbé Coignard.

Et d’une voix très douce :

— Puisque vous me voulez du bien, monsieur Jérôme, dit-elle, promettez-moi de m’accorder la grâce que je vais vous demander, et dont je vous serai reconnaissante.

Mon bon maître promit. Qui n’en eût fait autant à sa place ?

Catherine lui dit alors avec vivacité :

— Vous savez, monsieur Jérôme, que l’abbé La Perruque, vicaire à Saint-Benoît, accuse frère Ange de lui avoir volé son âne, et qu’il en a fait une plainte à l’official. Or, rien n’est plus faux. Ce bon frère avait emprunté l’âne pour porter des reliques dans les villages. L’âne s’est perdu en chemin. Les reliques ont été retrouvées. C’est l’essentiel, comme dit frère Ange. Mais l’abbé La Perruque réclame son âne et ne veut rien entendre. Il fera mettre le petit frère dans les prisons de l’archevêque. Vous seul pouvez fléchir sa colère et l’amener à retirer sa plainte.

— Mais, mademoiselle, dit l’abbé Coignard, je n’en ai ni le pouvoir ni l’envie.

— Oh ! reprit Catherine, en se glissant près de lui et en le regardant avec une tendresse apprêtée, l’envie, je serais bien malheureuse si je ne parvenais pas à vous la donner. Quant au pouvoir vous l’avez, monsieur Jérôme, vous l’avez. Et rien ne vous sera plus facile que de sauver le petit frère. Il vous suffira de donner à M. La Perruque huit sermons pour le carême et quatre pour l’avent. Vous faites si bien les sermons que ce doit être pour vous un plaisir d’en faire. Composez ces douze sermons, monsieur Jérôme, composez-les tout de suite. J’irai les chercher moi-même dans votre échoppe de Saint-Innocent. M. La Perruque, qui se fait une grande idée de votre savoir et de votre mérite, estime qu’une douzaine de vos sermons vaut un âne. Dès qu’il aura la douzaine, il retirera sa plainte. Il l’a dit. Qu’est-ce que douze sermons, monsieur Jérôme ? Et je vous promets d’écrire amen au bas du dernier. J’ai votre promesse, ajouta-t-elle en lui passant les bras autour du cou.

— Pour cela, dit rudement M. Coignard en dénouant les jolies mains agrafées à son épaule, je refuse net. Les promesses qu’on fait à une jolie fille n’engagent que la peau, et ce n’est point pécher que de s’en dédire. Ne comptez pas sur moi, la belle, pour tirer votre galant barbu des mains de l’official. Si je faisais un ou deux ou douze sermons, ce serait contre les mauvais moines qui sont la honte de l’Église et comme une vermine attachée à la robe de saint Pierre. Ce frère Ange est un fripon ; il fait toucher aux bonnes femmes, en guise de reliques, quelque os de mouton ou de cochon, qu’il a lui-même rongé avec une avidité dégoûtante. Il a porté, je gage, sur l’âne de M. La Perruque une plume de l’ange Gabriel, un rayon de l’étoile des mages et, dans une petite fiole, un peu du son des cloches qui sonnaient dans le clocher du temple de Salomon. Il est ignare, il est menteur et vous l’aimez. Ce sont là trois raisons pour qu’il me déplaise. Je vous laisse à juger, mademoiselle, laquelle des trois est la plus forte. Ce peut bien être la moins honnête, car enfin j’étais porté vers vous tout à l’heure avec une violence qui n’est point de mon âge ni de mon état. Mais ne vous y trompez pas : je ressens très vivement les outrages que votre greluchon encapuchonné fait à l’Église de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont je suis un membre très indigne. Et l’exemple de ce capucin m’inspire un tel dégoût que je suis possédé d’une envie soudaine de méditer quelque bel endroit de saint Jean Chrysostome, au lieu de frotter mes genoux aux vôtres, mademoiselle, comme je fais depuis un quart d’heure. Car le désir du pécheur est périssable et la gloire de Dieu dure éternellement. Je ne me suis jamais fait une idée exagérée du péché de la chair. C’est une justice qu’on peut me rendre.

» Je ne m’effarouche pas, à l’exemple de M. Nicodème, pour une si petite affaire que de prendre du plaisir avec une jolie fille. Mais ce que je ne puis souffrir, c’est la bassesse de l’âme, c’est l’hypocrisie, c’est le mensonge et cette crasse ignorance, qui font de votre frère Ange un capucin accompli. Vous prenez dans son commerce, mademoiselle, une habitude de crapule qui vous ravale bien au-dessous de votre condition, laquelle est celle de fille galante. J’en sais les hontes et les misères ; mais c’est un état bien supérieur à celui de capucin. Ce coquin vous déshonore, comme il déshonore jusqu’aux ruisseaux de la rue Saint-Jacques, en y trempant les pieds. Songez, mademoiselle, à toutes les vertus dont vous pourriez encore vous orner, dans votre incertain métier, et dont une seule peut-être vous ouvrirait un jour le paradis, si vous n’étiez soumise et assujettie à cette bête immonde.

