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Les Origines de l’Odyssée/01

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Les Origines de l’Odyssée
Revue des Deux Mondes5e période, tome 9 (p. 327-356).
LES
ORIGINES DE L’ODYSSÉE

I
KALYPSO


I

Les fouilles des Schliemann et des Evans, les découvertes archéologiques à Troie, Mycènes, Tirynthe et Knossos, et les grands travaux des Helbig, des Perrot, des S. Reinach, des Pottier et des Dörpfeld, n’ont pas eu pour seul résultat de mettre dans les vitrines de nos musées les curieux monumens de la civilisation mycénienne : le problème homérique en a été complètement renouvelé. L’Épopée homérique, grâce à W. Helbig, a éclairé les découvertes de cette archéologie préhellénique. Et, réciproquement, cette archéologie a élucidé ou mis en valeur bien des détaillé, bien des mots, bien des épisodes de l’Épopée, que l’explication littérale ou littéraire des philologues n’avait pas compris. Grâce aux fouilles mycéniennes, les héros homériques sont aujourd’hui plus proches de nous, peut-être, que les Roland et les Turpin de nos Chansons de geste. Nous pouvons aujourd’hui voir le bouillant Achille, le vieux Priam, Pénélope et le Roi des Rois en leurs costumes, en leurs armures, en leurs parures, dans leurs palais. Je crois qu’il est temps de pousser encore plus loin cette reconstitution du monde homérique. Si les personnages, sortis du rêve et de la légende, se dessinent nettement sur la toile historique, on peut dire que les fonds elles paysages restent encore perdus dans la brume, sous la poussière des contes accumulés. Mais une patiente étude de l’Odyssée m’a prouvé que ces paysages n’étaient ni moins réels ni moins faciles à retrouver que les héros eux-mêmes ; après huit ou dix ans de recherches, je crois pouvoir offrir au public les authentiques photographies du Kyklope et des Sirènes, de Kirkè et des Lestrygons, de Charybde et de Kalypso[1].

L’Odyssée est une mine de renseignemens précis. Ce n’est pas l’assemblage de contes à dormir debout que les vains littérateurs nous présentent. C’est un document géographique. C’est la peinture poétique, mais non pas imaginaire, d’une certaine Méditerranée avec ses habitudes de navigation, ses théories du monde et de la vie navale, sa langue et ses Instructions nautiques, comme disent nos marins[2]. Grâce aux poèmes odysséens, cette Méditerranée peut être étudiée scientifiquement, datée avec une approximation précise, et remise à son rang, dans la série des Méditerranées historiques. Car l’histoire méditerranéenne peut se comparer à un terrain sédimentaire où, couches par couches, les marines successives ont laissé leurs traces. Ces dépôts, plus ou moins épais, sont de nature et de teintes différentes. Ils ont des traits communs ; mais chacun d’eux a aussi des particularités caractéristiques qui permettent de le reconnaître et de le remettre à sa place.

Sous nos yeux, l’une de ces couches méditerranéennes est en train de se déposer. Depuis le commencement du XIXe siècle, les Anglais ont conquis la direction du trafic méditerranéen. Leurs termes de marine et de commerce, leurs marchandises et leurs modes, leurs mesures et leurs habitudes de navigation ont pénétré de Gibraltar à Alexandrie. La Méditerranée actuelle tient, comme en suspension, ces matériaux anglais, qui se déposeront quelque jour et passeront à l’état de sédimens, quand une autre puissance, — allemande, française ou italienne, — reprendra le dessus. On pourra étudier alors les gisemens anglais autour de Gibraltar, de Malte, de Smyrne, de Chypre et du canal de Suez. Cette couche anglaise recouvrira presque partout le terrain français des XVIIIe et XVIIe siècles, installé déjà sous le flot anglais. Avant les Français, les Italiens avaient eu cinq ou six siècles de monopole : une épaisse couche italienne est encore visible en certains points. A leur tour, les Italiens avaient eu comme prédécesseurs les Arabes : on peut dire que cette période arabe, qui dura deux ou trois siècles, nous est presque inconnue, non pas faute de documens, mais faute d’exploration et d’étude. Il en est de même de la couche byzantine, qui, sous le mince feuillet arabe, nous conduit aux bancs épais, compacts et uniformes, des Romains et des Grecs : nous la connaissons très mal et nous l’étudions très peu. Sous elle, au contraire, les terrains de l’époque classique[nous sont familiers : nous en reconnaissons à première vue les échantillons et les fossiles ; Alexandrie et Laodicée, le Méandre et le Tibre, Rhodes et Marseille, Ostie et Panorme parlent à tous nos souvenirs. C’est l’arrière-fond de notre science historique. Ce sont là, croyons-nous, les plus vieux terrains de l’histoire méditerranéenne.

Mais considérez un peu cette couche gréco-romaine, et tout aussitôt, dans les gisemens les plus anciens, une étude, même superficielle, vous fera reconnaître des débris qui ne sont pas contemporains de la masse, qui n’ont pas glissé là non plus d’une couche postérieure, mais qui doivent provenir d’une couche plus ancienne encore. Ce sont : ou des noms de lieux qu’aucune étymologie grecque ni latine ne parvient à expliquer, Ida, Samos, Korinthos, Salamis, Rhéneia, Kasos, Massicus, Cumae, Oinotria, etc., ou des situations de villes contraires à toutes les théories des Grecs : Tirynthe, Chalcédoine, Astypalées, etc. ; ou des systèmes politiques, des amphictyonies de sept ports, dont la politique grecque ne donne ni le modèle ni la clef ; ou des routes de commerce jadis suivies on ne sait par quelles caravanes et abandonnées, semble-t-il, du jour où le peuple grec, maître de ses destinées, eut la conscience de ses propres besoins. Si, mis en éveil par ces constatations, vous cherchez quelque lumière dans le plus vieux document géographique des Grecs, je veux dire dans l’Odyssée, vous y retrouvez bientôt les mêmes mots et les mêmes phénomènes incompréhensibles. Noms, routes, habitudes, conceptions, théories, l’Odyssée ne semble pas grecque. Elle est du moins pleine de souvenirs qui semblent anté-helléniques, parce qu’ils sont anti-helléniques, contradictoires à tout ce que nous savons de la langue, de la pensée, de la vie et de la civilisation grecques. A s’en tenir même au ton général de l’Odyssée, Gladstone déjà remarquait avec raison combien les belles formules homériques de politesse, — « j’ai l’honneur d’être fils d’un tel, » par exemple, — sont étrangères à ces ignorans du protocole qu’ont toujours été et que sont encore les Hellènes.

Or les Anciens savaient qu’avant les marines grecques, des marines levantines, syriennes, avaient établi leur empire de la mer, leur « thalassocratie, » sur presque tous les rivages méditerranéens : de Sidon à Cadix, de Tyr à Mégare et à Thèbes de Béotie, les Kadmos et les Danaos de Phénicie ou d’Egypte avaient étendu leurs explorations et leur commerce. Cette tradition paraît digne de foi. Sous la couche grecque, en effet, il semble que la Méditerranée recèle une couche sémitique : les sites, d’une part, et les noms de lieux, de l’autre, peuvent fournir d’indiscutables témoins. Les noms de lieux, surtout, méritent une étude soigneuse, quand ils se présentent sous forme de doublets, c’est-à-dire quand deux vocables, accouplés pour désigner un seul et même lieu, ne semblent en réalité qu’un seul et même nom en deux langues différentes, si bien que l’un des deux apparaît comme un original et l’autre comme une traduction.

A travers toutes les mers et sur tous les continens, chaque fois que deux peuples se succédèrent dans la possession des champs ou l’exploitation du commerce, ce phénomène des doublets géographiques reparaît. Partout et toujours, les nouveaux occupans adoptent, en partie du moins, l’onomastique de leurs prédécesseurs. Ils traduisent les noms d’autrui dans leur propre langue ; mais souvent ils conservent aussi ces mêmes noms dans la langue d’autrui : leur géographie nous transmet ainsi la vieille onomastique en partie double, le mot original à côté de sa traduction. Quand les Italiens de Venise, de Florence ou de Gênes, commencent l’exploitation de l’Archipel byzantin, ils reçoivent des marines grecques le nom de Montagne-Sainte pour l’Athos peuplé de couvens orthodoxes : ils disent en italien Monte-Santo ; mais leurs cartes, portulans et miroirs de la mer conservent aussi le nom grec Hagion Oros. Quand les Espagnols, Italiens et autres Latins entreprennent la découverte et la « marchandise » du Nord de l’Afrique, les Arabes leur apprennent qu’au delà du Sahara ou Grand Désert, s’étend le Pays des Nègres, Belad-es-Soudan : les Latins traduisent en Nigritie l’original arabe, mais ils n’oublient pas cet original, et nos cartes récentes écrivent encore « Soudan ou Nigritie. »

Ces doublets géographiques peuvent être d’un grand secours pour l’étude de la Méditerranée préhellénique, et ils apportent avec eux une certitude presque absolue. L’étymologie d’un nom isolé peut toujours sembler douteuse ou improbable : même démontrée, elle n’est que seulement vraisemblable ; par suite, l’origine d’un nom isolé reste toujours incertaine. Mais, en présence d’un doublet, la certitude s’impose. Il est bien évident, et d’une évidence immédiate, universelle, que, des pays s’appelant à la fois Soudan et Nigritie, Tcherna-Gora et Monte-Negro, si de ces noms les uns signifient dans les langues latines le Pays des Nègres ou la Montagne-Noire et si les autres, expliqués par une étymologie arabe ou serbe, nous ramènent au même sens, il est évident que tour à tour ces pays furent au contact des Latins et des Arabes ou des Latins et des Slaves et que deux commerces ou deux civilisations s’y sont succédé : quand nous n’aurions aucun autre indice de la pénétration arabe en Afrique et serbe dans l’Adriatique, nous pourrions affirmer encore qu’il fut un temps où le Pays des Nègres connut des marchands ou des conquérans arabes, et où la Montagne-Noire fut au pouvoir d’un peuple serbe.

