Les Origines d’une colonie
- I. La Conquête d’Alger, par M. Camille Rousset, de l’Académie française ; Paris, 1879. — II. Histoire de la conquête d’Alger, par M. Alfred Nettement ; Paris, 1867.
A une distance de plusieurs années, deux écrivains se sont rencontrés pour détacher de l’histoire de la restauration l’épisode de la conquête d’Alger et écrire, sous la forme d’une monographie, le récit de ce glorieux fait d’armes, qui donna à la mère patrie, presque à ses portes, une colonie devenue, avec le temps, puissante et prospère. Le premier en date, M. Alfred Nettement, appartenait par ses opinions au parti royaliste. En mourant, il a légué à sa famille le souvenir d’un nom respecté, à son pays d’estimables travaux entrepris pour la défense de la monarchie. les pages qu’il a consacrées à l’expédition d’Alger, remarquables par les trésors documentaires qui s’y trouvent accumulés, — papiers de famille, fragmens de lettres et de mémoires inédits, tracés sur le théâtre des événemens par les acteurs mêmes, dont ils nous montrent l’âme à nu, — se ressentent de son admiration passionnée pour les Bourbons. La part faite aux conséquences de cette admiration, à ce qu’elle a pu inspirer à l’auteur d’appréciations partiales et exagérées, on ne saurait contester à son œuvre d’attachantes qualités. Elle contient notamment les détails les plus complets sur les causes de l’expédition, sur les préparatifs qui la précédèrent, sur les circonstances dans lesquelles elle s’accomplit, et sur ses résultats. À ces divers points de vue, le livre de M. Alfred Nettement, éloquent dans plus d’une de ses parties, et tout pénétré d’une émotion communicative, ne semblait laisser rien à dire à ceux qui voudraient le recommencer. Le sujet qui s’y trouvait déjà traité a tenté néanmoins M. Camille Rousset. Pendant le ministère du maréchal Randon, plusieurs officiers d’état-major attachés au dépôt de la guerre avaient été chargés de recueillir et de coordonner, en forme de chronique ou d’annales, les documens relatifs à la conquête de l’Algérie. C’est ce dossier considérable qu’en sa qualité d’archiviste du dépôt, M. Camille Rousset a eu dans les mains, qui lui a permis d’écrire un précis de l’histoire officielle de l’expédition, dans lequel il a mis, avec le style vigoureux qu’on lui connaît, son expérience des études militaires. Il ne faut pas demander à l’éminent académicien le luxe des détails intimes et piquans dans lesquels M. Alfred Nettement se complaît. Il excelle plus à décrire la manœuvre d’une armée et les péripéties d’un combat qu’à dépeindre l’âme des vaillans soldats dont il a voulu raconter à son tour les exploits. Mais, même en sa concision un peu froide, son œuvre reste vivante, et, par plus d’un côté, forme comme le complément de son aînée, car ce qui constitue précisément le principal mérite de ces deux livres, c’est qu’ils se complètent l’un par l’autre, c’est qu’ils permettent de faire revivre la grande épopée algérienne telle qu’elle se déroula, il y a un demi-siècle, à l’origine de la colonie.
Dans les premiers jours du mois d’août 1830, au moment où le roi Charles X appelait au pouvoir le prince de Polignac, la question d’Alger, après avoir préoccupé pendant plusieurs années le gouvernement et les chambres, était posée devant l’opinion ; une expédition militaire devenait inévitable. Il ne s’agissait pas seulement d’obtenir réparation d’une injure grave faite au drapeau français ; il fallait encore mettre un terme aux actes de piraterie qui désolaient périodiquement l’Europe, depuis qu’au XVIe siècle, les Turcs étaient devenus les maîtres sur ce point de la côte africaine.
À cette époque, deux aventuriers musulmans, les frères Barberousse s’étaient emparés d’Alger, y avaient établi leur domination sur les Arabes. Après en avoir chassé les Espagnols, ils y fondaient bientôt un empire qu’ils eurent l’habileté de placer sous la suzeraineté de la Porte, et qu’ils léguèrent à leurs héritiers, l’ayant gouverné successivement l’un sous le nom de Baba-Aroudj, l’autre sous le nom de Khaïr-el-Dinn. Rien de plus dramatique que ces débuts des deys d’Alger. Le règne des deux premiers se résume en aventures sanglantes et en meurtres quotidiens. Ils furent les véritables fondateurs de ce nid de corsaires qui allait rester debout pendant plus de trois cents ans, ainsi qu’une menace permanente de la barbarie contre la civilisation chrétienne.
Après eux, était venue une longue suite de deys, pirates à leur exemple, sortis pour la plupart de la terrible milice des janissaires de Constantinople, et dont l’insatiable ambition, après avoir trouvé son prix dans une élévation de hasard due à un crime, trouvait presque toujours son châtiment dans une mort violente par laquelle ils pouvaient apprendre, au déclin de leur vie, que celui qui a tué par l’épée périra par l’épée. Pendant trois siècles, toute fin de règne à Alger fut le fruit d’un assassinat. Le père Gomelin, membre d’un ordre de rédemptoristes, en fournit une saisissante preuve dans la relation d’un des voyages qu’il fit à Alger, en exerçant son héroïque ministère. Il raconte qu’en 1720, sur six deys qui avaient gouverné la régence depuis le commencement du siècle, quatre avaient été empoisonnés, étranglés ou poignardés ; le cinquième n’avait sauvé sa vie qu’en abdiquant ; le sixième seul était mort de sa bonne mort, fait assurément extraordinaire aux yeux de ses sujets, puisqu’après son trépas, ils le vénéraient comme un saint, en souvenir de la protection qui l’avait préservé d’une fin analogue à celle de ses prédécesseurs.
Il est aisé de deviner qu’un gouvernement ainsi constitué devait être pour l’Europe un sujet d’inquiétude et d’effroi. De ce port d’Alger, véritable repaire de bandits, partaient ces corsaires qui, armés en guerre, tenaient la Méditerranée, y donnaient la chasse aux chrétiens, poussaient l’audace jusqu’à débarquer tout à coup sur les côtes d’Espagne ou d’Italie, pénétrant à trois ou quatre lieues dans les terres, y opérant, parmi les populations, des razzias de jeunes filles qu’ils allaient vendre aux harems de Constantinople, d’enfans et d’hommes qu’ils envoyaient en esclavage à Alger. Notre littérature s’est inspirée souvent du souvenir des exploits des Barbaresques, comme on les appelait. Il suffit d’ouvrir les recueils de contes de la renaissance pour constater l’influence que la terreur des pirates algériens exerçait sur les mœurs des populations méridionales de l’Europe. Qui n’a lu ces touchans récits où l’on voit de beaux romans d’amour brusquement interrompus par l’arrivée des corsaires, les amantes éplorées envoyées dans quelque sérail et retrouvées plus tard après d’étourdissantes aventures par ceux aux mains desquels elles avaient été ravies ? Ces contes variés à l’infini et images fidèles du temps, n’ont rien exagéré. C’est par milliers que l’on comptait les malheureux arrachés à leur foyer et entraînés en captivité ainsi qu’un vil bétail. Ce fut notamment le sort de l’immortel auteur de Don Quichotte, qui resta pendant cinq ans en esclavage à Alger et ne dut sa délivrance qu’à ces religieux dont nous parlions tout à l’heure, qui sous le nom de pères de la Miséricorde, pères de la Rédemption, pères de la Merci, consacraient leurs ressources, leur intelligence, leur vie même au rachat des chrétiens. Ce fut aussi le sort de notre poète comique Regnard. Il a raconté, dans son joli roman la Provençale, comment revenant d’Italie en France, à bord d’un navire romain, sur lequel se trouvaient avec lui la belle dont il était épris, et son mari, ils eurent le malheur d’être attaqués par un corsaire, vaincus après une glorieuse résistance et conduits en Alger. Il y demeura pendant plusieurs mois, n’en put sortir qu’en payant une forte rançon, après avoir, s’il n’a rien exagéré, vu de près le supplice du pal auquel il avait été condamné pour s’être mis en communication avec l’une des femmes du harem de son maître, et dont l’intervention du consul de France vint le sauver au dernier moment. Tels étaient les exploits des pirates d’Alger, contre lesquels les princes de la chrétienté demeuraient impuissans. Ils les troublaient à ce point que lorsqu’en 1571, François d’Alençon, quatrième fils de Catherine de Médicis, songeait à se rendre en Angleterre, afin de demander la main d’Elisabeth, son frère Charles IX s’efforçait de le détourner de ce voyage, en lui faisant observer qu’il s’exposerait à se faire enlever par les Barbaresques qui s’étaient déjà montrés dans la Manche et exigeraient ensuite une lourde rançon pour prix de sa liberté.