» Tout en vous laissant prendre çà et là ce qu’il faut bien finalement qu’on vous laisse quand on s’en va, vous pourriez, Catherine, fleurir en foi, en espérance et en charité, aimer les pauvres et visiter les malades. Vous pourriez être aumônière et compatissante, et vous délecter chastement à la vue du ciel, des eaux, des bois et des champs. Vous pourriez, le matin, ouvrant votre fenêtre, louer Dieu en écoutant chanter les oiseaux. Vous pourriez, aux jours de pèlerinage, gravir la montagne de Saint-Valérien et là, sous le calvaire, pleurer doucement votre innocence perdue. Vous pourriez faire en sorte que Celui qui seul lit dans les cœurs dise : « Catherine est ma créature, et je la reconnais aux restes d’une belle lumière qui n’est point éteinte en elle. »

Catherine l’interrompit.

— Mais l’abbé, fit-elle sèchement, c’est un sermon que vous me dégoisez là.

— Ne m’en avez-vous point demandé une douzaine ? répondit-il.

Elle commençait à se fâcher :

— Prenez garde, l’abbé. Il dépend de vous que nous soyons amis ou ennemis. Voulez-vous faire les douze sermons ? Réfléchissez avant de répondre.

— Mademoiselle, dit M. l’abbé Coignard, j’ai fait des actions blâmables dans ma vie, mais ce n’était pas après y avoir réfléchi.

— Vous ne voulez pas ? C’est bien sûr ? Une fois… deux fois… Vous refusez ?… L’abbé, je me vengerai.

Elle bouda quelque temps, muette et rechignée sur le banc. Puis tout à coup, elle se mit à crier :

— Finissez ! monsieur l’abbé Coignard. À votre âge, avec cet habit respectable, me lutiner ainsi, fi ! monsieur l’abbé, fi ! Quelle honte, monsieur l’abbé !

Comme elle glapissait le plus aigrement, l’abbé vit mademoiselle Lecœur, mercière aux Trois-Pucelles, qui passait sous le porche. Elle allait, à cette heure tardive, se confesser au troisième vicaire de Saint-Benoît, et détournait la tête en signe de grand dégoût.

Il avoua en lui-même que la vengeance de Catherine était prompte et sûre, car la vertu de mademoiselle Lecœur, fortifiée par l’âge, était devenue si vigoureuse qu’elle s’attaquait à toutes les impuretés de la paroisse et transperçait sept fois le jour, de la pointe de sa langue, les pécheurs charnels de la rue Saint-Jacques.

Mais Catherine elle-même ne savait pas combien sa vengeance était complète. Elle avait vu venir sur la place mademoiselle Lecœur. Elle n’avait pas vu mon père qui suivait de près.

Il venait avec moi chercher sous le porche l’abbé pour l’emmener au Petit-Bacchus. Mon père avait du goût pour Catherine. Rien ne le fâchait comme de la voir serrée de près par les galants. Il n’avait pas d’illusions sur sa conduite. Mais, comme il disait, savoir et voir sont deux choses différentes. Or, les cris de Catherine lui étaient parvenus très clairs aux oreilles. Il était vif et incapable de se contraindre. J’eus grand peur que sa colère n’éclatât en propos grossiers et en menaces brutales. Je le voyais déjà tirant sa lardoire, qu’il portait aux cordons de son tablier, comme une arme honorable, car il mettait sa gloire dans l’art de rôtisseur.

Mes craintes n’étaient qu’à demi fondées. Une circonstance où Catherine montrait de la vertu était pour le surprendre, non pour lui déplaire, et le contentement l’emporta dans son âme sur la colère.

Il aborda mon bon maître assez civilement et lui dit avec une gravité moqueuse :

— Monsieur Coignard, tous les prêtres qui recherchent la société des femmes galantes y laissent leur vertu et leur bon renom. Et c’est justice, alors même qu’aucun plaisir n’a payé leur déshonneur.

Catherine quitta la place avec un bel air de pudeur offensée et mon bon maître répondit à mon père avec une éloquence douce et riante :

— Cette maxime, maître Léonard, est excellente ; encore ne doit-on pas l’appliquer sans discernement et la coller en toute occasion comme l’étiquette « à six blancs » que le coutelier boiteux met à tous ses couteaux. Je ne rechercherai pas en quoi j’en ai pu tantôt mériter l’application. Ne suffit-il pas que j’avoue l’avoir méritée ?

» Il est indécent de s’entretenir de soi-même, et ce serait faire trop de violence à ma pudeur que de m’obliger à discourir de ce qui m’est particulier. J’aime mieux vous opposer, maître Léonard, l’exemple du vénérable Robert d’Arbrissel, qui, fréquentant les filles de joie, y acquit de grands mérites. On peut citer aussi saint Abraham, anachorète de Syrie, qui ne craignit point de pénétrer dans une maison mal famée.

— Qui est ce saint Abraham ? demanda mon père, dont toutes les idées étaient en déroute.

