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Les Origines de la crise irlandaise/03

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Les Origines de la crise irlandaise
Revue des Deux Mondes3e période, tome 51 (p. 509-540).
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LES ORIGINES
DE LA
CRISE IRLANDAISE

III.[1]
LA QUESTION DES DIMES, LE CHARTISME ET LA JEUNE IRLANDE.

I. History of England from the conclusion of the Great War, by Spencer Walpole. — II A History of our own times, by Justin Mac-Carthy. — III. Life of the Prince-Consort, by Theodore Martin. — IV. The Life and Speeches of Daniel O’Connell, by his son John O’Connell. — V. Histoire constitutionnelle de l’Angleterre, par Erskine May.

L’acte d’émancipation, en 1829, avait accordé à l’Irlande une première et importante satisfaction. Les catholiques n’étaient plus exclus du parlement ; ils n’étaient plus forcés de chercher leurs représentans politiques en dehors de leurs coreligionnaires. Cette réforme, tant combattue par les vieux tories et par les protestais timorés, ne devait pas avoir cependant les conséquences que redoutaient ses adversaires. Elle n’a pas profondément modifié la composition du parlement ; elle ne lui a pas enlevé son caractère protestant. Non-seulement les collèges électoraux de l’Angleterre et de l’Ecosse n’usent que dans les limites les plus restreintes du droit de se faire représenter par des catholiques ; mais dans la députation irlandaise, la moyenne des élus protestans depuis 1829 jusqu’à nos jours, est de 60 pour 100. Plus de la moitié des sièges parlementaires dont dispose l’Irlande est restée par conséquent entre les mains de la portion la moins nombreuse, mais la plus riche de la population, tant est puissante encore l’influence de la grande propriété, tant est vivace encore, malgré les assauts qu’elle a subis et les atteintes qu’elle a reçues, l’œuvre d’Elisabeth, de Cromwell et de Guillaume III !

Les catholiques d’Irlande avaient obtenu l’égalité politique ; ils attendaient toujours l’égalité religieuse. Sur les huit millions d’âmes dont se composait alors la population de l’île, un dixième seulement appartenait à la communion anglicane. Il était pourvu avec une générosité sans limites aux besoins spirituels de ces 800,000 âmes privilégiées. Le clergé anglican se composait de quatre archevêques, dix-huit évêques, vingt-deux chapitres, quatorze cents desservans bénéficiaires, sans parler d’un certain nombre de desservans salariés. Un grand nombre de paroisses ne comptaient pas cinquante fidèles ; quelques-unes n’en comptaient pas un seul en dehors du desservant. Ce clergé si peu occupé n’en était pas moins largement doté. Le revenu total de l’église établie était de plus de 800,000 livres sterling (20 millions de francs), provenant de trois sources principales : la dîme (650,000 livres environ), le produit des biens de mainmorte (150,000 livres), une taxe spéciale appelée le cens ecclésiastique (60,000 livres). Ce revenu net de vingt millions représentait un revenu brut de plus de trente millions. La dîme, en effet, se payait généralement en nature : tout le monde sait combien ce mode de perception est onéreux. Les biens de mainmorte étaient mal administrés et mal affermés. Dans d’autres mains que celles du clergé ils auraient certainement rapporté le double ou le triple.

La plus lourde de ces charges, la dîme, pesait presque exclusivement sur le paysan, c’est-à-dire sur le catholique. Or pour l’Irlandais catholique l’évêque anglican et le ministre anglican étaient les complices de la tyrannie étrangère ; l’église établie était la trace vivante de la conquête, la marque ineffaçable de la servitude. Ce n’étaient pas seulement ses croyances religieuses, c’étaient ses passions nationales et ses haines de race qui se révoltaient lorsqu’on venait réclamer de lui, pour l’entretien d’un culte abhorré, une part de ses misérables récoltes. En Angleterre, la dîme était payée par de riches fermiers qui la faisaient entrer en ligne de compte dans les frais généraux de leur exploitation, ; en Irlande, elle était répartie entre un nombre infini de paysans besogneux. Dans certaines paroisses le produit de la dîme était évalué en moyenne à 9 pence (18 sous) par contribuable. Qu’on juge de ce que devait être le revenu de ces malheureux. En Angleterre, l’église anglicane n’était pas détestée. Si l’on reprochait à l’épiscopat le chiffre exagéré de ses revenus et ses habitudes aristocratiques, le clergé rural, mêlé à la population, partageant sa vie, ses idées, ses croyances, était plus favorablement jugé. La poésie, le roman avaient popularisé la figure du vicaire de campagne. Pour tout dire d’un mot, l’église établie, en Angleterre, était une église nationale ; en Irlande, elle était une église antinationale. Jamais Goldsmith n’aurait placé dans une paroisse du comté de Cork ou du comté de Carlow son Vicaire de Wakefield. Le seul clergé populaire en Irlande, le seul qui fût de cœur et d’âme avec la population, le clergé catholique : , était réduit à vivre de la charité des fidèles et à glaner quelques maigres subsides après que l’église étrangère avait prélevé son opulente dotation.

Si choquant que fût ce contraste, si révoltant que fût un système en vertu duquel un budget de plus de 20 millions de francs était payé par une population de 7 millions de catholiques pour être affecté aux besoins religieux d’une population de 800,000 protestans, la situation de l’église anglicane d’Irlande ne fut pas ce qui préoccupa O’Connell au lendemain de l’acte d’émancipation de 1829. Les hommes d’état, les chefs de partis sont naturellement enclins à placer au premier plan les questions purement politiques. O’Connell était certainement un catholique très sincère et même très ardent. Cependant, à ses débuts dans la vie politique, il avait laissé à l’écart la question religieuse pour réclamer, d’accord avec l’opposition protestante, le rappel de l’union, c’est-à-dire la séparation législative de l’Angleterre et de l’Irlande. Après 1829, il revint à sa première idée. Le gouvernement, en accordant l’émancipation, avait supprimé l’association catholique. O’Conneli forma, une association des amis de l’Irlande, puis une association antiunioniste et enfin une association des volontaires irlandais. Sous des noms différens ces trois associations avaient un seul et même but : préparer et réclamer le rappel de l’union. Les deux premières sociétés avaient été supprimées et la troisième allait subir le même sort, lorsqu’une révolution ministérielle survint en Angleterre. Les whigs arrivèrent au pouvoir avec lord Grey (1830). Ils changèrent immédiatement le personnel de la haute administration irlandaise. Le secrétaire en chef d’Irlande, Hardinge, objet de l’hostilité particulière d’O’Connell, fut remplacé par Edouard Stanley, fils du comte Derby et l’espoir, à cette époque, du parti libéral. Le marquis d’Anglesey reprit le poste de vice-(roi d’Irlande, qu’il avait occupé un moment sous Wellington et qu’il avait dû quitter parce qu’il avait compris avant le ministère la nécessité d’admettre une partie au moins des réclamations de l’Irlande catholique.

Ces nominations ne produisirent qu’un apaisement momentané. Au bout de quelques mois, O’Connell reconnut que sur le maintien de l’union législative entre l’Angleterre et l’Irlande les whigs étaient aussi intraitables que les tories. Aussitôt il reprit sa campagne séparatiste. Une grande démonstration antiunioniste fut convoquée pour le 27 décembre. L’autorité annonça l’intention de s’y opposer. O’Connell, au lieu de s’entêter, abandonna son projet, de manière à se donner les apparences de la modération ; mais il organisa pour le lendemain 28 décembre une autre manifestation, moins bruyante et réglée de manière à éluder les difficultés légales. Puis, avec la fertilité de ressources qui était un des traits de son esprit, il prononça lui-même la dissolution de la société des volontaires irlandais, en ayant soin de la remplacer par une autre organisation tout aussi efficace, bien qu’un peu plus compliquée. Un club était formé pour s’occuper des questions électorales, et une société pour discuter les avantages et les inconvéniens de l’union. Club et société étaient sous la main d’O’Connell. C’était donc toujours lui qui dirigeait l’agitation ; c’était lui qui était à la tête d’un gouvernement plus populaire, plus puissant, plus obéi que celui qui siégeait au château de Dublin.

Lord Anglesey était un vieux soldat peu endurant. Pendant sa première vice-royauté, il s’était brouillé avec Wellington pour avoir soutenu énergiquement les réclamations des catholiques irlandais. Il croyait donc avoir quelques droits à leur reconnaissance et n’en fut que plus péniblement affecté de la guerre acharnée qui lui était faite. Il demanda et obtint l’autorisation de sévir contre les agitateurs. Une nouvelle démonstration, annoncée pour le 13 janvier 1831, fut interdite et dispersée. Peu de jours après, O’Connell était arrêté et traduit devant le grand jury sous trente et un chefs d’accusation, dont dix-sept relevaient le crime de conspiration. Le grand-jury, remplissant l’office de notre chambre des mises en accusation, n’avait à se prononcer que sur le renvoi d’O’Connell devant la cour d’assises. Le débat préliminaire allait s’ouvrir le 17 février, lorsque le bruit se répandit qu’une transaction était intervenue entre l’accusé et le ministère public. O’Connell, en effet, avait consenti à se laisser condamner par défaut sur les quatorze premiers chefs, à la condition que l’attorney-général, Blackburn, abandonnerait les dix-sept chefs relatifs au crime de conspiration. Le grand agitateur irlandais était tellement redouté du gouvernement et des magistrats, on craignait à tel point son action sur le jury, que l’on regarda cet arrangement comme un succès pour le vice-roi. L’affaire fut renvoyée au premier jour après les vacances de Pâques. O’Connell fut mis en liberté provisoire et partit pour Londres afin d’assister aux séances du parlement. Le ministère se débattait alors avec les difficultés que rencontrait son grand projet de réforme électorale. Pour les surmonter, il avait besoin du concours de tous les libéraux, et O’Connell était un des grands orateurs du parti libéral. Pour faire des élections générales, dans l’éventualité plus que probable d’une dissolution, il avait besoin de l’appui des catholiques d’Irlande, et O’Connell, en levant le bout du doigt, pouvait lui apporter ou lui enlever toutes les voix des électeurs catholiques. Dans ces circonstances, comment reprendre le procès ? A quel moment pouvait-on inviter O’Connell à partir pour Dublin et à se mettre à la disposition de la justice ? Était-ce le 9 mars, au moment où il venait de prononcer un discours en faveur de la réforme parlementaire ? Ou bien était-ce le 15 mai, à la veille de la dissolution, quand le gouvernement allait être obligé de solliciter son alliance en vue de la grande bataille électorale ? L’accusation dirigée contre O’Connell se fondait sur une loi temporaire, qui devait expirer avec le parlement. On ajourna l’affaire jusqu’au moment de la dissolution. La loi n’existant plus, on avait un prétexte plausible pour abandonner l’accusation. La cause fut rayée du rôle.