La répression que méritaient de si grands méfaits se fit longtemps attendre. Charles-Quint l’essaya le premier, sans y réussir. Louis XIV fut plus heureux ; mais ce n’est qu’après avoir fait bombarder Alger à trois reprises, par Tourville, Duquesne et le maréchal d’Estrées qu’il obtint du dey la promesse de respecter désormais les bâtimens et les sujets français, — promesse qui fut tenue jusqu’à la révolution, oubliée ensuite, si bien oubliée qu’au commencement de ce siècle, on voit le premier consul Bonaparte menacer la régence d’une invasion de quatre-vingt mille hommes et, devenu empereur, envoyer sur la côte algérienne un officier du génie, le commandant Boutin, avec l’ordre de faire une reconnaissance de la ville d’Alger, de ses défenses, de ses environs, en vue d’une descente et « d’un établissement définitif » dans ce pays. M. Camille Rousset fait observer avec raison que la menace était grave dans la bouche du conquérant de l’Égypte. Heureusement pour la régence, les guerres du continent, en empêchèrent la réalisation. Après trois cents ans d’une fortune insolente, « Alger pouvait se croire au-dessus de tout effort humain. »
Les événemens qui suivirent étaient de nature à la fortifier dans cette illusion. Vainement, en 1815, le congrès de Vienne déclara qu’il serait mis un terme à l’esclavage des chrétiens enlevés par les corsaires d’Alger, de Tunis et de Tripoli ; vainement, en 1816, l’Angleterre envoya dans la Méditerranée des forces considérables sous le commandement de lord Exmouth, qui bombarda la ville et incendia une partie de la flotte du dey ; vainement, en 1818, le congrès d’Aix-la-Chapelle renouvela les déclarations du congrès de Vienne et, pour en assurer l’exécution, exigea l’abolition de la course et du droit de visite ; vainement, enfin en 1824, l’Angleterre formula de nouvelles exigences et tenta de les imposer à l’aide d’un nouveau bombardement, la régence d’Alger n’en resta pas moins puissante et redoutable ; elle n’en refusa pas moins d’obéir, même quand Tunis et Tripoli s’étaient déjà soumis à la volonté des grandes nations, n’en continua pas moins à courir sus aux pavillons des états qui ne lui payaient pas tribut, à procéder à la visite arbitraire et violente des bâtimens de commerce pour examiner les passeports et distinguer ses amis de ses ennemis. Ces forbans faisaient la loi à l’Europe ; l’Europe la subissait et la fière Angleterre elle-même se voyait contrainte, en 1824, de retirer son consul, dont le dey avait exigé le rappel, à en accréditer un nouveau auprès de lui, après avoir voulu vainement lui imposer l’ancien.
Quoiqu’une attitude si hautaine, quoique tant de crimes commis à la face du monde civilisé fussent de nature à exaspérer sa patience, à hâter l’heure où, refusant de subir plus longtemps des exactions odieuses, il entreprendrait de détruire ce boulevard de la barbarie musulmane, on peut apprécier par les faits qui viennent d’être résumés l’imperturbable confiance que la régence d’Alger était en droit de conserver. Autour d’elle, tout avait changé ; en trois siècles, les sociétés s’étaient transformées sous l’effort de la science et du progrès ; elle seule restait fidèle à son passé, fermée à toute influence civilisatrice, continuant à ne vivre que de brigandage, telle enfin qu’on a pu dire qu’entre son fondateur Baba-Aroudj et le dernier de ceux qui lui succédèrent, Hussein-Dey, il n’y a pas de distance morale ; Hussein-Dey était bien l’héritier immédiat du premier pirate algérien. Mais déjà le terme de cette monstrueuse puissance était fixé ; le moment approchait où cette œuvre des temps allait disparaître en six semaines et demeurer à jamais anéantie. Ce devait être l’honneur du gouvernement de la restauration de porter le fer et le feu dans cette association de malfaiteurs, d’en balayer les vestiges et de fondera sa place une colonie dont la conquête reste pour notre pays une indestructible gloire, parce qu’elle a été non pas le triomphe de la force brutale sur des opprimés et des faibles, mais le triomphe de la force morale sur la barbarie.
L’origine des difficultés spéciales à la France qui éclatèrent en 1821 entre le gouvernement du roi et le dey d’Alger, et vinrent se greffer sur les griefs généraux, communs à l’Europe chrétienne, remontait au temps de l’invasion des Turcs en Afrique. Quand ils y étaient arrivés, ils avaient trouvé sur le littoral des établissemens français où les Arabes venaient vendre leurs produits, au maintien desquels les conquérans avaient consenti moyennant une redevance annuelle qui s’élevait en 1790 à 90,000 francs. Les désastres de notre marine sous la révolution et au commencement de l’empire, avaient fait passer en 1807 ces établissemens aux mains des Anglais, Ils les gardèrent pendant dix ans, c’est-à-dire jusqu’au jour où le dey Omar, irrité contre la Grande-Bretagne par le bombardement qu’avait commandé lord Exmouth, reprit les concessions, les offrit à la France moyennant un tribut de 300,000 francs que son successeur mieux disposé pour elle ramena bientôt au chiffre de 1790, c’est-à-dire à 90,000 francs, sur la preuve qui lui fut fournie que nos établissemens avaient grand’peine à se relever de l’état déplorable auquel les avait réduits la possession britannique. Mais cet état de choses ne devait pas être de longue durée ; l’avènement du dey Hussein, qui succéda en 1818 à Ali-Khodja, mort de la peste, remit tout en question.
A peine sur le trône, Hussein-Dey manifesta le dessein d’augmenter la somme des redevances payées par la France. Des négociations s’engagèrent à cet effet entre lui et le consul de France, M. Deval. Comme ses devanciers, Hussein-Dey était un aventurier énergique et habile à qui son audace avait donné le pouvoir. Enfermé dans son palais, la Casbah, entre ses femmes et ses familiers, il contenait d’une main ferme ses voisins les beys d’Oran, de Constantine et de Titteri, ses janissaires toujours prêts à la révolte, bien que son élévation fût leur œuvre, et les tribus arabes qui cherchaient à secouer le joug des Turcs. Se croyant invincible dans sa capitale savamment fortifiée à la suite du bombardement de 1816, il entendait continuer la politique d’exigences et de bravades qui avait réussi à ses prédécesseurs. Il apporta ces sentimens dans les négociations entamées avec M. Deval ; plus d’une fois, elles dégénérèrent en querelles âpres et violentes dont les historiens de la conquête nous ont conservé le récit. Enfin, après une durée de plus de deux ans, elles se dénouèrent, en 1820, par une convention qui régla le taux des redevances à 220,000 francs. Mais cette affaire n’était pas la seule qui créât des difficultés entre la France et Alger. Le dey réclamait encore au gouvernement du roi le montant de fournitures faites en 1798 à l’armée d’Égypte par deux juifs algériens auxquels ses prédécesseurs s’étaient peu à peu substitués. Cette créance tour à tour exagérée et contestée, avait donné lieu à de longs pourparlers. En 1820, les chambres françaises l’avaient inscrite au budget pour une somme de 7 millions, en stipulant toutefois, conformément à l’acte transactionnel qui en avait fixé le chiffre, une réserve expresse en faveur des créanciers des fournisseurs. Cette réserve avait eu pour conséquence de retenir dans les caisses du trésor français environ 2,500,000 francs, montant d’oppositions diverses formées entre ses mains et sur lesquelles les tribunaux étaient appelés à prononcer. Ignorant de nos lois comme des règles de notre comptabilité publique, Hussein-Dey s’irrita des retards opposés à ses réclamations. Il fit entendre des sommations impertinentes, manifesta sa colère en ordonnant des perquisitions dans la maison du consul de France à Bone, sous prétexte que cet agent était soupçonné de fournir de la poudre et des balles aux Kabyles insurgés ; enfin, il lâcha de nouveau ses bâtimens corsaires dans la Méditerranée, attaquant tour à tour, un navire romain protégé par la France, un navire français du port de Bastia et le bateau-poste faisant le service entre Toulon et la Corse. L’envoi de deux vaisseaux de guerre dans les eaux d’Alger l’obligea à désavouer la conduite de ses corsaires à l’égard du pavillon français ; mais persistant à déclarer que le bâtiment romain était de bonne prise, il ne voulut mettre en liberté que l’équipage. En même temps, s’imaginant que les contre-temps dont il se plaignait étaient l’œuvre de M. Deval, l’accusant de retenir ses lettres et les réponses des ministres du roi, il exigea le rappel immédiat du consul, que ceux-ci refusèrent d’ailleurs de lui accorder, bornant momentanément à ce refus la répression d’impertinences avec lesquelles ils étaient résolus d’en finir aussitôt qu’ils seraient sortis des difficultés que créaient au cabinet Villèle les affaires d’Espagne et l’insurrection de la Grèce contre l’empire ottoman.
