Les Origines de la crise irlandaise/05

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Les Origines de la crise irlandaise
Revue des Deux Mondes3e période, tome 52 (p. 755-778).
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LES ORIGINES
DE LA
CRISE IRLANDAISE

V.[1]
LA LIGNE AGRAIRE.

I. Études sur l’Irlande contemporaine, par Mgr Perraud, de l’Académie française. — II. La Question agraire en Irlande, par M. Paul Fournier. — III. L’Irlande, le Canada, Jersey, par G. de Molinari. — IV. Land Acts 1881, 1870 and 1860, by G. Mac-Dermot. — V. The Tenant’skey to the Landlaw act, 4881, by T. M. Healy, M. P. — VI. The Working of the Irish Land act, a list of the judicial rents fixed by the sub-commissions. — VII. A History of own times, by Justin Mac-Carthy.


I

Après sa grande défaite électorale de 1874, M. Gladstone était tombé dans un profond découragement. Il eut la pensée d’abandonner la vie politique ou tout au moins de ne plus s’y consacrer entièrement. Par une lettre adressée à lord Granville le 12 mars, il annonça que divers motifs personnels le mettaient dans l’impossibilité de continuer à diriger le parti libéral. On essaya de le faire revenir sur cette résolution si grave pour lui, si fâcheuse pour le parti. On resta près d’un an sans choisir un nouveau leader. M. Gladstone n’assistait que rarement aux séances de la chambre ; il s’était jeté dans une voie toute différente ; il s’occupait de controverse religieuse et discutait avec une ardeur juvénile la question de l’infaillibilité du pape. Il fallait bien se décider à lui donner un successeur. En dehors de M. Gladstone, aucun membre du parti libéral ne s’imposait par une supériorité incontestée de talent ou de caractère. On passa en revue les différens noms auxquels on pouvait songer : M. Bright, M. Lowe, sir William Harcourt, M. Goschen, M. Forster, lord Hartington. Ces deux derniers seuls furent sérieusement mis en balance. Le rôle joué par M. Forster dans le précédent cabinet avait été beaucoup plus brillant que celui de lord Hartington. Malheureusement les réformes en matière d’enseignement dont il avait été, soit le promoteur, soit l’avocat, lui avaient aliéné certaines fractions du parti libéral. Il se rendait parfaitement compte de cette situation, et il eut le désintéressement de conseiller lui-même le choix de lord Hartington. Les radicaux, depuis quelque temps, traitaient assez dédaigneusement ceux qu’ils appelaient les magnats, c’est-à-dire les chefs des grandes familles de l’aristocratie whig. Dans les mauvais jours de 1874, ils furent heureux de trouver parmi ces magnats un homme en état d’inspirer confiance au parti libéral et d’arrêter sa désorganisation. Lord Hartington était le fils aîné et l’héritier du duc de Devonshire. Avec un talent oratoire ordinaire, un grand sens, un caractère sûr et droit, il tint fort convenablement la place rendue libre par le découragement et la mauvaise humeur de Gladstone. Grâce à lui, on put empêcher que la défaite ne se changeât en déroute, on put attendre et préparer la revanche.

