Les Origines cartésiennes de l'idéalisme contemporain

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Les Origines cartésiennes de l'idéalisme contemporain
Revue des Deux Mondes3e période, tome 111 (p. 846-878).
LES
ORIGINES CARTESIENNES
DE
L'IDEALISME CONTEMPORAIN

I. Schopenhauer, la Doctrine de l’idéal et du réel, trad. Cantacuzène ; Alcan,1882. — II. G. Lyon, l’Idéalisme en Angleterre : Alcan, 1889. — III. L’Année philosophique, publiée sous la direction de M. Pillon, 1re année, 1890.

La confrontation des doctrines philosophiques aujourd’hui régnantes avec celles de nos plus grands devanciers, outre l’intérêt qu’elle présente en elle-même, permet de déterminer, par des points pris dans le temps à des distances différentes, la ligne que suit l’évolution de l’esprit humain. Rapproché du passé, le présent laisse entrevoir l’avenir. Ce que devra la science future à Descartes, nous l’avons indiqué par une rapide esquisse de ses découvertes et de sa conception du monde[1] ; ce que lui devra la philosophie, nous pouvons aussi nous en faire une idée en comparant l’orientation de sa doctrine avec celle des doctrines contemporaines. Si, d’une part, le mécanisme cartésien triomphe de plus en plus dans la science, l’idéalisme cartésien ne nous présente-t-il point aussi un autre aspect de l’univers que le premier n’exclut pas et que, de plus en plus, la philosophie devra mettre en lumière ?

I

Ce n’est point sans raison qu’on a distingué deux « cycles, » — non moins héroïques l’un que l’autre, — dans la philosophie de Descartes : le cycle mathématique et le cycle métaphysique. Le premier correspond, d’une manière générale, à la période voyageuse de son existence, où, tout en faisant la guerre, il est à la piste des travaux scientifiques, cherchant à faire connaissance avec, les savans de chaque pays pour s’initier à toutes leurs découvertes. S’il s’engage comme volontaire sous le prince Maurice de Nassau, c’est que le grand capitaine traînait après lui une escorte de mathématiciens et d’ingénieurs. Descartes aperçoit-il, à Bréda, une affiche en flamand qui renferme des signes géométriques, il prie aussitôt un de ses voisins de la lui traduire en français ou en latin : c’était un problème de géométrie dont on défiait de trouver la solution. Chacun sait comment le traducteur, qui se trouvait être un mathématicien éminent, Beckman, crut se moquer du jeune officier en lui demandant d’apporter le lendemain la solution ; et le jeune officier n’y manqua point. Plus tard, Descartes entend-il parler des Rose-Croix, cette confrérie mystérieuse dont les membres promettaient aux hommes la « science véritable, » le voilà qui se met à leur recherche. Plus tard il déclare qu’il n’a pu en rencontrer aucun, mais il leur dédie son ouvrage intitulé : Trésor mathématique de Polybius le cosmopolite ; et on a prétendu, malgré ses dénégations, qu’il faisait partie de cette confrérie, dont le but était de chercher la science en dehors de la théologie. Entre-t-il à Prague avec l’armée victorieuse, sa première pensée est de chercher la célèbre collection des instrumens de Tycho-Brahé. S’il abandonne, par la suite, le métier des armes, il continue encore de voyager : il visite le nord, revient du nord au midi, parcourt l’Italie ; à Venise, il voit le mariage du doge avec l’Adriatique ; il accomplit son pèlerinage à Lorette, assiste au jubilé de Rome et s’intéresse surtout au grand concours de peuple venu des pays les plus lointains ; l’antiquité ne l’inquiète guère ; les mœurs du présent, avec leur diversité, l’occupent davantage : il semble qu’il éprouve une sorte de plaisir philosophique à voir combien tout est changeant dans le monde de l’expérience humaine, de nos lois et de nos mœurs, par opposition à ce monde immuable de la raison et des idées où il demeure toujours attaché par la pensée. Ainsi apprend-il à ne rien croire de ce qui n’est fondé « que sur la coutume, non sur la raison. » D’Italie, il rentre en France par la vallée de Suse, mais il se détourne de quelques lieues pour calculer la hauteur du Mont-Cenis, y faire des opérations météorologiques et chercher la cause des avalanches. Bientôt, à la suite d’entretiens avec le cardinal de Bérulle, Descartes prend la résolution, depuis longtemps projetée, de se livrer tout entier et définitivement à la philosophie, et cela, non pas seulement en vue de la spéculation pure, mais « pour procurer, autant qu’il était en lui, le bien de ses semblables. » Descartes, en effet, eut toujours des préoccupations pratiques autant que théoriques. Il comparait volontiers la science universelle à un arbre dont la métaphysique est la racine, la physique le tronc, et dont les trois grandes ramifications sont la mécanique, la médecine et la morale, où s’épanouissent enfin tous les fruits qu’il est donné à l’homme de cueillir. Si, plus tard, il se retire en Hollande, dans le « désert » d’un peuple affairé, c’est pour accomplir en repos ce grand dessein. « Jusqu’à ce moment, dit son biographe Baillet, il n’avait encore embrassé aucun parti dans la philosophie. » Il devait séjourner vingt ans en Hollande, changeant souvent de résidence pour se dérober aux importuns. « Il ne tient qu’à moi, écrit-il à Balzac, dans une lettre célèbre, de vivre ici inconnu à tout le monde. Je me promène tous les jours à travers un peuple immense, presque aussi tranquillement que vous pouvez le faire dans vos allées. Les hommes que je rencontre me font la même impression que si je voyais les arbres de vos forêts ou les troupeaux de vos campagnes. Le bruit même de tous ces commerçans ne me distrait pas plus que si j’entendais le bruit d’un ruisseau… Y a-t-il un pays dans le monde où l’on soit plus libre ? » La liberté et la paix de l’esprit, c’étaient les deux plus grands biens pour notre philosophe, les deux conditions de cette recherche de la vérité à laquelle il avait promis de consacrer sa vie. Aussi blâmait-il tout ce qui enchaîne la liberté du philosophe, certaines promesses ou certains vœux ; et probablement, s’il ne se maria point, ce fut pour pouvoir se donner tout entier à l’étude. Mais ce « cycle métaphysique, » qui répond au séjour en Hollande, continue d’être en même temps scientifique, quoique d’une autre manière : Descartes, en s’occupant des diverses sciences, a le continuel souci d’une synthèse finale embrassant le monde entier. De là ce fameux Traité du monde, qu’un excès de prudence lui fit supprimer à la nouvelle de la condamnation de Galilée.

On voit qu’il ne faut pas se figurer en Descartes un métaphysicien entièrement perdu, comme Malebranche, dans le monde idéal : c’est un savant ayant les yeux ouverts sur la nature entière, mais avec sa pensée idéaliste de derrière la tête. Il faut, dit Descartes, à plusieurs reprises, il faut, une fois dans sa vie, comprendre les « principes de la métaphysique, » puis étudier le monde de la pensée et le monde de l’étendue. Il avoue à la princesse Elisabeth, dans une de ses lettres les plus curieuses, qu’il serait « très nuisible » de n’occuper son entendement qu’à méditer les idées métaphysiques, à cause qu’il ne pourrait si bien vaquer aux fonctions de l’imagination et des sens, » mais il est absolument nécessaire, une bonne fois, de se faire une opinion raisonnée. La « principale règle » que Descartes avait toujours observée en ses études, écrit-il encore à Elisabeth, était de n’employer que quelques heures par an aux pensées « qui n’occupent que le seul entendement, » c’est-à-dire à la métaphysique, « et quelques heures par jour aux pensées qui occupent l’entendement et l’imagination, » c’est-à-dire aux mathématiques et à la physique. Le reste du jour devait être consacré à des délassemens ou à des promenades dans les champs, à l’exclusion des « conversations sérieuses ; » et quant au repos de la nuit, il devait être aussi long que possible. « Je dors ici dix heures toutes les nuits, écrit-il à Balzac, et sans que jamais aucun soin ne m’éveille. Après que le sommeil a longtemps promené mon esprit dans les bois…, je mêle insensiblement mes rêveries du jour avec celles de la nuit ; et quand je m’aperçois d’être éveillé, c’est seulement afin que mon contentement soit plus parfait et que mes sens y participent ; car je ne suis pas si sévère que de leur refuser rien qu’un philosophe leur puisse permettre sans offenser sa conscience. » Les choses de la vie, en effet, qui se rapportent à « l’union de l’âme et du corps, » se connaissent mal par « l’entendement et l’imagination, » et « très clairement par les sens ; » c’est donc en vivant qu’on a la vraie notion de la vie, qu’on se sent « une seule personne qui a ensemble un corps et une pensée. » Il conseille à Elisabeth de faire comme lui, de se laisser vivre, de ne point s’absorber trop longtemps ni trop exclusivement dans les pensées métaphysiques. Avis aux philosophes et au commun des mortels.

Cependant, puisque nous en sommes à l’heure de la métaphysique, et que Descartes lui-même nous invite à le suivre au moins une fois dans son monde de l’entendement, faisons avec lui ce grand voyage de découverte. Il ne s’agit de rien moins que des plus hauts objets de la spéculation et de la pratique : la nature de notre moi, celle de notre premier principe, enfin l’essence idéale ou réelle de la matière. Ces problèmes ultimes de la métaphysique, loin de rouler sur des abstractions, selon le préjugé vulgaire, roulent sur les réalités mêmes, y compris notre propre réalité, par conséquent sur le sens et la valeur de l’existence. De là, pour tout esprit non superficiel, leur intérêt plus dramatique que les drames mêmes de l’histoire.

II

L’idéalisme moderne, différent de l’idéalisme dogmatique qui fut celui de l’antiquité, a pour origine la « critique de la connaissance », dont la conclusion est la suivante : — Le monde de réalités que nous croyons saisir directement en elles-mêmes n’est qu’un monde représenté dans notre esprit, un monde idéal. — Descartes est le premier qui ait fait systématiquement, avant Hume et Kant, la critique de nos moyens de connaître ; et ce n’est pas son moindre titre de gloire. Il déclare dans ses principes qu’il importe de savoir non-seulement quelles choses on peut connaître, mais aussi quelles choses « nous ne pouvons connaître » ; par conséquent, la valeur de nos idées hors de nous, la portée exacte et les bornes de notre intelligence. Son livre, qui traite « de l’univers », s’ouvre par une théorie de la connaissance. Qu’est-ce que la vérité, qu’est-ce que l’erreur, à quels signes peut-on les distinguer ? Voilà ce qu’il se demande avant de passer aux objets de la connaissance. Il définit la métaphysique même, avant Kant et par opposition à l’ontologie dogmatique de ses prédécesseurs, l’étude des « principes de la connaissance humaine. » Il attribuait d’ailleurs aux principes de la connaissance une foncière identité avec les principes de l’existence à nous connaissable. C’était donc bien, en somme, à ce que les Allemands appellent aujourd’hui la « théorie de la connaissance », et dont ils ont fait une véritable science dominant toutes les autres, que Descartes rattachait déjà les sciences diverses et leur méthode. Cette conception est la vraie : sans enlever aux sciences spéciales leur légitime indépendance, elle marque l’unité de leurs principes et de leurs méthodes dans la nature même de l’intelligence. « Les sciences toutes ensemble, dit magnifiquement Descartes, ne sont rien autre chose que l’intelligence humaine, qui reste une et toujours la même, quelle que soit la variété des objets auxquels elle s’applique, sans que cette variété apporte à sa nature plus de changement que la diversité des objets n’en apporte à la nature du soleil qui les éclaire. » Aussi « une vérité découverte nous aide à en découvrir une autre, bien loin de nous faire obstacle. Si donc on veut sérieusement chercher la vérité, il ne faut pas s’appliquer à une seule science. » Précepte auquel devrait revenir le spécialisme outré de notre époque.