Les choses en étaient là quand, au mois d’avril 1827, la veille de la fête du Baïram, M. Deval se présenta selon l’usage à la Casbah pour complimenter le dey. Celui-ci, sans lui laisser le temps de parler, reprit ses vieux griefs, les fit valoir avec force, se plaignit en dernier lieu que le ministre des affaires étrangères de France n’eût pas répondu à une lettre qu’il lui avait précédemment adressée. « — J’ai eu l’honneur de vous en porter la réponse, aussitôt que je l’ai reçue, répondit M. Deval. — Pourquoi ne m’a-t-il pas répondu directement ? s’écria Hussein-Dey. Suis-je un manant, un homme de boue, un va-nu-pieds ? Mais, c’est vous qui êtes la cause que je n’ai pas reçu la réponse de votre ministre ; c’est vous qui lui avez insinué de ne pas m’écrire ! Vous êtes un méchant, un infidèle, un idolâtre ! » Se levant alors, il porta à M. Deval avec le manche de son chasse-mouches trois coups violens sur le corps et lui ordonna de se retirer. M. Deval n’obéit pas sur-le-champ ; il voulut répéter qu’il avait transmis fidèlement au ministre du roi la lettre du dey. Mais celui-ci l’interrompit ; proférant de nouvelles menaces, il lui enjoignit de nouveau de sortir. Rentré au consulat, M. Deval écrivit à son gouvernement pour lui faire connaître ce qui venait de se passer. « Si votre excellence, disait-il au ministre des affaires étrangères, en terminant son récit, ne veut pas donner à cette affaire la suite sévère et tout l’éclat qu’elle mérite, elle voudra bien au moins m’accorder la permission de me retirer par congé. »
La réponse ne se fit pas attendre. Le gouvernement du roi prescrivait à son représentant de demander des excuses immédiates, et, s’il ne les obtenait pas, de quitter Alger. Ces ordres furent apportés par le capitaine de vaisseau Collet, à la tête d’une division navale. M. Deval se rendit aussitôt à bord de la goélette la Torche, en faisant avertir les Français domiciliés dans Alger d’avoir à quitter la ville et à s’embarquer sur les navires prêts à les recevoir. Puis le capitaine Collet rédigea une note qui respirait l’énergie dont cet intrépide marin avait fourni plus d’une preuve au cours de sa longue et glorieuse carrière[1]. Il demandait que le ministre de la marine algérienne vint à son bord présenter au consul de France les excuses personnelles du dey et que, pendant ce temps, le drapeau français fût arboré sur tous les forts et salué de cent coups de canon. Vingt-quatre heures étaient accordées au dey d’Alger pour donner cette éclatante satisfaction à la France. Hussein refusa d’obtempérer à ces réclamations. En même temps, par ses ordres, le bey de Constantine allait détruire l’établissement français de la Calle. Ce fut le signal des hostilités. Conformément aux instructions qu’il avait reçues, le capitaine Collet mit le blocus devant Alger, mesure provisoire qui, dans la pensée du gouvernement, n’était que le prologue d’une vengeance exemplaire de ses nombreux et anciens griefs, mais qui, par suite de circonstances particulières, se prolongea durant trois années. La force des choses devait cependant ne pas tarder à démontrer l’insuffisance de ce blocus. Il obligeait, il est vrai, la flotte algérienne à rester dans le port d’où, le 4 octobre 1827, elle avait tenté de sortir, mais où elle avait dû rentrer ensuite, ayant tenté vainement de forcer le passage. Mais, il constituait une campagne sans éclat et sans gloire, sinon sans péril ; il donnait lieu à de dramatiques épisodes, tel que celui du 17 juin 1829[2], il coûtait annuellement sept millions au Trésor. Bien que les chambres réclamassent contre cet état de choses, il menaçait de se continuer. Hussein-Dey semblait après tout s’y résigner, puisqu’il résistait à toutes les tentatives directes ou indirectes faites auprès de lui pour l’amener à donner à la France une légitime satisfaction.
La dernière démarche qui fut tentée auprès de lui date du 31 juillet 1829. Pressé par son gouvernement d’essayer une fois encore de la conciliation, le contre-amiral de la Bretonnière, qui avait succédé au contre-amiral Collet, — ce dernier avait été élevé à ce grade pendant le blocus, — se présenta devant Alger à bord du vaisseau la Provence ; par l’entremise du consul général de Sardaigne, il demanda au dey une audience qui lui fut accordée sur-le-champ. Le chef de l’escadre française débarqua donc sur le sol algérien. Suivi d’une escorte, il se rendit à la Casbah, au milieu d’une foule frémissante. Il y revint de nouveau le surlendemain. Mais ni dans l’un ni dans l’autre de ces deux entretiens, il ne put faire entendre raison à Hussein-Dey, qui persistait à ne se reconnaître aucun tort envers le consul Deval et qui termina la discussion en ces termes : « J’ai de la poudre et des canons, et puisqu’il n’y a pas moyen de s’entendre, vous êtes libre de vous retirer. Vous êtes venu sous la foi d’un sauf-conduit ; je vous permets de vous retirer. » M. de la Bretonnière retourna à son bord, mais retarda son départ de quelques heures, afin de laisser au dey le temps de la réflexion.
Le lendemain, sous les yeux de tout un peuple groupé sur le rivage et sur les terrasses d’Alger, la Provence portant le pavillon parlementaire, sortit du port. Tout à coup, un coup de canon se fit entendre, accompagné bientôt de détonations plus violentes, et une pluie de boulets vint tomber autour du vaisseau amiral, qui ne reçut heureusement que des avaries insignifiantes. Dans son fol orgueil, Hussein n’avait pas craint de violer le droit des gens et de faire cette insulte au drapeau français. M. de la Bretonnière eut néanmoins le courage de garder son pavillon parlementaire et ne tira pas un seul coup de canon, trait de sang-froid que plusieurs officiers étrangers, témoins indignés de cette scène, louèrent fort. Mais l’injure avait comblé la mesure. Désormais, le gouvernement français pouvait réaliser les projets qu’il étudiait depuis deux ans. Hussein-Dey comprit bientôt à quelles terribles représailles il venait de s’exposer ; il essaya de repousser la responsabilité de cette inqualifiable conduite. « Mais, dit M. Camille Rousset, le désaveu n’obtint pas plus de réponse que l’agression. » Ces nouvelles arrivèrent en France au moment où M. de Polignac et ses amis prenaient le pouvoir. Parmi les questions qui s’imposaient à eux, ils trouvèrent donc celle d’Alger, rendue brûlante par le grave événement qui venait de s’accomplir, reléguant au second plan toutes les discussions auxquelles donnaient lieu, depuis deux ans, les affaires algériennes, pour ne laisser subsister que l’outrage infligé à la France.