Les élections générales de 1831 donnèrent une forte majorité au cabinet de lord Grey. Elles lui permirent de vaincre les résistances opposées à la réforme parlementaire par la chambre des lords et par le roi Guillaume IV. Après la promulgation de la loi électorale, il fallut faire de nouvelles élections : elles eurent lieu en décembre 1832. Cette fois la victoire des whigs ne fut pas seulement complète, elle fut écrasante. Le jour où s’ouvrit le premier parlement réformé, on vit la chambre des communes se diviser dans la proportion presque sans précédent de trois contre un : d’un côté, cinq cent neuf réformateurs de toutes nuances, depuis les anciens amis de Canning comme Palmerston, jusqu’aux radicaux tels que Poulet Thomson ; de l’autre, cent quarante-neuf opposans seulement, théoriquement attachés à l’ancien système électoral, mais comprenant l’absolue impossibilité de le faire revivre. Les deux partis prirent des dénominations nouvelles : les tories abandonnèrent, leur vieux nom devenu impopulaire pour prendre celui de conservateurs, tandis que les whigs, renouvelés par l’infusion d’élémens plus jeunes, se qualifiaient de libéraux. La petite phalange conservatrice se groupa sous l’habile direction de Robert Peel pour attendre l’heure où les vainqueurs se diviseraient. Elle ne devait pas l’attendre longtemps. La question irlandaise, du temps de Canning et de Castlereagh, avait été un dissolvant pour le parti conservateur ; elle allait devenir un dissolvant pour le parti libéral.

Depuis près de deux ans, les dîmes étaient fort irrégulièrement payées en Irlande. Ce malheureux pays traversait une crise provoquée principalement par l’accroissement disproportionné de la population. Nous touchons ici à un sujet délicat, dont il faut cependant dire quelques mots. Avec beaucoup de défauts, le paysan irlandais a des mœurs pures. Jeune, il ne se livre pas à la débauche, il se marie, et fidèle aux préceptes de l’Écriture sainte il ne craint pas de se donner une nombreuse famille. Chose triste à dire, ce trait si respectable du caractère irlandais a été une des causes de la misère de l’Irlande. En 1830, la population avait atteint le chiffre excessif de huit millions d’âmes. Un cinquième des hommes valides se trouvaient sans ouvrage. Pour secourir ces malheureux, aucune organisation régulière, aucune institution d’état ; rien que la charité privée, évidemment impuissante en face d’une détresse qui prenait les proportions d’un désastre public. En Angleterre et dans le pays de Galles il existait une loi des pauvres, mal conçue et mal appliquée, mais enfin une loi, qui ne permettait pas qu’un homme mourût de faim dans la rue ou sur une grande route sans qu’il lui fût porté secours. En Irlande, à cette époque, pas de loi des pauvres, pas de facilités données à l’émigration qui, depuis, est venue soulager le pays du trop-plein de sa population et atténuer ses souffrances.

Une population si cruellement éprouvée devait trouver d’autant plus dure l’obligation qui lui était imposée de payer, en nature ou en argent, plus de 20 millions pour l’entretien d’un clergé détesté et d’un culte odieux. Dès 1830, on commençait à refuser les dîmes. En 1831, la résistance se généralisa et s’organisa, Les uns ne payaient pas, parce que véritablement ils ne pouvaient pas payer ; d’autres parce qu’ils trouvaient injuste de supporter une charge dont s’exonérait une partie de la population ; d’autres enfin parce qu’ils craignaient, s’ils continuaient à subventionner l’église étrangère, d’être mis à l’index ou même de devenir victimes de la fureur populaire. Les percepteurs de dîmes rencontraient difficultés sur difficultés. Pratiquaient-ils une saisie, personne ne se présentait pour acheter les objets saisis. On vit des têtes de bétail, après avoir été promenées inutilement de marché en marché, être embarquées pour l’Angleterre, où enfin elles trouvaient acheteur. On vit des animaux mourir avant d’arriver au port d’embarquement, le fourrage leur manquant et les paysans refusant d’en vendre à quelque prix que ce fût. Des bandes d’hommes armés, sous les noms de Pieds-noirs et de Pieds-blancs, parcouraient les campagnes, excitant la population à refuser de payer les dîmes et même les fermages. Les percepteurs de dîmes furent attaqués à main armée. Bientôt ils n’osèrent plus pénétrer dans certaines localités que sous la protection de la police ou de la troupe. La moitié des dîmes ne se payait pas ; pour l’autre moitié, le paiement ne s’obtenait qu’à la pointe de la baïonnette. Les frais de perception et les dépenses de tous genres nécessitées par la résistance des contribuables atteignaient et dépassaient même souvent la valeur des dîmes encaissées. Le clergé anglican d’Irlande, malgré le chiffre énorme de sa dotation, se vit dans la détresse. Seuls les évêques et les chapitres, dont le principal revenu était le produit des biens de mainmorte, se trouvaient encore très largement pourvus ; mais le recteur, mais le vicaire de campagne, qui n’avait pas d’autre ressource que la dîme, allaient être réduits à vivre de la charité privée.

Dès l’ouverture de la session de 1831-1832, le gouvernement s’était préoccupé de ce triste état de choses. Le discours du trône avait appelé l’attention du parlement sur les difficultés que rencontrait le recouvrement des dîmes irlandaises ; des commissions spéciales furent nommées par les deux chambres pour étudier la question. Elles présentèrent à bref délai leurs rapports, dans lesquels elles arrivaient à des conclusions à peu près identiques. Elles demandaient pour l’avenir la suppression des dîmes et leur remplacement, soit par une taxe sur la propriété foncière, soit par une dotation spéciale. En attendant, il fallait venir immédiatement au secours du clergé des campagnes. Les commissions conseillaient au gouvernement de faire des avances aux desservans sur les dîmes en retard de 1831. Il se rembourserait directement de ses avances en opérant lui-même le recouvrement de cet arriéré. Cette dernière proposition, vu son caractère d’urgence, fut présentée immédiatement à la chambre des lords par lord Lansdowne et à la chambre des communes par Edouard Stanley. La discussion fut très vive dans la chambre basse. les vieux tories voyaient avec inquiétude mettre en discussion l’organisation de l’église anglicane d’Irlande. Ils comprenaient qu’après avoir fait un premier pas dans cette voie, on ne s’arrêterait plus. Les députés irlandais, et O’Connell à leur tête, blâmaient le gouvernement de se faire le receveur-général des dîmes irlandaises et d’attirer sur lui toutes les haines que provoquait cet odieux impôt. Il n’y avait cependant pas d’autre moyen de sortir des difficultés présentes. Le gouvernement fut donc autorisé à faire des avances aux desservans irlandais jusqu’à concurrence de 60,000 livres sterling (1,500,000 francs) et à prendre les mesures nécessaires pour faire rentrer les dîmes arriérées.

L’autre partie du plan élaboré par les deux commissions spéciales était moins urgente et en même temps d’une réalisation plus difficile. La question du rachat ou de la transformation des dîmes était depuis longtemps à l’étude. William Pitt s’en était préoccupé dès 1786. Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, il avait de saines idées, qu’il abandonna ou dont il ajourna l’exécution lorsqu’il se vit absorbé par la lutte contre la révolution française. En 1824, au moment du réveil des idées libérales en Angleterre, une loi fut votée par le parlement, sur la proposition de Goulburn, secrétaire en chef d’Irlande, pour autoriser la transformation des dîmes. La mesure fut presque sans effet ; la plupart des intéressés ne profitèrent pas du bénéfice de la loi. Il aurait fallu que la transformation de la dîme en une rente fût obligatoire au lieu d’être facultative. C’est ce que l’on comprenait en 1832. Stanley présenta à la chambre des communes en juin un projet pour la transformation obligatoire des dîmes irlandaises. Malheureusement il rencontra des objections et des résistances sur plusieurs points de détail. Le ministère crut faire acte de sagesse en retirant le bill et en réservant la question pour la soumettre à la nouvelle chambre des communes qui allait être élue en vertu de l’acte de réforme. Ce retard fut très fâcheux. Quand le nouveau parlement se réunit, la situation s’était encore aggravée. La prédiction d’O’Connell se vérifiait. Le gouvernement avait été obligé d’intenter près de dix mille procès pour le paiement des dîmes arriérées, et par là il avait attiré sur sa tête une formidable impopularité.

La composition du nouveau parlement n’était pas de nature à faciliter une entente sur la question de l’église d’Irlande. Dans la chambre des communes une énorme majorité libérale ; c’était un inconvénient plutôt qu’un avantage. Les majorités trop nombreuses sont souvent indisciplinées ; elles se divisent facilement. Dans la chambre des lords au contraire ; une majorité conservatrice peu nombreuse, mais très décidée et très unie, tout au moins sur les questions religieuses. Ainsi antagonisme entre les deux chambres, manque de cohésion dans la majorité libérale de la chambre des communes, telle était la situation parlementaire au commencement de 1833. Ajoutez-y des divisions naissantes dans le ministère : d’un côté, des libéraux de la nouvelle école qui étaient d’avis de marcher hardiment dans la voie ouverte par la réforme électorale ; de l’autre, des whigs modérés, presque conservateurs, estimant qu’il était sage de ne pas aller trop vite ; entre les deux groupes le chef du cabinet, lord Grey, et le leader de la chambre des communes, l’honnête lord Althorp, s’épuisant à faire de la conciliation. Peu à peu, malgré leurs efforts, les deux fractions du cabinet suivirent leur pente naturelle. La fraction libérale se groupa autour de lord John Russell et la fraction conservatrice autour d’Edouard Stanley.

Russell et Stanley étaient deux des plus jeunes membres du ministère, mais tous deux avaient débuté avec éclat dans la vie publique. Russell avait pris une part capitale à l’agitation et aux discussions qui préparèrent la réforme électorale, et Stanley, dès son entrée dans la chambre, avait montré un de ces tempéramens oratoires qui placent tout de suite un homme politique hors de pair. Russell appartenait à une famille où les opinions libérales étaient héréditaires : un Russell avait porté sa tête sur l’échafaud pour la cause de la liberté ; un Russell avait pris parti pour Guillaume d’Orange contre Jacques II ; les Russell, comme les Cavendish et les Seymour, étaient appelés couramment les grandes familles de la révolution de 1688.

Edouard Stanley, qui a joué un rôle si considérable sous les trois dénominations successives de M. Stanley, de lord Stanley et de lord Derby, appartenait à l’une des plus vieilles familles de l’aristocratie anglo-saxonne, à une famille contemporaine, sinon de Guillaume le Conquérant, du moins de ses successeurs immédiats. Sous Henri Ier Beauclerc nous trouvons un gentilhomme appelé Alan de Audley. Deux générations après, le petit-fils d’Alan, William, est déjà établi dans le comté de Derby et possède une propriété de Stanley, dont il prend le nom. William est la tige de toutes les branches des Stanley. De lui descendait ce fameux Thomas, deuxième lord Stanley et premier comte Derby, qui termina la guerre des Deux Roses en passant du côté d’Henri Tudor à la bataille de Bosworth. De lui descendait cet autre comte Derby, non moins célèbre, mais plus fidèle, Jacques Stanley, l’énergique défenseur de Charles Ier, le glorieux compagnon d’armes du prince Rupert, qui fut décapité en 1651 après la bataille de Worcester, tandis que sa veuve, l’héroïque Charlotte de La Trémouille, prolongeait encore la résistance dans l’île de Man bien après que tout le reste de l’Angleterre avait reconnu l’autorité de Cromwell.