Or la Méditerranée primitive est peuplée de doublets gréco-sémitiques. De Chypre à Cadix, ces doublets jalonnent les routes du vieux commerce phénicien. Une ville chypriote s’appelle Soloi et Aipeia, parce que le mot sémitique saloe ou soloe veut dire les roches et que le mot grec aipeia signifie l’escarpée. De même sur les côtes de Sardaigne, un îlot porte durant l’antiquité les trois noms de Énosim, Hiérakon nèsos, et Accipitrum insula. Les deux derniers sont faciles à comprendre et à reconnaître : ils sont grec et latin et signifient tous deux l’Ile des Eperviers Mais le premier, expliqué par une étymologie sémitique, ramène encore au même sens ; il est aussi formé de deux mots : e, ai ou i, en hébreu et en phénicien, signifie la terre, l’île, et nosim est le pluriel de nis ou nous qui signifie l’épervier. Cette Ile des Eperviers est située dans la rade de Carloforte que fréquentent les bancs de thon et les bandes d’oiseaux de proie qui les suivent. Les éperviers ou faucons sardes sont toujours demeurés célèbres : longtemps cette côte de Sardaigne paya en faucons son tribut aux rois espagnols.

Répandus dans toute la Méditerranée antique, les doublets gréco-sémitiques sont plus fréquens dans les eaux grecques. Toutes les îles grecques, ou presque toutes, nous en ont conservé quelqu’un. Il suffirait de réunir en liste les noms insulaires de l’Archipel. Chaque île grecque a deux noms pour le moins. La même île se nomme à la fois Ortygia et Dèlos, Kallistè et Thèra, Akhnè et Kasos, Kéladoussa et Rhèneia, etc. L’un de ces noms, authentiquement grec, a pour nous une signification très claire : Kéladoussa est l’Ile Hurlante ; Akhnè est l’Ile de l’Écume. L’autre nom devient aussi clair et nous rend la même signification, quand nous l’expliquons par le vocabulaire sémitique : Rhèneia en hébreu est le Hurlement, et Kas est l’Écume. Etudiez l’un de ces doublets à l’aide de l’Odyssée et des Instructions nautiques : vous percevrez les raisons ou visions de marins d’où sortit cette onomastique.

Prenez, par exemple, le doublet Amorgos-Psychia. Entre les côtes de l’Asie Mineure et les côtes de la Grèce, le pont des Cyclades n’est interrompu que par le large canal qui sépare Icaria de Myconos, Amorgos de Léros, Astypalée de Kos. Les autres chenaux insulaires sont sans largeur ; ce canal médian est, au contraire, un « abîme de mer, » comme dit l’Odyssée. En son milieu cependant, entre Amorgos et Léros, la traversée en est rendue moins longue par deux îlots rocheux qui le barrent et qui peuvent, quelques instans, servir d’abri. Aussi, pour atteindre les îles et les côtes helléniques, les marins orientaux choisissent de préférence cette traversée entre Léros et Amorgos, et cette dernière île leur offre, après ce long trajet, un reposoir assuré avec de bons ports et des aiguades.


La côte Sud d’Amorgo, disent les Instructions, est une succession de falaises énormes d’une grande hauteur, d’où les rafales tombent avec fureur pendant les coups de vent de Nord, balayant l’eau en écume. Les navires qui longent cette côte devront s’en tenir à grande distance ; on n’y trouve ni abri ni mouillage. Mais la côte Nord offre deux bons mouillages. Port Vathy (le Port Profond) est un petit port sûr, bien que les coups de vent de Nord-Est y soient violens. Mais la tenue est bonne et les navires y sont à l’ancre en sûreté. Il n’y a aucun écueil à redouter en entrant dans le port, car le rivage est accore tout autour. A l’extrémité Nord-Est d’Amorgos, la baie de Santa-Anna a trois quarts de mille de profondeur et près de un mille et demi de largeur au fond, où il y a une plage de sable et quelques maisons isolées. Elle est ouverte à l’Ouest et a de grands fonds. Cependant un navire pourrait en cas de nécessité mouiller dans le Nord-Ouest. Un ruisseau de bonne eau douce se jette dans la baie.


L’Amorgos des Anciens avait ses deux ports à Santa-Anna et à Port Vathy. Sur les sables de Santa-Anna, c’était le port grec d’Aigialè, la Plage. Dans le cercle profond de Port Vathy, c’était une ancienne Halte phénicienne, une Minoa. L’île entière portait les deux noms de Amorgos et de Psychia. Le premier est incompréhensible en grec. Le second signifie l’Île du Souffle ou du Frais. Un texte d’Hérodote nous donne la juste valeur de ce terme dans la langue des navigateurs : « La flotte arrivée sur cette plage, on souffla et l’on hala les navires à sec, ἐς τοῦτον τὸν αἰγιαλὸν ἀνέψυχον. » La Plage, Aigialè, d’Amorgos offre un pareil rivage à l’échouement des navires. Venus du Sud-Est, les marins d’Asie soufflent vraiment en ce refuge. Car il leur a fallu traverser le grand abîme, qui sépare Amorgos des îles asiatiques, puis doubler le coup de rame quand la côte Sud-Est de l’île leur est apparue. Cette côte terrible, « d’où les rafales tombent avec fureur, balayant l’eau en écume, » est toute semblable à telle côte odysséenne qui se dresse fumante d’embrun et fouettée de grosses vagues retentissantes : « Attention, dit Ulysse, que tout le monde écoute bien ! tenez ferme sur les bancs et pesez sur les rames : la côte est accore ; il ne faut pas craindre de taper fort dans l’eau ; il s’agit de ne pas rester là-dessous, mais, si Dieu le veut, de nous en tirer. » On double le coup de rame et l’on passe ; mais, de l’autre côté, on éprouve le besoin de souffler, et rien n’est bon alors comme une plage éventée, où l’on peut tirer le vaisseau et manger ou dormir au frais : quand Ulysse a franchi les roches grondantes, il est forcé, par la révolte de son équipage, de relâcher dans le Port Creux, sur une plage de sables, auprès d’une aiguade.

Sur la côte Nord-Est d’Amorgos, une fois les falaises contournées, les marins orientaux trouvaient dans la baie de Santa-Anna une plage, une source et les vents frais du Nord. C’était bien la Plage du Souffle, Aigialè Psychia, où l’on séjournait un peu avant d’atteindre le Port de la Halte, Minoa. Or les Septante traduisent par le mot grec anapsyxis (c’est le mot qu’Hérodote employait plus haut) le terme hébraïque margoa ou morgoa, dans le passage de Jérémie que voici : « Dressez-vous sur les routes et cherchez la bonne voie et trouvez un reposoir pour vos âmes » (ou pour vos souffles, car le mot hébraïque naphes a le double sens du grec psyché et du latin anima). Le reposoir ou souffloir des Phéniciens, a-morgoa (avec l’a prosthétique ou l’article sémitique en tête), est devenu l’Amorgos-Psychia des Hellènes. Voilà donc un doublet gréco-sémitique bien intelligible et bien établi. Toutes les îles grecques, de Rhodes à Corfou et de Thasos à Cythère, nous en peuvent offrir de pareils : la Belle-Ile que les Hellènes nomment Kallistè portait aussi le nom phénicien de Thèra ; l’Ile de l’Écume était pour les Grecs Akhnè et pour les Phéniciens Kas-os ; les Hurlemens de la Grande Délos lui valurent des Sémites le nom de Rhèneia, et des Hellènes celui de Kéladoussa : deux par deux, ces noms inséparables s’expliquent mutuellement et se fournissent l’un à l’autre leurs marques d’origine.


II

Mais il suffit d’explorer avec soin la Méditerranée odysséenne pour découvrir qu’elle est aussi la Méditerranée des doublets gréco-phéniciens : l’Odyssée n’est qu’un tissu de doublets gréco-sémitiques ; ses descriptions sont contemporaines du temps, dont parle Thucydide, où « des Phéniciens et des Kariens occupaient la plupart des îles. » Si l’on veut un exemple typique et bref, l’île de Kirkè se nomme pour le poète odysséen Aiaiè. Or les mots grecs nèsos kirkès, que nous transcrivons en Ile de Kirkè, signifient en réalité « l’Ile de l’Épervière » : kirkè n’est en grec qu’un nom commun, le féminin de kirkos qui signifie épervier. Mais ai-aiè à son tour rentre dans une classe de noms insulaires, que les éditeurs du Corpus Inscriptionum semiticarum ont depuis longtemps signalée, et nous venons d’étudier l’un de ces vocables dans notre Ile des Faucons sarde, É-nosim. Nous savons que ce vocable est composé de deux mots sémitiques : ai, e ou i veut dire l’île ; nosim veut dire les faucons. L’Écriture nous fournit pareillement aiè comme nom hébraïque de l’épervier ou, plutôt, de l’épervière, puisque ce mot en hébreu ne s’emploie jamais qu’au féminin. Et ceci est digne de remarque : en grec, tout au contraire, le féminin régulier kirkè est inusité et c’est le masculin kirkos qui sert pour les deux genres, avec l’article masculin ou féminin suivant les nécessités. Quand donc le poète odysséen dit nèsos kirkès, il traduit l’original sémitique ai-aiè, avec une fidélité qui va jusqu’à l’extrême limite de la correction et même un peu contre l’usage.