En racontant ici même, à une date récente, le procès des derniers ministres de Charles X[3], nous avons apprécié avec une juste sévérité la politique intérieure du cabinet de M. de Polignac. Nous n’en sommes que plus à l’aise aujourd’hui pour louer sans réserve la conduite patriotique qu’il tint dans l’affaire d’Alger. L’expédition qu’il eut le courage de poursuivre jusqu’au bout, en dépit d’une opposition dont son avènement avait exaspéré les colères, et malgré le gouvernement anglais, ne fut pas entreprise, quoi qu’on en ait dit, dans le dessein de détourner l’attention publique des préparatifs de la lutte qui allait s’engager contre la nation. Cette expédition s’imposait. A la distance où nous sommes des tragiques événemens de 1830 et des passions qui les provoquèrent, elle apparaît comme une nécessité, comme l’unique moyen de châtier l’audacieuse insolence des deys d’Alger, de débarrasser l’Europe maritime et commerciale de cette menace permanente suspendue sur sa tête. Il appartenait à la France, directement mise en cause, de marcher cette fois encore pour la civilisation et de se faire son instrument. Cela était conforme à ses traditions séculaires, et l’honneur le lui commandait. Tel avait été l’avis des deux ministères qui s’étaient succédé depuis l’incident du 30 avril 1827. S’ils s’étaient contentés, le cabinet Villèle d’ordonner le blocus, et le cabinet Martignac de le maintenir, tout en essayant d’obtenir diplomatiquement du dey d’Alger une réparation nécessaire, c’est que l’état de l’Europe leur avait imposé comme un devoir de prudence la plus stricte réserve. En 1827, M. de Villèle avait sur les bras les affaires de Grèce ; il préparait des élections générales pour la fin de l’année ; il ignorait si, après ces élections, il resterait au pouvoir ; il n’avait donc pas voulu engager ses successeurs dans une entreprise aussi grave que l’envoi à Alger d’une armée de débarquement dont des études préliminaires avaient fixé l’effectif nécessaire à 35,000 hommes. M. de Martignac, qui avait hérité en 1828 de la question algérienne, s’était trouvé en présence de difficultés analogues : l’expédition de Morée d’abord, la guerre d’Orient ensuite. D’accord avec ses collègues, il n’avait pas jugé que ce fût le moment de se jeter dans une expédition à laquelle d’ailleurs les fractions libérales de la chambre dont il recherchait l’appui se montraient hostiles. Il avait même tenté une fois encore d’arriver avec le dey à une entente pacifique, et le contre-amiral de la Bretonnière s’était rendu à Alger, porteur d’ouvertures conciliatrices, accueillies, comme on l’a vu, par un nouvel outrage.
En présence de tels événemens, M. de Polignac ne pouvait hésiter. Il comptait dans son ministère, à la guerre et à la marine, deux hommes énergiques, le général comte de Bourmont et le baron d’Haussez. Leur conviction et leur accord dissipèrent les hésitations qui régnaient encore dans le conseil du roi. Après avoir été sur le point d’engager les puissances chrétiennes à se joindre à lui, après avoir eu un moment la pensée de charger Méhémet-Ali, pacha d’Égypte, du soin de sa vengeance, — cette idée souriait particulièrement à M. de Polignac, — le gouvernement français résolut d’agir directement, par ses armes, sans faire appel à aucun concours étranger et, à la fin de janvier 1830, l’expédition était décidée. Cinq jours après, le vice-amiral Duperré, auquel le choix du roi avait destiné le commandement de la flotte, quoiqu’il appartint à l’opposition, était appelé de Brest à Paris pour y recevoir ses ordres. En même temps, une commission composée d’officiers supérieurs, sous la présidence du ministre de la marine, était chargée de régler les conditions de l’expédition, d’en fixer l’effectif, de déterminer les moyens de transport et d’arrêter le point où s’opérerait le débarquement. On introduisit dans cette commission quelques jeunes marins, entre autres le capitaine Dupetit-Thouars, qui venait de passer trois années devant Alger, et en avait étudié les défenses aussi bien que les moyens de les tourner pour les anéantir.
Il est remarquable que d’abord ce fut seulement parmi ces jeunes officiers que le ministre de la marine trouva un énergique appui pour ses projets. Les membres supérieurs de la commission les déclaraient irréalisables. Le vice-amiral Duperré lui-même ne croyait guère à la possibilité de les faire réussir. M. Alfred Nettement cite une curieuse lettre de lui, en date du 2 mars 1830, dans laquelle sont accumulés avec une prévoyance, véritable chef-d’œuvre de pessimisme, les argumens les plus propres à décourager les promoteurs de l’expédition. Mais le baron d’Haussez, à qui le capitaine Dupetit-Thouars, avec une compétence au-dessus de son âge et de son grade, avait fait partager ses convictions, était animé d’une foi invincible dans le succès. Il l’avait fortifiée encore en lisant le rapport du commandant du génie Boutin envoyé dans les eaux d’Alger, en 1808, ainsi que nous l’avons raconté, pour étudier les moyens de jeter une armée sur la côte. Il était résolu à frapper un grand coup, à prouver au monde que, lorsque la France avait une injure à venger, ce n’était point la prétendue insuffisance de sa marine qui pouvait arrêter son bras. Plein de ces pensées, il répondit aux objections du vice-amiral Duperré en lui ordonnant de partir sur-le-champ pour Toulon, afin d’y presser l’organisation de la flotte qu’il devait commander. En même temps, il multipliait ses ordres et, sûr du ferme concours du ministre de la guerre, il prenait envers le roi l’engagement d’être prêt le 1er mai, au plus tard. Sa confiance opéra des prodiges ; bientôt il put compter parmi ses plus ardens collaborateurs ceux qui avaient élevé des doutes sur l’opportunité et la possibilité de ses projets, et, au premier rang, l’amiral Duperré lui-même.
Au ministère de la guerre, cet exemple porta ses fruits ; deux mois après, toutes les troupes qui devaient former le corps expéditionnaire se trouvaient cantonnées dans diverses contrées du littoral de la Provence, attendant l’heure fixée pour l’embarquement. Il faut lire dans les deux historiens d’après lesquels nous rappelons ces grands souvenirs la longue nomenclature des forces militaires et maritimes réunies pour aller conquérir Alger. L’armée, composée de trente-sept mille hommes et de quatre mille chevaux, comprenait trois divisions commandées par les lieutenans-généraux baron Berthezène, comte de Loverdo et duc des Cars, comptant chacune trois brigades. L’artillerie et le génie étaient aux ordres des maréchaux de camp de La Hitte et Valazé. Les fonctions de chef d’état-major général étaient confiées au général Desprez, celles de sous-chef au général Tholozé, celles d’intendant-général au baron Denniée. Toutes ces nominations et celles des généraux commandant les brigades étaient faites dès le 21 février ; le commandant en chef ne fut désigné que deux mois plus tard. Après avoir hésité entre le maréchal Marmont, le général Clausel et le général de Bourmont, ministre de la guerre, le choix du roi s’arrêta sur ce dernier. M. de Bourmont n’avait pas sollicité ce commandement ; ce fut Charles X qui le lui offrit. Il l’accepta avec la reconnaissance d’un soldat qui espérait racheter par un triomphe militaire l’impopularité à tort ou à raison attachée à son nom, L’histoire, qui dans le passé avait été sévère pour le général de Bourmont, doit à sa mémoire de rappeler que, dans l’expédition d’Alger, il se couvrit de gloire, révéla d’incontestables qualités militaires, de patriotiques vertus qui ne faiblirent pas, même le jour où il eut la douleur de voir l’un de ses fils mortellement blessé à ses côtés. La flotte chargée de transporter cette armée et ces immenses approvisionnemens sur la plage de Sidi-Ferruch, point choisi pour le débarquement, à cinq lieues à l’ouest d’Alger, devait compter six cent soixante-quinze bâtimens de toute sorte, dont sept à vapeur, et à leur tête la Provence, le vaisseau amiral, le même qui ayant été à l’insulte devait être à la réparation. Le 25 avril, cette flotte était réunie dans le port et la rade de Toulon.
