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Les Opinions de Jérôme Coignard/17

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 230-240).


XVII

MONSIEUR NICODÈME


Cependant qu’à l’image Sainte-Catherine, mon bon maître, assis sur le plus haut degré de l’échelle, lisait Cassiodore avec délices, un vieillard entra dans la boutique, l’air rogue et le regard sévère. Il alla droit à M. Blaizot qui allongeait la tête en souriant derrière son comptoir.

— Monsieur, lui dit-il, vous êtes libraire juré et je dois vous tenir pour homme de bonnes mœurs. Pourtant l’on voit à votre étalage un tome des Œuvres de Ronsard ouvert à l’endroit du frontispice qui représente une femme nue. Et c’est un spectacle qui ne peut se regarder en face.

— Pardonnez-moi, monsieur, répondit doucement M. Blaizot ; ce frontispice est de Léonard Gautier, qui passait, en son temps, pour un graveur assez habile.

Il m’importe peu, reprit le vieillard, que le graveur soit habile. Je considère seulement qu’il a représenté des nudités. Cette figure n’est vêtue que de ses cheveux, et je suis douloureusement surpris, monsieur, de voir un homme d’âge, et prudent, comme vous paraissez, l’exposer aux regards des jeunes hommes qui fréquentent dans la rue Saint-Jacques. Vous feriez bien de la brûler, à l’exemple du père Garasse, qui employa son bien à acquérir, pour les jeter au feu, nombre de livres contraires aux bonnes mœurs et à la Compagnie de Jésus. Tout au moins serait-il honnête à vous de la cacher dans l’endroit le plus secret de votre boutique, qui recèle, je le crains, beaucoup de livres propres, tant pour le texte que pour les figures, à exciter les âmes à la débauche.

M. Blaizot répondit en rougissant qu’un tel soupçon était injuste, et le désolait, venant d’un honnête homme.

— Je dois, reprit le vieillard, vous dire qui je suis. Vous voyez devant vous M. Nicodème, président de la compagnie de la pudeur. Le but que je poursuis est de renchérir de délicatesse, à l’endroit de la modestie, sur les règlements de M. le lieutenant de police. Je m’emploie, avec l’aide d’une douzaine de conseillers au Parlement et de deux cents marguilliers des principales paroisses, à faire disparaître les nudités exposées dans les lieux publics, tels que places, boulevards, rues, ruelles, quais, impasses et jardins. Et non content d’établir la modestie sur la voie publique, je m’efforce de la faire régner jusque dans les salons, cabinets et chambres à coucher, d’où elle est trop souvent bannie. Sachez, monsieur, que la société que j’ai fondée fait faire des trousseaux pour les jeunes mariés, où il se trouve des chemises amples et longues, avec un petit pertuis qui permet aux jeunes époux de procéder chastement à l’exécution du commandement de Dieu relatif à la croissance et à la multiplication. Et, pour mêler, si j’ose le dire, les grâces à l’austérité, ces ouvertures sont entourées de broderies agréables. Je me flatte d’avoir imaginé de la sorte des vêtements intimes extrêmement propres à faire de tous les nouveaux couples une autre Sarah et un autre Tobie, et à nettoyer le sacrement du mariage des impuretés qui y sont malheureusement attachées.

Mon bon maître, qui, le nez dans Cassiodore, écoutait ce discours, y répondit, le plus gravement du monde, du haut de son échelle, qu’il trouvait l’invention belle et louable, mais qu’il en concevait une autre plus excellente encore :

— Je voudrais, dit-il, que les jeunes époux, avant leur union, fussent frottés du haut jusques en bas d’un cirage très noir qui, rendant leur cuir semblable à celui des bottes, attristât beaucoup les délices et blandices criminelles de la chair, et fût un pénible obstacle aux caresses, baisers et mignardises que pratiquent trop communément, entre deux draps, les amoureux.

À ces mots, M. Nicodème, levant la tête, vit mon bon maître sur son échelle et reconnut à son air qu’il se moquait.

— Monsieur l’abbé, répondit-il avec une indignation attristée, je vous pardonnerais si vous versiez sur moi seul le ridicule. Mais vous raillez en même temps que moi la modestie et les bonnes mœurs, en quoi vous êtes bien coupable. En dépit des mauvais plaisants, la société que j’ai fondée a déjà accompli de grands et utiles travaux. Raillez, monsieur ! Nous avons mis six cents feuilles de vigne ou de figuier aux statues des jardins du Roi.

— Cela est admirable, monsieur, répondit mon bon maître en ajustant ses bésicles ; et, du train que vous allez, toutes les statues seront bientôt feuillues. Mais (comme les objets n’ont de sens pour nous que par les idées qu’ils éveillent), en mettant des feuilles de vigne et de figuier aux statues, vous transportez le caractère de l’obscénité à ces feuilles, en sorte qu’on ne pourra plus voir de vigne ni de figuier dans la campagne, sans les concevoir tout remplis d’indécences ; et c’est un grand péché, monsieur, que de charger ainsi d’impudeur des arbustes innocents. Souffrez que je vous dise encore qu’il est dangereux de s’attacher, comme vous le faites, à tout ce qui peut être sujet de trouble et d’inquiétude pour la chair, sans songer que, si telle figure est de sorte à scandaliser les âmes, chacun de nous, qui porte en soi la réalité de cette figure, se scandalisera soi-même, à moins d’être eunuque, ce qui est affreux à penser.