Elle ne vint qu’au bout de six ans. De 1874 à 1880, Disraeli eut en Angleterre une situation presque aussi forte que celle de Pitt pendant son premier ministère : plus de 100 voix de majorité dans la chambre des communes, l’appui de l’opinion publique, la confiance de la reine. Le pays était fatigué de réformes. Disraeli lui donna autre chose : il lui donna des satisfactions d’amour-propre, que Gladstone avait eu le tort de dédaigner. Sous lui l’Angleterre se remit à jouer un rôle en Europe. Elle intervint dans le règlement de la question d’Orient, prit part au congrès de Berlin ; elle s’annexa Chypre ; elle acheta une grosse part d’intérêt dans le canal de Suez. En Asie, en Afrique, elle entreprit des expéditions, étendit les limites de ses possessions. La reine Victoria, sur le conseil de son premier ministre, prit le titre d’impératrice des Indes. A la suite de cette innovation, la politique de Disraeli reçut de ses adversaires le nom de politique impériale. On se lasse de tout : on se lassa de la politique impériale comme on s’était lassé de la politique réformatrice. Au lendemain même du grand succès remporté au congrès de Berlin par Disraeli ou plutôt par lord Beaconsfield (c’était le nom nouveau qu’il avait pris en passant de la chambre des communes dans la chambre des lords) des symptômes de mécontentement commencèrent à se manifester. On venait d’avoir deux mauvaises récoltes. La situation économique et financière n’était pas merveilleuse. La politique de lord Beaconsfield dans les affaires d’Orient, malgré les résultats brillans qu’elle avait obtenus, n’était pas approuvée par tout le monde. Gladstone avait reparu dans l’arène ; il commençait une nouvelle campagne ; dans le parlement, dans les meetings, dans les banquets politiques, il dénonçait le premier ministre comme trahissant les intérêts de la chrétienté et les droits de l’humanité au profit de l’alliance turque. Dans les derniers mois de 1879, il parcourut une grande partie de l’Écosse, prononçant discours sur discours avec une intarissable facilité et avec une énergie qu’on n’aurait pas attendue d’un homme de cet âge. En même temps, il réclamait la dissolution du parlement, soutenant cette théorie bizarre, que, quoique la chambre des communes soit élue pour sept ans, elle ne doit pas siéger plus de six ans. Beaconsfield combattit la théorie, qui était en effet inacceptable ; cependant, en fait, il devança la date de l’expiration des pouvoirs du parlement. Le 8 mars, la dissolution fut annoncée, dans la chambre des lords par le premier ministre, dans la chambre des communes par le ministre des finances, sir Stafford Northcote. Le lendemain, Beaconsfield lançait son manifeste électoral, sous la forme d’une lettre au vice-roi d’Irlande, le duc de Marlborough. Il se prononçait avec énergie contre les revendications des home rulers : « Un grave danger, disait-il, un danger dont les conséquences peuvent être plus désastreuses que celles de la peste et de la famine, menace le pays. Une partie des habitans de ce royaume veut couper le lien constitutionnel qui unit la Grande-Bretagne et l’Irlande, rompre l’union qui a fait jusqu’à ce jour la puissance et la richesse des deux contrées. » Le parti libéral répondit par l’organe de lord Hartington. Dans une adresse aux électeurs du nord-est du Lancashire, le leader de l’opposition se prononçait contre le home rule, mais qualifiait en même temps d’excessives les craintes de lord Beaconsfield : « Aucun motif patriotique, disait-il, ne peut excuser dans mon opinion le langage exagéré dont s’est servi le premier ministre pour qualifier l’agitation irlandaise provoquée en vue du rétablissement du home rule. » M. Gladstone, en s’adressant aux électeurs du Mid-Lothian, en Écosse, fut plus explicite et plus agressif ; voici comment il s’exprima : « Ceux qui mettent en péril l’union de l’Irlande et de l’Angleterre sont ceux qui ont toujours voulu maintenir dans cette dernière contrée une église étrangère au pays, y faire fonctionner une injuste loi foncière et n'accorder aux Irlandais que des libertés beaucoup plus restreintes que les nôtres. Les véritables défenseurs ide l'acte d'union sont ceux qui ont toujours défendu la suprême autorité du paiement et qui ne se sont jamais servis de cette autorité que pour unir les trois nations par le lien indissoluble que créent des lois d'égalité et de liberté. »

La campagne électorale était donc ouverte, bien que le parlement continuât à siéger pour l'expédition de quelques affaires urgentes. Le 19 mars, la session fut officiellement close. Le 31 mars, les élections commencèrent. Elles donnèrent lieu à une lutte ardente. Conservateurs, libéraux et home rulers firent assaut d'éloquence et surtout de passion. Gladstone, qu'on aurait pu croire épuisé par la campagne de meetings et de discours qu'il avait faite en Écosse quelques mois auparavant, étonna ses adversaires et ses amis eux-mêmes par un nouveau déploiement de moyens oratoires et de forces physiques. Pendant trois semaines, il fut sans cesse sur la brèche, se transportant de ville en ville, discourant partout, dans des salles de bal ou de concert, dans des clubs ou dans des théâtres, en plein air. Un jour, en chemin de fer, pendant l'arrêt du train, il harangua la foule de la portière de son wagon. Si l'on réunissait tous les discours qu'il a prononcés dans ces deux campagnes de 1879 et de 1880, on en ferait aisément une dizaine de volumes. On y trouverait du bon et même de l'excellent, mais aussi du mauvais et surtout du médiocre. Comment s'en étonner ? Le plus grand orateur du monde ne saurait être éloquent pendant un mois de suite et pendant douze heures par jour. On y trouverait aussi de regrettables imprudences. C'est alors qu'emporté par son ardeur contre la politique orientale de Beaconsfield, il déclara que les Turcs devaient quitter l'Europe avec armes et bagages. C'est alors que, non content de reprocher à l'Autriche l'annexion déguisée de la Bosnie et de l'Herzégovine, il lui lança la fameuse apostrophe : « Bas les mains ! » (Hands off ! ) Le mot était brutal : M. Gladstone a été obligé de s'en excuser plus tard auprès de l'ambassadeur autrichien à Londres.