Dès le 2 mars, le roi, qui tenait de la charte le droit exclusif de faire la guerre, avait, dans le discours de la couronne, annoncé sa résolution aux chambres. « Au milieu des grands événemens dont l’Europe était occupée, dit-il, j’ai dû suspendre les effets de mon juste ressentiment contre une puissance barbaresque ; mais je ne puis laisser plus longtemps impunie l’insulte faite à mon pavillon ; la réparation éclatante que je veux obtenir, en satisfaisant l’honneur de la France, tournera, avec l’aide du Tout-Puissant, au profit de la chrétienté. » Il est douloureux de constater que ces paroles ne rencontrèrent ni dans la presse ni dans la chambre le favorable accueil auquel elles avaient droit. Dans tous les pays et dans tous les temps, les oppositions restent les mêmes ; elles savent rarement séparer ce qu’il y a de légitime dans leurs revendications et dans leurs critiques de ce qui s’y trouve d’injuste et de passionné. Le ministère de M. de Polignac, formé en contradiction manifeste avec les vœux et les aspirations de la France, avait soulevé d’ardentes et justes colères devant lesquelles les préparatifs de l’expédition ; en dépit de leur caractère politique et national, ne purent trouver grâce. Dans l’une et l’autre chambre, le ministre de la marine dut défendre pied à pied ses projets contre d’âpres critiques, qui s’étaient d’ailleurs produites à diverses reprises depuis qu’il y avait une question d’Alger, c’est-à-dire depuis trois ans, et qui trouvèrent dans la presse d’éloquens commentateurs. Cette opposition si peu justifiée, condamnée d’ailleurs par la suite des événemens, est comme une ombre au tableau que nous retraçons ; nous n’y insisterons pas. Il nous sera plus doux d’aborder dès à présent, avec brièveté, le chapitre des difficultés diplomatiques soulevées par le gouvernement anglais |et que dénoua, sans coup férir mais sans aucune concession, l’habile fermeté de M. de Polignac et de ses collègues.
Si les cabinets européens et même les États-Unis, intéressés comme la France à la destruction de la piraterie barbaresque, voyaient d’un œil sympathique l’entreprise du cabinet des Tuileries et, loin de s’inquiéter de ses suites, y applaudissaient par avance, il n’en était pas de même de la Grande-Bretagne. Quand M. de Polignac avait entamé des pourparlers avec Méhémet-Ali, dans le dessein de le charger de diriger une expédition contre Alger, il avait trouvé le gouvernement anglais en travers de sa politique, et, sous prétexte que l’alliance de la France et de l’Égypte constituerait une menace contre la Porte, il avait reçu le conseil de vider lui-même son différend. Le cabinet britannique était alors convaincu que le gouvernement du roi n’oserait jamais entreprendre lui-même et seul une expédition contre la régence. Mais quand il vit la France commencer les armemens qui révélaient une impérieuse volonté d’agir, il chargea son ambassadeur de Paris de demander des explications au prince de Polignac. S’agissait-il d’un simple châtiment à infliger au dey ou de la destruction complète de la régence ? Sous ces formidables préparatifs, n’y avait-il pas des intentions conquérantes ? Par l’ordre du roi, M. de Polignac répondit le 12 mars que la France n’était guidée par aucune vue d’ambition personnelle ; que le pavillon français ayant été insulté, elle saurait le venger comme il convenait à son honneur. Si dans la lutte le gouvernement du dey était renversé, le roi s’entendrait avec ses alliés sur les moyens de substituer à ce gouvernement barbare un nouvel ordre de choses ; mais, à cet égard, il n’entendait prendre aucun engagement contraire à la dignité de la France.
Ces explications furent adressées non seulement à la Grande-Bretagne, mais encore à toutes les puissances chrétiennes, sous forme de note circulaire. Partout elles furent jugées satisfaisantes, sauf à Londres, où, tout en les acceptant, on demanda qu’elles fussent complétées par une renonciation explicite à toutes vues d’occupation territoriale. M. de Polignac répondit en protestant du désintéressement de la France, ce qui ne suffisait pas aux ministres anglais. Le duc de Wellington et lord Aberdeen insistèrent pour obtenir une déclaration positive. Elle ne leur fut pas donnée. Les insistances se prolongèrent jusqu’à la fin du mois de mai. À cette époque, la flotte française était en route pour Alger, et le gouvernement du roi jugeant avec raison qu’il avait fourni dans ses circulaires aux cabinets européens toutes les explications compatibles avec sa dignité, M. de Polignac, dont la patience était à bout, refusa de continuer des pourparlers auxquels il n’avait plus rien à ajouter.
Cette brusque clôture de la discussion, si propre à refroidir les rapports des deux gouvernemens, fut aggravée encore par une vive sortie du baron d’Haussez contre l’ambassadeur d’Angleterre, lord Stuart. Dans un entretien qui eut lieu entre ces deux hommes d’état, l’ambassadeur ayant donné à entendre que son gouvernement pourrait bien s’opposer à l’expédition, le ministre français s’emporta : « La France se moque de l’Angleterre, milord, s’écria-t-il, employant à dessein des termes encore moins diplomatiques… Notre flotte, déjà réunie à Toulon, sera prête à mettre à la voile dans les derniers jours de mai. Elle s’arrêtera pour se rallier aux îles Baléares ; elle opérera son débarquement à l’ouest d’Alger. Vous voilà informé de sa marche : vous pourrez la rencontrer, si la fantaisie vous en prend ; mais vous ne le ferez pas ; vous n’accepterez pas le défi que je vous porte parce que vous n’êtes pas en état de le faire. Ce langage, je n’ai pas besoin de vous le répéter, n’a rien de diplomatique. C’est une conversation entre lord Stuart et le baron d’Haussez, et non une conférence entre l’ambassadeur d’Angleterre et le ministre de la marine de France. Je vous prie cependant de réfléchir sur le fond, que le ministre des affaires étrangères pourrait vous traduire en d’autres termes, mais sans y rien changer. »
A la suite de ces incidens, lord Aberdeen interrogé par le duc de Laval, notre ambassadeur à Londres, sur le caractère des dispositions évidemment hostiles du cabinet anglais, lui répondit : « Nous avons eu jusqu’à présent la modération de ne pas envoyer des ordres à notre escadre que nous aurions pu envoyer croiser sur les côtes qui sont menacées et prendre station à Gibraltar ; mais nous serions prêts au besoin. » Le gouvernement français ne se laissa pas intimider par ces menaces. Il ne restait donc à l’Angleterre qu’à se résigner ou à envoyer sa flotte contre la nôtre ; elle se résigna. En fait, le gouvernement français n’avait encore pris aucun parti pour l’avenir. Bien des projets s’agitaient dans ses conseils ; mais, il résulte des documens aujourd’hui connus, que celui de garder Alger et d’y fonder une colonie était de tous le moins en faveur. C’est seulement quand le général de Bourmont eut annoncé que la ville était en son pouvoir et Hussein-Dey soumis, que le gouvernement prit la résolution de conserver sa conquête. La Grande-Bretagne éleva encore des protestations, déclarant que jamais, ni sous la république ni sous l’empire, elle n’avait eu autant à se plaindre de la France que depuis une année. Lord Aberdeen, qui s’était fait auprès du duc de Laval l’organe de ces griefs, reçut de lui cette fière réponse : « J’ignore, milord, ce que vous pouvez espérer de la générosité de la France ; mais, ce que je sais, c’est que vous n’obtiendrez jamais rien par les menaces. » Ces paroles furent prononcées le 25 juillet 1830, c’est-à-dire la veille même de la chute du gouvernement de la restauration. Ce fut le dernier mot des négociations diplomatiques qui avaient précédé et suivi la prise d’Alger. Tandis qu’elles se poursuivaient entre Londres et Paris, le corps expéditionnaire avait pris la mer le 25 mai. La rade de Toulon offrit ce jour-là un spectacle admirable : ces centaines de navires, les uniformes, l’éclat des armes, les clameurs enthousiastes de la population groupée sur le port, le mouvement d’une armée qui s’ébranle et le ciel méridional sur une mer vermeille : tel fut le magique décor que les habitans de Toulon purent contempler. Le duc d’Angoulême venu de Paris pour passer les troupes en revue, assistait à ce départ. Autour de lui, la foule excitée faisait entendre des cris sympathiques dont à Paris ses oreilles étaient depuis longtemps déshabituées ; il eut alors une réflexion d’une mélancolie touchante et qui prouve de quelles angoisses son âme était obsédée : « Hélas ! soupira-t-il, je doute fort que parmi ceux qui crient ainsi, il y ait beaucoup d’électeurs. »