Enfin, comme Kant, Descartes eut toujours devant l’esprit une idée qui marquait à ses yeux les bornes de la philosophie même : radicale incompréhensibilité de la puissance d’où tout dérive. Le premier principe des choses, en fondant les lois intelligibles de l’univers, fonde sans doute la possibilité de la science ; mais, en même temps, cette puissance première d’où tout sort est tellement « infinie » que nous ne saurions, nous, assigner des bornes ni au possible, ni au réel. Les lois mathématiques, les lois logiques elles-mêmes, toutes les « vérités éternelles, » à commencer par le principe de contradiction, ne sont primordiales que pour notre intelligence, telle qu’elle est constituée ; en elles-mêmes, elles sont dérivées d’une puissance insondable, à laquelle nous n’avons plus le droit de les imposer[2]. C’est, dit Descartes, parler du premier principe « comme d’un Jupiter ou d’un Saturne, l’assujettir au Styx et aux destinées, que de dire que ces vérités sont indépendantes de lui. » À ce fond dernier de « toute existence » et de « toute essence » Descartes donne le nom de « volonté ; » et par là encore, il annonce Kant et Schopenhauer. « L’univers comme volonté et représentation », dont parle Schopenhauer, et qui est la conception fondamentale de l’idéalisme contemporain, c’est précisément l’univers de Descartes. Dans le suprême principe des choses, — et dans l’homme même, — il y a, dit-il, une volonté « infinie, » capable des « contraires, » une « liberté » que rien ne limite, en même temps qu’une intelligence d’où procède tout ce qui a une forme fixe, une essence, une loi. Rien ne prouve donc, selon Descartes, que le réel ait pour unique mesure ce que nous en pouvons saisir par l’intelligence, sous la forme de nos « idées. » Descartes a ainsi devancé la théorie moderne du « noumène » (Kant) et de l’ « inconnaissable » (Spencer), comme il a devancé la théorie moderne de la connaissance et du connaissable.

Le doute méthodique prélude à cette « critique » de Kant d’où est sorti un idéalisme rajeuni. La première raison de doute, c’est que nos sens, qui si souvent nous trompent et se contredisent, nous instruisent simplement sur ce que nous éprouvons, non sur ce qui correspond réellement à nos sensations. On voit venir Kant en lisant la page célèbre des Méditations où est donné en exemple « ce morceau de cire qui vient tout fraîchement d’être tiré de la ruche, » il n’a pas encore perdu la douceur du miel qu’il contenait, il retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a été recueilli ; « sa couleur, sa figure, sa grandeur sont apparentes, il est dur, il est froid, il est maniable ; et si vous frappez dessus, il rendra quelque son. » Enfin, toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps se rencontrent en celui-ci. « Mais voici que, pendant que je parle, on l’approche du feu : ce qui y restait de saveur s’exhale, l’odeur s’évapore, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s’échauffe, à peine le peut-on manier ; et quoique l’on frappe dessus, il ne rendra plus aucun son. » Nos sensations, mobiles et variables, tiennent donc à notre constitution cérébrale et mentale, bien plus qu’aux objets mêmes. Quand Descartes a, selon son expression, « dépouillé de tous ses vêtemens » l’objet matériel, comme la cire, et qu’il l’examine ainsi « tout nu, » il conclut qu’on ne peut « le concevoir de la sorte sans un esprit humain. » C’est le grand principe de l’idéalisme critique. Les conceptions d’ « objets » sont l’œuvre de l’esprit et tiennent à sa nature. Dès que l’esprit se demande s’il n’est pas pour quelque chose dans ses conceptions sur la matière même, le matérialisme brut commence d’être ébranlé.

La seconde raison de doute, devenue également classique, c’est que notre vie sensible se partage en deux moitiés : pendant le sommeil, nous croyons voir des hommes, des animaux, des plantes, un monde de réalités qui n’est cependant qu’un monde d’idées ; pourquoi notre veille ne serait-elle pas une sorte de songe mieux lié ? Encore un point d’interrogation qui se dressera toujours devant tout homme qui réfléchit. Quant au raisonnement, dont nous sommes justement si fiers, il nous trompe aussi parfois, même dans les mathématiques ; c’est que, au lieu d’être une intuition instantanée et immédiate des réalités, le raisonnement se traîne en quelque sorte dans la durée, d’idée en idée, enchaînant avec peine le souvenir au souvenir. Or, demande Descartes, qui nous garantit l’absolue véracité de notre mémoire ? Quand nous sommes au bout d’une démonstration géométrique, qui nous assure que nous n’avons point, le long du chemin, fait quelque oubli, comme dans une addition ou soustraction, et laissé échapper un anneau de la chaîne ?

Enfin il est d’autres raisons de doute, plus profondes encore, que Descartes tire de la nature de notre volonté. Notre volonté a besoin d’agir : toujours en mouvement, elle se porte sans cesse dans une direction ou dans l’autre ; vivre, c’est agir ; agir avec conscience, c’est juger ; juger, c’est prononcer sur les choses « hors de nous » au moyen d’idées qui ne sont qu’en nous ; c’est donc se tromper souvent et peut-être toujours. Pour agir, parler, affirmer (trois choses de même nature), nous ne pouvons pas toujours attendre que la clarté soit faite dans notre esprit, que le soleil de la vérité se soit en quelque sorte levé sur notre horizon. La vie nous presse et nous appelle, la passion nous précipite, nous sommes impatiens de conclure ; souvent même, dans la pratique, il faut prendre parti et ne pas rester en suspens. C’est alors que, par nos affirmations sur le réel, nous dépassons nos intuitions intérieures, et ces affirmations sont des actes de volonté, non pas sans doute arbitraire, mais de volonté néanmoins, selon Descartes ; c’est-à-dire que notre activité se détermine dans un sens ou dans l’autre sous l’influence de la passion et du désir, non pas seulement de la raison. Dès lors, il se peut toujours faire que notre volonté dépasse plus ou moins la vision de notre intelligence et que, par là, notre vie soit une perpétuelle erreur.

Si maintenant, avec Descartes, nous concevons comme possibles d’autres volontés supérieures à la nôtre, sommes-nous assurés qu’elles sont nécessairement ou bienfaisantes ou véridiques ? Ne sommes-nous point le jouet de quelque puissance qui nous trompe par des illusions devenues naturelles à notre esprit ? Schopenhauer parlera plus tard des ruses de la volonté absolue, qui, par l’orgueil, par l’ambition, par l’amour, par le sentiment même de notre moi, nous dupe pour nous faire servir à ses fins ; Descartes conçoit déjà des ruses semblables de la part de quelque a malin génie. » Et quand ce génie nous serait favorable, encore pourrait-il nous tromper pour notre bien. Dieu même étant conçu comme une puissance infinie et insondable, qui nous assure que cette volonté absolue d’où nous sommes sortis ne nous a pas imposé pour loi l’illusion, fût-ce une illusion bienfaisante ? En ce cas, au lieu de rêver seulement la nuit, nous rêverions encore le jour. Ainsi, quelle que soit la puissance d’où je tiens mon être et mon intelligence, « elle peut m’avoir fait de telle sorte que je me trompe toutes les fois que je fais l’addition de 2 et de 3 ou que je nombre les côtés d’un carré. » Et si ce n’est pas un Dieu tout-puissant qui m’a donné l’être, mais la nature ou toute autre cause, « nous aurons d’autant plus sujet de croire, répond Descartes, que nous ne sommes pas si parfaits que nous ne puissions être continuellement abusés. »

Voilà ce fameux doute, ce doute « hyperbolique » de la spéculation pure qui annonce le doute « transcendantal. » Il ne laisse subsister en nous qu’une procession d’images internes sans objets certains et même sans liaison certaine et nécessaire, puisque toute liaison de raisonnement est aussi une liaison de mémoire et que rien ne nous assure de la conformité du présent au passé.

Il semble donc que toutes nos croyances aient été consumées et réduites en cendres parle doute cartésien. Ne serait-ce là pourtant, comme on l’a prétendu, qu’un « incendie en peinture ? » Là-dessus on a beaucoup discuté, on discute encore. Au fond, — et on ne le remarque pas assez, — ce sont seulement les réalités, les existences, qui sont mises en doute. Mais Descartes ne rejette pas ce qu’il appelle les « notions communes : » par exemple, qu’une même chose ne peut à la fois être ou ne pas être, que tout changement a une cause, que toute qualité suppose une substance. C’est que de telles notions, à l’en croire, ne portent point sur des existences réelles, mais seulement sur des rapports d’idées. Au reste, il eût dû examiner cette question de plus près. Accordons-lui que le « principe de contradiction » ne nous lait point sortir de notre pensée pour atteindre des objets ; en est-il de même quand il nous parle de « causes » et de « substances ? « Il eût dû soumettre au doute méthodique ces notions communes avec tout le reste et se demander jusqu’à quel point elles nous font faire un pas hors de notre propre pensée pour atteindre des objets différens d’elle. Mais alors, Descartes eût fait l’œuvre de Kant.

On voit donc que, selon Descartes, après la grande élimination ou purification intellectuelle, il nous reste en premier lieu des idées et représentations, c’est-à-dire des états de conscience ; en second lieu, certaines liaisons d’idées nécessaires, dont il aurait dû faire le dénombrement et la critique, mais qui ne nous apprennent rien, selon lui, sur l’existence « hors de nous » d’objets différens de notre pensée. La plupart des interprètes oublient cette importante distinction entre les vérités communes, qui ne portent que sur l’existence, et les vérités particulières, qui nous font connaître des existences réelles. De là les cercles vicieux et pétitions de principes que nous verrons tout à l’heure attribuer à Descartes.