Dès le premier jour des élections, le succès se dessina en faveur de l'opposition. Les libéraux, dans cette seule journée, avaient gagné vingt-quatre sièges, tandis qu'ils n'en perdaient que neuf. Leur organisation électorale était très supérieure à celle des conservateurs. Dans les principales villes ils avaient créé de longue date des comités électoraux appelés caucus, d'un nom emprunté à l'Amérique. Ces comités, qui correspondaient entre eux, couvraient d'une sorte de réseau toute la Grande-Bretagne. Joignez à cela la réaction naturelle et presque inévitable contre un parti qui avait occupé le pouvoir pendant six ans. Joignez-y la campagne oratoire de Gladstone ; joignez-y enfin les larges sacrifices d'argent de certains grands seigneurs libéraux, le duc de Westminster, lord Roseberry. La victoire de l’opposition fut complète. La précédente chambre comprenait 351 conservateurs, 250 libéraux, 51 autonomistes irlandais. Dans la nouvelle chambre la proportion se trouva exactement renversée. Les libéraux avaient 399 voix, les conservateurs 241 seulement ; les home rulers en avaient 60. Lord Beaconsfield, comme il l’avait fait en 1869, comme Gladstone l’avait fait à son tour en 1874, donna sa démission sans attendre la réunion du nouveau parlement. La reine fît appeler lord Hartington, le leader du parti libéral dans la. chambre des communes, puis lord Granville, leader du parti dans la chambre des lords. Tous deux déclinèrent la mission de former un cabinet. Par sa double campagne en Écosse et en Angleterre M. Gladstone avait reconquis la prééminence dans son parti. Il était le premier ministre désigné ; Lord Granville et lord Hartington étaient tout prêts à servir sous ses ordres : l’un fut ministre des affaires étrangères, l’autre ministre de l’Inde. Les radicaux eurent une part beaucoup plus considérable que dans le cabinet de 1869. Bright fut chancelier du duché de Lancastre, c’est-à-dire ministre sans portefeuille ; Forster prit le poste difficile et dangereux de secrétaire en chef pour l’Irlande ; la présidence du bureau de commerce fut donnée à un nouveau venu, dans la politique, M. Chamberlain, député de Birmingham comme Bright et encore plus prononcé que lui dans le sens démocratique. Sir Charles Dilke, un peu revenu de ses illusions sur l’avenir de la république en Angleterre, accepta le poste de sous-secrétaire d’état des affaires étrangères. Le talent de ce jeune orateur, sa réputation grandissante, son influence sur les libéraux avancés semblaient le désigner pour une place dans le cabinet. Si le poste relativement secondaire de sous-secrétaire d’état aux affaires étrangères lui fut offert et fut accepté par lui, ce fut sans doute à raison de ses relations d’intimité avec un homme d’état dans lequel les politiques anglais, et particulièrement M. Gladstone, voyaient alors le chef futur du gouvernement de la France. En prévision de l’arrivée prochaine de M. Gambetta aux affaires, Dilke, au foreign office, pouvait, croyait-on, rendre plus de services à son pays, à son parti, à lui-même, que s’il avait siégé dans le cabinet comme ministre des colonies, par exemple, ou même de l’intérieur. Gladstone, revenant à une pratique depuis longtemps abandonnée, cumula, le ministère des finances avec la présidence du cabinet. Il choisit pour grand chancelier lord Selborne (sir Roundell Palmer), le jurisconsulte le plus éminent du partie libéral. Il mit à la guerre un administrateur attentif et laborieux, M. Childers ; à la marine, lord Northbrook, ancien vice-roi des Indes ; au sceau privé le duc d’Argyll, chef du clan écossais des Campbells ; à l’intérieur sir William Harcourt, ancien procureur-général, orateur spirituel et mordant, caractère agressif et batailleur.