Au temps des cavaliers et des têtes-rondes, Edouard Stanley, comme son arrière-grand-oncle Jacques, aurait défendu ses convictions les armes à la main. De nos jours, il ne pouvait lutter que par la parole : il s’en servit de manière a mériter d’être surnommé le Rupert de l’éloquence parlementaire. Il n’avait pas la vaste étendue de connaissances qu’on aime à trouver de nos jours chez un homme politique. Son éducation avait été exclusivement littéraire. Il disait de lui-même : « J’appartiens à l’époque préscientifigue. » Il n’en était peut-être que plus redoutable comme orateur de combat. Sa vigoureuse intelligence, concentrée sur un petit nombre de sujets, sa voix musicale qu’il conduisait merveilleusement, la forme élevée de ses discours, la passion qui les échauffait, lui permettaient de se mesurer sans désavantage même avec O’Connell.

Ce fut pourtant un malheur pour lui et pour le cabinet qu’on lui eût confié les fonctions de secrétaire pour l’Irlande. Mieux aurait valu dans ce poste un moins grand orateur et un plus habile diplomate. Stanley avait les défauts de son tempérament : il était énergique jusqu’à la témérité. Dans un discours à ses électeurs du Lancashire, il crut devoir leur faire sa profession de foi sur le rappel, c’est-à-dire sur l’abrogation de l’union législative entre l’Angleterre et l’Irlande. Il déclara qu’une semblable mesure équivaudrait à un véritable démembrement du royaume et que, par conséquent, il la combattrait jusqu’à la mort. Déclaration inutile, puisque le rappel n’avait pas la moindre chance d’être votée par les chambres ; déclaration imprudente, puisqu’O’Connell faisait campagne en faveur du rappel et que le ministère avait besoin de ménager O’Connell. Quel besoin d’ailleurs, en politique, d’employer les mots : Toujours, jamais, pour la vie, jusqu’à la mort ? Ils ont rarement porté bonheur à ceux qui s’en sont servis. Stanley ne réussît qu’à se rendre jusqu’à la mort impopulaire en Irlande. Dès les premiers jours de la session de 1833, il fut attaqué avec la dernière violence par O’Connell. Il se défendit comme il savait le faire. Le succès oratoire ne lui fit pas défaut ; mais il eut la mortification de se voir à peine soutenu par le parti libéral et même par le ministère dans lequel il siégeait. Il ne trouva de bienveillance que du côté des conservateurs. Robert Peel le couvrit de fleurs. Il n’en devint que plus antipathique aux libéraux avancés.

Le cabinet whig se trouvait donc dans cette bizarre situation que son vice-roi d’Irlande et son secrétaire pour les affaires irlandaises étaient tous les deux brouillés avec le chef du parti libéral en Irlande. Il fallait pourtant essayer de résoudre, avec ou sans l’appui d’O’Connell, les questions pendantes. Dès la première quinzaine de février, deux projets de lois furent déposés presque simultanément, l’un dans la chambre des lords, par lord Grey, chef du cabinet, l’autre dans la chambre des communes, par lord Althorp, ministre des finances. Le premier, le bill de coercition, répondait au besoin de faire cesser les désordres matériels en Irlande : il établissait des pénalités exceptionnelles et, pour les appliquer, des tribunaux d’exception. Il ressemblait à toutes les lois du même genre. Inutile par conséquent de l’analyser en détail. Le bill d’Althorp abordait la délicate question des dîmes. Le ministre proposait deux réformes principales : 1° rétablissement d’un impôt de 5 à 15 pour 100 sur tous les bénéfices de plus de 200 livres sterling, ce qui devait produire une recette de 60,000 livres ; 2° la suppression de 10 sièges épiscopaux sur 22, ce qui devait réaliser une économie également de 60,000 livres. Le produit de l’impôt devait être employé à des réparations ou constructions d’églises et de presbytères. Les 60,000 livres provenant de la suppression des sièges épiscopaux étaient à la disposition du parlement pour être employées suivant les décisions qu’il prendrait ultérieurement.

Pour tout esprit clairvoyant cette dernière disposition était la plus importante du bill. Elle posait, en effet, ce principe que les revenus affectés à l’église anglicane d’Irlande pouvaient, par une décision des pouvoirs publics, recevoir une autre affectation, c’est-à-dire être sécularisés. Il ne s’agissait pour le moment que d’une somme peu considérable ; mais la question de chiffre était secondaire ; ce qui était grave, c’était le principe. Les défenseurs de l’église établie ne s’y trompèrent pas. Ils virent dans la clause de sécularisation ou d’appropriation, pour employer l’expression anglaise, le point de départ d’un changement complet dans l’organisation de l’église anglicane en Irlande et peut-être même en Angleterre. Ils la combattirent avec passion. Le cabinet recula devant sa propre audace : il effaça de son bill la clause d’appropriation. Grâce à ce sacrifice, qui fut sévèrement blâmé par les radicaux, il réussit à faire adopter par les deux chambres non-seulement le bill sur les dîmes, mais aussi le bill de coercition. Rien n’était terminé cependant : le bill de coercition n’était voté que pour un an. Le bill sur les dîmes n’était considéré par tout le monde que comme une mesure provisoire. La question de l’église d’Irlande n’était pas résolue, elle n’était que posée. Stanley, malgré son talent oratoire, qui grandissait chaque jour, était dans une situation de plus en plus difficile. Il était en butte à l’hostilité des députés irlandais et en désaccord avec la fraction la plus libérale du cabinet. Littleton prit sa place, comme secrétaire d’Irlande, et on lui donna en échange le ministère des colonies, où il eut l’honneur de proposer et de faire voter l’abolition de l’esclavage. Le marquis d’Anglesey fut en même temps remplacé comme vice-roi d’Irlande par Wellesley. Le triomphe d’O’Connell était complet.

Littleton se mit immédiatement à l’étude de la question et dès le commencement de la session de 1834, il présentait un nouveau bill. Il ne s’agissait plus cette fois d’une mesure provisoire, mais d’une réforme définitive. Littleton réduisait les dîmes irlandaises de 20 pour 100 et les transformait en une rente foncière. En même temps, il demandait pour le gouvernement l’autorisation de faire des avances sur les dîmes en retard jusqu’à concurrence de 1 million sterling. La discussion du bill révéla au parlement et au public les dissentimens qui existaient dans le ministère. Lord John Russell, qui avait toujours été partisan de la clause de sécularisation et qui en regrettait la suppression, eut l’imprudence de dire, sans y être provoqué, que, suivant lui, le parlement avait le droit de désaffecter une partie des revenus de l’église d’Irlande. Cette déclaration, au moins inutile, provoqua les clameurs des tories et les applaudissemens des radicaux. Un de ces derniers, Henry Ward, proposa immédiatement la nomination d’une commission pour étudier les ressources de l’église d’Irlande et faire, s’il y avait lieu, des propositions pour l’application de l’excédent. Le ministère ne s’étant pas opposé à cette motion, elle fut votée, mais quatre membres du cabinet, Stanley en tête, firent scission et donnèrent leur démission. Peu de jours après, nouvel incident. Littleton, sans consulter ni prévenir ses collègues, négocia directement avec O’Connell et lui promit que le bill de coercition, alors sur le point d’expirer, ne serait présenté de nouveau qu’avec de profondes modifications et notamment avec la suppression des cours martiales. Cette négociation, comme toutes les négociations secrètes, ne tarda pas à être découverte. Elle provoqua une explication très vive dans le cabinet. Lord Grey, fatigué de ces tiraillemens et de ces discussions, donna sa démission. Le cabinet libéral fut dissous.

Il se reconstitua immédiatement, mais sans Grey et sans Brougham. Les doublures prirent la place des premiers rôles. Le nouveau chef du cabinet, William Lamb, lord Melbourne, était un homme aimable, un grand seigneur sceptique et lettré, à la façon du XVIIIe siècle. Sa femme, lady Caroline Lamb, avait scandalisé les salons de Londres par une liaison affichée avec lord Byron. Lui, dans sa jeunesse, avait eu beaucoup de bonnes fortunes et l’on racontait que dans son âge mûr il en avait encore quelques-unes. Cela ne l’aurait pas empêché de bien gouverner l’Angleterre s’il avait eu, comme son beau-frère lord Palmerston, une véritable valeur personnelle, et s’il n’avait pas apporté dans sa vie politique tout autant de frivolité que dans sa vie privée. Ses qualités de cœur, qui étaient réelles, faisaient illusion à ses amis sur les faiblesses de son caractère. D’ailleurs on lui laissait pour lieutenant et un peu pour mentor le sage Althorp, qu’on avait décidé non sans peine à rester dans le cabinet comme ministre des finances et comme leader de la chambre des communes. A peine ces arrangemens étaient-ils pris qu’un événement imprévu vint tout remettre en question. Althorp perdit son père, le comte Spencer. Héritant d’une pairie, il quittait nécessairement la chambre des communes, et l’on était obligé de trouver un nouveau leader. Russell fut choisi par ses collègues. Il était en horreur à la cour, qui le regardait comme un démagogue. Guillaume IV repoussa la combinaison et du même coup congédia brusquement le ministère. On était au mois de novembre, en pleines vacances parlementaires. La crise ministérielle surprit tout le monde. On appela Wellington, qui ne consentit qu’à se charger de l’intérim et conseilla de s’adresser à Peel. Celui-ci voyageait tranquillement en Italie. On lui dépêcha James Hudson, le secrétaire particulier de la reine, qui le joignit à Rome, dans un bal, chez le prince Torlonia. L’Europe n’était pas alors sillonnée de chemins de fer. En faisant toute la diligence possible, James Hudson avait mis dix jours pour aller à Rome : Robert Peel en mit un peu plus pour revenir à Londres. Total : vingt-cinq jours d’interrègne ministériel, pendant lesquels Wellington faisait à la fois fonctions de chef du cabinet et de secrétaire d’état aux affaires étrangères, à l’intérieur et aux colonies. L’arrivée de Robert Peel, le 9 décembre, mit fin à cette situation anormale, mais non pas aux difficultés créées par l’accès de mauvaise humeur de Guillaume IV. Non-seulement le parti conservateur était en minorité dans la chambre des communes, mais il n’y comptait pas, en dehors de son chef, un seul orateur marquant. Aussi Peel aurait-il voulu faire un ministère de coalition avec les dissidens du parti libéral, avec Stanley et Graham. Ayant rencontré de ce côté un refus poli, il se décida à tenter l’aventure avec un cabinet purement conservateur ; le 10 décembre, il présentait au roi sa liste ministérielle, sur laquelle Wellington figurait comme ministre des affaires étrangères et Lyndhurst comme lord-chancelier ; le 17, il adressait à ses électeurs de Tamworth un manifeste destiné en réalité à l’Angleterre tout entière : programme de gouvernement sage et conciliant, tellement sage et tellement conciliant qu’il désappointa les conservateurs extrêmes. La publication du manifeste de Tamworth dénotait l’intention de faire à bref délai un appel au pays. En effet, le parlement fut dissous dans les derniers jours de l’année et les élections générales se firent immédiatement. Ce fut une faute. Peel aurait mieux fait de suivre la tactique adoptée par Pitt dans une situation semblable. Pitt, en présence d’une chambre des communes absolument hostile, avait attendu plusieurs mois avant de la dissoudre, et ce temps n’avait pas été perdu pour lui, car les débats de la chambre avaient grandement contribué à lui ramener l’opinion. Peel préféra engager tout de suite la bataille électorale. C’était jouer son va-tout : car il n’est pas admis en Angleterre qu’un ministère puisse employer deux fois de suite le procédé de la dissolution.