Cependant, la flotte s’éloignait dans un ordre majestueux que M. Camille Rousset décrit comme suit : « Au centre et sur deux lignes parallèles, l’escadre de débarquement et l’escadre de bataille, la Provence en tête ; à quatre milles sur la droite, l’escadre de réserve ; à quatre milles sur la gauche, le convoi ; à l’avant-garde, sept petits bateaux à vapeur ; c’était tout ce que la marine de l’avenir avait pu joindre à la marine du passé. » Cette flotte imposante emportait non-seulement quelques-unes des gloires militaires du passé, des survivans des guerres de l’empire, tels que les généraux Berthezène, de Loverdo, Poret du Morvan, mais encore l’espoir de l’avenir, ces brillans officiers qui devaient illustrer plus tard leur nom au service de la patrie : Pélissier, Changarnier, Lamoricière, Mac-Mahon, Chabaud-Latour, d’autres encore ; elle emportait les jeunes héritiers des plus grandes familles de France et enfin des attachés militaires de presque toutes les nations. Sauf de rares incidens, la traversée fut heureuse, attristée cependant par la nouvelle que reçut en mer le commandant en chef de la perte de deux bricks appartenant à la station du blocus, le Silène et l’Aventure. Ces deux bricks commandés par MM. Bruat et d’Assigny avaient été jetés à la côte, sous le cap Bengut, aux environs de Dellys. Les deux cents hommes qui formaient les équipages étaient tombés aux mains des Kabyles, qui les avaient divisés en deux groupes, dont l’un, le plus nombreux, fut massacré. Quand le commandant Bruat, qui faisait partie du second, arriva dans Alger, il eut la douleur de voir sur la Casbah cent dix têtes exposées : c’étaient celles de ses infortunés marins. Avec quatre-vingt-cinq d’entre eux qui survivaient encore à ce tragique événement, il fut enfermé au bagne, « attendant de l’armée française leur délivrance si elle arrivait assez tôt, sinon leur vengeance. » Elle était impatiente de les délivrer. Le 13 juin, au petit jour, à la suite d’une violente tempête, le ciel s’étant éclairci, Alger apparut tout à coup aux yeux émerveillés de nos soldats, avec ses terrasses étagées, toute blanche sur un fond de verdure sombre, laissant voir sa population pittoresquement groupée de tous côtés et contemplant avec une surprise mêlée de terreur la magnificence de cette mer couverte de voiles, de ces bâtimens de guerre chargés de marins et de soldats, qui venaient apprendre à Hussein-Dey que l’heure de son châtiment avait sonné. La flotte défila devant Alger pour gagner la presqu’île de Sidi-Ferruch, où elle arriva quelques heures après, et où le lendemain, le corps expéditionnaire débarquait, malgré les efforts de quelques milliers de Turcs et d’Arabes, qui furent vivement repoussés au delà des dunes. Ils se retirèrent en désordre sur le plateau de Staoueli, abandonnant derrière eux une douzaine de canons, non sans avoir révélé la sauvage horreur de leurs coutumes, en décapitant quelques malheureux soldats tombés en leur pouvoir. Dans sa lettre du 2 mars, l’amiral Duperré estimait que le débarquement de l’armée n’exigerait pas moins de vingt-sept jours. Ces prévisions pessimistes reçurent le 14 juin un éclatant démenti, car le débarquement fut opéré en huit heures. Le même soir, l’armée campait sur la presqu’île de Sidi-Ferruch, d’où elle devait se mettre en marche le lendemain pour conquérir Alger, — campagne glorieuse qui dura moins que ne devait, d’après l’amiral, durer le débarquement. Vingt jours suffirent en effet à l’armée française pour s’ouvrir des routes à travers l’Afrique, pour chasser devant elle Turcs et Arabes, ces frères ennemis de vieille date qui venaient de s’unir devant le péril commun, et pour ajouter au long catalogue des victoires de la France la bataille de Staoueli, les combats de Sidi-Khalef, de Dely Ibrahim, de Chapelle et Fontaine, et la prise du fort de l’Empereur, où elle entra parmi les ruines sous lesquelles l’ennemi avait espéré l’ensevelir et qui ne servirent qu’à hâter sa défaite. Le 4 juillet, l’armée française était devant Alger ; le général en chef y recevait la nouvelle qu’Hussein-Dey se reconnaissait vaincu et avait pris le parti de négocier.
Bien que le long blocus d’Alger eût singulièrement réduit les forces d’Hussein-Dey et affaibli son influence sur ses sujets, il était loin de se croire perdu. Les coups du sort semblaient impuissans contre son imperturbable confiance. Cependant, il avait vu, depuis trois ans, décroître dans des proportions inquiétantes la population turque, la seule qui lui fût dévouée. D’environ quatorze mille individus, le chiffre de cette population, décimée par la mort et l’émigration, était tombé à six mille. Le nombre des janissaires avait également diminué, ainsi que leur prestige. Les indigènes, longtemps courbés devant eux, commençaient à relever la tête, demandaient au dey chaque jour de nouveaux privilèges qu’il se voyait contraint de leur accorder. En même temps, autour de lui, parmi ses créatures et les membres de sa famille, se manifestaient des symptômes de mécontentement. Une conspiration fut même ourdie contre sa vie dans son palais. Les conjurés devaient, après l’avoir mis à mort, lui donner pour successeur un de ses parens, entrer ensuite en négociations avec les Français pour obtenir le maintien de la domination turque, et s’ils ne réussissaient pas dans leur projet, faire appel à la médiation de l’Angleterre. Le complot fut découvert la veille même du jour où il devait éclater. Sept des principaux instigateurs payèrent de leur tête la part qu’ils y avaient prise ; les autres furent exilés ; le dey se crut à l’abri de tout nouveau péril, convaincu que la France se lasserait bientôt de ce blocus inutile et qu’il pourrait réorganiser ses forces et recommencer ses actes de piraterie.
C’est dans ces circonstances qu’il apprit soudain que la flotte française venait de quitter le port de Toulon. Il envoya aussitôt des émissaires de tous côtés pour prêcher la guerre sainte et éveiller le fanatisme des populations. Les cheiks les plus influens appelés à Alger y reçurent de riches présens ; les imans furent invités à implorer l’assistance du Prophète. De grands préparatifs de défense furent faits du côté de la mer, des batteries formidables établies le long de la côte, les accès du port fermés par des chaînes, et dans le fond, des navires armés de canons. En revanche, les défenses du côté de la terre avaient été négligées ; Hussein-Dey ne supposait pas qu’il pût être attaqué par là, et les contingens arabes qu’il redoutait de nourrir et de payer furent convoqués si tardivement que, lorsque la flotte française parut devant Alger, ils étaient encore à plusieurs lieues du rivage attendant l’ordre de marcher en avant. Grâce à cette négligence, le corps expéditionnaire, en débarquant à Sidi-Ferruch, ne trouva devant lui que des forces insignifiantes. Il n’en fut pas de même toutefois quand les troupes qui le composaient commencèrent à s’élever vers les plateaux supérieurs sur lesquels ils devaient se frayer un chemin dans la direction d’Alger.