On prêtait au cabinet libéral l’intention de faire du nouveau, beaucoup de nouveau, en matière de politique extérieure. Le système de Beaconsfield avait été l’entente avec la Prusse, l’Autriche et la Turquie. Le système de Gladstone devait être, croyait-on, l’entente avec la France, la Russie et la Grèce. On en jugeait ainsi d’après les déclarations et les discours des chefs du parti libéral pendant la période électorale. Il y eut, en effet, un refroidissement assez sensible dans les relations avec les deux puissances allemandes et avec l’empire ottoman ; il y eut de la détente dans les rapports avec la Russie. Ce fut à peu près tout. L’affaire de Dulcigno d’abord, celle de Tunis ensuite jetèrent quelques nuages entre les cabinets de Paris et Londres. M. Gambetta arriva trop tard au pouvoir et ne trouva plus l’Angleterre ni aussi bien disposée ni aussi libre de ses mouvemens. La Russie, par diverses causes, revint à son amitié traditionnelle avec la Prusse. Successivement, un à un, tous les fils de la politique européenne se réunissaient entre les mains du prince de Bismarck. Peu de chances, par conséquent, pour l’Angleterre de jouer un grand rôle en Europe ; pas la moindre chance surtout de refouler les Turcs en Asie et de partager la péninsule des Balkans entre les nationalités gréco-slaves. La politique étrangère fut donc pour le moment reléguée à l’arrière-plan. La question irlandaise, au contraire, qui n’avait tenu que la seconde place dans les élections, allait devenir la grosse affaire et la préoccupation principale du cabinet.


II

La loi de 1870 n’avait pas produit les heureux résultats qu’en attendait Gladstone : elle avait mécontenté les propriétaires sans satisfaire les fermiers. Le droit du tenancier, le tenant right, tel que cette loi le reconnaissait, ne profitait qu’au fermier relativement aisé, à celui qui améliorait sa ferme et payait régulièrement son propriétaire. La plupart des fermiers irlandais n’étaient pas dans ce cas. Il y avait eu coup sur coup trois mauvaises récoltes, une en 1877, une en 1878 et une en 1879. Les fermages ne furent donc pas payés, d’abord à cause des mauvaises récoltes et ensuite pour une autre raison que nous allons expliquer. Les propriétaires, lésés dans leurs intérêts par la loi de 1870, avaient cherché à regagner au moins une partie de ce que cette loi leur faisait perdre. Pour cela, ils avaient augmenté les fermages partout où ils l’avaient pu. Or il est assez facile en Irlande d’élever le fermage ; ce qui est difficile, c’est de le faire payer. La culture étant presque le seul moyen d’existence de l’Irlandais, il subit des augmentations de redevance, même excessives, plutôt que d’abandonner sa ferme, ou si, par hasard, il l’abandonne, un autre vient immédiatement prendre sa place. C’est du moins ainsi que les choses se passaient autrefois. Il n’en est plus de même depuis l’établissement de la ligue agraire, qui interdit à ses adhérens et même à tout Irlandais de prendre la place du fermier évincé.