III

Comment, du doute même, faire sortir quelque certitude qui nous mette en possession non-seulement du « possible, » ou même du « vrai, » mais du « réel ? » C’est le grand problème de la philosophie moderne, que Descartes a résolu par le cogito. Il y a une chose, en effet, une seule, qui ne m’apparaît pas comme une possibilité en l’air, mais bien comme une réalité actuelle : c’est ma pensée. Ma pensée est inséparable de l’être ; je ne suis pour moi-même qu’en tant que je pense, et je ne pense qu’en tant que je suis. « Par le mot de pensée, dit Descartes, j’entends toutes ces choses que nous trouvons en nous avec la conscience qu’elles y sont, et autant que la conscience de ces choses est en nous. » Aussi peut-on dire aussi bien, selon lui : Respiro, ergo sum, à la condition qu’il s’agisse de la conscience même que nous avons de notre respiration. Si fallor, sum, avait déjà dit saint Augustin, sans en chercher davantage, sans voir dans cette présence immédiate de la pensée à elle-même l’aliquid inconcussum. Avec Descartes, ce principe est devenu la base de toute la philosophie. La transparence intérieure de la pensée qui se voit être et qui ne peut rien voir être qu’à travers soi, c’est l’idéalisme désormais fondé sur la réalité même, car, chose merveilleuse, la seule réalité qui soit absolument certaine se trouve être précisément celle qui existe en idée, celle qui est pensée et se pense !

Ce principe de la philosophie moderne était à la fois tellement simple et tellement profond qu’il n’a été et n’est encore aujourd’hui compris qu’imparfaitement. Combien de méchantes querelles faites à Descartes ! Et nous regrettons d’en trouver de ce genre jusque dans les écrits de M. Rabier, de M. Pillon et d’autres interprètes contemporains. — Votre « vérité première, » objecte-t-on à Descartes, présuppose une vérité antérieure : — Ce qui pense est, ou, en général, une même chose ne peut à la fois être ou ne pas être. — Et l’on oublie la distinction si juste faite par Descartes entre les « notions communes, » qui ne nous apprennent l’existence d’aucun objet, et les vérités portant sur l’existence réelle. L’existence de la pensée est un « premier principe » en ce second sens, non dans l’autre, « parce qu’il n’y a rien, dit Descartes, dont l’existence nous soit plus connue que la pensée, ni antérieurement connue. » — « Vous faites un syllogisme, » objecte-t-on encore à Descartes, — comme si le philosophe qui a si bien montré la stérilité des syllogismes allait tout d’un coup se mettre à syllogiser ! Même quand il donne à son cogito la forme d’un raisonnement, c’est simplement pour en analyser le contenu et le mettre en évidence, « car le syllogisme, dit-il, ne sert qu’à enseigner ce qu’on sait déjà. » Et Descartes répète sur tous les tons « qu’il ne conclut pas son existence de sa pensée comme par la force de quelque syllogisme, mais comme une chose connue de soi. » Il la voit par une « simple inspection de l’esprit, » par une « intuition » directe et instantanée, sans le secours de cette faillible mémoire qui, entre l’idée de la pensée sans être et l’idée de l’être inhérent à la pensée, pourrait avoir déjà changé, oublié, subi quelque illusion. Mais toutes les ruses du plus malin génie, ou, si l’on veut, de la nature, sont ici impuissantes : plus on me trompe et plus on me convainc de mon existence d’être pensant au moment même où je la pense. A plus forte raison n’y a-t-il là aucun syllogisme pour exercer la subtilité des partisans d’Aristote, car, remarque lui-même Descartes, il faudrait « auparavant connaître cette majeure : tout ce qui pense est ou existe ; » mais, au contraire, elle est enseignée à chacun « de ce qu’il sent en lui-même qu’il ne se peut pas faire qu’il pense, s’il n’existe : car c’est le propre de notre esprit de former des propositions générales de la connaissance des particulières. » C’est donc bien une connaissance de fait, et la seule primitive, que Descartes a établie, au profit de la pensée, qui a le privilège de se voir immédiatement comme réelle. Dira-t-on, avec quelques critiques contemporains, que c’est là une « tautologie, » une connaissance peu importante, où nous tournons sur nous-mêmes comme une porte sur ses gonds, sans avancer d’un sujet donné à un attribut nouveau qui ne serait pas donné ? Nous répondrons qu’il est de capitale importance, plus encore peut-être aujourd’hui qu’au temps de Descartes, d’établir que la seule réalité immédiatement certaine est précisément une réalité de conscience. Par là, en effet, la conscience fournit le seul type d’existence qui nous soit connu et connaissable. C’est quelque chose, assurément, puisque Descartes pose ainsi une limite infranchissable aux prétentions du matérialisme, présent ou à venir. Si la matière n’existe pour nous qu’en tant que nous la sentons et pensons, il est difficile de croire que la sensation, que la pensée n’ait pas elle-même une réalité supérieure. Sur ce point, la position de l’idéalisme moderne est à jamais inexpugnable. Les faits de conscience sont les premiers des faits, sans lesquels nous ne pourrions saisir aucun autre fait. Si donc, par la conception du mécanisme universel comme expliquant le monde entier des corps, même organisés, Descartes a fait au matérialisme la part la plus considérable qu’un philosophe puisse lui faire, en revanche, par son cogito, il a établi la base inébranlable de l’idéalisme.

En même temps que le cogito nous fournit le type de la réalité, il nous fournit celui de la certitude. Qu’est-ce qui fait que ma pensée est certaine ? c’est que j’en ai l’idée « claire et distincte ; » seules nos idées claires et distinctes atteignent directement leurs objets, ou plutôt, sont identiques à leurs objets mêmes. Au-delà de mon idée claire de ma pensée, il ne peut y avoir une pensée qui en serait différente ; au-delà de mon idée claire d’étendue, il ne peut y avoir une étendue toute différente ; au-delà de mon idée claire de triangle, il ne peut y avoir un triangle qui ne lui serait pas conforme. Au contraire, par-delà mes idées confuses de chaleur et de froid, il y a, dit Descartes, quelque chose qui ne leur ressemble pas ; ces idées ne doivent donc point entrer comme telles dans la science. On pense véritablement ou on ne pense pas, mais on ne peut véritablement penser que ce qui est. Quand vous dites : « La neige est froide, » vous croyez penser, vous ne faites, dit Descartes, qu’exprimer cette affection obscure et indéfinissable que vous éprouvez au contact de la neige ; mais la transporter à la neige elle-même, est-ce là penser ? Non, c’est rêver, c’est prendre une affection de vos sens, dont vous ne pouvez vous expliquer la nature, pour une qualité inhérente à la neige elle-même. Et ainsi rêvons-nous tous quand nous croyons que l’herbe de la prairie est verte, que la cloche qui tinte est sonore, que le soleil même est brillant. Oui, le soleil a beau m’éblouir, il n’éblouit que mes yeux, non mon esprit ; son éclat même est dans ma faculté de sentir, il est en moi, non en lui ; pour ma « pensée, » dégagée des sens, le soleil n’est qu’un va-et-vient vertigineux de particules qui se choquent et rebondissent, animées d’une vitesse extrême, et qui ébranlent au loin l’éther comme une cloche énorme ébranle l’air.

Ce que nous pensons d’une vraie pensée, avons-nous dit, existe par cela même que nous le pensons ; dès lors, pour le philosophe et le savant, dans le domaine accessible à nos moyens de connaître (le seul dont nous ayons à nous occuper), ce qui est intelligible est réel, ce qui est réel est intelligible. Avant Spinoza et avant Hegel, mais en restreignant avec sagesse la proposition, Descartes admet l’identité du réel et du rationnel. Par là encore il devance l’idéalisme de nos jours.

Cette valeur objective que Descartes attribue à nos idées claires et distinctes fonde la certitude de la science. Chacun porte en soi sa propre infaillibilité ; il ne tient qu’à nous de l’y trouver, et c’est l’objet même de la méthode. Voulez-vous posséder la certitude, soyez absolument sincère et véridique en vos jugemens, c’est-à-dire n’y introduisez que ce dont vous avez réellement la vision claire. Toute affirmation, répète Descartes, est active et volontaire ; affirmer, c’est vouloir que telle chose soit hors de nous comme elle nous apparaît, et parler ou agir en conséquence ; c’est passer activement du point de vue des apparences au point de vue de la réalité extérieure. N’affirmez donc rien au-delà de votre vision intellectuelle, et vous ne vous tromperez jamais. Traduire exactement votre état de conscience, voilà qui dépend de vous, et de vous seul. Vous voyez clairement, dites : « Je vois ; » vous voyez obscurément, dites : « Je vois mal ; » vous doutez, dites : « Je doute. » Ne pas se mentir à soi-même, ne pas mentir aux autres en prétendant savoir ce qu’on ne sait pas, c’est la véracité du philosophe, laquelle, soit qu’il connaisse, ignore ou doute, fait son infaillibilité. Qu’on ne nous parle donc plus d’autorités étrangères à notre conscience, d’Aristote, de Platon, de tous ceux qui nous ont précédés : aucun homme ne doit s’interposer entre la pureté de la lumière et la pureté de notre esprit. Cremonini, apprenant que Galilée avait découvert des satellites autour de Jupiter, ne voulut pas, prétend-on, regarder à travers un télescope, pour ne pas découvrir là-haut le contraire de ce qu’avait dit ici-bas Aristote ; Descartes, lui, ne veut même pas « savoir s’il y a eu des hommes avant lui. » Tout intermédiaire lui est suspect entre l’être et la pensée, qui sont faits l’un pour l’autre, qui sont au fond une seule et même réalité devenue diaphane pour soi, devenue vérité. Mettons-nous en présence de la vérité et adorons-la.

Les conséquences du grand principe qui précède sont bien connues, et récemment, ici même, M. Brunetière en montrait toute l’importance. Si la science a la certitude, en effet, elle a, par cela même, la puissance ; c’est là une croyance de Descartes qui lui est commune avec Bacon et avec tous les savans de son époque. Savoir, c’est pouvoir dans la mesure même où l’on sait. Si nous n’avons pas l’omnipotence, c’est que nous n’avons pas l’omniscience. Mais nous pouvons accroître sans cesse notre savoir, et de là dérive la foi cartésienne dans le progrès de la science à l’infini. Toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes s’entre-suivent, dit-il, de la même façon que les raisons des géomètres ; pourvu donc « qu’on s’abstienne d’en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu’on garde toujours l’ordre qu’il faut pour les déduire les unes des autres, il n’y en peut avoir de si éloignées auxquelles on ne parvienne, ni de si cachées qu’on ne découvre. » Ce qu’on nomme « l’antiquité » n’était vraiment que l’enfance et la jeunesse du genre humain : « A nous plutôt convient le nom d’anciens ; car le monde est plus vieux qu’alors, et nous avons une plus grande expérience. » Les derniers venus commenceront où les précédens auront achevé, et ainsi, « joignant les vies et les travaux de plusieurs, » nous irons tous ensemble « beaucoup plus loin que chacun en particulier ne pourrait faire. » Descartes était un enthousiaste de la science. Et lui-même a dit : « C’est un signe de médiocrité d’esprit que d’être incapable d’enthousiasme. »

Au progrès de la spéculation répondra celui de la pratique. À cette philosophie spéculative qu’on enseignait dans les écoles, Descartes en veut substituer une « pratique » qui servira « pour l’invention d’une infinité d’artifices. » « De plus, on se pourrait exempter d’une infinité de maladies, tant du corps que de l’esprit, et même aussi peut-être de l’affaiblissement de la vieillesse, si on avait assez la connaissance de leurs causes et de tous les remèdes dont la nature nous a pourvus. »

Une telle loi à la science engendre, on le voit, un véritable optimisme. Il dépend de nous et de ne plus nous tromper et de ne plus subir les conséquences pratiques de l’erreur, et de diminuer indéfiniment les maux de la condition humaine. Là-dessus, Descartes lui-même dut en rabattre. Après avoir espéré reculer la mort, il finit par avouer que le moyen le plus sûr pour la vaincre, « c’est de ne pas la craindre[3]. »

IV

Passons maintenant aux conséquences idéalistes que Descartes a tirées de son cogito relativement à l’âme, à Dieu, à la matière, et demandons-nous ce que la philosophie actuelle peut en conserver.