Sous toutes les aventures d’Ulysse, on retrouve de pareils vocables sémitiques, qui nous reportent à la Méditerranée phénicienne et qui peuvent la reconstituer sous nos yeux. Et réciproquement cette Méditerranée phénicienne, une fois retrouvée, nous explique l’ensemble et le détail des aventures odysséennes. Ulysse ne navigue plus dans une brume de légende en des pays imaginaires. De cap en cap, d’île en île, il cabote sur les côtes italiennes ou espagnoles que fréquentait le commerce phénicien. Les monstres atroces qu’il rencontre, cette horrible Skylla, qui, du fond de sa caverne, hurle comme un jeune chien à l’entrée du détroit de Sicile, les Phéniciens la connaissaient réellement et la signalaient à leurs pilotes, comme nos marins la connaissent aujourd’hui et la signalent dans les parages du détroit de Messine : « En dedans du cap, disent les Instructions, s’élève le mont Scuderi, qui a 1 250 mètres de hauteur. Auprès du sommet aplati de cette montagne, il existe une caverne, d’où le vent sort en soufflant avec une certaine violence. » Les Instructions nautiques sont encore et toujours le meilleur commentaire de l’Odyssée.

Les Anciens avaient coutume de chercher dans les poèmes homériques la source de toute science et de toute vérité : même avant d’entreprendre mes études odysséennes, j’avoue que cette conception me paraissait la plus satisfaisante. A voir dans une œuvre des Hellènes, quelle qu’elle soit, un produit de la seule imagination, on s’éloigne d’un juste sentiment des choses. Quiconque a longtemps vécu dans la fréquentation des Hellènes, anciens et modernes, est bien obligé de convenir que l’imagination n’est pas leur faculté maîtresse ni la source de leurs œuvres d’art. L’invention créatrice n’est pas ce qu’ils demandent à leurs artistes. Peu leur importe qu’après vingt autres, un tragique leur répète, sans y rien changer, les douloureuses aventures d’Hécube ou d’Antigone. Sans modifier en rien la disposition générale de l’œuvre, un architecte ou un sculpteur pourra toujours leur recommencer le temple ou la statue que cent autres avant lui auront faits. Les poèmes homériques et surtout l’Odyssée ne se distinguent pas des autres œuvres grecques. Il ne faut pas comparer l’Ulysséide aux énormes tératologies des Hindous ni aux folles rêveries des Arabes : « Bâtir une vaine tératologie sans aucun fondement de vérité n’est pas homérique, » dit Strabon. Il vaut mieux rapprocher l’Odyssée de tels ou tels poèmes géographiques, demi-scientifiques, utilitaires, que composèrent ou traduisirent les Grecs et les Romains pour codifier leurs découvertes et celles d’autrui. Il y aurait quelque irrévérence sans doute et une grosse erreur à pousser jusqu’à l’extrême ce rapprochement entre Homère et Scymnus de Chios ou Aviénus. Il faut pourtant l’avoir présent à l’esprit. Il ne faut jamais oublier les tendances utilitaires de l’esprit grec : leurs poètes se proposent d’abord d’instruire ou de moraliser leur auditoire. Car leurs poètes les connaissent et s’adaptent à leurs goûts. Ces marins écoutent plus volontiers les vers qui peuvent les servir dans leurs navigations. Tout en passant une heure agréable, ces hommes pratiques veulent apprendre les chemins des eldorados, « la longueur du voyage et le retour à travers la mer poissonneuse, » comme dit Ulysse lui-même.

Il faut donc étudier et traduire l’Odyssée, non pas à la façon des rhéteurs et manieurs de Gradus, qui n’y voient qu’un assemblage de beautés et d’épithètes poétiques. Dès l’antiquité, certains ne tenaient Homère que pour un conteur de fables : « Ératosthène, dit Strabon, prétend que le poète ne cherche que l’amusement et non la vérité. » Mais une école adverse, celle « des Plus Homériques, qui suivent vers par vers l’épopée, » savait, dit le même Strabon, que la géographie d’Homère n’est nullement inventée, que « le poète est, au contraire, le chef de toute science géographique : » ses récits sont exacts, « plus exacts bien souvent que ceux des âges postérieurs ; ils contiennent sans doute une part d’allégories, d’apprêts, d’artifices pour le populaire ; mais toujours, et surtout dans les Voyages d’Ulysse, ils ont un fondement scientifique. » L’étude des Voyages d’Ulysse vérifie pleinement la justesse de cette phrase. Les descriptions homériques les plus apparemment fantaisistes ne sont toujours qu’une exacte, très exacte copie de la réalité. Le plus souvent, en regard des vers de l’Odyssée, on peut copier quelque passage de nos Instructions nautiques ou mettre l’une de nos cartes marines.

Pour illustrer cette exactitude des descriptions odysséennes, les cartes et photographies des lieux sont même d’un indispensable secours : seules, elles peuvent nous donner l’explication précise de tous les mots du poète. Quand, autour de la grotte du Kyklope, le poète nous décrit le rond de plus et d’arbres à la haute chevelure, les photographies nous montrent qu’en réalité, actuellement encore, les rivages du Kyklope et la grotte elle-même (car elle existe telle que le poète nous la décrit) sont ombragés de grands chênes et de pins-parasols, d’arbres à la haute frondaison, tout différens des chênes verts et des plus rabougris qui bordent les mers helléniques. Quand le poète nous dépeint les inquiétudes de Télémaque rentrant par mer du Péloponnèse et craignant d’échouer ou de périr sur les Iles Pointues, nous ne pouvons rien comprendre à ces vers, nous ne pouvons même pas découvrir le gîte de ces Iles Pointues (et l’exemple de Strabon, comme celui de tous les commentateurs anciens et modernes, est là pour nous avertir), si nous ne consultons pas quelque carte marine. Mais prenez une carte marine et les Instructions du canal de Zante : entre les côtes éléennes, que vient de quitter le fils d’Ulysse, et son île d’Ithaque, ce canal offre un danger que la carte et les Instructions signalent soigneusement. C’est, en pleine mer, un archipel d’écueils, les uns à peine émergés, les autres couverts d’eau, que les navigateurs redoutent, le groupe des Roches Montague ou Monte-Acuto, du Mont Pointu : « ce dangereux plateau de roches, disent les Instructions, s’étend sur l’espace d’un mille et comprend quatre pâtés distincts ; un navire à voiles devra tourner ces dangers à bonne distance ; par des vents faibles ou par calme, il pourrait être drossé par le courant, qui, par les vents du Sud, est fort dans leur voisinage. » Voilà les Iles Pointues du poète, et les Instructions ne font que répéter en prose ce qu’il nous dit en vers : poussé « par la brise favorable de Zeus, » par le vent du Sud, Télémaque craint d’être drossé par le courant et de perdre la vie ou son bateau sur ces aiguilles de roches.

W. Helbig a donc cent fois raison de protester contre les gens qui ne tiennent pas un compte rigoureux de tous les mots du texte : « Les épithètes homériques, dit-il, traduisent la qualité essentielle de l’objet qu’elles doivent caractériser. » Ce ne sont pas des épithètes poétiques que l’on peut traduire ou négliger, selon la fantaisie du moment. Il faut suivre la méthode des Plus Homériques. J’ai refait moi-même (mars-juin 1901) le voyage d’Ulysse ; j’ai soigneusement noté l’aspect des lieux, la disposition et le caractère des sites ; j’ai pris les photographies et vérifié les cartes de tous les endroits décrits par le poète ; je reste fidèle aux conceptions des Plus Homériques, et je crois que, pour comprendre vraiment l’Odyssée, il faut la replacer dans la série des livres analogues que, de siècle en siècle, de thalassocratie en thalassocratie, les marines méditerranéennes se sont fidèlement transmis, — dans la série des Instructions nautiques, Portulans, Guides des Pilotes ou Miroirs de la mer. Car les marines successives ne se transmettent pas, les unes aux autres, seulement leur onomastique ou leurs mouillages : les nouveaux venus empruntent encore les cartes et renseignemens de leurs prédécesseurs. Toutes les marines actuelles copient leurs Instructions dans les Pilots anglais :


Cet ouvrage, dit l’Avertissement d’un volume de nos Instructions (n° 731), contient la description des côtes occidentales de l’Italie. On s’est servi du Mediterranean Pilot de l’amirauté anglaise, livre en usage à bord des bâtimens de la flotte italienne. Pour les îles de Malte et de Gozzo, on a traduit textuellement les instructions du Mediterranean Pilot, vol. 1, édit. 1885, en les complétant à l’aide des renseignemens publiés depuis cette date par le bureau hydrographique de Londres.


La thalassocratie anglaise répand ainsi les Pilots anglais. Aux siècles précédens, la thalassocratie franque avait vulgarisé les Portulans français : de 1702 à 1830, les marines méditerranéennes copient le Portulan de la mer Méditerranée, de Henry Michelot, ancien pilote hauturier sur les Galères du Roy. Mais avant Michelot, les Français copiaient, dit-il lui-même dans sa préface » les cartes et documens hollandais sans même corriger les fautes les plus choquantes. Les Miroirs des Hollandais avaient copié, à leur tour, les Guides et Navigations des Espagnols ou des Italiens, et ces guides n’étaient eux-mêmes que la copie ou la mise au point des documens anciens de la Grèce et de Rome. Les marines classiques, à leur tour, avaient traduit des périples antérieurs de Carthage, de Tyr, ou d’Egypte. Un périple carthaginois d’Himilcon, traduit d’abord en grec à une époque inconnue, fut mis en vers latins par un poète de la décadence, R. Aviénus. Un autre périple carthaginois d’Hannon ne nous est parvenu que sous sa traduction grecque, et, des marines classiques, il s’est transmis aux marines de la Renaissance, grâce à J.-B. Ramusio, qui, en 1558, ouvre son recueil delle Navigazioni e Viaggi par la navigation de Hannone capitano dei Cartaginesi. Les monumens égyptiens nous forcent à l’hypothèse qu’au XVIIIe siècle avant notre ère, le genre littéraire du périple existait déjà. Sur les murs de Deir-el-Bahari, la reine Haïtshopitou a voulu conter et dépeindre les belles navigations de ses flottes vers les Échelles de l’Encens, et nous avons conservé les récits et les tableaux de ce périple pharaonique. M. G. Maspero, qui l’étudia, suppose avec raison que, disciples encore en cela des modes égyptiennes, les Phéniciens empruntèrent à l’Egypte l’habitude d’exposer dans leurs temples leurs périples écrits ou dessinés : le périple d’Hannon, dit la traduction grecque, était exposé à Carthage dans le temple de Kronos.

