Les Opinions de Jérôme Coignard/12

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Calmann-Lévy (p. 172-181).


XII

L’ARMÉE (Suite et fin).


— Mon fils, ajouta mon bon maître, je vous ferai paraître tout ensemble, dans l’état de ces pauvres soldats qui vont servir le roi, la honte de l’homme et sa gloire. En effet la guerre nous ramène et nous tire à notre brutalité naturelle ; elle est l’effet d’une férocité que nous avons en commun avec les animaux, je ne dis pas seulement les lions et les coqs, qui y portent une admirable fierté, mais encore les oiselets, tels que les geais et les mésanges dont les mœurs sont très querelleuses, et même les insectes, guêpes et fourmis, qui se battent avec un acharnement dont les Romains eux-mêmes n’ont pas laissé d’exemple. Les causes principales de la guerre sont les mêmes chez l’homme et chez l’animal, qui luttent l’un et l’autre pour prendre ou conserver la proie ou pour défendre le nid ou la tanière, ou pour jouir d’une compagne. Il n’y a en cela aucune différence, et l’enlèvement des Sabines rappelle parfaitement ces combats de cerfs, qui, la nuit, ensanglantent nos forêts. Nous avons réussi seulement à colorer ces raisons basses et naturelles par les idées d’honneur que nous y répandons sans beaucoup d’exactitude. Si nous croyons aujourd’hui nous battre pour des motifs très nobles, cette noblesse est tout entière logée dans le vague de nos sentiments. Moins le but de la guerre est simple, clair, précis, plus la guerre elle-même est odieuse et détestable. Et, s’il est vrai, mon fils, qu’on en soit venu à s’entretuer pour l’honneur, cela est un dérèglement excessif. Nous avons renchéri sur la cruauté des bêtes féroces, qui ne se font point de mal sans raisons sensibles. Et il est vrai de dire que l’homme est plus méchant et plus dénaturé dans ses guerres que les taureaux et que les fourmis dans les leurs. Ce n’est pas tout, et je déteste moins les armées pour la mort qu’elles sèment que pour l’ignorance et la stupidité qui leur font cortège. Il n’est pire ennemi des arts qu’un chef de mercenaires ou de partisans, et d’ordinaire les capitaines ne sont pas mieux formés aux bonnes lettres que leurs soldats. L’habitude d’imposer sa volonté par la force rend un homme de guerre très inhabile à l’éloquence, qui a sa source dans le besoin de persuader. Aussi le militaire affecte-t-il le mépris de la parole et des belles connaissances. Il me souvient d’avoir connu à Séez, du temps que j’étais bibliothécaire de M. l’évêque, un vieux capitaine blanchi sous le harnais et qui passait pour vaillant homme, portant fièrement une large balafre qui lui traversait le visage. C’était un bon paillard qui avait tué beaucoup d’hommes et violé plusieurs nonnains, sans y mettre de méchanceté. Il entendait assez bien son art et était fort exact sur la tenue de son régiment, qui défilait mieux qu’aucun autre. Enfin, un homme de cœur, et brave compagnon quand il s’agissait de vider un pot, comme je le vis bien à l’auberge du Cheval Blanc où maintes fois je lui tins tête. Or, il m’arriva, une nuit, de l’accompagner (car nous étions bons amis) tandis qu’il enseignait à ses hommes la manière de s’orienter par l’aspect des étoiles. Il leur récita d’abord l’ordonnance de M. de Louvois sur cette matière, et comme il la répétait par cœur depuis trente ans, il n’y faisait guère plus de fautes qu’au Pater et à l’Ave. Il dit donc tout d’abord que les soldats commenceront par chercher dans le ciel l’étoile polaire qui est fixe par rapport aux autres étoiles, lesquelles tournent autour d’elle en sens contraire des aiguilles d’une montre. Mais il n’entendait pas clairement ce qu’il disait. Car après avoir récité deux ou trois fois sa phrase d’un ton suffisamment impérieux, il se pencha à mon oreille et me dit :

» — Sacrebleu ! l’abbé, montrez-moi donc cette garce d’étoile polaire. Si je sais la distinguer dans ce fouillis de lumignons dont le ciel est tout semé, je veux que le grand diable me croque !

» Je lui enseignai incontinent la manière de la trouver et la lui montrai du doigt.

» — Oh ! oh ! s’écria-t-il, la pécore est perchée bien haut ! De l’endroit où nous sommes on ne peut la regarder sans se tordre le col.

» Et, tout aussitôt, il donna l’ordre à ses officiers de faire reculer les soldats de cinquante pas, pour qu’ils pussent voir plus facilement l’étoile polaire.