Jusqu’au 18 juin, la campagne consista en une longue série d’escarmouches, en un feu continuel entre nos soldats et les cavaliers arabes qui se jetaient à tout instant sur les avant-postes, debout sur leurs étriers, ou penchés sur l’encolure de leur cheval, tenant en mains leur long fusil dont ils se servaient sans ralentir leur course. Mais, le lendemain, dès le matin, on rencontra l’armée turque fortifiée dans son camp de Staoueli. Elle se composait d’environ cinquante mille hommes, commandés par l’aga gendre du dey, et les beys de Constantine et de Tittery. À midi, les vingt mille hommes que le général de Bourmont avait pu mettre en ligne étaient victorieux de cette armée. Elle fuyait en désordre, laissant derrière elle son camp rempli de richesses et de munitions. Ce grand et rapide succès décida du sort de cette mémorable campagne ; les combats livrés les jours suivans, terminés tous à notre avantage, eurent pour conséquence de nous rapprocher progressivement du but de l’expédition. La France préludait ainsi aux luttes glorieuses qu’elle devait soutenir sur la terre algérienne, que devaient parer d’un mémorable éclat tant d’épisodes héroïques enregistrés par l’histoire et dont MM. Alfred Nettement et Camille Rousset nous racontent le prologue. Alors commençait la longue série des dévouemens admirables et des audaces généreuses qui devaient pendant quinze ans illustrer les guerres d’Afrique.
La nouvelle de la bataille de Staoueli consterna la ville d’Alger. Sur la foi d’un premier récit, elle avait cru à la défaite des Français et demandait déjà que l’on coupât les oreilles aux prisonniers pour les renvoyer ainsi mutilés au roi de France. Mais des fuyards formant l’avant-garde de l’armée en déroute arrivèrent bientôt et firent connaître la vérité. À les entendre, les Turcs avaient été trahis par les troupes kabyles et s’étaient débandés après avoir eu cinq mille hommes hors de combat. Comme pour confirmer la vérité de ces lamentables récits, ils ramenaient avec eux quinze cents blessés pour lesquels aucun secours n’avait été préparé et qui reçurent les premiers soins d’un jeune médecin allemand captif à Alger et de quelques infirmiers improvisés, choisis parmi des barbiers juifs et maures. Hussein-Dey était terrifié. Ignorant que le général de Bourmont avait résolu d’attendre sur le théâtre de sa victoire les transports, les vivres et les munitions qui lui étaient nécessaires pour entreprendre le siège d’Alger, il redoutait de le voir apparaître aux portes de la ville, protégée seulement par le château de l’Empereur, vieille construction du XVIe siècle, qu’il jugeait, il est vrai, imprenable. Il réunit le même soir ses ministres et ses principaux officiers ; la mise en défense immédiate du fort fut décidée, et on y procéda pendant la nuit, tandis que des courriers étaient envoyés pour rallier les troupes éparses dans la campagne.
L’immobilité des troupes françaises, que la prudence du général en chef et un léger dissentiment survenu entre lui et l’amiral Duperré, par suite des retards apportés dans le débarquement des munitions, prolongèrent durant cinq jours, eut pour effet de rendre quelque confiance aux troupes du dey. Le 24 juin, elles vinrent attaquer les retranchemens français sur le plateau de Sidi-Khalef, en avant de Staoueli. Mais, vivement repoussées, elles durent battre en retraite, poursuivies par la division Berthezène et la brigade Damrémont, jusqu’au de la d’un profond ravin où celles-ci purent, au milieu des plus redoutables périls et des plus graves difficultés, prendre une forte position sur les hauteurs boisées qui forment comme un jardin autour d’Alger. C’est dans cette affaire que fut atteint de la blessure dont il devait mourir le lieutenant Amédée de Bourmont, le second des quatre fils que le général en chef avait amenés avec lui. Il tomba frappé en combattant d’une balle en pleine poitrine[4].
Les jours qui suivirent furent signalés par des combats de moindre importance, à la faveur desquels le corps expéditionnaire put s’avancer encore dans la direction d’Alger. Enfin, le 28, l’artillerie de siège et les détachemens du génie étant arrivés, toute l’armée reçut l’ordre de marcher sur les hauteurs qui dominent la ville. Elle l’exécuta le lendemain à la pointe du jour. Le même soir, après une marche des plus pénibles, rendue singulièrement périlleuse par les attaques incessantes d’Arabes et de Turcs embusqués dans les nombreux défilés qu’il fallut traverser, l’avant-garde arrivait en vue du fort de l’Empereur, dernière et suprême défense d’Alger. Les apprêts du siège de cette forteresse commencèrent aussitôt par l’établissement de batteries qui, malgré plusieurs sorties de l’ennemi, purent ouvrir leur feu, le 4 juillet, dès l’aube, tandis que, dans la rade, une division de la flotte, renouvelant, sur la demande du général en chef, une manœuvre opérée deux jours avant, lâchait ses bordées sur la ville. Ce n’était au reste qu’une manifestation destinée à impressionner les esprits de la population assiégée et à faire une diversion du côté de la mer. La véritable partie se jouait entre l’artillerie de terre et la vieille forteresse du Sultan Kalassi[5]. Là l’effet de nos bombes fut désastreux. En quelques heures, malgré la vaillance des deux mille hommes enfermés dans le fort et commandés par l’un des ministres du dey, les feux ennemis furent successivement éteints. « A travers les embrasures élargies, par-dessus les merlons ruinés, on voyait autour des pièces les servans tomber et se succéder sans relâche. » Mais bientôt les hommes qui leur survivaient commencèrent à s’enfuir ; à dix heures du matin, le château resta silencieux. L’ordre fut alors donné de battre en brèche. Il allait être exécuté, quand tout à coup, une formidable explosion fit écrouler une partie du château, dont elle rejeta les débris sur la ville, tandis qu’une fumée noire montait dans l’air et laissait voir, en se dissipant, la tour principale détruite de fond en comble. Au moment de se retirer, les Turcs avaient mis le feu à une mine préparée à l’avance, avec l’espoir que les ruines enseveliraient les assiégeans victorieux. Une poignée de soldats se précipita parmi ces décombres jonchés de cadavres. Les artilleurs tournèrent les canons qui s’y trouvaient contre la ville, l’un d’eux ôta sa chemise, la hissa au sommet d’un dattier planté dans le fort, improvisant ainsi le drapeau qui apprit à l’armée et à la flotte que le Sultan Kalassi était en notre pouvoir.
Pendant ce temps, dans Alger, la population terrifiée et surprise par cette explosion inattendue qui venait de faire dans ses rangs de nombreuses victimes, se pressait autour de la Casbah, suppliant le dey d’entrer en négociations avec l’ennemi. Il résistait, déclarant qu’il ferait sauter son palais et sa capitale plutôt que de se soumettre. Les batteries de la ville et celle du fort Bab-Azoum tiraient encore sur le château de l’Empereur ; les débris de l’armée turque s’étaient jetés sur les derrières de la nôtre, essayant de couper la ligne de nos communications ; tout révélait que les paroles d’Hussein-Dey n’étaient point une bravade et qu’il ferait ce qu’il avait dit. Cependant, quand il se fut convaincu que sa cause était perdue, il se laissa fléchir par les plaintes désespérées qui se faisaient entendre autour de lui, peut-être aussi par le spectacle de ses troupes, qui de toutes parts l’abandonnaient, fuyant vers la frontière marocaine, et il se résigna à envoyer un parlementaire au général français. Son premier secrétaire Sidi-Mustapha fut choisi pour cette mission. Il se présenta au général de Bourmont avec l’espoir qu’il lui suffirait d’offrir les réparations depuis si longtemps demandées et le paiement des frais de guerre. Le commandant en chef l’arrêta, dès les premiers mots, pour lui déclarer qu’avant toute négociation, le dey devait commencer par rendre la Casbah, la ville et les forts. Le négociateur alla porter ces conditions à son maître ; mais, avant de se retirer, il avoua que l’obstination du dey avait été funeste : « Lorsque les Algériens sont en guerre avec le roi de France, dit-il, ils ne doivent pas faire la prière du soir avant d’avoir conclu la paix. »
Après lui, deux riches habitans d’Alger, deux Maures, se présentèrent afin d’obtenir que l’humiliation d’une occupation fût épargnée à la ville. Pour fléchir le général de Bourmont, ils lui offrirent de lui apporter sur un plat la tête d’Hussein-Dey. « Cela ne me ferait pas le moindre plaisir, » répliqua en souriant le général. Il leur promit toutefois de faire cesser le feu, sur l’engagement qu’ils prirent que les négociations allaient s’ouvrir. Le dey, de son côté, essayait encore de se soustraire aux conditions qu’on lui imposait. Il s’adressait au commandant de la flotte, qui refusa d’entrer en pourparlers avec lui, et le renvoya au général en chef. Il recourut même aux bons offices du consul d’Angleterre, qui ne craignit pas de se joindre au parlementaire quand celui-ci vint retrouver le comte de Bourmont. Mais le général écarta vivement tout essai de médiation et remit à Sidi-Mustapha un projet de capitulation dont quelques instans après Hussein-Dey dut écouter la lecture. C’est à ce moment qu’il se sentit définitivement vaincu. Il n’essaya pas d’obtenir des conditions plus douces. Il demanda seulement que l’entrée des troupes françaises fût retardée de quelques heures, Pour prix de cette concession, il dut mettre en liberté sur-le-champ les naufragés du Silène et de l’Aventure, qui furent conduits au quartier-général. A dix heures, la capitulation était signée. Elle garantissait au dey sa liberté et ses richesses personnelles ; la même garantie était donnée à ses soldats et aux habitans d’Alger. L’exercice de la religion mahométane était assuré ; les troupes françaises devaient entrer dans la Casbah le même jour à midi.