Ce qui importe dans l’analyse du cogito et de ses conséquences, c’est de ne pas affirmer « au-delà de notre intellection, » comme dirait Descartes. Soumettons donc à l’examen les deux termes extrêmes : le je et le suis, l’idée du moi et l’idée de l’existence. Le problème est capital, puisque c’est ici notre moi qui est en question. Je pense, qu’est-ce à dire ? Si le fait de la pensée ou de la conscience est indéniable, le moi est-il aussi indéniable ? Ne faudrait-il point se contenter de dire : Je pense, donc il y a de la pensée, sans prétendre poser un moi qui est peut-être illusoire ? — Certes, si vous entendez par moi autre chose que votre pensée même, vous n’avez pas le droit d’introduire ce nouveau personnage. Mais si vous prétendez que la pensée m’apparaît détachée, sous une forme impersonnelle, comme la pensée et non ma pensée, voilà qui est insoutenable aux yeux de Descartes. Ma pensée n’est pas comme un terrain vague qui n’appartiendrait encore à personne ; elle est de prime abord appropriée ; il m’est même impossible de concevoir une pensée entre ciel et terre qui ne serait pas un sujet pensant, une sensation qui ne serait pas ma sensation, ou votre sensation, ou la sensation de quelque autre. Assurément, on peut sentir, penser, agir, sans réfléchir sur son moi, mais on le sent toujours. Alfred de Musset dit « qu’on pense à tous ceux qu’on aime, sans le savoir ; » on se pense aussi soi-même sans le savoir. Descartes a donc bien le droit de mettre son cogito à la première personne du singulier et de poser ainsi une conscience à forme personnelle.

Seulement, est-ce autre chose qu’une « forme ? » Voilà ce que Descartes ne se demande pas, et ce que se demande la philosophie contemporaine : dans la conscience du moi, elle voit le résultat d’un long développement chez l’individu et chez l’espèce. Je m’aperçois actuellement, sous la forme du moi, comme une individualité distincte s’opposant au « non moi ; » mais rien ne prouve que tout état de conscience, même le plus rudimentaire, ait déjà cette forme. La seule chose qui soit immédiate et certaine, en y regardant de près, c’est un état quelconque de conscience, — sensation, plaisir, douleur, désir, etc., — tel qu’il est au moment même où il se produit. Cet état a une réalité concrète qui en fait l’état d’un être déterminé ; il a de plus une tendance naturelle et invincible à s’orienter vers un moi, à se polariser en quelque sorte ; pourtant, ce moi auquel je l’attribue, ce n’est qu’une manière de me représenter l’existence dont j’ai conscience. Ce moi que je prends pour le pur « sujet » de la pensée est en réalité un « objet ; » c’est un moi conçu et pensé que j’érige en moi pensant. C’est une idée où tous les états de conscience viennent aboutir et que je prends pour une donnée immédiate de la conscience. — Je pense, donc il existe quelque être qui pense et qui se pense sous l’idée du moi, qui devient ainsi à lui-même son objet sous cette idée du moi, — voilà tout ce que nous avons le droit de conclure aujourd’hui, après tant de discussions sur le cogito qui ont agité la philosophie moderne.

Un autre petit mot non moins gros de difficultés que le je, c’est le suis. Descartes veut-il, ici encore, poser une existence différente de la pensée actuelle, un objet qui servirait de soutien au sujet pensant, ou, comme on dit, une « substance ? » Alors tout est perdu : il ne trouvera jamais de pont pour franchir l’abîme. « Je pense, donc je suis pensant, » on ne peut sortir de là ; mais y a-t-il au-delà et au-dessous de ma pensée une substance autre que ce qu’elle aperçoit d’elle-même en elle-même ? Si oui, j’aurai beau regarder dans ma pensée, il est clair que je n’y verrai point ce qui n’y est point compris. Comment une substance échappant à ma conscience pourrait-elle être l’objet de ma conscience ?

Sur ce point, Descartes a été flottant. Il parle encore assez souvent de « substance » à la manière scolastique, comme si la pensée, semblable à l’éléphant des Indiens soutenant le monde, avait elle-même besoin d’être soutenue par la substance, comme par l’écaille de la tortue ; mais, quand Descartes parle ainsi, il parle contre lui-même. Le fond de sa doctrine, en effet, c’est que cela seul est intelligible qui est clairement et distinctement pensé ; d’où il suit que, pour nous, « la pensée est une même chose avec l’être ; » et c’est précisément cette unité de la pensée et de l’être qui est saisie dans le cogito. En pensant, nous prenons pied dans le domaine de l’être. Comment donc chercher encore au-delà de notre conscience un je ne sais quoi de mort et de brut, qui constituerait la réalité insaisissable de la conscience, et cela, au moment même où la conscience est posée comme la seule réalité immédiatement saisissable ? Appelons-en de Descartes à lui-même. « Nous ne devons point, dit-il, concevoir la pensée et l’étendue autrement que comme la substance même qui pense et qui est étendue. »

En somme, après toutes les analyses auxquelles les philosophes, à partir de Descartes, ont soumis le fait de conscience, voici ce qu’on peut conclure. L’état actuel de conscience n’annonce que sa propre existence actuelle ; il ne nous dit rien, ni sur sa substance, s’il en a une, ni sur sa cause, ni en un mot sur ses conditions d’existence et d’apparition. Tout ce qu’il peut dire, c’est : me voilà. D’où suis-je venu ? où vais-je ? comment suis-je né ? De quoi suis-je fait ? Autant d’x. Descartes nous a appris lui-même à mettre en doute tous les objets dont nous ne sommes pas certains par une intuition immédiate. Donc, si j’ai une substance, je ne la connais pas, car c’est là un objet de ma pensée et non plus ma pensée elle-même ; si j’ai une cause, je ne la connais pas, car c’est encore là un objet de ma pensée ; si j’ai des conditions, si j’ai des antécédens, si j’ai des élémens, je ne les connais pas, puisque tout cela, ce sont des objets de ma pensée. Mon état de conscience ressemble à l’enfant qui sort du ventre de sa mère, et qui ignore comment il est né. Le moi lui-même auquel, une fois adulte, j’attribue mon état actuel de conscience, est un « objet » que je pense comme condition de ma pensée ; à ce titre et en ce sens, le moi est incertain ; le seul « sujet » qui soit immédiatement présent à lui-même et ne se puisse mettre en doute, c’est mon état actuel de conscience, avec le sentiment de réalité ou d’existence qu’il enveloppe nécessairement.

Concluons que Descartes a trop vite oublié sa règle fondamentale : n’admettre pour vraies que les idées claires et distinctes. Quand il s’est trouvé devant l’idée de substance, comment n’a-t-il pas reconnu qu’il n’y en a point de plus obscure et de plus confuse ? Aussi disparaît-elle de l’idéalisme contemporain.


V

Cette obscure idée de substance va étendre son ombre sur la philosophie entière de Descartes et, tout d’abord, sur la distinction de l’âme et du corps. Voici le principe d’où part Descartes : si je puis, dans ma pensée, concevoir une première chose indépendamment d’une seconde, c’est que, dans la réalité, la première est substantiellement indépendante de la seconde. De là Descartes va tirer la distinction de l’âme, substance pensante, et du corps, substance étendue. L’argument ne laisse pas d’être ingénieux. Je trouve en moi-même, par la réflexion, un être réel, quel qu’il soit, qui existe, puisqu’il pense, qui ne se connaît qu’en tant qu’il se pense, et qui est tout entier à ses yeux dans la conscience qu’il a de lui-même ; or, cette conscience pure de soi n’enveloppe, prétend Descartes, aucune notion d’étendue, de figure, de couleur, de son, ni, en général, de corps. Mais ici, nous pouvons arrêter notre philosophe. — « O esprit, » ô pensée, lui dirons-nous, où donc est cette conscience pure qui n’envelopperait aucune notion d’étendue, de figure, de mouvement ? Vous pensez, dites-vous ; mais cogito est un mot que vous prononcez intérieurement, et en le prononçant, vous sentez de faibles mouvemens dans votre larynx ; de plus, vous croyez entendre ce mot, et le son cogito est présent à votre conscience. Voilà donc des mouvemens et des sons dans votre pensée pure. Faites abstraction de ces mouvemens et de ces sons, si vous pensez et pensez que vous pensez, on vous demandera immédiatement : à quoi pensez-vous ? Car, si vous n’avez plus dans l’esprit l’image du mot cogito, il faut alors que vous y ayez une autre image à laquelle s’applique votre pensée. Vous ne pensez pas sans rien penser. Or, quelle que soit l’image que vous considérez, ô esprit, elle aura un rapport à l’étendue, à la forme, aux couleurs, aux sons, aux mouvemens. Elle vous présentera des parties distinctes l’une de l’autre et répandues plus ou moins confusément dans l’espace. Direz-vous que vous pensez non à quelque objet extérieur, mais à un état tout subjectif et interne, comme une douleur, par exemple ? Une douleur ! Laquelle ? où souffrez-vous, ô esprit ? Dans quelle partie de votre « chair ? » Une douleur est toujours localisée quelque part, si confusément que ce soit, fût-ce dans un membre amputé, comme vous l’avez bien dit vous-même. Et quoiqu’il y ait alors illusion, encore est-il que vous ne pouvez ni souffrir, ni penser que vous souffrez, sans vous loger malgré vous dans l’espace et y élire domicile. — Mais c’est une douleur morale ! — Laquelle ? Est-ce d’avoir perdu votre père, ou cette fille, votre Francine, que vous avez tant pleurée ? Vous voilà encore dans l’espace ; vous vous représentez plus que jamais des « figures, » et des figures qui vous sont chères. Votre dernière ressource est de prétendre que vous avez, comme le Dieu d’Aristote, la pensée de votre pensée même, la conscience de penser, sans mot intermédiaire et sans image intermédiaire. Mais, même en cette conscience de penser, vous trouvez au moins la conscience de faire attention à votre pensée, et à votre pensée seule : or, cette attention ne va pas sans un effort, — à preuve que vous considérez la métaphysique comme un exercice fatigant, qui ne doit occuper, dites-vous, que « quelques heures par année. » Eh bien, il n’y a aucun sentiment d’effort sans une contraction des muscles de la tête et du corps entier, sans une production de chaleur à la tête, sans une fixation des muscles de la respiration, si bien que, ô pensée, quand vous vous croyez seule avec vous-même, vous retrouvez toujours votre chair qui vous fait sentir sa présence. Sans ce point d’appui extérieur auquel elle s’attache, vous vous évanouiriez dans le vide. Loin donc d’être, comme vous le dites, « complète » indépendamment du monde extérieur, vous n’existeriez pas sans lui. C’est par pure abstraction que vous voulez vous réduire à une action solitaire : être seule, pour la pensée, c’est cesser d’être. D’autre part, qu’on essaie de concevoir des objets sans aucune espèce d’emprunt à la pensée ; qu’on essaie de concevoir l’étendue seule, comme une « chose complète, » par conséquent comme une « substance, » selon la définition de Descartes ; on n’y parviendra pas davantage. L’étendue toute seule est encore de l’étendue pensée et même sentie. Elle est pensée, car elle enveloppe une pluralité infinie de parties entre lesquelles il y a un ordre intelligible ; et qui donc, plus que Descartes, était près de réduire l’étendue à une idée ? Nous avons beau vouloir dépouiller l’espace de tout ce qui pourrait venir de nous-mêmes, impossible. Il n’est que le dernier résidu de nos sensations visuelles et tactiles, ainsi que de nos sensations de mouvemens ; c’est un théâtre vide où nous nous promenons par l’imagination, où nous distinguons encore le haut et le bas, la droite et la gauche, où nous plongeons le regard et où nous étendons les mains. La matière, c’est un extrait de nos sensations et une construction de notre pensée. Si donc il n’y a point de sujet sans objet, il n’y a point pour nous d’objet sans sujet. La connaissance de la pensée comme « complète » implique la connaissance des objets de la pensée et de la sensation. Descartes aurait donc dû, selon ses propres principes, ne pas couper le monde en deux.