Je crois que les premiers navigateurs grecs virent ces périples phéniciens, qu’ils en reçurent des copies et que leur plus ancien périple, l’Odyssée, n’est que la mise en vers grecs et en légendes poétiques de ces Instructions phéniciennes. Que l’on ne crie pas à l’impiété révolutionnaire d’une pareille opinion ! Mais que l’on prenne deux épisodes des Aventures d’Ulysse, le séjour chez Kalypso et la rencontre de Nausikaa, et que l’on voie si le charme et l’émotion de ces beaux vers sont détruits, quand la vision nette, la carte et les photographies des lieux donnent à ces tableaux un cadre de précision et comme un fond de réalité.


III

L’île de Kalypso a-t-elle réellement existé ? ou n’est-elle qu’une Action poétique, un Eldorado, un paradis rêvé par les navigateurs d’alors et décrit par le poète au gré de son imagination et des contes populaires ? Entre ces deux alternatives, on penche, à la première lecture du texte, vers la seconde. C’est la plus simple. Elle nécessite le moins de recherches et le plus de soumission aux opinions communément reçues. Le doux Fénelon a d’ailleurs embrumé cet horizon lointain de toutes les rêveries de son Télémaque. Il est de sens commun que l’île de Kalypso n’a jamais existé. Mais, si l’on fait du texte une étude « plus homérique, » il apparaît bientôt que certains détails, certaines épithètes et certains noms propres caractérisent, d’une part, notre site et le localisent, d’autre part, dans une région strictement définie :


Ulysse, dit Athèna, supporte des [maux loin de ses amis, dans une île cerclée de courans, qui se dresse comme un nombril sur la mer. Dans cette île aux arbres, habite la fille du pernicieux Atlas, qui sait les abîmes de toute la mer et qui, seul, possède les Hautes-Colonnes dressées entre le ciel et la terre... Dans cette île lointaine, la nymphe habite une vaste caverne ; tout autour, une forêt verdoyante a poussé, aulnes, peupliers et cyprès où nichent les oiseaux marins à la vaste envergure ; une vigne fleurie de grappes tapisse la grotte ; quatre fontaines y versent leurs ondes blanches, et des prairies de persil et de violettes réjouissent les yeux.


L’île de Kalypso est une île à la Caverne, une île aux Oiseaux, une île aux Sources, une île aux Arbres. Si nous tenons un compte rigoureux de ces multiples épithètes, l’île présente assez de particularités pour que nous la distinguions entre mille. Et cette île lointaine, comme dit le poète, ne peut se trouver qu’en une certaine région de la Méditerranée, aux extrémités du monde, dans la parenté, c’est-à-dire dans le voisinage, du Pilier du Ciel. Elle est fille d’Atlas, l’Homme aux Colonnes qui séparent le ciel et la terre. Nous apprendrons à bien connaître la juste valeur de ces filiations anthropomorphiques. Les Hellènes personnifiaient les colonnes de leurs temples : ils ont personnifié de même le Pilier Céleste, que les premiers navigateurs avaient découvert au bout du monde méditerranéen. À ce portant, à cet Atlas, ils ont donné pour fille une île toute voisine. Il suffit de découvrir le site exact du Pilier homérique : Kalypso devra se trouver à ses pieds.

Hérodote nous dit qu’Atlas est une montagne étroite et toute ronde, si haute que l’on n’en saurait voir les sommets : jamais, été comme hiver, les nuages ne la découvrent ; les indigènes l’appellent la Colonne du Ciel. Voilà bien notre Atlas-Colonne Céleste de l’Odyssée. Hérodote ajoute que cette montagne est toute voisine des Colonnes d’Hercule, dans notre détroit de Gibraltar : suivant la légende, Hercule vient soulager Atlas et prendre un instant sa place. Or voici comment les Instructions nautiques décrivent ces parages du détroit :


Pour les navires venant de la Méditerranée, les points d’atterrage du Détroit sont le morne de Gibraltar sur la côte d’Espagne, le Mont-aux-Singes sur la côte d’Afrique. Si le temps est clair, on pourra voir à une grande distance le morne de Gibraltar et le Mont-aux-Singes. Ces terres apparaissent le plus souvent comme des îles d’une reconnaissance facile par les formes qu’elles affectent. Le morne de Gibraltar présente à son sommet une arête assez étendue. Le Mont-aux-Singes présente deux sommets coniques très rapprochés... Mais les vents d’Est, qui dominent pendant les mois de juillet, août et septembre, sont des vents très humides : ils amènent toujours avec eux des brumes sur les terres, et ces brumes deviennent d’autant plus épaisses que la brise est plus fraîche. Les rosées abondantes, la brume sur les terres et principalement des pannes de brume qui se forment sur le sommet du morne de Gibraltar et sur celui du Mont-aux-Singes ou sur le flanc de cette montagne, sont les indices à peu près certains de la venue des vents d’Est,


Ce Mont-aux-Singes, dont la tête se cache dans les brumes du ciel, est « la Colonne du Ciel, » comme disent les indigènes, « le Pilier, » atlas, comme disent les Hellènes. Le personnage d’Atlas, n’est qu’un nom commun personnifié. Dans la langue des Ioniens, atlas est le portant (cf. le verbe τλάω, je porte). C’est un synonyme de telamon, un équivalent de kion, qui tous deux désignent des supports d’une forme particulière. Le légendaire Atlas se nomme aussi Télamon. Dans les inscriptions du Pont-Euxin, telamon est employé couramment aux lieu et place de colonne : ϰίων ou στήλη, diraient les autres Grecs. Le commerce ionien qui avait transporté le mot dans ces colonies milésiennes de la Mer-Noire, le fit prévaloir aussi dans les colonies de la Grande-Grèce et, par elles, dans toute l’Italie : les architectes romains appellent telamones les supports à figure humaine que les Hellènes nomment atlantes. Atlas n’est donc bien que le Pilier, et ce Pilier, c’est notre Mont-aux-Singes. Venus de l’Orient, les navigateurs de la Méditerranée primitive ne pouvaient enfiler le détroit que par le vent d’Est. Ils ne naviguaient d’ailleurs que pendant les mois d’été où ce vent domine et « amène des brumes sur les terres. » Ils n’apercevaient donc les deux sommets du Mont-aux-Singes que perdus dans la brume et couronnés d’un chapiteau de nues, sur lequel reposait le ciel. On comprend mieux alors la phrase d’Hérodote : la montagne est, dit-on, si haute que jamais on n’en peut voir les sommets. Le phénomène devait paraître d’autant plus étrange à ces navigateurs orientaux que leurs montagnes à eux peuvent durant l’hiver s’encapuchonner de nuages, mais dès que l’été revient et tant que l’été dure, sauf quelques orages, leurs sommets étincellent dans les cieux dégagés. Ici, c’est été comme hiver, c’est même été plus qu’hiver, que le mont s’enveloppe : « jamais, été comme hiver, les brumes ne l’abandonnent. » Pour illustrer ce texte d’Hérodote, les Instructions nautiques américaines donnent à leurs pilotes une vue des portes du détroit : presque au ras des flots, Gibraltar et Ceuta se profilent sur le ciel clair ; mais, au second plan, le Mont-aux-Singes dresse sa colonne cylindrique jusqu’aux nuages où sa tête va se perdre.

Les Phéniciens avaient donné le nom d’Adila à ce Mont-aux-Singes, et les Anciens nous préviennent qu’en phénicien, ce mot signifie « la haute montagne. » Plus exactement, la racine sémitique abal signifie enlever, dresser, charger un fardeau : Abila, comme on voit, n’est que l’équivalent de l’Atlas grec ; c’est aussi le portant du ciel, le géant qui charge sur son dos la voûte étoilée. Abila-Atlas forment encore un doublet gréco-sémitique, et rien ne prouverait mieux la valeur de cette étymologie que tel fragment d’un vieux périple carthaginois, traduit en vers latins par le poète de la décadence R. Aviénus : « Kalpè (Gibraltar) est une échine de roche ; Abila est un pic qui de sa tête soutient le ciel. »


... cœlum vertice fulcit
Maura Abila.


L’Odyssée, toujours minutieuse, semble copier nos plus exactes Instructions. Celles-ci, en décrivant le Mont-aux-Singes, nous parlaient de ses deux sommets coniques, et l’Odyssée n’ignore pas qu’Atlas a plusieurs colonnes, un faisceau de colonnes pour séparer le ciel de la terre. Mais, en réalité, ces deux sommets tout voisins ne font qu’une seule et même montagne, et l’Odyssée n’ignore pas que le seul Atlas possède les deux Colonnes.

