Les Opinions de Jérôme Coignard/15

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Calmann-Lévy (p. 206-219).


XV

LES COUPS D’ÉTAT


M. Rockstrong, qui était homme d’esprit, ne garda point rancune à mon bon maître de sa sincérité. Quand l’hôte du Petit-Bacchus eut apporté un pot de vin, le libelliste leva sa tasse et porta la santé de M. l’abbé Coignard qu’il nomma coquin, ami des bandits, suppôt de la tyrannie et vieille canaille, d’un air extrêmement jovial. Mon bon maître lui rendit sa politesse de bonne grâce en le félicitant de boire à la santé d’un homme dont l’humeur naturelle n’avait jamais été altérée par la philosophie.

— Pour moi, ajouta-t-il, je sens bien que mon esprit est tout gâté par la réflexion. Et, comme il n’est point dans la nature des hommes de penser avec quelque profondeur, je confesse que mon penchant à méditer est une manie bizarre et tout à fait incommode. Elle me rend premièrement malpropre à toute entreprise ; car on n’agit jamais que sur des vues courtes et des pensées étroites. Vous seriez étonné vous-même, monsieur Rockstrong, si vous vous représentiez la pauvre simplicité des génies qui ont remué le monde. Les conquérants et les hommes d’État qui ont changé la face de la terre n’ont jamais fait réflexion sur l’essence des êtres qu’ils maniaient rudement. Ils s’enfermaient tout entiers dans la petitesse de leurs grands plans, et les plus sages n’envisageaient à la fois que très peu d’objets. Tel que vous me voyez, monsieur Rockstrong, il me serait impossible de travailler à la conquête des Indes, comme Alexandre, ni de fonder et de gouverner un empire, ni, plus généralement, de me jeter dans quelqu’une de ces vastes entreprises qui tentent la fierté d’une âme impétueuse. La réflexion m’y embarrasserait dès les premiers pas et je découvrirais à chacun de mes mouvements des raisons pour m’arrêter.

Puis se tournant vers moi, mon bon maître dit en soupirant :

— C’est une grande infirmité que de penser. Dieu vous en garde, Tournebroche, mon fils, comme il en a gardé ses plus grands saints et les âmes que, chérissant d’une dilection singulière, il réserve à la gloire éternelle. Les hommes qui pensent peu ou ne pensent point du tout font heureusement leurs affaires en ce monde et dans l’autre, tandis que les méditatifs sont menacés incessamment de leur perte temporelle et spirituelle, tant il est de malice dans la pensée ! Considérez, en frémissant, mon fils, que le Serpent de la Genèse est le plus antique des philosophes et leur prince éternel !

M. l’abbé Coignard but un grand coup de vin et reprit à voix basse :

— Aussi, pour mon salut, est-il du moins un sujet sur lequel je n’ai jamais exercé mon intelligence. Je n’ai point appliqué ma raison aux vérités de la foi. Malheureusement, j’ai médité les actions des hommes et les mœurs des cités ; c’est pourquoi je ne suis plus digne de gouverner une île, comme Sancho Pança.

— Cela est fort heureux, reprit M. Rockstrong en riant, car votre île serait un repaire de bandits et de malandrins, où les criminels jugeraient les innocents, s’il s’en trouvait d’aventure.

— Je le crois, monsieur Rockstrong, je le crois, reprit mon bon maître. Il est probable que, si je gouvernais une autre île de Barataria, les mœurs y seraient ce que vous dites. Vous avez peint là d’un trait tous les empires du monde. Je sens que le mien ne serait pas meilleur que les autres. Je n’ai point d’illusions sur les hommes, et pour ne les point haïr, je les méprise. Monsieur Rockstrong, je les méprise tendrement. Mais ils ne m’en savent point de gré. Ils veulent être haïs. On les fâche quand on leur montre le plus doux, le plus indulgent, le plus charitable, le plus gracieux, le plus humain des sentiments qu’ils puissent inspirer : le mépris. Pourtant le mépris mutuel, c’est la paix sur la terre, et si les hommes se méprisaient sincèrement entre eux, ils ne se feraient plus de mal et ils vivraient dans une aimable tranquillité. Tous les maux des sociétés polies viennent de ce que les citoyens s’y estiment excessivement et qu’ils élèvent l’honneur comme un monstre sur les misères de la chair et de l’esprit. Ce sentiment les rend fiers et cruels, et je déteste l’orgueil qui veut qu’on s’honore et qu’on honore autrui, comme si quelqu’un dans la postérité d’Adam pouvait être trouvé digne d’honneur ! Un animal qui mange et qui boit (Donnez-moi à boire !) et qui fait l’amour, est pitoyable, intéressant peut-être, et même agréable parfois. Il n’est honorable que par l’effet du préjugé le plus absurde et le plus féroce. Ce préjugé est la source de tous les maux dont nous souffrons. C’est une détestable espèce d’idolâtrie ; et pour assurer aux humains une existence un peu douce, il faudrait commencer par les rappeler à leur humilité naturelle. Ils seront heureux quand, ramenés au véritable sentiment de leur condition, ils se mépriseront les uns les autres, sans qu’aucun s’excepte soi-même de ce mépris excellent.