Aux discussions sur la substance de l’esprit et de la matière, la philosophie moderne substitue de plus en plus l’examen des causes, ou, pour éliminer tout reste de scolastique, l’examen des conditions déterminantes. Quelles sont donc les conditions de la pensée ? Est-ce en regardant dans sa conscience même qu’on les trouvera ? Est-ce en combinant des idées dans son esprit ? Je pense, donc je suis, sans doute ; mais sous quelles conditions puis-je à la fois exister et penser ? J’aurai beau scruter ma pensée même, je n’y trouverai pas les conditions qui cependant lui sont essentielles, par exemple l’existence du cerveau et des vibrations cérébrales. Qu’on me fasse respirer du chloroforme, et voilà ma pensée tellement suspendue qu’elle semble annihilée, ou réduite à un état voisin de l’inconscience. Comment aurais-je pu deviner ces conditions de ma pensée par l’inspection de mon moi solitaire ? Quelle que soit la nature, spirituelle ou non, de la pensée, quelle que soit sa « substance, » spirituelle ou non, quelle que soit même son « essence, » analogue ou opposée à celle de la matière, qu’importe, si son apparition de fait, si son exercice est subordonné à des conditions différentes d’elle et que l’expérience seule peut déterminer ? J’aurai beau, en idée, « séparer » ma pensée de mon corps, il n’en résultera nullement qu’elle n’y ait pas ses conditions nécessaires, sinon suffisantes, et, comme une seule condition qui manque fait tout manquer, tel trouble de mon cerveau coupera court à mon cogito philosophique. Dire avec Descartes : — Je puis me représenter ma pensée sans mon cerveau, donc elle en est indépendante, — c’est comme si je disais : je puis me représenter ma tête sans mon corps, donc ma tête est indépendante de mon corps.


VI

Au reste, si Descartes a insisté d’ordinaire sur la distinction de la pensée et de la matière, il a plusieurs fois marqué fortement leur unité. C’est un point sur lequel on ne lui a pas rendu justice ; on nous permettra donc de le signaler et de rectifier ici les opinions reçues.

Dans la lettre déjà citée à Elisabeth, Descartes aborde ce grand problème de l’union entre l’âme et le corps. Il avoue que, son principal dessein ayant été de les distinguer, il a quelque peu négligé leur union. Et cependant, cette union est réelle ; l’idée même de cette union, qui n’est autre que l’idée de la vie, est, dit-il, une des trois grandes notions fondamentales qui sont « comme les patrons » sur lesquels nous nous figurons toutes choses. On se rappelle que les deux autres notions fondamentales sont celles de la pensée et de l’étendue. Or, « concevoir l’union entre deux choses, » dit Descartes, « c’est les concevoir comme une seule. » On ne saurait aller plus loin. Et ailleurs : « concevoir l’âme comme matérielle, c’est proprement concevoir son union avec le corps. » Aussi ne semble-t-il pas à Descartes « que l’esprit humain soit capable de concevoir bien distinctement en même temps la distinction d’entre l’âme et le corps et leur union, à cause qu’il faut pour cela les concevoir comme une seule chose et ensemble les concevoir comme deux, ce qui se contrarie. » On voit donc que Descartes considère les deux points de vue comme légitimes ; il ne se représente nullement l’âme, dit-il, « comme un pilote dans un navire ; » pensée et étendue sont une seule réalité, car nous vivons et agissons avec la conscience de vivre et d’agir dans un monde étendu ; et cependant, pensée et étendue sont d’essence différente. Il y a ici pour le philosophe trois cercles concentriques à parcourir, pour passer de l’obscurité de la vie sensitive à la clarté de la vie intellectuelle. Dans le premier de ces cercles, le philosophe sent et agit comme tout le monde, il « éprouve » son unité de personne à la fois corporelle et spirituelle ; et c’est après tout, selon Descartes, ce qui doit remplir les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de notre existence. C’est même à ce propos qu’il affirme n’avoir consacré que quelques jours par an à la métaphysique.

Mais comment la pensée peut-elle agir sur l’étendue et pâtir de sa part ? — On sait la réponse de Descartes : la pensée n’agit pas, comme pensée, sur l’étendue comme étendue, et invicem. Ne sautons pas d’un cercle à l’autre, d’un point de vue à un point de vue tout différent. Demander comment la pensée agit sur la matière, c’est se figurer la pensée « comme un corps qui en pousse un autre, » c’est consulter « l’imagination, » au lieu de « l’entendement, » qui seul ici serait de mise. Un corps n’en pousse même pas un autre, mais le mouvement du premier se continue dans le second. Or, le mouvement ne peut pas se continuer dans la pensée, qui n’est plus mouvement. Concevez donc les mouvemens d’un côté, qui se transforment l’un dans l’autre, et les pensées de l’autre côté, qui se continuent aussi l’une dans l’autre ; de plus, souvenez-vous que, dans la réalité, il y a union et même « unité, » entre la série des mouvemens et celle des pensées ; et n’en demandez pas davantage. — De nos jours, nous ne sommes pas plus avancés que Descartes dans la solution du mystère, et la philosophie actuelle n’a rien de mieux à faire que de suivre le conseil cartésien : ne jamais confondre la série des mouvemens avec la série des états de conscience, et ne jamais non plus les séparer. « Toute la science des hommes, dit Descartes à Elisabeth, ne consiste qu’à bien distinguer les notions primitives, » qui rentrent dans les trois classes de la pensée, de l’étendue et de l’union entre les deux ; « et à n’attribuer chacune d’elles qu’aux choses auxquelles elles appartiennent, » les pensées aux pensées, les mouvemens aux mouvemens, l’agir et le sentir à l’union de la pensée et du mouvement. « Car, lorsque nous voulons expliquer quelque difficulté par le moyen d’une notion qui ne lui appartient pas, nous ne pouvons manquer de nous méprendre. » Ainsi font les matérialistes, qui veulent expliquer la pensée par le mouvement ; ou encore les scolastiques, qui expliquent les phénomènes du mouvement par des forces, vertus, qualités d’ordre mental. Et nous nous méprenons de même « lorsque nous voulons expliquer une de ces notions (primitives) par une autre, » — la pensée par le mouvement, le mouvement par la pensée, l’union du mouvement et de la pensée par le mouvement seul, ou par la pensée seule, ou par la simple juxtaposition du mouvement et de la pensée ; « car, étant primitive, » chacune de ces notions a ne peut être entendue que par elle-même. » Donc la vie réelle, qui est l’unité du penser et du mouvoir, ne peut s’entendre que par elle-même, en vivant. Ces réflexions de Descartes sont aussi sages que profondes ; livrons-les aux méditations de nos savans comme de nos philosophes contemporains.

VII

Au problème des rapports de l’esprit et du corps se rattache celui des idées. On aurait mieux compris la fameuse théorie de Descartes sur les idées innées, si on l’avait envisagée par là interprétée en son vrai sens, elle prend un aspect nouveau et original que nous devons mettre en lumière. Il y a, selon Descartes, une première classe d’idées « qui n’appartiennent à l’âme qu’autant qu’elle est jointe au corps ; » ce sont des idées venant de la vie même et qui l’expriment : telles sont celles des fonctions corporelles. Il y a, au contraire, des idées qui appartiennent à l’esprit en tant qu’il est « distinct de la matière étendue, » quoique uni à elle ; telles sont les idées de la pensée même, de la volonté, de l’unité et de la pluralité, du semblable et du dissemblable, de la perfection, de l’infini, etc. ; ces idées expriment non plus le dehors dans le dedans, mais le dedans lui-même, l’essence et la nature propre de l’esprit ; elles sont donc, dit Descartes, « naturelles » à l’esprit et, en ce sens, « innées. »

Cette théorie souleva, ainsi que les autres doctrines cartésiennes, les objections de Hobbes, de Gassendi, d’Arnauld, d’une foule d’autres philosophes dont il avait demandé les critiques avant de donner à l’imprimeur le manuscrit de ses Méditations. — « Je ne me persuade pas, leur répond Descartes, que l’esprit d’un petit enfant médite dans le ventre de sa mère sur les choses métaphysiques. » Inné ne veut pas dire : né avec nous dès le premier instant de notre vie, mais : naissant en nous, à quelque moment que ce soit, sans provenir du dehors. En d’autres termes, notre entendement a une certaine constitution naturelle, qui le rend propre à prendre de lui-même telles formes ou telles directions et à en avoir une conscience qu’on appelle l’idée. Descartes s’indigne qu’on méconnaisse cette constitution native et, devançant les vues profondes de l’idéalisme kantien, il s’écrie : — « Comme si la faculté de penser, qu’a l’esprit, ne pouvait d’elle-même rien produire ! » — « Je les ai nommées naturelles, ces idées, ajoute-t-il, mais je l’ai dit au même sens que nous disons que la générosité ou quelque maladie, comme la goutte ou la gravelle, est naturelle à certaines familles. Non pas que les enfans qui prennent naissance dans ces familles soient travaillés de ces maladies au ventre de leur mère, mais parce qu’ils naissent avec la disposition ou la faculté de les contracter. » Cette remarquable comparaison des idées « naturelles » avec les qualités ou maladies du corps transmises par hérédité est une intuition anticipée de la doctrine évolutionniste, qui explique les formes de la pensée par celles du cerveau, et celles du cerveau par une organisation héréditaire. Mais Descartes n’aurait point voulu admettre, avec Spencer, que tout soit « produit » dans notre pensée par l’action du monde extérieur. Cette action, Descartes la supprime même, à vrai dire, puisqu’il admet deux séries parallèles, — idées et mouvemens, — qui se développent simultanément, pari passu. Il faut donc bien que le monde intérieur ait en lui-même ses raisons de développement et conserve sa logique native, tout comme la nature de l’étendue a en soi les propriétés mathématiques et mécaniques qui n’en sont que le déploiement.