Au pied d’Atlas-Abila, qui est leur Mont-aux-Singes, nos Instructions décrivent une petite île toute proche de la cote africaine, si proche même que du large on ne la distingue pas. Elle porte le nom espagnol de Perejil. « Quoique haute, disent les Instructions, et terminée par des falaises à pic, Perejil se distingue à peine au milieu des hautes terres du Mont-aux-Singes, dont elle est entourée. » Durant l’antiquité classique et durant les temps modernes, les navigateurs ont fréquenté surtout la côte espagnole du détroit et délaissé la rive africaine. Aussi Perejil leur est-elle demeurée presque inconnue. En suivant leur route habituelle sur l’autre rive du détroit, au long de la côte espagnole, ils ne pouvaient même pas l’apercevoir. Mais, si les marins d’Europe l’ignorent, toutes les marines, qui ont exploité ou possédé cette côte africaine, la connaissent. Les Espagnols, maîtres de Ceuta, lui ont imposé le nom de Perejil, file du Persil. Avant eux les Arabes, maîtres de Tanger, l’appelaient Taoura. Au début de l’histoire méditerranéenne, les Phéniciens de Carthage ou de Tyr, caboteurs des côtes africaines, durent aussi lui donner un nom. Ils avaient même beaucoup plus de raisons de la connaître que les Arabes ou les Espagnols. Pour leurs petits bateaux, cette île avait une utilité qu’elle n’offre plus aux grands vaisseaux modernes. A l’intérieur du détroit, elle était pour eux le seul mouillage absolument sûr, le seul refuge à couvert des deux vents qui se disputent ce couloir, vent d’Est et vent d’Ouest. Sur tout le développement de ses côtes, espagnoles ou africaines, le détroit ne présente pas beaucoup d’abris où l’on soit couvert de ces deux vents à la fois. La plupart des mouillages, abrités d’un côté, sont ouverts de l’autre. Sur la côte d’Espagne, le seul port d’Algésiras, couvert par la haute terre des vents de l’Ouest, est bien abrité par l’île Verte des vents de l’Est : c’est grâce à cette île Verte que la côte espagnole offre à nos grands bateaux le seul mouillage à peu près sûr, le Port de l’Ile, Al-Djeziret, disaient les Arabes ; nous disons Algésiras.

Pour les petits bateaux de l’antiquité, la côte africaine avait aussi, grâce à Perejil, son Port de l’Ile et, pour les caboteurs africains, ce port était aussi le seul mouillage couvert de toutes parts. En venant de Ceuta, dont la rade foraine est ouverte à tous les vents, on rencontre d’abord, au pied même du Mont-aux-Singes, une baie que nos marins appellent rade de Benzus : une haute et longue pointe, la Pointe du Lion, protège cette baie contre les vents d’Ouest, mais en laissant encore passer les rafales, et rien ne la protège contre les vents d’Est. Cette baie dut pourtant à ses sources de posséder une ville importante des Arabes. Les géographes arabes Edrisi et Aboul-Féda vantent pour la fertilité de son territoire cette ville qu’ils appellent Beliounesh et qui fut, disent-ils, un grand port du corail : cette anse de Beliounesh offre, en réalité, toutes les conditions indispensables à l’existence d’une nombreuse population ; l’eau, assez rare sur toute cette côte, jaillit ici en abondance. Mais c’est de l’autre côté de la Pointe du Lion que se trouve la véritable Algésiras africaine : les contreforts du Mont-aux-Singes dessinent une rade très encaissée qui renferme notre île de Perejil. « Si ce n’était l’hostilité des Maures, disent les Instructions, les petits bâtimens auraient entre l’île et la côte un bon abri contre les vents d’Est et d’Ouest. En cas de nécessité, on pourrait faire de l’eau à terre en face de l’île ; mais il faudrait se défier d’une attaque soudaine. » Or cette île de Perejil est une île Haute, une île à la Caverne, une île au Persil, une île aux Oiseaux : « À la base du Mont-aux-Singes, continuent les Instructions, Perejil est un rocher de 74 mètres couvert de broussailles. Accore du côté de l’Ouest, elle a vers l’Est les deux anses du Roi et de la Reine, avec une grotte appelée la Grotte des Palomas ou des Pigeons, où deux cents personnes pourraient se réfugier, »

Voilà, je crois, l’île lointaine, l’île de la Nymphe aux Cavernes profondes, la fille d’Atlas-Abila. A nous en tenir aux renseignemens des Instructions nautiques, on peut retrouver en ce site toutes les particularités de la description odysséenne. C’est une île escarpée, qui dresse sur la courbure de la mer son nombril de 74 mètres, avec des roches et des falaises accores,

νήσῳ ἐν ἀμφιρύτῃ, ὅθι τ’ὀμφαλός ἐστι θαλάσσης,

où venait s’asseoir Ulysse pour pleurer devant la mer inféconde,

ἤματα δ' ἄμ πέτρῃσι ϰαὶ ἠιόνεσσι ϰαθίζων,

avec deux cales de débarquement et des tapis de persil,

ἀμφὶ δὲ λειμῶνες μαλαϰοὶ ἴου ἠδὲ σελίνου.

Le selinos ou petroselinos des Grecs est devenu le petroselinum des Romains d’où nous avons tiré persil : les Espagnols en ont tiré perejil, avec toutes les acceptions du mot petroselinum, c’est-à-dire : soit la plante comestible et terrestre, soit l’ombellifère marine, crithmum maritimum, qui pousse sur les rivages rocheux et que nous appelons passe-pierre ou fenouil de mer, « persil de mer, perejil de mar, » disent les Espagnols. Cette Ile du Persil a sa caverne, sa grande caverne,

…ὄφρα μέγα σπέος ἵϰετο…,

que peuplent les Oiseaux marins, sa Grotte des Palombes,

ἔνθα δέ τ’ὄρνιθες τανυσίπτεροι εὐνάζοντο.

C’est bien la fille d’Atlas, Atlantis, contra montem Atlantem, dit Pline en parlant d’une autre Atlantide. Blottie tout contre la montagne, Atlas la domine de ses Hautes-Colonnes et l’entoure de ses contreforts, au point que l’île semble ne faire plus qu’une avec le mont. Elle est fille de la montagne pernicieuse, Ἂτλαντος ὀλοόφρονος, d’où tombent les rafales. Autour d’elle tourbillonnent les courans : « Lorsqu’on navigue dans le détroit avec des vents d’Est, disent les Instructions, il faut se défier des rafales, souvent très violentes, quand on est à l’Ouest du morne de Gibraltar, dans les environs du Mont-aux-Singes, presque à la pointe Ciris. Avec les vents d’Ouest, les rafales sont à craindre, quand on est à l’Est du morne de Gibraltar, aux abords du Mont-aux-Singes, dans la baie de Benzus et dans celle de Ceuta... Les raz de marée des pointes Ciris, Leona, etc., jusqu’à Ceuta, ont peu d’étendue ; mais ils sont quelquefois assez violens, et, près des pointes Ciris et Leona, on a des courans de 3 à 4 milles. » Perejil est bien l’île cerclée de courans, ἀμφιρύτη, de l’Odyssée.

J’aurais voulu contrôler de mes yeux, comme je l’ai fait pour les autres sites de l’Odyssée, l’exactitude de ces Instructions nautiques. Des circonstances indépendantes de ma volonté ne m’ont pas permis de poursuivre jusqu’à Perejil mon voyage odysséen. Mais tout avait été combiné pour cette expédition. M. A. de Gerlache, le commandant du yacht Selika, qui rentrait des mers Levantines après une fructueuse expédition scientifique, avait bien voulu m’offrir passage à son bord, où mon ami M. J. Bonnier, directeur du laboratoire biologique de Wimereux, était embarqué. Nous devions partir de Naples le 18 juin 1901. Ne pouvant me trouver au rendez-vous, j’ai prié M. J. Bonnier de se charger de la besogne. C’est à lui et à M. Ferez, son compagnon de voyage, que je dois les photographies de Kalypso, et M. Bonnier a bien voulu m’écrire sur les lieux mêmes la description que voici :


Nous venons de passer quatre heures à Perejil. Nous étions arrivés ce matin en vue de Gibraltar. La brume remplissait le détroit et elle était assez épaisse pour qu’il nous fût impossible de distinguer la côte d’Afrique ; vers dix heures, il a même plu. Il nous a donc été impossible d’apercevoir et de photographier le Mont-aux-Singes. Après un léger crochet dans la baie d’Algésiras, nous avons traversé le détroit du Nord au Sud ; nous avons atteint la côte africaine et nous nous sommes mis à la recherche de Perejil. C’est une vraie recherche. L’île est difficile à trouver. Même quand le temps est tout à fait clair, elle ne peut être distinguée de la côte africaine, dont elle semble l’une des nombreuses indentations. Dans la brume, un œil non prévenu ne saurait l’apercevoir. Il faut l’aide de la carte pour la découvrir sous la pointe Leona. cette pointe elle-même, assez avancée, se découvre assez rapidement. Nous apercevons enfin la masse ronde, le nombril, de Perejil. Elle est, nous dit-on, juste à la base de la plus haute cime du Mont-aux-Singes. Nous voulons bien le croire. Mais la brume, qui couvre tout, coupe les montagnes à quelques mètres au-dessus de nos mâts. L’île ne semble qu’un contrefort des monts côtiers, mal séparée du rivage africain par un goulet d’une encablure et demie de large, que parsèment des écueils et des récifs en son milieu... La brume s’était un peu élevée. Elle ne remplissait plus le détroit, au ras même de l’eau. Mais elle flottait toujours à mi-pente des montagnes et, durant toute la journée, nous n’avons pas aperçu les sommets de la côte marocaine : la brume les cachait.