Au camp français, on s’apprêtait depuis la veille pour cette entrée, et, à l’heure dite, les portes de la ville s’ouvraient devant l’armée, qui touchait au but de l’expédition après une campagne de vingt jours. Disons-le immédiatement à l’honneur de nos soldats et de leurs chefs, ils furent aussi modérés dans le triomphe qu’ils avaient été vaillans dans le combat. On n’eut pas à punir la moindre agression ni contre les personnes, ni contre les propriétés ; les commissaires français prirent possession du trésor de la Casbah, qui s’élevait, en monnaies et en lingots d’or et d’argent à 48,684,528 fr., sans compter les denrées, les munitions, les armes, les étoffes précieuses, les marchandises, et en rendirent compte fidèlement. Quand plus tard l’esprit de parti essaya d’imprimer une flétrissure à l’armée qui avait conquis Alger et l’accusa d’avoir rais la Casbah au pillage, une enquête ordonnée par le général Clausel, successeur du général de Bourmont, vint démontrer le caractère calomnieux de cette accusation et prouver que tous ceux qui avaient pris part à l’expédition en étaient sortis les mains nettes. La prise d’Alger avait eu lieu le 5 juillet. Cinq jours plus tard, Hussein-Dey s’embarquait avec ses femmes et ses serviteurs pour Naples, où il prit terre le 31 juillet. En y arrivant, il apprit que le puissant monarque dont les troupes avaient précipité sa chute, chassé comme lui de ses états, errait fugitif et allait demander asile à l’Angleterre, comme lui-même venait demander asile à l’Italie. Du moins, avant cette catastrophe, Charles X avait osé déclarer, à la face de l’Europe et malgré le gouvernement britannique, que la France garderait sa conquête. En des temps moins troublés, un événement de cette importance aurait suffi pour rendre sa popularité au pouvoir le plus compromis. Mais, après les irréparables fautes du ministère Polignac, trop dépassions étaient déchaînées pour que les cœurs pussent s’ouvrir aux émotions que donne la gloire ; la nouvelle de la victoire de nos armes passa presque inaperçue à Paris. C’est plus tard seulement que la nation française devait connaître et apprécier tout ce que contenait cette victoire. À cette heure, elle était toute à son ressentiment ; aucun des membres du gouvernement ne trouvait grâce devant elle, pas plus le roi que ses ministres, pas même le comte de Bourmont, qui venait d’être élevé au grade de maréchal de France, en même temps que le vice-amiral Duperré était fait amiral, mais dont la carrière était désormais finie. Après avoir eu l’honneur de planter sur le sol arabe, avec le drapeau français, le premier jalon de la civilisation, il devait à quelques jours de là, remplacé par le général Clausel, s’éloigner obscurément sur un navire étranger[6] de la belle armée qu’il avait commandée, à peine salué par quelques coups de canon que son successeur eut la générosité de faire tirer pour saluer son départ, et n’emportant d’autre prix de sa valeur que le cœur de son second fils, mort en combattant. Ce sont là de douloureux et grands souvenirs que l’histoire ne saurait évoquer sans leur rendre hommage et réparer ainsi l’injustice dans laquelle ils sont restés longtemps enveloppés. Le temps, en passant sur eux, permet d’ailleurs de les juger avec plus d’équité que ne Font fait les contemporains. Aujourd’hui, les cœurs généreux se plaisent à les rapprocher des dernières journées du règne de Charles X, si tragiques et si fatales. Ils mettent impartialement en regard de l’imprudente conduite du vieux roi cette glorieuse conquête d’Alger qui honore sa mémoire, et de laquelle on peut dire avec plus de justice qu’on ne l’a dit des ordonnances de juillet qu’elle constitue le véritable testament du gouvernement de la restauration.
ERNEST DAUDET.
- ↑ Pendant les guerres maritimes de l’empire, un jour, dans la rade de Rochefort, le capitaine Collet ayant demandé au commandant de la flotte française la liberté de manœuvrer, et l’ayant obtenue, alla droit avec sa frégate au vaisseau amiral anglais, qui le laissa venir, ne pouvant croire qu’il put avoir l’idée de se heurter à lui. Le capitaine Collet s’approcha donc, et arrivé bord à bord envoya toutes ses bordées dans les flancs de l’anglais ; puis, passant de l’autre côté, renouvela sa manœuvre, s’éloignant ensuite avant que l’ennemi fût revenu de sa stupeur. C’est M. Alfred Nettement qui raconte ce trait de bravoure.
- ↑ Ce jour-là, une felouque étant parvenue à sortir du port d’Alger, deux frégates, l’Iphigénie et la Duchesse-de-Berry, lui donnèrent la chasse. Le corsaire s’étant jeté à la côte, trois embarcations furent envoyées par chacune des deux frégates pour le détruire. Malheureusement une de ces embarcations fut portée par la lame sur le rivage couvert de gens armés. Les autres allèrent à son secours, au milieu des difficultés créées par l’état de la mer. Mais, quand il fallut revenir, une seule embarcation put être renflouée, et déjà trop chargée fut hors d’état de contenir tout le monde. Vingt-cinq officiers et marins se dévouèrent pour le salut de leurs camarades et périrent héroïquement. Parmi eux se trouvaient les aspirans Cassius et Barbignac.
- ↑ Voyez la Revue du 1er et du 15 mai 1877.
- ↑ Ce jeune et brillant officier succomba le 7 juillet, à l’hôpital de Sidi-Ferruch. Ce même jour, le général de Bourmont écrivait d’Alger au prince de Polignac : « Des pères de ceux qui ont versé leur sang pour le roi et la patrie seront plus heureux que moi ; le second de mes fils avait reçu une blessure grave dans le combat du 24 juin. Lorsque j’ai eu l’honneur de l’annoncer à votre excellence, j’étais plein de l’espoir de le conserver. Cet espoir a été trompé. Il vient de succomber. L’armée perd un brave soldat ; je pleure un excellent fils. Je prie votre excellence de dire au roi que, quoique frappé par ce malheur de famille, je ne remplirai pas avec moins de vigueur les devoirs sacrés que m’impose sa confiance. » C’est seulement après la révolution de 1830 et quand déjà le général de Bourmont ne commandait plus l’armée d’Afrique, que le corps de son fils fut envoyé en France. Les passions et la calomnie avaient déployé tant d’acharnement contre le malheureux père, que les agens de la douane à Marseille ne respectèrent pas le cercueil du glorieux mort, l’ouvrirent et le fouillèrent, convaincus qu’il renfermait des richesses.
- ↑ Nom turc du fort de l’Empereur.
- ↑ Lui appliquant toute la rigueur des règlemens, l’amiral Duperré refusa de le faire transporter sur un bâtiment de l’état à Mahon, où il désirait se rendre.