Pour reconquérir la majorité, il aurait fallu gagner cent cinquante sièges. On n’atteignit pas le but, mais on en approcha. Les conservateurs, dans la nouvelle chambre, se trouvaient presque à égalité avec les libéraux. Dans le vote pour l’élection du président, ils furent 306 contre 316. Peel n’abandonna pas la partie après cette première épreuve. Soit qu’il espérât déplacer, à force d’énergie et d’habileté, les quelques voix qui lui manquaient, soit qu’il voulût seulement donner sa mesure avant de tomber, il conserva le pouvoir pendant plusieurs mois, soutenant presque seul la lutte contre les orateurs de l’opposition, présentant des projets de lois qui étaient invariablement repoussés par la chambre, mais dont quelques-uns ne faisaient pas mauvaise impression sur le public. Enfin, le 7 avril 1835, un vote décisif eut lieu. Il s’agissait toujours de la terrible question de l’église d’Irlande, l’écueil de tous les ministères. Peel avait présenté un projet de loi remplaçant la dîme par une rente de 75 pour 100 de sa valeur. La chambre, sur la proposition de Russell, déclara par 285 voix contre 258, qu’aucune mesure relative à l’église d’Irlande ne serait satisfaisante et définitive si elle ne contenait pas le principe de la sécularisation de l’excédent. Le lendemain Peel donna sa démission. Le ministre était tombé, mais l’homme avait grandi. Ces quelques mois de pouvoir, malgré une défaite prévue par tout le monde, n’avaient donc pas été inutiles.

Par suite, le cabinet Melbourne rentra aux affaires peu de mois après en être sorti. Ce n’était plus que l’ombre du grand ministère qui avait fait la réforme électorale, l’abolition de l’esclavage, la réglementation du travail des enfans dans les manufactures. Ses mutilations successives lui avaient enlevé ce qu’il avait de meilleur. Avec Grey, il avait perdu sa pensée dirigeante ; avec Althorp, sa conscience ; avec Brougham et Stanley, sa supériorité oratoire. La question des dîmes irlandaises n’était toujours pas résolue. Le parti libéral, lord John Russell en tête, avait pris l’engagement de séculariser une partie des revenus de l’église d’Irlande. Or cette sécularisation, réclamée par une faible majorité dans la chambre des communes, était combattue par une grosse majorité dans la chambre des lords. Deux ans de suite, en 1835 et en 1836, le cabinet libéral vint se heurter contre le même écueil. Deux ans de suite, le bill sur les dîmes irlandaises, avec la clause d’appropriation, fut voté par les communes et repoussé par les lords. Même opposition de la chambre haute sur toutes les questions qui touchaient à l’administration de l’Irlande. Voulait-on améliorer dans un sens libéral les institutions municipales de l’Irlande comme on l’avait fait pour celles de l’Angleterre et de l’Ecosse, la chambre des lords s’y opposait, voulait-on établir en Irlande une loi pour le soulagement des pauvres analogue à celle qui existait en Angleterre depuis longtemps et à laquelle le sage Althorp avait apporté récemment d’heureuses modifications, on se heurtait encore à la résistance de la chambre des lords. Il est vrai de dire que le cabinet Melbourne ne faisait rien pour calmer ce mauvais vouloir. Sa politique irlandaise ne s’inspirait que d’une seule préoccupation : s’assurer l’alliance d’O’Connell et les voix de son petit bataillon dans la chambre des communes. Sous l’empire de cette préoccupation, le vice-roi, lord Normanby, n’était plus que l’exécuteur des volontés d’O’Connell. Les catholiques, après avoir été si longtemps opprimés, devenaient oppresseurs à leur tour. Les protestans, atteints dans leur influence, lésés dans leurs intérêts, menacés même parfois dans leur sécurité personnelle, se plaignaient amèrement du gouvernement de Normanby. Une recrudescence de crimes contre les personnes s’étant produite en Irlande, on en rendit responsable la faiblesse du gouvernement. De là, parmi les protestans et dans le parti conservateur, une irritation qui se traduisait par des votes hostiles à toutes les mesures proposées en faveur de l’Irlande.

Le ministère ne trouva pour sortir de cette situation d’autre moyen que de transiger avec ses adversaires. Heureusement le parti conservateur avait à sa tête un homme essentiellement modéré. Grâce à l’esprit conciliant de Robert Peel et malgré la résistance des tories extrêmes, on put enfin établir en Irlande une loi des pauvres. Grâce à ce même esprit conciliant, on finit par régler la fameuse question des dîmes irlandaises. Seulement il fallut faire des concessions, — une surtout bien humiliante. On renonça à la sécularisation partielle des revenus de l’église anglicane. Le bill présenté par lord John Russell en 1838 transformait la dîme en une rente de 70 pour 100 de sa valeur avec garantie de l’état ; il contenait en outre une « clause d’appropriation » pour l’emploi de l’excédent. Au cours de la discussion, Russell consentit à élever Is valeur de la rente de 70 à 75 pour 100, ce qui était sans grande importance. Il consentit, ce qui était plus grave, à effacer la clause d’appropriation, c’est-à-dire le principe de la sécularisation partielle. Ainsi modifié, le bill de Russell était identiquement le même que celui de Peel, repoussé trois ans auparavant. Les libéraux s’infligeaient donc un démenti absolu. Pour renverser Robert Peel, ils avaient déclaré qu’aucune loi sur les dîmes irlandaises ne serait satisfaisante si elle n’admettait pas le principe de la sécularisation. Et pour faire passer une loi sur les dîmes, ils transigeaient avec Robert Peel et lui sacrifiaient le principe de la sécularisation. Ce compromis donna trente ans de répit à l’église anglicane d’Irlande. La question se posa de nouveau en 1868. Cette fois, l’heure des solutions radicales avait sonné. Les demi-mesures et les compromis furent écartés. Robert Peel avait sauvé l’église anglicane d’Irlande de la sécularisation partielle ; Gladstone lui imposa la sécularisation complète.

Au milieu des discussions et des tiraillemens qui précédèrent la compromis de 1838, un changement de règne était survenu. Le 20 juin 1837, Guillaume IV était mort et sa nièce Victoria, fille unique du feu duc de Kent, avait été proclamée reine du royaume-uni de Grande-Bretagne et d’Irlande. Le règne court et agité de Guillaume IV avait ouvert pour l’Angleterre la période des grandes réformes, destinée à se poursuivre sous le règne plus long et plus heureux de Victoria. Différence à noter toutefois : Guillaume IV était resté étranger, sinon hostile, aux progrès accomplis, sous son règne ; Victoria, sans sortir de son rôle constitutionnel, devait s’associer aux aspirations de son peuple et aux idées de son temps.

II

« Jeunesse du prince, source des belles fortunes, » a dit un moraliste. La jeunesse de la reine Victoria, — jeunesse paisible et chaste, — ne fit la fortune d’aucun favori ni même d’aucune favorite. Elle retarda seulement de deux ans la chute du cabinet whig. Voici comment.

Melbourne et ses collègues se discréditaient peu à peu par leur faiblesse et par le décousu de leur politique, tandis que l’opposition conservatrice, habilement dirigée, gagnait sans cesse du terrain. Les dernières mesures proposées par le ministère n’avaient pu être votées que grâce à l’appui de Peel, et après avoir subi des modifications exigées par lui. Les radicaux trouvaient cette situation humiliante, et l’un d’eux, Leader, la signalait dans les termes suivans : « C’est l’honorable député de Tamworth (Robert Peel) qui gouverne l’Angleterre. C’est l’honorable députe de Dublin (O’Connell) qui gouverne l’Irlande. Les whigs ne gouvernent que les bureaux du ministère. L’honorable député de Tamworth se contente d’avoir le pouvoir sans les places ; les whigs se contentent d’avoir les places sans le pouvoir. » Et l’orateur ajoutait que, si jamais on demandait un vote de confiance général en faveur du gouvernement, dix ou douze députés radicaux, le refuseraient certainement. La prédiction ne tarda pas à se vérifier. Dans la séance du 6 mai 1839, à propos d’une question relativement peu importante, un conflit entre le gouvernement et la législature coloniale de la Jamaïque, dix radicaux votèrent avec l’opposition. Le cabinet Melbourne n’eut qu’une majorité de cinq voix, qu’il trouva insuffisante. Les ministres donnèrent leur démission. Peel fut appelé au palais pour former un nouveau cabinet.

La reine, en montant sur le trône, avait trouvé les libéraux au pouvoir. C’était un ministère libéral qui avait fait voter sa liste civile et qui avait réglé la composition de sa maison. Les dames dont on l’avait entourée et qui formaient toute son intimité appartenaient aux grandes familles de l’aristocratie whig. Melbourne avait profité de toutes ces circonstances pour prendre un certain crédit sur l’esprit de la reine. C’était un homme politique de second ordre, mais un homme du monde accompli. De ses succès de jeunesse il avait gardé cette aisance de manières et ce charme personnel qui font rarement mauvais effet, même sur les plus honnêtes femmes. Ses adversaires, à ce point de vue, lui étaient fort inférieurs. Wellington n’avait pas l’ombre de conversation, et l’honnête Peel était un peu gauche. Il le fit bien voir dans les négociations pour la formation du ministère. La reine, malgré le peu de sympathie qu’elle avait alors pour les conservateurs, avait accepté sans difficulté la nouvelle combinaison ministérielle, lorsqu’on lui parla de faire aussi des changemens dans la composition de sa maison. D’abord elle ne comprit pas, puis elle se fâcha. Peel lui fit un cours de droit constitutionnel pour lui démontrer que les charges de la maison royale, aussi bien que les emplois dans la haute administration, étaient à la disposition du ministère. Ses argumens étaient excellens ; seulement, avec une jeune fille de dix-neuf ans, il aurait peut-être fallu un peu moins d’argumens et un peu plus de bonne grâce. La reine aurait compris, si on avait su le lui dire, qu’il n’était pas question de bouleverser toute sa maison et de changer jusqu’à ses femmes de chambre, mais seulement de ne pas laisser auprès d’elle, dans des postes de haute confiance et d’absolue intimité, les femmes ou les sœurs des adversaires politiques du premier ministre. Des deux côtés on se buta sur cette question, et la négociation fut rompue. Lord Melbourne et ses collègues ne jouèrent pas un rôle brillant dans cette affaire. Au lieu de calmer la jeune reine, ils s’empressèrent de profiter de son petit coup de tête pour retirer leur démission. Battus à la chambre, ils avaient pris leur revanche à la cour, et ils rentraient au pouvoir derrière les jupes de leurs femmes. Le fameux verre d’eau de la reine Anne avait désormais son pendant, qui s’appela la question des dames d’honneur ou l’affaire des jupons.