Avons-nous besoin de faire remarquer combien nous sommes loin de la ridicule théorie qu’il est de tradition d’attribuer à Descartes et de réfuter triomphalement, sous ce nom d’idées « innées ? » Quelque opinion qu’on adopte sur le sujet, il est difficile de refuser à Descartes le grand principe de sa théorie idéaliste ; que les idées ou images des choses se produisent en nous nécessairement, selon les lois naturelles de notre esprit, comme les figures de l’étendue se produisent nécessairement selon les lois naturelles du mouvement.


VIII

Avec l’idée du moi, l’idée la plus « naturelle » à l’esprit, selon Descartes, est celle de l’infini. On a quelquefois prétendu que l’idée de Dieu, dans la philosophie cartésienne, avait un rôle accessoire et surajouté. En fait, cette idée est aussi fondamentale chez Descartes que chez Spinoza. Mais autre est la philosophie, autre la théologie. Descartes avait en horreur les controverses théologiques. Sa foi religieuse était sincère, mais il mettait à part de la science et de la philosophie « les vérités de la religion. » Il avait une telle notion de l’incompréhensibilité divine qu’il pouvait bien, d’un côté, admettre une révélation qui n’était qu’un mystère de plus ; mais, d’un autre côté, il considérait comme vaines les discussions sur les mystères. « Je révérais notre théologie, dit-il, en racontant ses études à La Flèche, dans une page bien connue ; » mais, ajoute-t-il, « je pensai que, pour y réussir, il était besoin d’avoir quelque extraordinaire assistance du ciel et d’être plus qu’homme. »

À cette époque, le cours de philosophie, qui faisait suite à de fortes études littéraires, durait deux ans : première année, logique et morale ; seconde année, physique et métaphysique ; une troisième et dernière année était consacrée aux mathématiques[4]. Dans le cours de leur enseignement, les jésuites séparaient assez volontiers la foi de la science, et permettaient toutes les études, toutes les lectures, pourvu qu’on réservât l’autorité de l’Église. Certaines sciences où il est inévitable d’entrer en conflit avec la théologie, telles que la critique historique, la géologie, l’anthropologie, n’existaient pas encore. Les jansénistes, moins tolérans que les jésuites, devaient bientôt regarder avec quelque défiance un bon nombre de sciences ; Descartes, lui, conserva toujours un esprit de tolérance beaucoup plus large : il était porté à croire qu’il est avec la théologie des accommodemens. Il avait trop parcouru le monde pour ne pas voir combien les croyances religieuses changent avec les pays : il gardait sa religion, parce qu’elle en valait une autre, — et même lui semblait valoir mieux, — mais aussi parce que c’était la religion « en laquelle il était né. » Si le théologien réformé Régius le presse d’examiner les fondemens de sa foi avec autant de soin que ceux de sa philosophie, il se borne à répondre : j’ai la religion du roi, j’ai la religion de ma nourrice. A ceux qui voulaient changer de culte, il conseillait de rester tranquilles dans la foi de leurs pères.

Le « sens figuré » de la Bible a toujours été un refuge pour les grands esprits qui furent en même temps des croyans. Descartes est du nombre. Il y a, selon lui, « des façons de parler de Dieu dont l’Écriture se sert ordinairement, qui sont accommodées à la capacité du vulgaire et qui contiennent bien quelque vérité, mais seulement en tant qu’elle est rapportée aux hommes : » mais il y a d’autres façons de parler qui ont une valeur absolue et sont les objets d’une foi raisonnable : « Ce sont celles qui expriment une vérité plus simple et plus pure, qui ne change point de nature, encore qu’elle ne soit point rapportée aux hommes. » On reconnaît ici la distinction familière à Descartes du sensible et de l’intelligible ; ce fondement de toute sa philosophie était aussi le fondement de sa foi religieuse. Au-dessus de la lettre qui tue, il élève l’esprit qui vivifie, et l’esprit, c’est au fond la raison même, la vérité « simple et pure, qui ne change point de nature » avec les temps et avec ceux à qui elle s’adresse. A propos de la Genèse, « on pourrait dire, selon lui, que, cette histoire ayant été écrite pour l’homme, ce sont principalement les choses qui regardent l’homme que le Saint-Esprit y a voulu spécifier, et qu’il n’y est parlé d’aucune qu’en tant quelles se rapportent à l’homme. » Il n’est donc pas étonnant que, par rapport à l’homme, le soleil tourne !

Le langage de Descartes à Mlle Schurmann ne montre pas grande foi dans l’inspiration des Écritures en ce qui concerne la lettre et les détails. Descartes trouvait assez enfantin le récit de Moïse, parlant au peuple le langage populaire. Comme Mlle Schurmann se récriait, Descartes lui assura qu’il avait été, lui aussi, curieux de savoir ce que disait exactement Moïse sur la création, et qu’il avait même appris l’hébreu pour en juger dans l’original ; mais « trouvant que Moïse n’a rien dit clarè et distincte, » il l’avait laissé là a comme ne pouvant lui apporter aucune lumière en philosophie. » Descartes disait encore qu’il y aurait un livre curieux à écrire, et auquel il avait songé : des miracles ; on y ferait voir tous les miracles que la science, surtout l’optique et la médecine, peut accomplir. Ce livre eût pu le mener loin.

On sait comment, à la première nouvelle de la condamnation de Galilée, Descartes supprima son Traité du monde. Il invoque « le désir qu’il a de vivre en repos et de continuer la vie qu’il a commencée. » D’ailleurs, il ne perd pas tout à fait espérance « qu’il n’en arrive ainsi que des antipodes, qui avaient été quasi en même sorte condamnés autre fois, » et ainsi que son Monde a ne puisse voir le jour avec le temps. » En attendant, on sait par quels subterfuges, dans son livre des Principes, il expose la théorie du mouvement de la terre, tout en la niant d’apparence. « Que ne preniez-vous un biais ? » écrivait-il à son ami Regius, qui s’était attiré des affaires par son imprudence.

Mais Descartes avait beau, après une jeunesse si vaillamment dépensée sur les champs de bataille, pousser désormais à l’excès la « prudence du serpent » qui lui paraissait de mise en théologie, cet homme né catholique et élève des jésuites avait le tempérament d’un protestant ; il était, — ce dont les protestans mêmes se dispensent parfois, — le libre examen en personne. Sa méthode de doute et de critique, comment ne l’aurait-on pas bientôt appliquée à la théologie et à l’exégèse religieuse, comme à tout le reste ? Les cartésiens hollandais n’y manqueront pas, et Spinoza est proche. Aussi, malgré toutes ses précautions, Descartes finit, en Hollande même, par déchaîner contre lui les théologiens. La tendance des cartésiens de Hollande était de soumettre la théologie à la raison ; les théologiens dissidens faisaient cause commune avec les cartésiens. Les orthodoxes s’alarmèrent. On sait comment, dénoncé par Voetius, recteur de l’université d’Utrecht, Descartes lut appelé devant les magistrats pour répondre du crime d’athéisme et voir brûler ses livres par la main du bourreau. L’intervention de l’ambassadeur de France arrêta cette procédure. Tous les décrets des synodes et des universités ne devaient point empêcher le triomphe du cartésianisme. Clauberg, Geulinx, Meyer et Bekker préparent Spinoza et son Traité théologico-politique. Comme Descartes, Spinoza soutiendra que c’est peine perdue de chercher dans les Écritures la vérité métaphysique, les « idées claires et adéquates. » L’Écriture ne parle jamais qu’une langue « appropriée aux hommes, » et même au vulgaire. Elle a pour but non la science, mais la conduite. La seule chose qu’elle enseigne clarè et distincte, et qui par cela même est vraie, c’est que, pour obéir à Dieu, il faut l’aimer et aimer tous les hommes. Voilà la religion rationnelle et universelle ; Spinoza la résume en sept articles de foi, qui ne sont que des articles de raison. Ce que Descartes avait projeté pour les miracles, Spinoza commence à le faire, il montre qu’on pourrait donner des explications naturelles des faits les plus merveilleux. Un miracle, étant contraire à l’universel mécanisme, serait une absurdité. L’ouvrage de Spinoza contient des chapitres d’un haut intérêt, non-seulement sur l’interprétation, mais aussi sur l’authenticité des Écritures. « Spinoza, a dit Strauss, est le père de l’exégèse biblique, » qui n’est que la méthode cartésienne transportée dans le domaine de la théologie et de l’histoire.

Le 20 novembre 1663, treize ans après la mort de Descartes, la congrégation de l’Index proscrivait ses ouvrages, donec corrigantur. Qui les corrigera ? Le fait est que Descartes avait « sécularisé » la métaphysique et la théologie tout comme la science. Voyons donc ce que fut la théologie rationnelle de Descartes.


IX

Toute la métaphysique est une pyramide d’idées, puisque nous ne saisissons l’être que dans et par l’idée ; c’est là un principe désormais accepté par l’idéalisme moderne. Il s’agit donc de ranger nos idées dans l’ordre de leur valeur, pour mettre au sommet de la pyramide la notion où toutes les autres viennent converger et se réunir. Or pour Descartes, si on divise les idées selon leurs objets, non plus selon leur origine, elles se rangeront en trois grandes classes : ici, l’idée intuitive d’un être réel qui pourrait ne pas exister, à savoir moi, « ma pensée ; » là, les idées d’êtres simplement possibles et dont l’existence ne m’est pas immédiatement donnée : c’est le monde extérieur ; enfin, au plus haut de mon intelligence, l’idée d’un être nécessaire, où la possibilité et l’existence réelle sont inséparables. Tant qu’on n’est pas remonté à cette dernière idée il reste, selon Descartes, une universelle séparation entre le possible et le réel, et on ne sait plus comment passer de l’un à l’autre. En effet, je me vois bien réel, moi, quand je dis : je pense ; mais à quel titre cette réalité est-elle possible, n’étant point nécessaire ? Quant aux corps, je les conçois bien comme « possibles, » par cela même que j’en ai la représentation en moi, mais comment savoir s’ils sont « réels » hors de moi, puisqu’ils ne sont point nécessaires ? De là, selon Descartes, le besoin d’un terme supérieur, dont la réalité soit donnée parce qu’elle est non plus seulement possible, mais nécessaire. En cette idée seule la pensée trouve son repos, et le monde entier son soutien ; supprimez cette idée, tout s’écroule : je reste seul en face de ma réalité actuelle, bornée à ma pensée présente, sans garantie ni de mon existence passée, qui ne m’est attestée que par ma mémoire faillible, ni de mon existence future, qui ne découle en rien de mon existence actuelle, « les momens de la durée étant indépendans l’un de l’autre. » Ainsi réduite au : « Je pense en ce moment et en ce moment je suis, » mon existence n’est plus qu’un point perdu dans un vide immense, flottant entre l’être et le néant ; et elle est enveloppée, comme d’autant de fantômes, d’apparences extérieures dont je ne puis savoir si elles ne sont point un rêve que je fais les yeux ouverts.