— Asseyons-nous devant votre porte, dit mon bon maître ; apportez un pot de vin ; et je vous conterai l’histoire de ce grand saint, telle qu’elle nous a été enseignée par saint Ephrem lui-même.

Mon père fit signe qu’il le voulait bien. Nous prîmes place tous trois sous l’auvent, et mon bon maître parla comme il suit :

— Saint Abraham déjà vieux, vivait seul au désert, dans une petite cabane, lorsque son frère mourut, laissant une fille d’une grande beauté, nommée Marie. Assuré que la vie qu’il menait serait excellente pour sa nièce, Abraham fit bâtir pour elle une cellule proche de la sienne, d’où il l’instruisait par une petite fenêtre qu’il avait percée.

» Il avait soin qu’elle jeûnât, veillât et chantât des psaumes. Mais un moine, qu’on croit être un faux moine, s’étant approché de Marie pendant que le saint homme Abraham méditait sur les Écritures, induisit en péché la jeune fille qui se dit ensuite :

» — Il vaut bien mieux, puisque je suis morte à Dieu, que j’aille dans un pays où je ne sois connue de personne.

» Et quittant sa cellule, elle s’en alla dans une ville voisine nommée Edesse, où il y avait des jardins délicieux et de fraîches fontaines, et qui est encore aujourd’hui la plus agréable des villes de Syrie.

» Cependant le saint homme Abraham restait plongé dans une méditation profonde. Sa nièce était déjà partie depuis plusieurs jours quand, ouvrant sa petite fenêtre, il demanda :

» — Marie, pourquoi ne chantes-tu plus les psaumes que tu chantais si bien ?

» Et ne recevant pas de réponse, il soupçonna la vérité et s’écria :

» — Un loup cruel a enlevé ma brebis !

» Il demeura dans l’affliction pendant deux ans ; après quoi, il apprit que sa nièce menait une mauvaise vie. Agissant avec prudence, il pria un de ses amis d’aller à la ville pour reconnaître exactement ce qu’il en était. Le rapport de cet ami fut qu’en effet Marie menait une mauvaise vie. À cette nouvelle, le saint homme pria son ami de lui prêter un habit de cavalier et de lui amener un cheval ; et, ayant mis sur sa tête, afin de n’être point reconnu, un grand chapeau qui lui couvrait le visage, il se rendit dans l’hôtellerie où on lui avait dit que sa nièce était logée. Il jetait les yeux de tous côtés pour voir s’il ne l’apercevrait point ; mais, comme elle ne paraissait pas, il dit à l’hôtelier en feignant de sourire :

» — Mon maître, on dit que vous avez ici une jolie fille. Ne pourrais-je pas la voir ?

» L’hôtelier, qui était obligeant, la fit appeler, et Marie se présenta dans un costume qui, selon la propre expression de saint Ephrem, suffisait à révéler sa conduite. Le saint homme en fut pénétré de douleur.

» Il affecta pourtant la gaieté et commanda un bon repas. Marie était, ce jour-là, d’une humeur sombre. À donner le plaisir, on ne le goûte pas toujours ; et la vue de ce vieillard, qu’elle ne reconnaissait pas, car il n’avait point tiré son chapeau, ne la tournait nullement à la joie. L’hôtelier lui faisait honte d’une si méchante attitude, et si contraire aux devoirs de sa profession ; mais elle dit en soupirant :

» — Plût à Dieu que je fusse morte il y a trois ans !

» Le saint homme Abraham prit soin de prendre le langage d’un galant cavalier comme il en avait pris l’habit :

» — Ma fille, dit-il, je viens ici non pour pleurer tes péchés mais pour partager ton amour.

» Mais quand l’hôtelier l’eut laissé seul avec Marie, il cessa de feindre et, levant son chapeau, il dit en pleurant :

» — Ma fille Marie, ne me reconnaissez-vous pas ? Ne suis-je pas Abraham qui vous ai tenu lieu de père ?

» Il lui prit la main et l’exhorta toute la nuit au repentir et à la pénitence. Surtout il eut soin de ne point la désespérer. Il lui répétait sans cesse : « Ma fille, il n’y a que Dieu d’impeccable ! »

» Marie avait l’âme naturellement douce. Elle consentit à retourner auprès de lui. Quand le jour se leva, ils partirent. Elle voulait emporter ses robes et ses bijoux. Mais le saint homme lui fit entendre qu’il était plus convenable de les laisser. Il la fit monter sur son cheval et la ramena aux cellules où ils reprirent tous deux leur vie passée. Seulement le saint homme prit soin, cette fois, que la chambre de Marie ne communiquât point avec le dehors et qu’on n’en pût sortir sans passer par la chambre qu’il habitait lui-même, moyennant quoi, avec la grâce de Dieu, il garda sa brebis.

» Telle est l’histoire de saint Abraham, dit mon bon maître en prenant sa tasse de vin.

— Elle est parfaitement belle, dit mon père, et le malheur de cette pauvre Marie m’a tiré les larmes des yeux.