L’incident fut gravement discuté dans le parlement. Par le hasard des circonstances, c’étaient les conservateurs qui défendaient les droits des ministres responsables et l’autorité du parlement ; c’étaient les libéraux et même les radicaux qui soutenaient les prétentions de la couronne. O’Connell fut superbe d’éloquence et d’attendrissement en parlant de cette jeune reine, « de cette pure et chaste enfant de dix-neuf ans qu’on avait blessée dans ses sentimens les plus intimes en voulant la séparer des femmes dévouées qui avaient veillé sur son enfance, qui l’avaient soignée dans ses maladies et qui n’avaient pas de plus grand bonheur que de la voir croître chaque jour en grâce et en beauté. » Il ne s’agissait pas de remplacer les femmes qui avaient veillé sur la reine pendant son enfance, mais d’éloigner d’elle lady Normanby, par exemple, la femme du vice-roi d’Irlande sous le cabinet Melbourne. O’Connell le savait très bien, et c’est précisément ce qui échauffait si fort son zèle en faveur de la prérogative royale. Un autre Irlandais, un radical de la plus belle eau, Feargus O’Connor, que nous trouverons tout à l’heure dans les manifestations chartistes, vint révéler à la chambre un horrible secret : si l’on tenait à remplacer les dames de la maison royale, c’est qu’il y avait un complot pour provoquer la déchéance de la reine et la remplacer « par le sanguinaire Cumberland. » L’idée de présenter Peel et Wellington comme des conspirateurs ténébreux était d’un grotesque achevé. Quant au sanguinaire Cumberland, c’était le roi Ernest de Hanovre, oncle de la reine et son hérite présomptif. Il est parfaitement, vrai que son avènement au trône aurait été un grand malheur pour l’Angleterre ; mais ce n’aurait pas été un grand bonheur pour les chefs du parti conservateur, Ernest de Hanovre était un tory tellement arriéré qu’il n’aurait jamais voulu de Peel et de Wellington pour ministres ; il les regardait comme deux révolutionnaires.

Les craintes, dont. Feargus O’Connor s’était fait l’écho forent bientôt dissipées de la manière la plus heureuse. La reine se maria ; elle eut des enfans, elle en eut même beaucoup, et toute crainte de voir arriver au trône « le sanguinaire Cumberland » se trouva écartée. Le mariage de la reine facilita aussi la solution de l’importante question des dames de la maison. Le prince Albert était un homme de grand sens qui, en devenant le mari de la reine, se donna pour rôle d’être son conseiller politique intime et en quelque sorte son ministre sans portefeuille. L’affection qu’il lui inspirait facilita sa tâche. Il n’eut pas de peine à lui faire comprendre que la prétention de Peel, dont elle avait été si fort choquée, n’avait rien que de légitime. Elle l’autorisa à faire savoir confidentiellement à cet homme d’état que le jour où il serait appelé de nouveau à prendre le pouvoir, il ne se heurterait plus à la même difficulté. Pendant ce temps, le cabinet Melbourne continuait à vivre ou plutôt à végéter. Peel ne se hâtait pas de le renverser. Il l’aida même à faire passer quelques mesures, notamment une loi sur les élections municipales d’Irlande, qui avait été précédemment repoussée. C’était une question embarrassante qui se trouvait réglée et dont le futur cabinet, conservateur n’aurait pas à s’occuper. Les tories exaltés blâmaient la politique de temporisation, de Peel, qu’ils taxaient de faible ; plus d’une fois ils avaient essayé de s’affranchir de sa direction. Quiconque ne veut pas se laisser conduire par la queue de son parti est exposé à des accusations semblables. Peel laissa dire, et attendît patiemment son heure. Enfin, quand il vit l’opinion publique définitivement lasse du mauvais gouvernement des whigs, de leur faiblesse parlementaire, de leur incapacité administrative et financière, il n’eut qu’un mot à dire, un geste à faire pour jeter bas ses faibles adversaires. Le 27 juin 1841, à propos d’une proposition sur l’importation des grains, sans combattre la mesure en elle-même, Peel posa simplement à la chambre la question de savoir si, oui ou non, elle avait encore confiance dans le ministère. La chambre, par trois cent douze voix contre trois cent onze, répondît qu’elle n’avait pas confiance. La majorité n’était que d’une voix. Le cabinet en appela de la chambre au pays ; mais la condamnation en appel fut plus décisive qu’en première instance. Les élections générales, de 1841 furent exactement la contre-partie de celles de 1831. Le réveil de l’esprit conservateur fut général. Les orateurs du parti libéral, les héritiers des grandes familles de l’aristocratie whig furent battus dans des collèges électoraux dont ils se croyaient sûrs. Lord Howick, fils aîné du grand lord Grey, échoua dans le comté de Northumberland ; O’Connell échoua dans la ville de Dublin. Les conservateurs gagnèrent deux sièges sur quatre dans la cité de Londres, un siège sur deux à Westminster. Dix ans de sagesse et de bonne politique avaient enfin leur récompense. Quand le parlement se réunit en août 1841 et que la chambre des communes se prononça définitivement sur le sort du cabinet Melbourne, le vote n’eut lieu que pour la forme : on savait d’avance que les conservateurs avaient près de cent voix de majorité. Cette fois, Robert Peel n’éprouva pas les mêmes difficultés qu’en 1835 pour former un cabinet. Les concours, au lieu de se refuser ou de se marchander, lui venaient d’eux-mêmes. Il reprit Lyndhurst comme chancelier ; il mit Aberdeen aux affaires étrangères ; il eut sir James Graham pour l’intérieur et Stanley pour les colonies. Enfin il prit comme vice-président du bureau de commerce, sans le faire entrer toutefois dans le cabinet, un jeune homme dont il attendait beaucoup i William Ewart Gladstone. Il eut plus tard à regretter de n’avoir pas fait aussi une place dans l’administration à un autre débutant d’avenir : Benjamin Disraeli.

Le parti conservateur, en arrivant aux affaires, avait à prendre des responsabilités sérieuses. Le règne de Victoria, ce règne destiné à être si prospère et si glorieux, avait débuté au milieu d’agitations inquiétantes. La réforme électorale de 1832 n’avait satisfait que très incomplètement les aspirations démocratiques de la population des grandes villes. Par cette réforme, les classes moyennes avaient été associées à l’exercice du pouvoir ; les classes inférieures continuaient à en être exclues. De là, parmi ces dernières un désappointement qui ne tarda pas à être exploité. Des membres du parlement ou des orateurs de réunions publiques, comme Feargus O’Connor, Atwood, Scholefield, enrégimentèrent les ouvriers en leur donnant l’espoir, que du reste ils partageaient eux-mêmes, d’arracher au gouvernement une nouvelle réforme électorale, plus large et plus démocratique.

On créa une agitation, on organisa des meetings. Le 6 août 1838, peu de mois après l’avènement de la jeune reine, une grande réunion eut lieu dans la ville manufacturière de Birmingham. On y vota par acclamation une réforme électorale qui aurait reposé sur les bases suivantes : suffrage universel ; scrutin secret ; abolition du cens d’éligibilité ; renouvellement annuel du parlement paiement d’une indemnité aux députés ; division du Royaume-Uni en circonscriptions électorales contenant un nombre égal d’électeurs. C’était, à peu de chose près, le système électoral que la république devait, dix ans plus tard, établir en France. Les organisateurs du meeting de Birmingham avaient trouvé un programme : ils n’avaient pas trouvé un mot pour le résumer, une étiquette pour le graver dans l’esprit de la foule. O’Connell se chargea de leur fournir ce qui leur manquait. Quelques-uns des signataires de la pétition étant allés lui demander son appui, il le leur promit et il ajouta : « Ne vous arrêtez pas jusqu’à ce que vous ayez obtenu ces six points ; ce sera la charte du peuple. » Le mot fit fortune ; il était d’ailleurs merveilleusement trouvé pour frapper l’imagination populaire. O’Connell était un inventeur de formules : c’était une de ses forces. Pendant dix ans, la charte du peuple fut l’espoir des classes ouvrières, la terreur de l’aristocratie et de la bourgeoisie, le thème des discussions de la presse et de la tribune.

L’âme du mouvement chartiste était un Mandais dont nous avons tout à l’heure prononcé le nom. Fils d’un petit propriétaire protestant, Feargus O’Connor était né à Cork en 1796. Il avait pris la carrière du barreau. En 1832, il était élu membre du parlement pour le comté de Cork. En 1838, il figure parmi les organisateurs du meeting de Birmingham. A partir de ce moment, il joue le premier rôle dans toutes les manifestations chartistes. C’était un homme de haute stature et d’une force herculéenne, deux grandes conditions pour faire impression sur les foules. Comme orateur de réunions publiques, il n’approchait pas d’O’Connell ; il était à son illustre compatriote ce que Danton était à Mirabeau ; c’était l’O’Connell de la populace. De 1838 à 1842, il organisa meetings sur meetings, fit signer pétitions sur pétitions. Après le meeting de Birmingham, les chartistes des diverses parties de l’Angleterre envoyèrent à Londres des délégués qui prirent audacieusement le nom de convention nationale et qui choisirent parmi eux un comité de salut public. Le faible cabinet de lord Melbourne laissait faire. Le 14 mai 1839, un des meneurs du parti, Atwood, déposait sur le bureau de la chambre des communes une pétition revêtue, disait-il, de un million deux cent quatre-vingt mille signatures. Ce document était écrit sur un rouleau de parchemin formant un cylindre du diamètre d’une roue de voiture. Pour l’introduire dans la chambre des communes, il fallut le rouler. Malgré l’aspect imposant de cette masse de papier, la pétition fut rejetée par trois cent trente-cinq voix contre quarante-six.

En dépit de ce vote, l’agitation chartiste ne fit que s’accroître, et bientôt les manifestations se transformèrent en petites émeutes. Le 4 juin, un meeting de deux mille personnes se réunit le soir, dans un cirque qui existait alors près de la Tamise et qui s’appelait le Bull-Ring. La réunion s’était terminée sans désordre, lorsqu’au moment de la sortie, apercevant la police, on se rue sur elle. Plusieurs agens sont blessés. La troupe intervient et disperse la foule. Quelques-uns des meneurs sont arrêtés ; parmi eux, le secrétaire de la convention nationale. Le 15 juillet, nouvelle manifestation sur le même point. Procession à travers les rues, cris séditieux, boutiques défoncées ; la troupe encore une fois obligée d’intervenir. Le mouvement se propage en province : le 20 juin, désordres à Newcastle. Le 22 juillet, entrée en scène d’un nouvel agitateur, Smith O’Brien, Irlandais comme O’Connor, plus distingué de naissance et de manières, mais non moins ardent. Il organise avec Feargus une grande manifestation pour le dimanche 11 août. Au jour dit, on marche en troupe vers la cathédrale de Saint-Paul et on l’envahit. Le tumulte est à son comble. Tout à coup, un ministre du culte monte en chaire. Par respect, ou simplement par habitude, on fait silence. Le prédicateur lit le passage des saintes Écritures qu’il a choisi pour texte de son sermon : « Ma maison est une maison de prières et vous en avez fait un repaire de brigands. » À ces mots, un mouvement de recul se produit dans la foule ; elle se calme et se disperse. La présence d’esprit d’un clergyman a évité une émeute.