Descartes a eu ici le tort, comme pour le cogito, de mettre à la fin sa doctrine en syllogismes, et, sous prétexte de lui donner ainsi une forme plus claire, il l’a obscurcie. Pas plus que notre existence ne se conclut par syllogisme de notre pensée, l’existence de Dieu ne peut se conclure par syllogisme d’une majeure où elle serait posée comme simplement possible. C’est une analyse et une classification d’idées qu’il faut substituer au syllogisme, pour être fidèle à la méthode même de Descartes, dont les deux procédés essentiels sont « l’intuition » s’exprimant dans une idée et « l’analyse » de l’idée en ses élémens simples. Étant donnée l’idée du parfait, que nous avons tous, quelle valeur faut-il lui attribuer, et quelle place parmi toutes les autres idées ? Faut-il la ranger dans la classe des possibilités pures ou dans celle des existences ? Voilà la vraie question. Malgré le danger qu’il y avait à comparer l’idée suprême avec des idées inférieures et d’une autre catégorie, Descartes, pour se faire comprendre, donne l’exemple trop fameux du triangle. Il y a contradiction à dire : je conçois bien le triangle, mais je le conçois avec quatre angles au lieu de trois, — car alors on prétend concevoir le triangle, mais on conçoit réellement le carré. De même, selon Descartes, vous ne pouvez dire que du bout des lèvres : — Je conçois la perfection comme ayant toutes les raisons d’être, mais je la conçois comme n’étant pas ; j’ai l’idée de l’être parfait comme manquant de quelque chose pour exister. — Descartes ne veut pas qu’on prête à nos idées des attributs qui ne leur conviennent point, comme un algébriste qui attribuerait à des quantités un faux exposant : il y a d’abord un être qui, dans son idée même, m’est donné comme réel, quoique contingent, c’est moi ; il y a ensuite des êtres contingens qui, dans leur idée, ne me sont donnés que comme possibles, les corps ; mais il y a un être qui, dans son idée, m’est donné comme nécessaire, l’être parfait. « Étant assuré que je ne puis avoir aucune connaissance de ce qui est hors de moi que par l’entremise des idées que j’ai en moi, je me garde bien de rapporter mes idées immédiatement aux choses et de leur attribuer rien de positif que je ne l’aperçoive auparavant en leurs idées. » Voilà le principe de tout idéalisme. D’où cette conséquence : tout ce qui « répugne à nos idées des choses est absolument impossible de ces choses. » Par là Descartes fait de l’idéalisme même le moyen d’atteindre au vrai réalisme ; mais, au lieu de dire : « absolument, » il eût dû dire : « relativement à nous. » C’est la grande correction apportée par Kant à l’idéalisme moderne.

Ainsi présentée, l’analyse de l’idée de perfection n’est plus le sophisme classique où d’un Dieu simplement conçu dans les prémisses, on prétendrait tirer, par voie de conclusion, un Dieu réellement existant, comme si, d’une statue simplement pensée, un sculpteur espérait tirer une tête et des bras réels. « L’existence » que Descartes conclut de « l’essence » divine est, comme cette essence, tout idéale ; il y a là deux idées indissolubles, dans notre esprit, et c’est par la valeur objective attribuée à ces idées que l’existence idéale de Dieu est affirmée ensuite comme étant réelle.

On le voit, la célèbre preuve cartésienne est une complète transfiguration du raisonnement de saint Anselme, grâce au vaste système d’idéalisme dont elle n’est qu’une application particulière. Si donc nous voulions discuter cette preuve, il faudrait critiquer la valeur objective des idées en général, et, en particulier, de l’idée du parfait. Que notre esprit trouve en cette idée sa satisfaction, on peut, encore aujourd’hui, l’accorder à Descartes ; et si nous n’avions par ailleurs aucune raison de mettre en doute la réalité de la perfection, nous donnerions notre assentiment à l’idéal suprême de l’intelligence et de la volonté. Par malheur, le monde avec tous ses maux nous apparaît de plus en plus comme une raison de doute : c’est le grand scandale. D’autre part, la critique idéaliste de notre intelligence et de ses formes, dont Descartes eut le pressentiment, devait elle-même aboutir à nous faire comprendre que, dans nos spéculations sur l’infini, sur le parfait et sur l’existence absolue, nous dépassons nos limites. La preuve cartésienne est donc discutable comme « preuve. » Elle n’en demeure pas moins la plus haute expression de ce fait que, dans notre esprit, tout converge vers les deux idées d’existence absolue et d’existence parfaite : nous ne comprenons pas comment quelque chose de relatif peut exister s’il n’existe rien d’absolu, et nous ne comprenons pas davantage comment une existence absolue et, en conséquence, absolument indépendante, ne serait pas parfaite. Ainsi le type de l’existence et le type de l’essence tendent à s’unir en un seul et même foyer ; mais il reste toujours à savoir si cet idéal de notre pensée existe ailleurs que dans notre pensée même. C’est l’éternel point d’interrogation auquel aboutit l’idéalisme. Nous ne conclurons pas, avec Kant, que « la preuve cartésienne, si vantée, perd entièrement sa peine ; » nous ne répéterons point avec lui ces dures paroles : « On ne devient pas plus riche en connaissances avec de simples idées qu’un marchand ne le deviendrait en argent si, dans l’intention d’augmenter sa fortune, il ajoutait quelques zéros à son livre de caisse. » Descartes pourrait répliquer qu’un marchand devient riche avec des idées, quand il en a de bonnes, avec des chiffres, quand il sait les aligner dans l’ordre véritable, avec des zéros même, quand il sait les poser à leur place dans un calcul juste. Si l’idée de perfection introduisait un ordre intelligible dans toutes nos autres idées, si elle n’en rencontrait aucune qui fût incompatible avec elle, si surtout elle ne trouvait dans l’expérience rien qui se dressât devant elle comme une contradiction vivante, il ne suffirait pas de montrer que la perfection de la bonté est une « idée » pour l’empêcher d’être, dans le domaine de l’intelligence et de la moralité, notre suprême satisfaction et notre meilleure richesse.


A l’analyse de l’idée du parfait, Descartes joint la preuve, également classique, de l’existence de Dieu par l’origine même de cette idée du parfait. Ici encore, il ne croit pas que notre pensée puisse dépasser la réalité. — Et les chimères ? — Gréer une chimère, ce n’est point dépasser le réel, mais simplement l’altérer ; voilà pourquoi nous pouvons concevoir des chimères. Mais le suprême idéal de la perfection semble à Descartes impossible à imaginer si la réalité n’en fournit pas les élémens, ou plutôt l’élément. Or, à en croire Descartes, cet élément ne peut être notre simple puissance de perfectibilité, mais bien une perfection actuelle. Descartes se sert à ce sujet d’une comparaison ingénieuse et peu connue. Si on disait que chaque homme peut peindre un tableau aussi bien qu’Apelle a puisqu’il ne s’agit que de couleurs diversement appliquées, et que chacun peut les mêler en toutes sortes de manières, » il faudrait répondre, selon Descartes, qu’en parlant de la peinture d’Apelle, on ne considère pas seulement un certain « mélange de couleurs, » mais « l’art du peintre pour représenter certaines ressemblances des choses. » C’est cet art qui n’est point en chacun et qui, si un tableau existe, doit exister quelque part, chez l’auteur du tableau, si bien que toute la perfection de l’œuvre suppose une perfection encore plus éminente chez l’artiste. Notre idée de Dieu, pour Descartes, suppose de même, quelque part, une perfection véritable : par un simple mélange de nos idées, nous ne pourrions composer ce chef-d’œuvre de la pensée.

La discussion de cette seconde preuve, elle aussi, nous entraînerait trop loin. Disons seulement que l’idée de perfection n’a pas la « simplicité » et « l’unité » dont parle Descartes : la réalité peut donc nous en fournir les élémens. Elle est un composé de nos diverses facultés indéfiniment augmentées : science, puissance, bonheur. On peut même se demander si elle exprime autre chose qu’un point de vue tout humain, une simple satisfaction de nos aspirations humaines, un idéal de béatitude sensitive, intellectuelle et volontaire, par conséquent une de ces « causes finales » dont se défiait Descartes. La perfection, après tout, est une fin, elle est la fin même ; c’est moins une « idée » qu’un objet de « désir, » et n’est-ce pas Descartes lui-même qui nous a appris à ne pas mesurer la réalité à nos désirs ? Toutefois, quelques objections que l’on puisse faire ici, Descartes aura l’honneur d’avoir indiqué que la vraie raison spéculative de croire à l’existence de la perfection ne peut être, après tout, que l’idée même du parfait, jointe à la persuasion que « dans toute idée il y a de l’être. »


X

Après que Descartes a établi « l’inébranlable, » c’est-à-dire notre pensée et l’idée de l’être nécessaire, il ouvre sa dernière méditation par ces paroles d’un superbe idéalisme : « Il ne me reste plus maintenant qu’à examiner s’il y a des choses matérielles ! » La question peut surprendre ceux qui n’ont jamais réfléchi. Et cependant, pour la philosophie contemporaine comme pour Descartes, quel est le seul monde qui nous soit immédiatement donné ? — Un monde idéal, composé uniquement, comme dit Schopenhauer, de représentations dans notre tête. La « mathématique universelle, » par l’ordre intelligible qu’elle y introduit, en fait un monde vrai ; mais, allant au-delà, nous prétendons juger d’un monde réel, c’est-à-dire existant indépendamment de notre représentation. De quel droit ? Voilà ce que les modernes se demandent depuis Descartes. Dans la vie pratique, rien de plus simple, nous nous contentons de céder à l’instinct naturel, au penchant qui nous fait considérer le monde représenté en nous comme réel en soi. Descartes dédaigne ce « penchant » qui n’est pas une preuve. — Mais, dit-on, nos idées ne dépendent point de notre volonté ; elles doivent donc avoir une « cause » extérieure. — A cet argument classique, Descartes fait une très remarquable réponse : — Qui sait, demande-t-il, s’il n’y a point en nous la puissance de « produire » les idées des choses matérielles, sans l’aide d’aucune chose vraiment extérieure ? Il pourrait exister dans la spontanéité de notre conscience des profondeurs ignorées de notre réflexion, une puissance productive, une fécondité capable d’enfanter des idées ou croyances qui viendraient de notre nature même, non de quelque objet vraiment étranger et existant dans un espace réel. Nos idées sont peut-être comme les fleurs d’un arbre qui les produit de sa sève. Tout au moins les fleurs d’un arbre ne ressemblent-elles en rien à la terre, dont indirectement elles proviennent. Ainsi, ni le principe de causalité, ni le penchant instinctif à croire nos sens, ne sont de vraies et suffisantes raisons. Par rapport « aux choses extérieures, » nous demeurons jusqu’ici enfermés dans le « possible » et dans le « vrai, » sans pouvoir atteindre leur réalité « hors de nous. » Pour franchir l’abîme qui sépare la « possibilité » de la « réalité, » il nous faut l’intermédiaire de quelque « nécessité. » Or, l’être nécessaire est Dieu ; c’est donc seulement, selon Descartes, sur l’idée de cet être nécessaire que nous pouvons fonder la réalité du monde extérieur.