L’île, qui nous apparaît plus distinctement, est très haute et très à pic. Elle se compose de deux blocs terminés en table, que séparent l’un de l’autre une dépression et une assez profonde échancrure de la côte orientale. Le bloc du Nord est le plus élevé : il atteint 244 pieds. Il ne présente pas à la mer une muraille abrupte, bien qu’il plonge encore de 22 brasses sous la vague. Le bloc du Sud, un peu moins haut, est plus accore : des rochers et des récifs le bordent dans le chenal qui le sépare de la terre, et rendent ce chenal assez dangereux. Nous débarquons, le commandant de Gerlache, Pérez et moi, sur la côte nord-occidentale qui est la plus accessible. De ce côte, la pente de l’île est plus longue et l’abordage est possible, je ne dis pas facile ; car, si nous avions eu une grosse mer, il eût fallu sans doute y renoncer. Nous mettons le pied sur le sol de l’île. La pente éboulante dévale jusqu’à la mer. Elle est couverte de blocs de conglomérat. Dans quelques anfractuosités assez peu profondes, on trouve de la brèche osseuse avec des fragmens de silex et des ossemens.

L’ascension est assez pénible. Entre les blocs de calcaire de toute taille, pousse une végétation très drue, sinon très haute, d’oliviers rabougris, de houx, de plus et d’autres arbres ou arbustes, parmi lesquels il faut noter surtout une espèce de frêne. Les blocs de rocher sont recouverts par cette frondaison, qui forme un taillis parfois infranchissable. Entre les arbustes, surgit encore une végétation très dense de plantes herbacées, smilax, acanthe, narcissus, statice, sedum, gladiolus, tamaris. Par endroits, ce sont de gros bouquets violets, des plaques de statice en fleurs : j’ai cueilli à votre intention quelques branches de ces jolis bouquets violets qui se pressent sous nos pas et qui font en certains endroits de véritables prairies de violettes. Mais la plante dominante est le crithmum maritimum, notre passe-pierre ou criste marine, que, dans certaines parties de la France, on nomme aussi fenouil de mer et qui s’emploie pour assaisonner les salades : on la confit aussi dans du vinaigre pour en faire un condiment. L’île en est couverte. C’est bien l’Ile du Persil de Mer.

Les oiseaux de mer, goélands, mouettes et cormorans, abondent. Leurs troupes très nombreuses font un vacarme assourdissant, quand on viole leur domicile. Une assez forte couche de guano couvre les roches. Dans les anfractuosités de la muraille à pic, nichent des pigeons bisets et quelques merles. Nous avons gravi la pente. Nous arrivons sur la table du haut. C’est une assez grande étendue plate, un champ de pierres, assez uni, couvert de végétation, de verdure et de fleurs violettes. Un vieux drapeau marocain couché par le vent gisait là. Les blocs de calcaire amoncelés cachent des ruines, dont les murs sont faits de pierres noix cimentées et grossièrement taillées : les Instructions nautiques anglaises veulent y voir des ruines de citernes portugaises. Nous rencontrons, dans un tas de débris, des tuiles de Marseille qui témoignent que récemment on a voulu installer ici un abri. Nous avons exploré le sommet et les pentes de l’île. Nous avons découvert quelques trous, grottes ou anfractuosités, de taille médiocre. Aucune ne peut être cette grotte des Palombes que signalent les Instructions. Aucune ne peut renfermer les 200 hommes dont elles nous parlent. Nous sommes assez déconfits de ce résultat. Nous ne pouvons descendre vers la façade méridionale de l’île qui regarde la côte marocaine : l’île n’offre à cette côte qu’une muraille droite. Nous ne pouvons descendre non plus vers la façade orientale qui regarde Gibraltar, à cause de la pente trop brusque. Nous revenons à notre embarcation sur la côte nord-occidentale et nous prenons le parti de faire tout le périple de l’île en canot, malgré la houle, en nous tenant aussi près que possible du rivage. La côte Sud, à pic, ne présente que des flancs dénudés. Mais la côte Est est plus accidentée. Une grande dépression sépare les deux blocs de l’île et cette dépression elle-même est découpée par deux criques étroites, deux sortes de fjords à pic où l’on ne peut entrer que par mer : ce sont les anses du Roi et de la Reine, disent les Instructions. Dans le fond de l’anse septentrionale, nous avions aperçu du sommet de l’île une excavation assez large. Mais d’en haut il n’était pas possible d’en atteindre la bouche qui s’ouvrait au ras de la vague, tout au bas de la muraille abrupte ; il nous avait été même impossible d’en voir l’ouverture réelle et d’en deviner la profondeur, parce que nous ne pouvions pas nous aventurer au flanc de cette paroi presque à pic.

Notre canot pénètre dans l’anse. Il faut prendre quelques précautions. La mer est calme, mais la passe est semée de roches. C’est un fjord pittoresque aux parois abruptes, aux eaux très claires et d’une merveilleuse transparence. Le fond, par quelques brasses, apparaît jonché de blocs multicolores, en éboulis, et tapissé d’algues calcaires, rouges et violettes. Au niveau de l’eau, tout le pourtour du fjord est revêtu de polypes d’un rouge écarlate très vif (cariophyllea) et la houle a poussé dans cet abri une multitude de petites méduses purpurines. Le beau décor et la jolie ornementation pour le séjour d’une déesse marine !

Au fond de la crique, voici la grotte. C’est d’abord une fente plus haute que large ; elle à une vingtaine de mètres en hauteur et seulement sept ou huit mètres de large. Puis c’est une grande caverne, dont on ne peut apprécier dès l’abord l’étendue, parce qu’elle se compose de deux salles qui ne sont pas sur le même axe. Elle ne parait donc au début que peu profonde ; mais, au bout de 10 mètres environ, elle fait brusquement un coude et l’on pénètre dans une autre salle qui a : 30 ou 40 mètres de long, et qui vraiment est une retraite spacieuse.

Le canot est arrivé à travers la brume et les roches jusqu’à la bouche de la caverne. Nous mettons pied à terre, sur les roches émergées, opération qui serait tout à fait impossible par grosse mer. Après avoir sauté de roches en roches, nous entrons dans la première salle. Le seuil est formé de gros rochers où la mer brise toujours, même par temps calme. La pente de blocs éboulés sort rapidement de l’eau. Ces blocs de calcaire couvrent le sol de la première salle, en pente assez raide. L’axe de la seconde chambre est presque perpendiculaire à l’axe de la première. La rampe du sol continue de monter vers le plafond, qu’elle atteint au fond de la salle. Ce fond est très obscur : il nous a fallu des bougies pour y pénétrer. Autrefois la caverne devait être beaucoup plus longue. Elle devait, semble-t il, occuper tout le couloir marin, que la crique découverte remplit aujourd’hui de ses eaux. Ce couloir, à ciel découvert maintenant, portait un plafond qui s’est effondré : les blocs gisent dans l’eau peu profonde ; sur le pourtour des parois, une corniche saillante subsiste, indiquant encore la hauteur du plafond. La caverne devait donc s’avancer jusqu’à la mer libre, ou peu s’en faut, et présenter aux marins un refuge plus visible. Actuellement, des épaves de filet, des flotteurs de liège et de bois jonchent encore le seuil de l’entrée : les pêcheurs doivent connaître et fréquenter cet abri, que l’on ne peut atteindre que par mer, car, du côté de la terre, il est littéralement inaccessible ; c’est pour les marins une cachette presque introuvable et un inexpugnable réduit.

Il n’y a pas trace dans l’ile d’aiguade ou de torrent. Mais il est possible de se procurer facilement de l’eau sur la côte voisine. De nombreux ruisseaux tombent, en outre, du Mont-aux-Singes ; la verdure de ces torrens apparaît dans les maigres cultures et dans les pacages où l’on aperçoit quelques troupeaux de chèvres et de vaches…

Voilà tout ce que fut cette expédition, qui présente quelques fatigues, mais aucun danger, quoique les Instructions nautiques recommandent la prudence et parlent des incursions soudaines de pirates Rifains. La grotte offrirait certainement aux marins un bon lieu d’embuscade, une excellente cachette, et l’île tout entière est véritablement une cachette dans le détroit : il faut la connaître pour la découvrir ; à quelques milles, nous ne la distinguions déjà plus parmi les contreforts du Mont-aux-Singes.

IV

Voilà donc bien l’Île de la Cachette, l’Île de Kalypso (ϰαλύπτω, je cache, je couvre), l’île boisée, l’île toute jonchée de persil et de fleurs violettes, se dressant sur les flots comme un « nombril » sur un bouclier homérique, et portant deux tables, deux étendues planes, couvertes de bois et d’herbes. Que les premiers navigateurs du détroit aient connu et fréquenté ce refuge ; que, Tyriens ou Carthaginois, ces caboteurs de la côte africaine aient adopté cette merveilleuse station de pêche, de commerce et de piraterie : nous pouvons a priori l’affirmer. Avec la rade couverte de tous vents, qu’elle laisse entre elle et la côte ; avec sa caverne accessible aux seuls gens de mer et inaccessible aux terriens, facile à découvrir quand on vient de l’Est, impossible à voir de tous les autres côtés ; avec sa haute guette, qui domine la mer du Levant et du Couchant : à l’entrée du détroit, voici la meilleure embuscade et le meilleur entrepôt, la véritable échelle des barques primitives. La topographie seule nous permet d’imaginer comment en ce point les premiers explorateurs des Colonnes d’Hercule eurent une de leurs étapes d’abord, puis un de leurs points d’appui : pour la découverte et pour l’exploitation de la mer Occidentale, Perejil fut l’Ile, l’Algesiras, des premières marines. Mais, outre les données topographiques, nous avons, je crois, un nom de lieu ou plutôt un doublet.