Enfin, le 4 novembre, se produisit à Newport une véritable tentative d’insurrection. Cette ville, située dans le pays de Galles, au centre de vastes exploitations minières qui occupent une nombreuse population d’ouvriers, était devenue un foyer de propagande chartiste. Un des meneurs du parti dans la région, un nommé Henry Vincent, ayant été arrêté et emprisonné, ses coreligionnaires politiques organisèrent un complot pour le délivrer et pour s’emparer en même temps de la ville. Ils avaient à leur tête un négociant, M. Froost, ancien juge de paix révoqué à cause de ses opinions. Les dispositions avaient été assez bien prises. Les chartistes, divisés en trois corps, devaient se trouver à deux heures du matin aux portes de la ville pour marcher simultanément sur la prison. Par suite de divers contre-temps, comme il s’en produit presque toujours en pareil cas, ils n’arrivèrent au rendez-vous que vers quatre heures du matin. Ils étaient au nombre de vingt mille. Les autorités avaient eu vent du complot. Le maire, M. Philipps, était là avec la petite garnison de la ville. Au premier choc, les chartistes se dispersèrent M. Philipps, qui montra beaucoup de résolution et de sang-froid dans cette affaire, fut atteint par deux coups de feu. Froost et quelques autres meneurs furent arrêtés le lendemain. Ils ne passèrent en jugement que le 6 juin 1840 et furent condamnés à mort pour haute trahison. Leur peine fut d’abord commuée en celle de la transportation à vie, et ils furent complètement graciés quelques années après. Le gouvernement de la reine Victoria, comme celui du roi Louis-Philippe, n’a jamais eu de goût pour la peine de mort en matière politique.

L’échauffourée de Newport décida le cabinet Melbourne à prendre une attitude plus énergique. Les chefs du parti chartiste furent arrêtés dans toute l’Angleterre, sauf ceux qui, comme Feargus O’Connor, étaient couverts par l’immunité parlementaire. La fameuse convention nationale fut dissoute. Exaspérés par ces mesures, auxquelles ils ne s’attendaient pas, les chartistes se retournèrent contre le cabinet whig, et dans les élections de 1841, ils s’allièrent aux conservateurs pour faire échec à lord Melbourne et à ses collègues. Le cabinet de Robert Peel était à peine formé que l’agitation recommençait. En 1841, pétition revêtue de un million trois cent mille signatures, réclamant la charte du peuple et une amnistie générale pour les délits politiques. En 1842, nouvelle pétition, signée, disait-on, par trois millions trois cent dix-sept mille personnes : les listes de signatures firent leur entrée au parlement sur les épaules de seize hommes. Pendant ce temps, Feargus O’Connor, dans un journal qu’il avait fondé, l’Étoile du Nord, excitait le peuple à l’insurrection. En province, des journaux du même genre lui faisaient écho. Le gouvernement pensa qu’au lieu d’attendre les désordres, il était préférable de les prévenir. Il demanda et obtint de la chambre une autorisation de poursuites contre O’Connor. Le procès aboutit à un acquittement. Néanmoins, l’agitation chartiste se calma pour quelque temps, soit qu’elle se fût lassée par sa propre violence, soit qu’elle fût intimidée par l’attitude du gouvernement.

Un autre agitateur, infiniment plus habile et plus redoutable que Feargus O’Connor, venait de rentrer en scène. Pendant toute la durée du cabinet Melbourne, O’Connell s’était montré assez conciliant et n’avait fait d’opposition qu’autant qu’il en fallait pour conserver sa popularité. Par le fond de ses opinions, il se rapprochait des whigs et il avait de bonnes relations personnelles avec quelques-uns des chefs du parti libéral. Au contraire, il détestait les conservateurs et il en était détesté. La rentrée de Robert Peel au pouvoir lui rendit toute l’ardeur de sa jeunesse. Il se jeta de nouveau dans la lutte et prit pour drapeau le mot magique de repeal.

Le repeal ! c’était le rêve caressé par tous les patriotes irlandais, par les protestans comme par les catholiques. C’était la destruction de cette union législative de la Grande-Bretagne et de l’Irlande que Castlereagh avait fait voter en 17Ô9 par un parlement vénal au milieu d’une population terrorisée. Le repeal ! c’était l’Irlande restant sous le sceptre de la reine Victoria, mais redevenant un royaume séparé, avec sa vie propre et ses institutions spéciales ; c’était un parlement irlandais se réunissant, comme autrefois, à College-Green, un parlement dont O’Connell serait le leader incontesté, un parlement qui ne ferait que traduire en projets de lois et mettre à exécution les idées et les plans du grand Irlandais, de celui que ses partisans comme ses adversaires, appelaient le roi sans couronne.

Pour atteindre ce but, O’Connell déploya toutes ses ressources d’esprit, toutes ses habiletés de stratégie. Il fut éloquent, insinuant, menaçant ; il fut ce qu’il avait été dans ses meilleurs jours. Il échoua cependant devant ce simple obstacle : la nécessité où il se trouva placé, à un moment donné, de recourir à l’insurrection ou de reculer. O’Connell avait toujours été opposé à l’emploi de la force matérielle. Dès sa jeunesse, il avait considéré l’agitation légale comme la meilleure, ou plutôt la seule arme à employer dans les luttes politiques. C’était par l’agitation légale qu’il avait obtenu l’émancipation des catholiques et les autres réformes, dont l’Irlande lui était redevable. C’est par l’agitation légale qu’il espérait arracher au gouvernement le rappel de l’union. Sous l’empire de cette idée, il avait fondé, en 1840, une ligue sous le nom de National loyal Repeal Association ; sous l’empire de cette même idée, il organisa en 1843, une série de meetings gigantesques destinés à provoquer dans toute l’Irlande une vaste agitation. Il comptait tellement sur le succès de cette campagne qu’il l’annonça d’avance à ses compatriotes comme certain et comme prochain ; l’année 1843, disait-il, s’appellera la grande année du rappel.

Au début, tout parut marcher à souhait. Le premier meeting se tint le 16 mars à Trin, O’Connell y parut escorté de deux de ses aides de camp politiques, Barrett et Steele ; trente mille personnes se réunirent en plein air pour écouter la voix, pour contempler les traits du libérateur. Deux mois après, nouveau meeting à Mellingar. L’agitation grandissait, ce n’étaient plus vingt-cinq mille, mais cent mille auditeurs qui étaient accourus. Ce n’étaient plus seulement des députés et des hommes politiques, c’étaient aussi des évêques qui entouraient O’Connell. L’un d’eux, Higgins, évêque d’Ardagh, prit la parole pour dire que tous les évêques catholiques d’Irlande étaient des repealers. Une pareille profession de foi, dans la bouche d’un prélat, devait avoir un immense retentissement. Pendant ce temps, un des organes du parti du rappel, la Nation, publiait des articles extrêmement violens, dans lesquels elle rappelait, chaque jour les souvenirs de l’insurrection de 1798. En cela, elle dépassait évidemment la pensée d’O’Connell, qui s’était toujours exprimé avec sévérité sur le compte, des Emmett, des Fitzgerald, des Wolfe-Tone et autres héros de cette insurrection. Déjà commençaient à se manifester les deux tendances opposées, qui étaient destinées à provoquer une scission dans le parti du rappel. Cependant O’Connell jouissait de ses derniers jours de triomphe. Le 15 août, la réunion publique la plus colossale qu’il y ait peut-être jamais eu dans aucun pays se tenait à Tara, près de la pierre du couronnement des anciens rois d’Irlande : deux cent cinquante mille spectateurs se réunirent autour de l’apôtre du rappel.

Ce n’était pas encore assez. O’Connell ambitionnait de rassembler un million d’hommes, c’est-à-dire presque toute la population mâle de l’Irlande, défalcation faite des vieillards et des enfans : armée pacifique avec laquelle il comptait intimider le gouvernement britannique et l’obliger à capituler. Ce meeting colossal fut annoncé pour le 5 octobre. Il devait se tenir à Clontarf, à une lieue de Dublin, dans une plaine immense, connue de tous les patriotes irlandais comme le théâtre d’une victoire remportée par leurs ancêtres sur les envahisseurs danois. Le gouvernement jusque-là s’était montré hésitant. Il prit enfin la résolution de résister, et malheureusement il la prit bien tard. Déjà de tous côtés on se mettait en route pour se rendre à Clontarf, lorsque parut une proclamation du vice-roi d’Irlande, lord de Grey, déclarant que le gouvernement « croyait de son devoir d’interdire une réunion ayant pour but de provoquer, au moyen de l’étalage de la force physique, des changemens dans les lois et dans la constitution du royaume. » Il y eut dans toute l’Irlande un mouvement de stupeur suivi d’un mouvement d’indignation. Le moindre incident pouvait amener une explosion générale. Le moment était décisif pour O’Connell. Un mot de lui, et toute l’Irlande se soulevait. Il parla, mais pour calmer ses concitoyens et non pour les exciter. Ils n’auraient probablement pas obéi à la proclamation du vice-roi. Ils obéirent à une proclamation signée d’O’Connell et les engageant à rentrer paisiblement chez eux. Jamais peut-être il n’y eut une preuve plus éclatante de l’ascendant vraiment extraordinaire que cet homme exerçait sur son pays.

La résolution d’O’Connell était sage, elle était patriotique. Une insurrection irlandaise en 1843 aurait été comprimée bien plus facilement que celle de 1798 et aurait provoqué des représailles plus ou moins rigoureuses de la part du gouvernement anglais. Personne cependant ne témoigna de reconnaissance à celui qui venait de prévenir une guerre civile sur le point d’éclater. Les Irlandais trouvaient que leur chef les avait entraînés bien loin pour les arrêter au dernier moment. Et, de fait, quand il surexcitait leurs passions contre ceux qu’il appelait les Saxons et les envahisseurs, ses compatriotes avaient pu croire que la résistance à laquelle il les conviait n’était pas seulement une résistance légale et pacifique. Il y eut donc un peu de dépit et de désappointement. Quant au gouvernement, il ne résista pas à la tentation d’en finir une fois pour toutes avec l’agitateur et l’agitation. Il fit traduire devant la cour du banc de la reine à Dublin les principaux organisateurs de la campagne des meetings, O’Connell, son fils John, sir John Gray, sir Charles Gavan Duffy. Le procès, retardé par des incidens de procédure multipliés, traîna plus de six mois et ne se termina qu’en mai 1844. Le jury, — un jury trié sur le volet, — prononça un verdict de culpabilité. La cour condamna O’Connell à un an de prison et 50,000 fr. d’amende. Les autres accusés furent frappés de peines moins sévères.