Les fermiers auraient voulu être à l’abri des expulsions ; ils auraient voulu être à l’abri des augmentations de fermages ; enfin ils auraient voulu pouvoir librement aliéner leur tenant right. En d’autres termes, ils demandaient que l’on constituât en leur faveur un véritable droit de propriété, non plus vague et mal défini comme dans la loi de 1870, mais solidement établi et sérieusement protégé. En fait, un fermier qu’on ne pourrait congédier, dont on ne pourrait augmenter le fermage, qui aurait le droit de céder à prix d’argent sa situation, ce fermier-là serait un véritable propriétaire. Le programme était séduisant. On le résuma en trois formules courtes et saisissantes : Fixity of tenure ; fair rents ; free sale ; en français : stabilité de la tenure, fermage modéré, liberté de la vente. C’est ce qu’on appelle le programme des trois F. Le parti du home rule l’adopta et pendant plusieurs années Isaac Butt présenta au parlement, sans succès d’ailleurs, des projets de lois reposant sur ces bases. Toutefois, jusqu’à la mort de Butt, la question agraire resta au second plan. La poursuite de l’autonomie politique et législative de l’Irlande était la principale préoccupation du parti. En 1879, un revirement se produit. Butt vient de mourir : la direction du parti passe aux mains d’un homme nouveau, Charles Stewart Parnell, élu député par le comté de Meath en 1875. L’autonomie politique reste toujours, pour le nouveau chef du home rule, le but final ; mais il sait qu’entre une question politique et une question sociale, c’est forcément cette dernière qui passionne la masse. La question du home rule n’est qu’une question politique ; la question de la tenure est une question sociale. Dès lors le choix de Parnell est fait. Immédiatement après la mort de Butt, il organise une agitation contre les fermages (anti-rent agitation). Des réunions sont tenues, chaque dimanche, dans une des villes principales de l’Irlande, à Dublin, à Cork, à Limerick ; les députés du home rule, à tour de rôle, montent sur la plate-forme et prononcent des discours ; d’autres orateurs leur font écho ; la question de la terre est discutée sous ses différentes faces ; le programme des trois F est exposé, commenté, défendu ; la grande propriété et les grands propriétaires sont attaqués avec violence et rendus responsables de tous les maux du pays. En peu de mois, l’organisateur de cette agitation devient l’homme le plus populaire de l’Irlande : aux élections de 1880, il est élu concurremment par trois collèges. M. Parnell ne fut pas cependant, comme on le croit généralement, le fondateur de la ligue agraire. Ce nouvel instrument d’agitation, dont il tira si grand parti, lui fut apporté tout fait par un autre personnage de condition plus modeste, Michel Davitt. Le chef des home rulers est ce que les Anglais appellent un gentleman ; il appartient à une classe plus qu’aisée ; quoiqu’il fasse la guerre aux propriétaires, il est lui-même propriétaire ou du moins fils de propriétaire. Michel Davitt est d’une famille de petits fermiers. Pendant la grande famine de 1846-1847, qui amena plus de 200,000 expulsions de fermiers et diminua de deux millions d’âmes la population de l’Irlande, le père et la mère de Davitt durent quitter la petite ferme qu’ils occupaient à Straide, dans le comté de Mayo, emmenant avec eux leurs deux filles et leur fils, encore au berceau. Par suite de la triste situation de sa famille, son éducation resta très incomplète. Obligé de travailler pour vivre dès son plus jeune âge, il ne pouvait s’instruire qu’en fréquentant les écoles du dimanche. Employé comme ouvrier dans une filature, il eut le bras pris dans un engrenage et dut subir l’amputation. Grâce à son intelligence, grâce surtout à une rare énergie de volonté, il acquit des connaissances suffisantes pour s’élever au-dessus de sa condition première. Au bout de quelques années, nous le trouvons agent d’assurances, puis employé dans l’administration des postes. Cependant le souvenir de ses souffrances et de celles de sa famille était resté profondément gravé dans son cœur ; il s’était juré de ne jamais pardonner à l’Angleterre. De bonne heure il se jeta dans les sociétés secrètes et dans les conspirations. Il devint l’un des adeptes et des agens du fenianisme. En 1870, il fut mêlé à une affaire de distribution clandestine d’armes. On le condamna à quinze ans de travaux forcés. Pendant la durée de sa détention, il se plaignit, non sans raison, paraît-il, des mauvais traitemens auxquels les détenus étaient soumis. Il y eut à cette occasion une interpellation dans la chambre des communes, et le régime des prisons fut modifié. Lorsqu’il eut subi la moitié de sa peine, on le mit en liberté provisoire. Dès cette époque, il avait la réputation d’un conspirateur émérite ; il était regardé comme une sorte de Blanqui irlandais. Les souffrances qu’il avait endurées, une maladie de cœur qui en était, disait-on, la conséquence, augmentaient son prestige. La première fois qu’il parut dans un meeting, après sa sortie de prison, il eut une syncope qui dura près de deux heures.

Il conçut, dit-on, le plan de la ligue agraire (Land League) pendant une visite qu’il fit à sa famille dans le comté de Mayo. Quoi qu’il en soit, c’est effectivement dans ce comté, à Irishtown, que se tint la première réunion. La ligue agraire avait une grande supériorité sur l’organisation feniane ; elle n’était pas obligée de rester à l’état de société secrète. La liberté d’association existe en Angleterre. On pouvait donc très légalement fonder une ligue pour obtenir en faveur des tenanciers une réduction des fermages, comme on avait fondé autrefois une ligue pour obtenir une réduction des droits d’entrée sur les céréales. Au moment où se tint la réunion d’Irishtown, M. Parnell était à Londres, retenu par les travaux du parlement. Il profita, de cette circonstance pour se donner le temps de réfléchir. Il voulait se rendre compte de la valeur de l’idée et de ses chances d’avenir. Il ne se prononça qu’après son retour en Irlande. Dans un meeting tenu à Dublin, il donna son adhésion ; il entraîna avec lui la plupart des députés irlandais. Il devint président de la ligue agraire : Davitt continua d’en être l’homme d’action, organisant les comités et les réunions, recueillant des souscriptions, allant chercher des adhésions et des concours en Amérique. Là des ovations lui furent faites dans toutes les grandes villes, où les émigrés irlandais forment une partie considérable de la population. À San-Francisco, le conseil municipal, avec le maire à sa tête, vint le recevoir solennellement. Par suite de l’adhésion de Parnell et des parnellistes, l’alliance était conclue entre le home rule et la land league, entre l’agitation politique et l’agitation sociale, entre l’opposition bourgeoise et l’opposition démocratique.