Car l’histoire de cet établissement insulaire peut être reconstituée et nous conduire à la découverte de son véritable nom primitif : I-spania, Espagne. Cette Cachette demeura, sans doute, la grande relâche du détroit tant que l’amitié des indigènes permit à la ville étrangère de subsister ou tant que les navigateurs ne trouvèrent pas de station plus commode. Mais survint, quelque jour peut-être, une descente des Rifains qui saccagèrent le comptoir des étrangers pour en piller les magasins. Peut-être aussi, — et je crois cette alternative plus vraisemblable, — survint une découverte des navigateurs qui leur rendit la Cachette moins utile et moins appréciée. La côte andalouse, une fois découverte, et le fameux royaume de Tartessos devinrent l’Eldorado de ces marines phéniciennes, la terre de l’or, de l’argent, du cuivre et de l’étain. En face de notre Cachette, sur la côte de Tartessos, non loin des bouches du Grand-Fleuve (comme diront les Arabes, Ouad-Al-Kebir), une autre petite île côtière offrit aux Tyriens ses plages et sa rade plus spacieuses. Cette île nouvelle, où s’éleva Gadeira (dont nous avons fait Cadix), était un peu basse, il est vrai ; noyée dans le marais, elle était à la merci des indigènes et n’offrait pas le réduit fortifié de Kalypso. Mais les indigènes étaient doux, hospitaliers, amis du commerce et des peuples de la mer : jusqu’au temps des Hellènes, ces gens de Tartessos garderont leur renommée de douceur et d’hospitalité. Il était facile, d’ailleurs, d’élever en cette île andalouse quelques retranchemens, de bâtir une enceinte de murailles, grâce au tendre calcaire du pays. Les Tyriens transportèrent sur cette Ile de l’Enclos ou du Retranchement (tel est le sens du mot Gadeira dans les langues sémitiques) leur factorerie nouvelle de Cadix.

Notre Cachette africaine fut alors un peu délaissée. Longtemps encore, sa renommée subsista pourtant (dans un autre détroit, la renommée du poste continental, Aden, n’empêche pas l’île même de la passe, Périm, de rester célèbre parmi les marins et parmi les géographes). Si les Hellènes homériques ont connu Kalypso, les Romains, sans le savoir, la connurent aussi et même ils ne connurent d’abord ces parages de l’Extrême-Couchant que sous le nom sémitique de Kalypso, et toujours ils gardèrent à ces parages le nom phénicien d’Ile de la Cachette. À notre tour, sans le savoir, dans nos traités de géographie contemporaine, nous parlons couramment encore de cette Île de Kalypso, dont nous avons singulièrement déplacé le gîte et élargi les dimensions. Un doublet gréco-sémitique va nous ramener à la compréhension plus exacte de ce vocable que nous employons sans le bien comprendre, car nous appliquons maintenant à toute la péninsule ibérique ou espagnole le vieux nom que les premiers navigateurs sémitiques donnèrent à Perejil : Espagne, I-spania, l’Ile de la Cachette.

La plupart des géographes admettent que, les Romains ayant d’abord connu l’Espagne par l’intermédiaire des Carthaginois, le mot Ispania est peut-être sémitique. Les traités de commerce que nous rapporte Polybe nous montrent encore, dans la Carthage du VIe siècle, l’intermédiaire commerciale entre les nations italiennes et la mer Occidentale : les Carthaginois, par ces traités, se réservent le monopole de cette mer. Le mot Hispania ou Ispania se présente d’ailleurs comme l’un de ces noms d’île méditerranéenne qui commencent par le mot sémitique ai, e, ou i, île : les Gréco-Romains disent aussi σπανία et σπάνος, spanus et spania, comme si le début du nom en pouvait être séparé sans trop altérer le sens. Pour la seconde partie de ce vocable, la plupart des géographes et étymologistes songent à la racine sémitique sapan, dont un dérivé sapoun ou sapin signifie trésor. L’Espagne serait l’Île du Trésor. L’Espagne minière, productrice de toutes les richesses minérales, mérite bien ce nom. Il est seulement impossible que les mots sémitiques I-sapoun ou I-sapin aient donné aux Gréco-Latins I-spania : d’après les similaires de l’Écriture, nous aurions I-saphon ou I-sapinum. Tout en gardant la racine sémitique sapan, je crois qu’il faut chercher une autre étymologie.

Or cette racine sapan est l’exact équivalent du grec kalupto, cacher, recouvrir, enterrer, et, comme les Grecs de leur racine kalupto formèrent le substantif Kalypso, de la racine sapan se forme régulièrement le substantif sémitique spanea qui signifierait aussi la cachette. I-spania n’est que l’Ile de Kalypso, l’Ile de la Cachette. C’est Perejil qui, d’abord, était Ispania, et ce ne fut qu’ensuite, par une erreur ou une extension de sens, que ce nom passa au continent voisin. Il ne faut pas oublier que les seuls Romains nous ont transmis ce nom. Jusqu’aux temps gréco-romains, les Hellènes l’ignorent : la dernière presqu’île de l’Europe est pour eux l’Ibérie ou la Terre du Soir, l’Hespérie. Si le nom d’Ispania eût été d’un usage courant dans la Méditerranée occidentale vers le temps où les colonies grecques s’y installèrent, il est probable que les Phocéens de Marseille, les Chalcidiens ou les Ioniens de Grande-Grèce et de Sicile l’eussent rapporté dans la mère patrie : les Hellènes de Grèce ou d’Asie auraient, eux aussi, connu l’Espagne. Mais, quand les colons et navigateurs grecs parurent dans les mers du Couchant, rile de la Cachette avait déjà perdu sa renommée : Ispania remonte plus haut que les temps helléniques.

Les Italiotes connurent Ispania aux temps préhelléniques, à la même date où la renommée de Kalypso arrivait aux oreilles du poète odysséen, aux temps où des marines sémitiques exploitaient les côtes italiennes comme les parages levantins. Les Sémites devaient employer ce terme pour désigner l’extrême région du Couchant, dont ils avaient le monopole : dans les échelles italiennes, ils parlaient mystérieusement de la Cachette, d’Ispania, comme ils parlaient de Tarsis dans les échelles de Syrie, ou de Kalypso dans les échelles grecques. Longtemps, les Italiotes entendirent et répétèrent ce nom d’Ispania sans trop savoir au juste ce que le terme représentait. L’Espagne n’était pour eux qu’une terre mystérieuse, aux extrémités du Couchant, hors de leur trafic et de leurs atteintes. Les Sémites s’en réservaient l’exploitation : « Les Carthaginois, dit Strabon, avaient pris l’habitude de couler tout navire étranger rencontré par eux sur la route de la Sardaigne ou des Colonnes : d’où l’incrédulité qui longtemps régna touchant la réalité de ce monde occidental. » Les Italiotes ne connaissaient pas le détroit de visu : Ispania leur restait donc aussi mythique que Kalypso avait pu l’être aux marins de l’Odyssée. Les Sémites défians, qui ne se souciaient pas de préciser parmi leurs cliens ces notions demi-légendaires, parlaient, eux aussi, de la mystérieuse Cachette avec des réticences ou des mensonges...

Mais on voit que cette île de Kalypso, si légendaire en apparence, devient une réalité tangible, quand on admet avec Strabon que des marins sémitiques ont été les maîtres d’Homère, que des récits ou mieux des périples phéniciens ont été la vraie source des poèmes homériques, du moins de l’Odyssée : « Si Homère, dit Strabon, décrit si exactement les contrées de la mer Extérieure et de la mer Intérieure, c’est qu’il tenait sa science des Phéniciens. » Il a fallu qu’une marine phénicienne existât avant ou pendant la composition de ces poèmes. Et en outre il a fallu que des monumens écrits, relatant ces navigations sémitiques, fussent entre les mains du poète odysséen. Car la description de l’île de Kalypso ne peut pas être le souvenir plus ou moins déformé de récits populaires, de contes oraux. Elle est d’une telle exactitude et d’une telle minutie que nous avons pu, à chaque pas, la mettre en regard des Instructions nautiques et constater son absolue fidélité. Je crois que le poète a eu sous les yeux un périple écrit : il en a tiré ses descriptions ou ses légendes anthropomorphiques suivant un procédé que nous allons facilement découvrir. Je crois même que l’on peut prouver l’existence du périple en prouvant l’existence du procédé. Cette preuve, la voici.

De tous les détails qui, dans le poème, caractérisent l’île de Kalypso, Perejil nous a rendu le plus grand nombre. Les Instructions, descriptions et photographies nous fournissent tous les traits de l’île odysséenne, sauf deux ou trois. Car Perejil actuellement a des fourrés, mais n’a pas de grands arbres. Et Perejil n’a pas de vigne. Et Perejil n’a pas de sources. Or l’île de Kalypso est boisée ; elle a des aulnes, des peupliers et des cyprès. Et elle a une vigne merveilleuse, chargée de grappes. Et elle a quatre sources. Regardons ces trois différences. Il est inutile d’insister sur la première. Si Perejil et la côte voisine sont dénudées aujourd’hui, c’est la faute non pas du sol, mais du pâtre rifain ou des mariniers. Le sol de l’île est apte à porter des arbres : il est encore couvert d’une épaisse végétation arborescente. Avant les feux de l’homme, il est possible que cette île et la côte fussent entièrement boisées. Cela même paraît à peu près certain. Les Anciens nous disent tous que les parages du détroit étaient jadis couverts de forêts : Euctémon parle des îles boisées du golfe d’Algésiras ; Aviénus parle des forêts opaques couvrant les monts de Tartessos, et Strabon parle des forêts de la Mauritanie, « terre boisée à l’excès de très grands et très nombreux arbres. » Ces mots de Strabon pourraient sembler la traduction prosaïque de l’épithète odysséenne, u les arbres hauts comme le ciel. » Ces forêts mauritaniennes devinrent célèbres dans le monde romain par le diamètre énorme de leurs arbres : on en tirait des tables d’un seul morceau, dit Strabon. Parmi les navigateurs primitifs, ces forêts durent avoir une pareille renommée.