O’Connell se pourvut immédiatement devant la plus haute juridiction des trois royaumes, devant la chambre des lords. Cependant la sentence était exécutoire nonobstant appel. On invita le condamné à choisir lui-même sa prison. Il opta pour le pénitencier de Richmond, près de Dublin. Il y fut entouré des plus grands égards. On ne pouvait pas traiter comme un vulgaire malfaiteur cet homme qui, pour mettre le feu aux quatre coins de l’Irlande, n’aurait eu qu’à dire un mot ou même à se taire et qui, tout au contraire, du fond de sa prison, adressait encore au peuple irlandais des proclamations dans lesquelles il disait : « Quiconque troublera l’ordre dans la plus faible mesure est mon ennemi comme il est l’ennemi de l’Irlande. » Cette attitude, au surplus, ne fut pas inutile au succès de son pourvoi devant la chambre des lords. La majorité de cette assemblée était conservatrice et hostile à O’Connell ; elle aurait probablement confirmé l’arrêt de la cour du banc de la reine, si lord Wharncliffe n’avait émis fort à propos un avis qui permit à ses collègues de se désintéresser de la question. « Ceux qui, comme moi, dit-il, ne sont pas jurisconsultes de profession ne me paraissent pas avoir qualité pour se prononcer sur une affaire d’ordre purement judiciaire. Je propose donc que nous nous abstenions et que nous laissions les jurisconsultes de la chambre se prononcer seuls sur la question. » Ce sage conseil fut écouté. Or il n’y avait dans la chambre des lords que cinq jurisconsultes de profession, lord Lyndhurst, chancelier en exercice ; lord Brougham, ancien chancelier dans le cabinet de lord Grey ; lord Denman, lord Cottenham et lord Campbell. Les trois derniers se prononcèrent contre l’arrêt de la cour, qui ne fut défendu que par Lyndhurst et Brougham. Lord Denman, en particulier, s’éleva avec une grande énergie contre la composition de la liste du jury, qui, d’après lui, enlevait toute autorité morale au verdict. Il n’est pas admissible, disait-il, que dans un pays où la grande majorité de la population est catholique, une affaire de cette nature et de cette importance soit jugée par un jury exclusivement protestant. Si la justice était rendue dans ces conditions, elle deviendrait une véritable dérision. L’arrêt de la cour du banc de la reine fut cassé : O’Connell et ses coaccusés sortirent triomphalement de prison. La décision de la chambre des lords fut le point de départ d’une politique d’apaisement à l’égard de l’Irlande. Le premier ministre, Robert Peel, n’avait jamais été un fanatique, même dans sa jeunesse et ses tendances modérées n’avaient fait que s’accentuer à mesure qu’il avançait en âge et en expérience. Il rappela d’Irlande le vice-roi, lord de Grey, qui avait été personnellement engagé dans la lutte contre O’Connell, et lui donna pour successeur lord Heytesbury, moins compromis. Il augmenta la dotation du séminaire de Maynooth, fondé autrefois par Pitt pour favoriser le recrutement du clergé catholique en Irlande. Il eut à lutter dans cette circonstance contre une double opposition, celle de certains conservateurs à l’esprit étroit, comme M. Spooner, et celle de certains puritains enfiévrés de haine contre le catholicisme. Il répondit aux uns comme aux autres avec beaucoup de sang-froid et de dignité : « Nous ne pensons pas que vous puissiez voir dans ce projet de lot rien qui blesse vos consciences ; nous pensons que vous pouvez rester inébranlables dans votre foi tout en ne refusant pas d’améliorer l’éducation de ceux qui sont appelés à servir de guides spirituels à un nombre considérable de vos concitoyens. » Poursuivant toujours cette politique de conciliation, il proposa la création en Irlande de trois collèges destinés à former une nouvelle université, dite l’université de la reine, et à donner uniquement l’instruction scientifique et littéraire à l’exclusion de tout enseignement religieux. Cette fois il n’eut pas seulement contre lui les protestans les plus ardens ; son système déplut aussi à beaucoup de catholiques. Il choquait les idées établies en Angleterre comme en Irlande-, où l’on ne sépare pas volontiers la religion de l’enseignement. Les collèges de la reine, qualifiés d’écoles sans Dieu, n’obtinrent qu’un médiocre succès, malgré les très louables intentions de leur fondateur.

Toutes ces mesures cependant amenèrent un apaisement momentané en Irlande. La popularité d’O’Connell était ébranlée. Son attitude, au moment de l’interdiction du meeting de Clontarf, lui était reprochée comme une défection. Des hommes plus jeunes, plus ardens, moins expérimentés, rêvaient de donner une autre direction au parti national. C’était Smith O’Brien, que nous avons déjà vu mêlé au mouvement chartiste : un Lafayette irlandais, moins le prestige militaire, descendant authentique d’une des anciennes dynasties nationales de l’Irlande, allié aux premières familles de l’aristocratie, cœur honnête, esprit chimérique, caractère indécis. C’était Thomas Francis Meagher, un jeune homme de vingt-deux ans, presque un enfant, mais un enfant merveilleusement doué pour l’éloquence. C’était Mitchel, l’homme d’action du parti, Mîtchel, qui rêvait de Robespierre et de Saint-Just, pendant que Meagher rêvait de Vergniaud. Car tous ces hommes nouveaux vivaient au milieu des souvenirs de la révolution française ; tous dévorèrent, lorsqu’elles parurent, les pages brûlantes des Girondins de Lamartine. Ils appartenaient au grand parti de la révolution cosmopolite : O’Connell, lui, était un pur Irlandais. Ils étaient protestans, O’Connell était catholique. Ils étaient républicains, O’Connell acceptait la monarchie, une monarchie sans pairie héréditaire, une monarchie démocratique, une monarchie avec un parlement séparé pour l’Irlande. Enfin O’Connell avait toujours repoussé, dans les luttes politiques, le recours à l’insurrection.

Sur ce dernier point, l’entente était impossible. Une scission devait se produire tôt ou tard. La question fut plus d’une fois discutée dans les réunions hebdomadaires de la ligue pour le rappel de l’union. Plus d’une fois, on se sépara mécontens les uns des autres, sans cependant avoir rompu formellement. Enfin un jour, répondant à O’Connell, Meagher déchira les voiles ; il dit tout ce que pensaient ses amis, il le dit en quelques phrases où se faisait sentir, au milieu de l’emphase naturelle à la jeunesse, un véritable souffle oratoire : « Je ne suis pas, s’écria-t-il, je ne suis pas de ces moralistes timides qui pensent que la liberté ne vaut pas une goutte de sang ; maxime honteuse contre laquelle protestent toutes les hautes vertus qui ont sauvé, qui ont sanctifié l’humanité. Sur le golfe où Salamine se reflète dans l’azur des eaux comme au fond de la vallée qui vit le soleil s’arrêter pour laisser les Israélites achever leur victoire ; sous les voûtes de la cathédrale où l’épée de la Pologne dort dans le linceul de Kosciuszko comme dans les murs du couvent où tombe en poussière la main vigoureuse qui déchira dans les plaines de l’Ulster la bannière de saint George ; sur les sables d’où l’indomptable fierté des Algériens bravait l’aigle à deux têtes de Charles-Quint ; dans le palais ducal où nos fiers Geraldines[2] se sont moins illustrés par les faveurs qu’ils ont reçues de la royauté que par la part qu’ils ont prise à nos révoltes ; au milieu de notre cité, sur ce tombeau solitaire que la volonté d’un mort glorieux a laissé sans épitaphe et sans nom ; partout enfin où le patriotisme a laissé la trace d’un triomphe ou d’un sacrifice, partout une voix s’élève pour protester contre vos maximes et pour vous crier : Arrière, vos avilissantes théories ! arrière ! arrière ! »

C’était la rupture. Elle fut consommée dans la séance du 27 juin 1846. Smith O’Brien et ses amis quittèrent la salle des délibérations et fondèrent, en opposition avec O’Connell, le parti de la Jeune-Irlande. Le rôle du grand agitateur était fini. Si inférieurs que lui fussent, en bien des points, les chefs du jeune parti, ils avaient sur lui un avantage : à un peuple amoureux de nouveauté ils apportaient ou du moins ils promettaient quelque chose de nouveau. O’Connell d’ailleurs commençait à sentir le poids de l’âge. Sa robuste organisation fléchissait, ses puissantes facultés oratoires déclinaient. Sa défense devant la cour du banc de la reine ne valait pas, à beaucoup près, d’autres plaidoyers prononcés par lui dans des circonstances analogues. Quand il reparut dans la chambre des communes, on remarqua que sa voix avait baissé. Cette voix merveilleuse, qui se faisait entendre en pleine campagne à plusieurs milliers d’auditeurs, était une bonne partie de son succès. Pour la première fois, il éprouva le besoin de se recueillir, ce besoin qui chez les hommes d’action est presque toujours le signe d’une fin prochaine. Il n’avait jamais vu Rome. Chrétien convaincu et pratiquant, il voulut avant de mourir visiter la capitale du monde catholique et se mit en route pour ce pèlerinage. Il n’arriva pas au terme de son voyage. A l’hôtel Feder, à Gênes, il sentit ses forces défaillir. Le 15 mai 1847, il s’éteignait dans une chambre d’auberge, loin de sa chère Irlande, loin de la terre « des vallées verdoyantes et des eaux murmurantes, » loin des montagnes bleues de son comté de Kerry, si souvent célébrées dans ses discours. Sa vie avait été orageuse. Il avait eu le malheur de tuer un homme en duel ; il n’avait jamais ménagé ses adversaires dans les luttes de la tribune ou de la presse. Cependant il pouvait se rendre cette justice que ses actes les plus critiquables lui avaient été inspirés par un sentiment élevé, l’amour de son pays poussé jusqu’à la passion. Il n’eut pas le bonheur de faire triompher sa grande idée du rappel de l’union. Si les circonstances avaient été plus favorables, il aurait peut-être obtenu pour l’Irlande un arrangement analogue à celui que Deak a obtenu pour la Hongrie, et dans ce cas, toujours comme Deak, il aurait joué dans le parlement de Dublin un rôle de modérateur. Cette heureuse fortune lui fut refusée. Il n’atteignit donc pas le but qu’il s’était proposé et, à ce point de vue, sa vie peut être considérée comme manquée, quoiqu’il ait connu plus que pas un homme politique les joies enivrantes de la popularité et quoiqu’il ait exercé, à certains momens, sur l’Irlande une véritable dictature morale.