» Ce que je vous conte là, mon fils, je l’ai entendu de mes oreilles ; et vous conviendrez que ce porteur d’épée avait une idée bien naïve du système du monde et notamment des parallaxes des étoiles. Pourtant il portait les ordres du roi sur un bel habit brodé et il était plus honoré dans l’État qu’un savant prêtre. C’est cette rudesse que je ne puis souffrir dans l’armée.

Mon bon maître, à ces mots, s’étant arrêté pour souffler, je lui demandai s’il ne pensait pas, en dépit de l’ignorance de ce capitaine, qu’il faut beaucoup d’esprit pour gagner des batailles. Il me répondit en ces termes :

— Tournebroche, mon fils, à considérer la difficulté qu’il y a à rassembler et à conduire des armées, les connaissances qu’il faut dans l’attaque ou la défense d’une place et l’habileté qu’exige un bon ordre de bataille, on reconnaîtra aisément qu’un génie presque surhumain, tel que celui d’un César, est seul capable d’une telle entreprise, et l’on s’étonnera qu’il se soit trouvé des esprits propres à renfermer presque toutes les parties d’un véritable homme de guerre. Un grand capitaine connaît non seulement la figure des pays, mais encore les mœurs, les industries des peuples. Il retient dans sa pensée une infinité de petites circonstances dont il forme ensuite des vues simples et vastes. Les plans qu’il a lentement médités et tracés à l’avance, il peut les changer au milieu de l’action par inspiration soudaine, et il est à la fois très prudent et très audacieux : sa pensée tantôt chemine avec la sourde lenteur de la taupe, tantôt s’élance du vol de l’aigle. Rien n’est plus vrai. Mais considérez, mon fils, que quand deux armées sont en présence, il faut que l’une d’elles soit vaincue, d’où il suit que l’autre sera nécessairement victorieuse, sans que le chef qui la commande ait toutes les parties d’un grand capitaine et sans même qu’il en ait aucune. Il est, je le veux, des chefs habiles ; il en est aussi d’heureux, dont la gloire n’est pas moindre. Comment, dans ces rencontres étonnantes, démêler ce qui est l’effet de l’art et ce qui vient de la fortune ? Mais vous m’écartez de mon sujet. Tournebroche, mon fils, je voulais montrer que la guerre est aujourd’hui la honte de l’homme et qu’elle en fut autrefois l’honneur. Établie sur les empires par nécessité, elle fut la grande éducatrice du genre humain. C’est par elle que les hommes se sont formés à toutes les vertus qui élèvent et soutiennent les cités. C’est par elle qu’ils ont appris la patience, la fermeté, le mépris du danger, la gloire du sacrifice. Le jour où des pâtres ont roulé des quartiers de roc pour en former une enceinte derrière laquelle ils défendirent leurs femmes et leurs bœufs, la première société humaine fut fondée et le progrès des arts assuré. Ce grand bien dont nous jouissons, la patrie, la ville, la chose auguste que les Romains adoraient par-dessus les dieux, l’Urbs, est fille de la guerre.

» La première cité fut une enceinte fortifiée et c’est dans ce berceau rude et sanglant que furent nourries les lois augustes et les belles industries, les sciences et la sagesse. Et c’est pourquoi le vrai Dieu voulut être nommé le Dieu des armées.

» Ce que je vous en dis Tournebroche, mon fils, n’est pas pour que vous signiez votre engagement à ce sergent recruteur et soyez pris de l’envie de devenir un héros à raison de soixante coups de verge sur le dos par jour, en moyenne.

» Aussi bien la guerre n’est-elle plus, dans nos sociétés, qu’un mal héréditaire, un retour lascif à la vie sauvage, une puérilité criminelle. Les princes de ce temps et notamment le feu roi porteront à jamais l’illustre honte d’avoir fait de la guerre le jeu et l’amusement des cours. Il m’est douloureux de penser que nous ne verrons pas la fin de ces carnages concertés.

» Quant à l’avenir, à l’insondable avenir, souffrez, mon fils, que je le rêve plus conforme à l’esprit de douceur et d’équité qui est en moi. L’avenir est un lieu commode pour y mettre des songes. C’est là, comme en Utopie, que le sage se plaît à bâtir. Je veux croire que les peuples se feront un jour de paisibles vertus. C’est dans la grandeur croissante des armements que je me flatte de découvrir un lointain présage de paix universelle. Les armées augmentent sans cesse en force et en nombre. Les peuples entiers y seront un jour engouffrés. Alors le monstre périra par son trop de nourriture. Il crèvera d’obésité.