M. Rockstrong haussa les épaules.

— Mon gros abbé, dit-il, vous êtes un pourceau.

— Vous me flattez, répondit mon bon maître ; je ne suis qu’un homme, et je sens en moi les germes de cette âcre fierté que je déteste et de cette superbe qui porte la race humaine aux duels et aux guerres. Il y a des moments, monsieur Rockstrong, où je me ferais couper la gorge pour mes opinions, ce qui serait une grande folie. Car enfin, qui me prouve que je raisonne mieux que vous, qui raisonnez excessivement mal ? Donnez-moi à boire !

M. Rockstrong remplit gracieusement le gobelet de mon bon maître.

— L’abbé, lui dit-il, vous êtes hors de sens, mais je vous aime, et je voudrais bien savoir ce que vous blâmez dans ma conduite publique et pourquoi vous vous rangez, contre moi, du parti des tyrans, des faussaires, des voleurs et des juges prévaricateurs.

— Monsieur Rockstrong, répondit mon bon maître, souffrez que tout d’abord je répande, avec une indifférence clémente, sur vous, sur vos amis et sur vos ennemis, ce sentiment si doux qui seul finit les querelles et donne l’apaisement. Souffrez que je n’honore pas assez les uns ni les autres pour les désigner à la vindicte des lois et pour appeler les supplices sur leur tête. Les hommes, quoi qu’ils fassent, sont toujours de grands innocents, et je laisse au milord chancelier qui vous fit condamner les déclamations, imitées de Cicéron, sur les crimes d’État. J’ai peu de goût pour les Catilinaires, de quelque côté qu’elles viennent. Je suis attristé seulement de voir un homme tel que vous occupé de changer la forme du gouvernement. C’est l’emploi le plus frivole et le plus vain que l’on puisse faire de son esprit, et combattre les gens en place n’est qu’une niaiserie, quand ce n’est pas un moyen de vivre et de se pousser dans le monde. Donnez-moi à boire ! Songez, monsieur Rockstrong, que ces brusques changements d’État que vous méditez sont de simples changements d’hommes, et que les hommes, considérés en masse, sont tous pareils, également médiocres dans le mal comme dans le bien, en sorte que remplacer deux ou trois cents ministres, gouverneurs de provinces, agents fiscaux et présidents à mortier par deux ou trois cents autres, c’est faire autant que rien et mettre seulement Philippe et Barnabé au lieu de Paul et de Xavier. Quant à changer en même temps la condition des personnes, comme vous l’espérez, voilà qui est bien impossible, car cette condition ne dépend pas des ministres, qui ne sont rien, mais de la terre et de ses fruits, de l’industrie, du négoce, des richesses amassées dans l’empire, de l’art des citoyens dans le trafic et dans l’échange, toutes choses qui, bonnes ou mauvaises, ne relèvent ni du prince ni des officiers de la couronne.

M. Rockstrong interrompit vivement mon bon maître.

— Qui ne voit, mon gros abbé, s’écria-t-il, que l’état de l’industrie et du commerce dépendent du gouvernement, et qu’il n’y a de bonnes finances que dans un gouvernement libre ?

— La liberté, reprit M. l’abbé Coignard, n’est que l’effet de la richesse des citoyens, qui s’affranchissent dès qu’ils sont assez puissants pour être libres. Les peuples prennent toute la liberté dont ils peuvent jouir, ou, pour mieux dire, ils réclament impérieusement des institutions en reconnaissance et garantie des droits qu’ils ont acquis par leur industrie.

» Toute liberté vient d’eux et de leurs propres mouvements. Leurs gestes les plus instinctifs élargissent le moule de l’État qui se forme sur eux[1]. En sorte qu’on peut dire que, si détestable que soit la tyrannie, il n’y a que des tyrannies nécessaires et que les gouvernements despotiques ne sont que l’étroite enveloppe d’un corps imbécile et trop chétif. Et qui ne voit que les apparences du gouvernement sont comme la peau qui révèle la structure d’un animal sans en être la cause ?