Ainsi s’explique, selon nous, le célèbre paradoxe de Descartes sur l’existence de la matière déduite de l’existence de Dieu. L’existence divine est essentiellement vérité, ou plutôt elle est la « vérité vivante ; » en se manifestant par son œuvre, qui est l’univers, elle devient « véracité. » Le monde visible est la parole que Dieu nous fait entendre, et cette parole, que prononce la vérité éternelle, doit être véridique. Le monde matériel est donc réel, et, si nous transposons les « signes » fournis par nos sens en vérités bien liées, comme sont les mathématiques et la mécanique, ces vérités acquerront du même coup une valeur « « hors de nous. »

Au lieu d’interpréter cette doctrine dans son sens profond (comme on doit le faire pour toute doctrine) et de la soumettre ensuite à une discussion sérieuse, on s’est perdu, comme pour le cogito, dans des critiques scolastiques : on n’a vu que le cercle vicieux qui roule de la véracité de nos facultés à la véracité divine, de la véracité divine à la véracité de nos facultés. Mais Descartes n’avait point la prétention de sortir du domaine des « idées ; » il voulait seulement, parmi les idées mêmes, trouver une idée supérieure qui apparût enfin comme le garant de toutes les autres, comme le fondement de notre affirmation d’un monde réel. Et il a cru la trouver dans l’idée de l’être qui seul existe par lui-même. On voit l’ordonnance simple et grandiose de tout ce système idéaliste, avec ses trois conceptions fondamentales : notre pensée, saisie comme réelle, une pensée suprême, conçue comme nécessaire et conséquemment réelle, enfin les objets pensés, conçus d’abord comme possibles et vrais autant que nous les pensons, puis comme certainement réels en vertu de l’unité suprême du vrai et du réel. C’est une sorte d’orbite parcourue, de révolution autour de soi qu’accomplit la pensée de Descartes ; c’est un « cercle, » si l’on veut, mais où, selon Descartes, toute pensée humaine est nécessairement enfermée, puisqu’elle ne peut que prendre conscience de ses idées, de leur ordre, enfin de leurs infranchissables limites.


Si, dans la philosophie comme dans la science, il faut admirer ceux qui trouvent les solutions, plus grands encore sont les inventeurs des problèmes. Outre qu’on doit à Descartes plus d’une solution ou des élémens de solution qui sont de majeure importance, combien de problèmes nouveaux n’a-t-il pas introduits dans la philosophie, depuis la critique de la connaissance jusqu’à la question de la réalité de la matière ! Comme nous venons de le voir et comme Schopenhauer l’a fort bien reconnu, « c’est Descartes qui, le premier, a saisi le principal problème autour duquel roulent depuis lors les études des philosophes, et que Kant a particulièrement approfondi : le problème de l’idéal et du réel, c’est-à-dire la question de distinguer ce qu’il y a de subjectif et ce qu’il y a d’objectif dans notre connaissance. » Quel rapport peut-il y avoir entre les images d’objets présens à notre esprit et des objets réels qui existeraient entièrement séparés de nous ? Avons-nous la certitude que de pareils objets existent réellement ? Et, dans ce cas, leurs images nous éclairent-elles sur leur constitution ? « Voilà le problème, dit Schopenhauer, et depuis qu’il a été posé, depuis deux cents ans, la tâche principale des philosophes est de distinguer nettement, par un plan de séparation bien orienté, l’idéal du réel, c’est-à-dire ce qui appartient uniquement à notre connaissance comme telle, de ce qui existe indépendamment d’elle, et d’établir ainsi d’une façon stable leur rapport réciproque. » Outre que Descartes a ainsi posé le problème de la « critique, » il en a donné, d’une manière générale, la vraie solution : la seule réalité immédiatement saisie est celle de notre conscience, de notre pensée ; ce qui est conforme aux lois de cette pensée est vrai, et c’est seulement à travers le vrai que nous saisissons avec certitude les réalités autres que nous. De plus, en nous-mêmes, le fond de l’être est volonté, le principe ultime de l’existence doit donc être aussi volonté. Ce sont les conclusions mêmes de l’idéalisme contemporain.

Le second mérite de Descartes, en philosophie, est d’avoir montré que la pensée est irréductible au simple mouvement dans l’étendue. Bien des savans l’oublient encore de nos jours. Descartes leur répond d’avance : « Dire que les pensées ne sont que les mouvemens du corps, c’est chose aussi vraisemblable que de dire : le feu est glace, ou le blanc est noir. » Descartes a ainsi déterminé à la fois et l’immense domaine du mécanisme et la limite infranchissable au-delà de laquelle il ne peut s’étendre : la conscience.

Son troisième mérite, c’est d’avoir commencé, mais sans la pousser jusqu’au bout, l’opération inverse, je veux dire la réduction du monde mécanique aux élémens du monde de la conscience. Par là, surtout, il nous a paru le grand initiateur de l’idéalisme moderne, mais il lui a donné une forme trop intellectualiste. Quoiqu’il ait placé le fond de l’existence dans la volonté même, il a trop conçu le monde extérieur « comme représentation, » pas assez « comme volonté. »

Dans ses derniers ouvrages, Descartes semble flotter entre ces deux pensées : la matière est une substance, la matière n’est qu’une abstraction. C’est la seconde, aujourd’hui reconnue pour vraie, qui est la plus conforme à l’esprit de son système. Pour Descartes, les faits naturels et les êtres matériels ne peuvent être autre chose que des composés de lois et de propriétés mathématiques ; ce sont des entre-croisemens du nombre, du temps, de l’étendue et du mouvement. Sa physique est, comme on l’a dit, un écoulement de sa métaphysique, qui elle-même, en ce qui concerne le monde matériel, n’est autre chose que la pure mathématique. Aussi avons-nous vu le monde extérieur, chez Descartes, se résoudre en idées. L’étendue est d’essence idéale, et il ne faut pas grand effort pour la réduire à une idée pure. « Plusieurs excellens esprits, dit Descartes dans sa curieuse réponse aux instances de Gassendi, croient voir clairement que l’étendue mathématique, laquelle je pose pour le principe de ma métaphysique, n’est rien autre chose que ma pensée, et qu’elle n’a, ni ne peut avoir, aucune existence hors de mon esprit. » Voilà Descartes au pied du mur ; comment va-t-il répondre ? Réclamera-t-il pour l’étendue une réalité absolument indépendante ? Non ; il s’échappe, il prend même si bien son parti de l’objection qu’il finit par s’en faire un sujet de félicitation pour lui-même : « J’ai bien de quoi me consoler, pour ce qu’on joint ici ma métaphysique avec les pures mathématiques, auxquelles je souhaite surtout qu’elle ressemble. » Elle leur ressemble tellement, qu’elle s’y évanouit ; et les mathématiques, à leur tour, s’évanouissent dans la pensée, car qui détermine le nombre, sinon la pensée ? Qui conçoit le temps, sinon la pensée ? Qui, enfin, imagine ce grand trou vide et noir qu’on nomme l’espace, sinon encore la pensée ? La matière, n’étant que l’étendue, devient elle-même, non pas l’esprit sans doute, mais une essence idéale qui dépend, au dehors de nous, de l’esprit suprême, en nous, de notre esprit, où « son idée est innée. » La figure et le mouvement tendent à s’évanouir dans des relations entre des idées claires et distinctes qui, elles aussi, « sont naturellement en nous. » Nous portons donc en nous-mêmes, ou plutôt nous tirons de nous-mêmes le monde vrai, le monde de la science, qui est un système d’idées. On a fort bien dit que l’univers de Descartes est « un univers de cristal : » il faut que tout en soit diaphane, que de partout il y fasse jour pour la pensée, que tout enfin s’y réduise, autant qu’il est possible, à la pensée même.

Mais si c’est bien là le monde vrai, ce n’est pas le monde réel. La réalité des êtres extérieurs, Descartes a fini par la concentrer toute dans une « volonté » unique, celle de Dieu. Descartes eût dû répandre partout dans l’univers des volontés plus ou moins analogues à la nôtre et ayant en elles le germe de la « pensée. » C’est à cette conception élargie que tend l’idéalisme contemporain, qui rend ainsi la vie à la matière, tout en supprimant la vieille notion d’une substance matérielle. Le sujet pensant, au moyen des « idées, » ne peut faire que concentrer en soi ce qui est diffus dans l’objet pensé ; si donc l’intelligence comprend et aime la nature, c’est que la nature, universellement intelligible, est aussi universellement capable d’intelligence et de sentiment ; sa constitution, au lieu d’être exclusivement mécanique, — ainsi que Descartes l’a soutenu, — a encore un côté mental : elle est sensitive comme la nôtre, puisque notre cerveau sentant et pensant est une de ses parties. Ce qui est en nous l’objet d’une conscience claire et d’une volonté clairvoyante est déjà en elle à l’état de rêve et d’aveugle aspiration. Le sommeil d’Endymion, c’est la nature endormie ; Diane qui la contemple et l’éclairé d’un rayon, c’est la pensée, amoureuse de ce qui ne pense pas encore, de ce qui a les yeux fermés, mais peut les ouvrir à l’universelle lumière.


ALFRED FOUILLEE.

  1. Voyez la Revue du 15 avril.
  2. Voir E. Boutroux, de Veritatibus œternis apud Cartesium, Paris, Alcan.
  3. Les nouvelles théories médicales permettent d’ailleurs d’admettre, avec Descartes, que les hommes pourraient un jour mourir, non de maladie, mais de vieillesse.
  4. Pour le dire en passant, nos jeunes gens auraient tout avantage à recevoir une instruction de ce genre.