— Monsieur, reprit le vieillard Nicodème, un peu échauffé, je connais à votre langage que vous êtes un libertin et un débauché.

— Monsieur, dit mon bon maître, je suis chrétien ; et quant à vivre dans la débauche, je n’y puis penser, ayant assez à faire à gagner le pain, le vin et le tabac de chaque jour. Tel que vous me voyez, monsieur, je ne connais d’orgie que les silencieuses orgies de la méditation, et le seul banquet où je m’asseye est le banquet des Muses. Mais j’estime, étant sage, qu’il est mauvais de renchérir de pudeur sur les enseignements de la religion catholique, qui laisse, à ce sujet, beaucoup de liberté et s’en rapporte volontiers aux usages des peuples et à leurs préjugés. Je vous tiens, monsieur, pour entaché de calvinisme et penchant à l’hérésie des iconoclastes. Car, enfin, on ne sait si votre fureur n’ira pas jusqu’à brûler les images de Dieu et des saints en haine de l’humanité qui paraît en elles. Ces mots de pudeur, de modestie et de décence, dont vous avez la bouche pleine, n’ont, en fait, aucun sens précis et stable. C’est la coutume et le sentiment qui seuls les peuvent définir avec mesure et vérité. Je ne reconnais pour juges de ces délicatesses que les poètes, les artistes et les belles femmes. Quelle étrange idée que d’ériger une troupe de procureurs en juges des grâces et des voluptés !

— Mais, monsieur, répliqua le vieillard Nicodème, nous ne nous en prenons ni aux Grâces ni aux Ris, et encore moins aux images de Dieu et des saints, et vous nous cherchez une mauvaise querelle. Nous sommes d’honnêtes gens qui voulons écarter des yeux de nos fils les spectacles déshonnêtes ; et l’on sait bien ce qui est honnête et ce qui ne l’est pas. Souhaitez-vous donc, monsieur l’abbé, que nos jeunes enfants soient livrés, dans nos rues, à toutes les tentations ?

— Ah ! monsieur, répondit mon bon maître, il faut être tenté ! C’est la condition de l’homme et du chrétien sur la terre. El la tentation la plus redoutable vient du dedans et non du dehors. Vous ne prendriez pas tant de peine à faire décrocher des étalages quelques crayons de femmes nues, si vous aviez, comme moi, médité les vies des Pères du désert. Vous y auriez vu que, dans une solitude affreuse, loin de toute figure taillée ou peinte, déchirés par le cilice, macérés dans la pénitence, épuisés par le jeûne, se roulant sur un lit d’épines, les anachorètes se sentaient percés jusqu’aux moelles des aiguillons du désir charnel. Ils voyaient, dans leur pauvre cellule, des images plus voluptueuses mille fois que cette allégorie qui vous offusque à la vitrine de M. Blaizot. Le diable (les libertins disent la Nature) est plus grand peintre de scènes lascives que Jules Romain lui-même. Il passe tous les maîtres de l’Italie et des Flandre pour les attitudes, le mouvement et le coloris. Hélas ! vous ne pouvez rien contre ses ardentes peintures. Celles qui vous scandalisent sont peu de chose en comparaison, et vous feriez sagement de laisser à M. le lieutenant de police le soin de veiller à la pudeur publique, au gré des citoyens. Vraiment, votre candeur m’étonne ; vous avez peu l’idée de ce qu’est l’homme, de ce que sont les sociétés, et du bouillonnement de la chair dans une grande ville. Oh ! les innocents barbons qui, dans toutes les impuretés de Babylone, où les rideaux se soulèvent de toutes parts pour laisser voir l’œil et le bras des prostituées, où les corps trop pressés se frottent et s’échauffent les uns les autres sur les places publiques, vont se plaindre et gémir de quelques méchantes images suspendues aux échoppes des libraires, et portent jusqu’au Parlement du royaume leurs lamentations, quand dans un bal une fille a montré à des garçons sa cuisse, qui est précisément pour eux l’objet le plus commun du monde.

Ainsi parlait mon bon maître, debout sur son échelle. Mais M. Nicodème se bouchait les oreilles pour ne pas l’entendre et criait au cynisme.

— Ciel ! soupirait-il, quoi de plus dégoûtant qu’une femme nue, et quelle honte de s’accommoder, comme fait cet abbé, de l’immoralité, qui est la fin d’un pays, car les peuples ne subsistent que par la pureté des mœurs !

— Il est vrai, monsieur, répondit mon bon maître, que les peuples ne sont forts que lorsqu’ils ont des mœurs ; mais cela s’entend de la communauté des maximes, des sentiments et des passions, et d’une sorte d’obéissance généreuse aux lois, et non pas des bagatelles qui vous occupent. Prenez garde aussi que la pudeur, quand elle n’est pas une grâce, n’est qu’une niaiserie, et que la sombre candeur de vos effarouchements donne un spectacle ridicule, monsieur Nicodème, et quelque peu indécent.

Mais M. Nicodème avait déjà quitté la place.