» Vous vous en prenez à la peau, sans vous intéresser aux viscères, en quoi vous montrez, monsieur Rockstrong, peu de philosophie naturelle.

— Ainsi vous ne faites point de différence d’un État libre à un gouvernement tyrannique, et tout cela, mon gros abbé, c’est pour vous le cuir de la bête. Et vous ne voyez point que les dépenses du prince et les déprédations des ministres peuvent, en augmentant les tailles, ruiner l’agriculture et fatiguer le négoce.

— Monsieur Rockstrong, il n’y a jamais, dans un même âge, pour un même pays qu’un seul gouvernement possible, comme une bête ne peut avoir à la fois qu’un même pelage. D’où il résulte qu’il faut laisser au temps qui est galant homme, comme disait l’autre, le soin de changer les empires et de refaire les lois. Il y travaille avec une lenteur infatigable et clémente.

— Et vous ne pensez pas, mon gros abbé qu’il faille aider le vieillard qui figure sur les horloges, sa faux à la main ? Vous ne pensez pas qu’une révolution comme celle des Anglais ou celle des Pays-Bas ait eu quelque effet pour l’état des peuples ? Non ? Vous méritez, vieux fou, d’être coiffé du chapeau vert !

— Les révolutions, répliqua mon bon maître, se font pour conserver les biens acquis, non pour en gagner de nouveaux. C’est la folie des nations et c’est la vôtre, monsieur Rockstrong, de fonder sur la chute des princes de vastes espérances. Les peuples s’assurent de temps en temps, par la révolte, la conservation de leurs franchises menacées. Ils n’acquièrent jamais par cette voie des franchises nouvelles. Mais ils se payent de mots. Il est remarquable, monsieur Rockstrong, que les hommes se font tuer facilement pour des mots qui n’ont point de sens. Ajax en avait déjà fait la remarque : « Je croyais dans ma jeunesse, lui fait dire le poète, que l’action était plus puissante que la parole, mais je vois aujourd’hui que la parole est la plus forte. » Ainsi parlait Ajax, fils d’Oïlée. Monsieur Rockstrong, j’ai grand soif !



  1. Au temps de M. l’abbé Coignard les Français se croyaient déjà libres. Le sieur d’Alquié écrivait en 1670 :

    « Trois choses rendent un homme heureux en ce monde, sçavoir la douceur de l’entretien, les mets délicats et la liberté entière et parfaite. Nous avons veu comme quoy nostre illustre royaume a parfaitement satisfait aux deux premiers, ainsi qu’il ne reste maintenant qu’à montrer que le troisième ne luy manque pas, et que la liberté ny est pas moins que les deux advantages précédans. La chose vous paraistra d’abord véritable, si vous considérez attentivement le nom de nostre Estat, le sujet de sa fondation, et sa pratique ordinaire : car on remarque d’abord que ce nom de France ne signifie autre chose que Franchise et liberté, conformément au dessein des fondateurs de cette Monarchie, lesquels ayant une âme noble et généreuse, et ne pouvant souffrir ny l’esclavage ny la moindre servitude se résolurent de secouer le joug de toute sorte de captivité, et d’estre aussi libres que les hommes le peuvent estre ; c’est pourquoy ils s’en vinrent dans les Gaules qui estoient un Pays dont les Peuples n’estoient pas ny moins belliqueux ny moins jaloux de sa franchise qu’ils le pouvoient estre. Quand au second point, nous sçavons qu’outre les inclinations et les desseins qu’ils ont en fondant cet Estat, d’estre toujours maistres d’eux-mesmes ; c’est qu’ils ont donné des loix à leurs Souverains, qui (limitant leur pouvoir) les maintiennent dans leurs privilèges : de sorte que quand on les en veut priver ils deviennent furieux et courent aux armes avec tant de vitesse que rien ne peust les retenir quand il s’agit de ce point. Quant au troisiesme, je dis que la France est si amoureuse de la liberté, qu’elle ne peût pas souffrir un Esclave : de sorte que les Turcs et les Mores, bien moins encore les peuples Chrétiens, ne peuvent jamais porter des fers ny estre chargés de chaisnes, estant dans son pays : aussi arrive-t-il que quand il y a des esclaves en France, ils ne sont pas si tost à terre, qu’ils s’écrient pleins de joye : Vive la France avec son aymable Liberté. (Les Délices de la France…, par François Savinien d’Alquié, Amsterdam, 1670, in 12. — Chapitre xvi, intitulé La France est un pays de liberté pour toute sorte de personnes, pp. 245-246.)