La seconde différence est beaucoup plus notable. Il ne semble pas que facilement une grande vigne ait pu couvrir la bouche de la caverne et trouver sa vie dans la vague ou les rochers de la crique. Mais les vignes de ces parages furent célèbres aussi durant l’antiquité : « Les Atlantes, les derniers des Libyens au pied de l’Atlas, ne sèment jamais ; les vignes sauvages fournissent à tous leurs besoins. » — « On dit que sur cette côte la vigne pousse des ceps que deux hommes ont peine à embrasser et des grappes qui ont une coudée de haut. » Le dernier promontoire africain du détroit, notre cap Spartel, était pour les Anciens le Cap des Vignes, Ampelousia... Mais reste la troisième différence entre Perejil et Kalypso : il n’y a pas trace, dans la caverne ni dans l’ile de Perejil, des quatre sources de l’Odyssée. Or cette différence, pour nous autres terriens, serait peut-être sans grande importance. À ces marins, toujours en quête d’eau douce, la présence ou l’absence de l’aiguade fait modifier les itinéraires, choisir ou abandonner les relâches. Si Perejil n’a pas de sources, la côte voisine en est abondamment pourvue. Les fontaines jaillissantes de Beliounesh restent célèbres parmi toutes les marines, et les Instructions signalent dans la passe même de Perejil, sur la façade orientale de la Pointe Leona, de bonnes aiguades, « n’était l’hostilité des Rifains. » Le géographe arabe Edrisi signale aussi les sources abondantes de la côte espagnole : « Djebel Tarik (Gibraltar) est isolé à sa base. Du côté de la mer est une vaste caverne d’où découlent des sources d’eau vive. Près de là, est un port dit Mers-d-Chadjra, c’est-à-dire le Port aux Arbres. »

On voit comment ce texte d’Edrisi pourrait sembler une traduction du même périple que consulta le poète odysséen. Dans ces parages, la caverne aux sources existe donc réellement. Elle n’est pas une invention du poète homérique. Si elle n’est pas dans l’île même de Perejil, dans le royaume de Kalypso, elle est pourtant, comme les sources de Kalypso, dans un Port aux Arbres. En ce détail, nous pouvons constater, pour la première fois, un procédé que souvent par la suite nous rencontrerons chez le poète. C’est le procédé général qui dispose tous les épisodes du poème odysséen. Le poète n’invente rien, en effet : mais il arrange ou plutôt il dispose. Suivant le mode ordinaire des Hellènes, il personnifie d’abord les principaux élémens d’un site ou d’une région : le Pirée devient un homme ; la Colonne devient Atlas ; la Cachette devient Kalypso. Puis il unit ces personnages par des liens de dépendance ou de parenté, suivant encore le mode ordinaire des Hellènes : Kalypso devient la fille d’Atlas. Enfin, autour de ces personnages, — et il faut bien noter cette troisième opération, — il dispose comme attributs, qualités ou domaines, les élémens secondaires du paysage ou des pays voisins. Il donne à Atlas les courans pernicieux du détroit : Atlas devient le pernicieux. Il donne à l’île de Kalypso la grande vigne du cap Ampelousia, les grands arbres de la côte mauritanienne, les sources de la rive africaine ou espagnole, bref toutes les particularités que son périple du détroit lui signalait.

C’est par le même procédé que le poète fait construire le radeau d’Ulysse dans l’île de Kalypso. Il s’agit ici non d’un vaisseau ordinaire, mais d’une embarcation spéciale, d’un radeau que le poète n’a pourtant pas inventé. Son périple devait le lui fournir : " Les indigènes du détroit, dit encore Aviénus, se servaient jadis de radeaux à fond plat. » C’est l’un de ces radeaux plats que construit et tresse Ulysse. Pour empêcher que le flot ne balaie du plancher ses provisions et sa propre personne, Ulysse en effet tresse un bordage en claies d’osier. Aviénus emploie le même mot tresser pour les radeaux du détroit. Ces radeaux d’Aviénus me paraissent donc semblables de tous points à notre radeau homérique. Il se peut même qu’entre le texte odysséen et le texte d’Aviénus, il y ait des ressemblances plus précises encore. Le treillis doit servir, dit l’Odyssée, » à écarter le flot : » Aviénus a dit la même chose en un long vers plus obscur,


quo cumba tergum fusior brevius maris''
praelaberetur.


A voir cette ressemblance, j’en arrive à envisager la possibilité d’une source commune, d’un seul et même périple que, à plusieurs siècles de distance, Aviénus et le poète odysséen auraient connu tous deux. Aviénus avoue ses emprunts au périple carthaginois d’Himilcon. Je ne dis pas que ce même périple d’Himilcon ait servi au poète odysséen. Mais nous savons comment, à travers les marines successives ou les diverses époques d’une même marine, les auteurs de périples se copient les uns les autres. A la mode de nos Instructions nautiques, à la mode des périples grecs ou des portulans italiens, les vieux périples sémitiques se transmettaient dans les mêmes termes les mêmes observations. Himilcon répéta pour Aviénus ce que ses prédécesseurs avaient raconté déjà au poète de l’Odyssée. Car c’est un périple sémitique, — ou une traduction de périple sémitique, — que le poète odysséen eut devant les yeux. Au seul contenu de ce périple, on pourrait deviner qu’il n’était pas grec : il nous décrit des parages inconnus aux Grecs de ce temps-là ; les Achéens n’étaient pas allés jusqu’aux Colonnes ; Ithaque est pour les Achéens odysséens « la dernière île vers le couchant ; » l’île de la Cachette ne leur était pas connue. Mais le texte même et les noms odysséens nous donnent encore un plus sûr argument : Abila-Atlas et Ispania-Kalypso forment des doublets tellement unis que ces jumeaux ont sûrement la même origine ; or ces doublets sont gréco-sémitiques.

Et voyez d’autre part comment, dans le voisinage des Colonnes, les us et coutumes des premiers navigateurs ont laissé leurs traces. Les Sémites de Carthage ou de Tyr, comme leurs cousins d’Israël, devaient avoir le nombre sept pour nombre rituel. Sept domine les traditions et les mesures du détroit. Atlas est le père des sept, Hespérides. A ses pieds est le monument des Sept-Frères. Les roseaux merveilleux y ont sept coudées de haut. Une caverne merveilleuse y a sept stades de profondeur. Entre les Colonnes et Carthage, il y a sept jours et sept nuits de navigation. Le détroit a sept stades de large, disent les uns, septante stades, disent les autres, etc., etc. Hérodote, qui use au contraire du système décimal des Grecs, rythme tout par dix et met dix jours d’intervalle, par exemple, entre les tertres de sel qui jalonnent le Rempart des Sables à travers toute la Libye. Or il semble que l’Odyssée use concurremment des deux systèmes. La première tempête, qui chasse Ulysse des mers grecques vers l’île de Kalypso, le ballotte durant neuf jours et le pousse la dixième nuit sur l’île de la Cachette. Mais, dans cette île sémitique, Ulysse reste sept ans prisonnier. La huitième année seulement, Zeus ordonne à Kalypso de le délivrer et déclare que le héros arrivera le vingtième (10x2) jour chez les Phéaciens. Ulysse construit son radeau ; il travaille quatre jours et le cinquième tout est prêt. Il s’embarque : un bon vent le pousse ; dix-sept jours il navigue sur les mers sémitiques, puis sur les mers grecques : le dix-huitième jour, il aperçoit la terre des Phéaciens. Il semble bien que nous ayons dans l’Odyssée l’alternance ou la combinaison des deux rythmes sept et cinq, et que cette numération soit, comme la toponymie, gréco-sémitique. Et, comme la toponymie, cette numération suppose une source écrite, un périple étranger, qui ne compte pas en dizaines ou douzaines les distances approximatives, mais en semaines.

En résumé, je crois que l’île de Kalypso au pied d’Atlas ne peut être Ispania au pied d’Abila, la Cachette au pied du Pilier, Perejil au pied du Mont-aux-Singes, que si deux conditions sont remplies :

1° Il faut que le poème grec soit contemporain d’une thalassocratie phénicienne ou postérieur à cette thalassocratie, car il faut qu’aux temps odysséens les marines sémitiques soient, d’une part, en possession des Colonnes, et, d’autre part, en contact avec la Grèce homérique.

2° Il faut en outre que le poète grec ait eu sous les yeux l’original ou la traduction d’un périple sémitique.

Prenez maintenant un autre épisode des voyages d’Ulysse, l’arrivée chez les Phéaciens, et voyez si cette rencontre de Nausikaa ne vous conduit pas aux mêmes hypothèses que la captivité chez Kalypso.


VICTOR BERARD.

  1. Le résultat complet de mes recherches et la discussion minutieuse de chacune de mes preuves paraîtra prochainement à la librairie Armand Colin sous le titre les Phéniciens et l’Odyssée. Si les lecteurs de la Revue veulent vérifier chacune de mes assertions, je les renvoie au texte même et aux cartes, plans et photographies de ce volume.
  2. On appelle Instructions nautiques les renseignemens, descriptions, vues de côtes, conseils, prévisions, etc., publiés sur chaque mer du globe, avec leurs vents, leurs courans, leurs golfes, rades, ports, phares, etc., par notre Service hydrographique de la Marine.