Il aurait dû mourir deux ans plus tôt. Il n’aurait pas vu se diviser le grand parti national qu’il avait discipliné et dirigé ; il n’aurait pas vu commencer pour son pays, une nouvelle crise qu’il était hors d’état de conjurer ou de dominer. Le point de départ de cette crise fut une famine, plus terrible que toutes celles qu’avait vues l’Irlande. Dans l’automne de 1845, à la suite d’un été exceptionnellement pluvieux, la récolte de la pomme de terre manqua. Le précieux tubercule qui constituait l’unique nourriture des trois quarts de la population irlandaise pourrissait en terre. On revit les scènes épouvantables qui s’étaient produites pendant la famine de 1821 : les paysans abandonnant leurs champs qui ne produisaient plus rien et venant tendre la main dans les villes ; des femmes, des enfans, des vieillards, mourant d’inanition sur le bord des grandes routes. En vain le gouvernement et les particuliers multiplièrent leurs efforts pour venir au secours de cette malheureuse population. En vain le cabinet de Robert Peel et celui de lord John Russell, qui lui succéda en 1846, modifièrent le régime douanier de l’Angleterre et ses lois sur la navigation, afin de faciliter l’importation des grains ; en vain ils améliorèrent le système de la loi des pauvres en Irlande et dépensèrent des sommes considérables pour le soulagement de ce pays. Quand la famine fut terminée, on put constater que la population de l’Irlande, en deux ans, était descendue de 8 millions à 6 millions d’âmes. Cette effroyable dépopulation, heureusement, n’eut pas pour unique cause la mortalité. L’émigration y contribua pour une large part. Les souffrances de la famine, la découverte de gisemens d’or en Amérique, enfin les facilités que le gouvernement sut donner à l’émigration, tout poussa les Irlandais dans cette voie. Les bras qui seraient restés sans emploi en Irlande allèrent s’utiliser de l’autre côté de l’Atlantique, et par un curieux phénomène de transformisme, ces mêmes Irlandais si insoucians et si imprévoyans sur le sol natal, devinrent, après leur transplantation, des hommes énergiques, laborieux, économes. Une Irlande nouvelle se forma au-delà des mers. Les Irlandais établis aux États-Unis devinrent assez nombreux, assez riches, assez influens, pour jouer un rôle important dans la grande république américaine.

Une récolte passable, en 1847, amena quelque soulagement aux souffrances de l’Irlande ; mais l’ère des agitations n’était pas fermée pour ce malheureux pays. La révolution de février vint réveiller les espérances des chefs de la Jeune-Irlande. Après avoir reproché à O’Connell la timidité de sa politique, ils étaient tenus de se montrer plus hardis que lui. Cependant des hésitations et des divisions se produisirent parmi eux. Tandis que Mitchel, dans l’United Irishman, poussait à l’action immédiate, Smith O’Brien et sir Charles Gavan Duffy, dans la Nation, prêchaient la prudence et la temporisation. Comme Edouard Fitzgerald pendant la première révolution, ils comptaient sur l’appui de la France. Malheureusement pour eux les temps étaient bien changés. La république de 1848 n’était pas la république de 1792. Lamartine avait écrit l’Histoire des girondins, mais n’était pas disposé, comme Brissot et ses amis, à entrer en guerre contre toute l’Europe. Smith O’Brien se rendit à Paris, accompagné de deux de ses amis, Mac-Dermott et O’Gorman. Lamartine les reçut avec sa bienveillance ordinaire, mais, loin de les encourager dans leurs illusions, il les avertit très sincèrement qu’ils ne devaient pas compter sur l’appui de la France. Il leur dit : « Nous sommes en paix et désirons rester en bons rapports d’égalité non avec telle ou telle partie de la Grande-Bretagne, mais avec la Grande-Bretagne tout entière… Cette conduite nous est inspirée, quelque pénible qu’elle soit, par le droit des gens autant que par nos souvenirs historiques. » Ils revinrent en Irlande fort désappointés. Mitchel, pendant ce temps, continuait sa campagne personnelle dans l’United Irishman. Chaque numéro contenait, non-seulement des appels à l’insurrection, mais un véritable cours technique sur les moyens de se procurer des armes ou d’en fabriquer, de s’organiser, d’attaquer la troupe ou la police.

Le parti libéral, qui était rentré au pouvoir en 1846, n’était pas plus disposé que ne l’aurait été le parti conservateur lui-même à tolérer ces excitations à la guerre civile. Le cabinet présidé par lord John Russell présenta et fît voter rapidement un projet de loi autorisant’ le gouvernement à traduire devant des tribunaux d’exception ceux qui par paroles ou par écrits troubleraient la tranquillité publique. Cette loi souleva l’indignation des Jeunes-Irlandais, qui la flétrirent du nom de loi du bâillon. En vertu des pouvoirs exceptionnels qu’elle conférait au gouvernement, le lord lieutenant d’Irlande, lord Clarendon, fit lancer des mandats d’arrêt contre Smith O’Brien, Meagher et Mitchel comme prévenus de pratiques séditieuses tendant à troubler l’ordre public. O’Brien et Meagher furent déchargés de l’accusation par le grand jury. Mitchel seul fut renvoyé devant une commission spéciale, sous la prévention de haute trahison. Il se défendit avec beaucoup d’énergie, mais avec une extrême violence. Il adressa au lord-lieutenant une lettre dont la suscription était ainsi libellée : « Au très honorable exécuteur des hautes œuvres de Sa Majesté, au boucher de l’Irlande. » Appellations aussi injurieuses qu’imméritées, car lord Clarendon avait usé de toute la modération compatible avec les pénibles devoirs qui lui étaient imposés. Mitchel fut condamné à quatorze ans de déportation.

Smith O’Brien et Meagher, à la suite de la décision du grand jury qui les remettait en liberté, se transportèrent dans le midi de l’Irlande. Ils hésitaient encore entre l’agitation et l’insurrection. En fait, ils n’avaient plus le choix. S’ils avaient refusé de marcher, leurs partisans auraient marché sans eux. Il aurait fallu toute l’autorité d’un O’Connell pour empêcher, dans cette situation, les fusils de partir. L’insurrection était inévitable, la défaite ne l’était pas moins. Les partisans d’O’Brien, mal armés et sans expérience, ne remportèrent même pas quelques légers succès, comme les Irlandais-Unis en 1798. Ils attaquèrent, à Ballingary, dans le comté de Tipperary, un corps de police qui se barricada dans une maison de campagne et les mit en déroute après deux ou trois décharges. Quelques blessés du côté des insurgés, pas un seul du côté de la police, et l’insurrection irlandaise de 1848 fut terminée. Peu de jours après, Smith O’Brien fut arrêté à la station de Thurles au moment où il prenait tranquillement un billet de chemin de fer pour Limerick, Ce conspirateur peu dangereux ne fit pas l’ombre de résistance. Il n’avait d’ailleurs pour toute arme qu’un pistolet de salon dans la poche de son gilet. Les autres chefs du mouvement, Meagher, Leyne, O’Donoghue, furent arrêtés le 12 août. Ils furent tous renvoyés devant la commission spéciale instituée pour juger les auteurs de l’insurrection dans le sud de l’Irlande. Insurrection était peut-être un mot bien pompeux pour qualifier une tentative presque enfantine. Cependant des sentences sévères furent prononcées. O’Brien et Meagher furent condamnés à mort. Hâtons-nous de dire que leur peine fut commuée en celle de la transportation perpétuelle. Sir Charles Gavan Duffy avait été mis également en prévention ; il fut renvoyé des uns de la plainte, sa participation aux faits matériels d’insurrection n’étant pas établie.

Les condamnés furent expédiés en Australie. Là ils finirent par se retrouver avec Mitchel, qui décida Meagher à s’évader avec lui. Le moyen employé par les deux amis était d’une délicatesse contestable. Ils avaient été laissés libres sur parole. Un beau jour, ils se présentèrent au commissaire de police du district et lui déclarèrent qu’ils reprenaient leur parole. Ils avaient pris des mesures pour s’évader, lui n’en avait pas pris pour les arrêter. La partie, évidemment, n’était pas égale. Ils s’échappèrent et arrivèrent aux États-Unis, où ils s’établirent dans les états du Sud. La guerre de sécession éclata quelques années plus tard, et nos deux patriotes irlandais, dont tous les intérêts étaient dans le Sud, devinrent les fervens défenseurs de l’esclavage. Meagher servit même avec distinction dans l’armée des états confédérés. Il fut colonel d’un régiment composé en grande partie d’Irlandais. Un vulgaire accident termina sa vie. Voyageant sur le Missouri, il tomba du pont du bateau à vapeur. Une nuit obscure, un moment de distraction, un faux pas, il n’en fallut pas davantage, et les eaux bourbeuses du fleuve étouffèrent pour toujours cette voix dont l’éloquence avait pu être mise un jour en balance avec celle d’O’Connell. Mitchel, profitant de la prescription, rentra en Angleterre et mourut au moment où il venait d’être élu membre du parlement. Smith O’Brien fut gracié en 1856. Il s’établit à Bangor, dans le pays de Galles, où il mourut oublié. Il avait commencé la vie en conspirateur, il la termina en gentilhomme campagnard. Sir Charles Gavan Duffy, étant allé s’établir en Australie, devint député et premier ministre dans la colonie de la Nouvelle-Galles du sud. À ce titre, il reçut de la reine, contre laquelle il avait autrefois conspiré, le titre honorifique de chevalier.

L’année 1848 vit la fin du chartisme en même temps que la défaite de la Jeune-Irlande. La révolution du 24 février avait cependant donné des illusions aux démocrates anglais. Il semblait à ce moment que l’exemple de la France allait être suivi par l’Europe entière. Feargus O’Connor se remit en campagne comme aux beaux jours de 1838 et de 1839. Dès le 13 mars, une grande démonstration chartiste eut lieu à Londres. Elle provoqua une certaine émotion dans le gouvernement et dans la masse de la population, émotion bien concevable à si peu de distance de la révolution qui venait d’éclater à Paris. Toutefois on ne perdit pas la tête. La police et les troupes furent mises sur pied. Les citoyens, de leur côté, s’enrôlèrent en foule comme constables spéciaux. Enfin le vieux Wellington, quoique adversaire politique du cabinet libéral, offrit ses services pour le maintien de l’ordre et prit le commandement de la force armée. Grâce à cet ensemble de mesures, la paix publique fut sauvée. Le 10 août, nouvelle manifestation : cette fois, il s’agissait de porter à la chambre une pétition chartiste revêtue, disait-on, de cinq millions de signatures. La pétition fut déposée par l’infatigable O’Connor. Une commission fut nommée pour l’examiner. Elle constata que les trois cinquièmes des signatures étaient fausses. On s’était amusé à mettre des noms comme ceux du prince Albert, du duc de Wellington de sir Robert Peel. Le peuple anglais prend au sérieux la politique. Il trouva cette plaisanterie de mauvais goût, et le chartisme perdit tout crédit. Feargus O’Connor eut une triste fin. En 1852, il se livra en pleine chambre des communes à de telles excentricités qu’on dut le soumettre à un examen médical. On reconnut qu’il était devenu fou. Bien des gens pensèrent qu’il l’était depuis longtemps. Il passa ses derniers jours dans une maison de santé.

Depuis 1848, l’histoire n’a plus à s’occuper ni du chartisme ni de la Jeune-Irlande. Cependant, après quelques années, certains points du programme de Feargus O’Connor et de ses amis sont repris par des hommes plus sérieux et finissent par prendre place dans la constitution anglaise : par exemple, le scrutin secret et l’abolition du cens d’éligibilité. La question irlandaise, de son côté, change de physionomie entre les mains d’un parti nouveau, d’un parti plus redoutable à certains égards que la Jeune-Irlande, d’un parti organisé et dirigé de l’autre côté de l’Atlantique par les Irlandais émigrés aux États-Unis : le fenianisme va entrer en scène.


EDOUARD HERVE.

  1. Voyez la Revue du 1er septembre et du 1er octobre 1830.
  2. les Fitzgerald, ducs de Leinster et marquis de Kildare, descendons des Geraldini de Florence. Lord Edouard Fitzgerald, l’un des chefs de l’insurrection de 1798, appartenait à cette grande famille.