La ligue agraire et le parti du home rule demandaient qu’en attendant une nouvelle loi sur tes relations entre propriétaires et fermiers, les poursuites pour cause de non-paiement des fermages fussent suspendues. M. Gladstone crut devoir faire cette concession. Immédiatement après la formation de son nouveau ministère, il présenta un projet de loi qualifié de compensation for disturbance bill et fondé sur les principes suivans : Toute demande d’expulsion introduite avant cette loi contre un fermier dont la redevance était de moins de 30 livres devait être suspendue, pourvu qu’il fût établi : 1o que le non-paiement des fermages provenait d’une impossibilité matérielle causée par la détresse générale ; 2o que le fermier était disposé à prendre des arrangemens justes et raisonnables ; 3o que le propriétaire refusait d’accepter les offres du fermier sans faire de son côté des propositions acceptables. La loi fut votée par les communes, mais repoussée par la chambre haute à une forte majorité. Cette réforme avortée eut les plus déplorables conséquences. Ayant présenté en faveur des fermiers un projet que les lords avaient repoussé, le gouvernement devenait plus ou moins l’allié de la ligue agraire et du home rule ; il se trouvait associé dans une certaine mesure à leur hostilité contre la chambre haute et contre les grands propriétaires dont l’influence avait entraîné la majorité de cette chambre. C’était une chance exceptionnellement favorable pour les chefs de l’agitation agraire. Ils ne manquèrent pas d’en profiter. Pendant tout l’automne de 1880, ils tinrent meetings sur meetings pour engager les fermiers, sinon à ne pas payer les fermages, du moins à ne les payer que d’après les évaluations de Griffith. Or Griffith avait été envoyé par le gouvernement anglais en Irlande pendant les années 1826-1836 avec la mission d’estimer les propriétés, non pas au point de vue des fermages, mais au point de vue de l’assiette des taxes locales. En prenant pour base les évaluations de Griffith, les fermiers irlandais n’étaient donc pas plus dans la vérité qu’un locataire qui, en France, ne voudrait payer son loyer que d’après l’évaluation servant de base aux contributions foncière et mobilière. Au surplus, en Irlande comme en Angleterre, la valeur vénale des terres est supérieure à leur valeur réelle, parce que, dans les deux pays, la terre est une propriété de luxe et que, de plus, en Irlande, l’agriculture étant à peu près le seul moyen de vivre, les paysans se disputent les fermes et les prennent à un taux exagéré, sauf à ne pas payer régulièrement leurs fermages. Invoquer les évaluations de Griffith était donc un procédé très habile de la part des chefs de la ligue agraire, puisque, tout en s’appuyant sur une autorité officielle, ils rognaient le quart ou parfois même le tiers des revenus du grand propriétaire. La plupart des fermiers, d’ailleurs, au lieu de payer suivant les évaluations de Griffith, firent quelque chose de plus simple : ils ne payèrent pas du tout.

A la faveur de cette agitation, les sociétés secrètes reprirent de l’activité et de l’audace. Elles n’avaient jamais complètement disparu ; mais, depuis quelque temps, elles étaient tombées dans le discrédit et dans l’impuissance. Pendant les six années du ministère Disraeli, l’ordre matériel avait été absolu en Irlande. Les Molly-Maguire, célèbres naguère par leurs sinistres exploits, les rubanistes, les fenians eux-mêmes, ne faisaient plus parler d’eux. Tout à coup, le 25 septembre 1880, un premier crime agraire vint, comme un funèbre coup de cloche, réveiller l’Angleterre et lui apprendre que rien n’était changé dans l’état moral de l’Irlande, malgré tous les efforts faits pour apaiser ce malheureux pays. Un grand propriétaire du comté de Galway, lord Mountmorres, descendant, dit-on, d’une branche collatérale des Montmorency, avait depuis quelque temps des difficultés avec ses tenanciers. A un mille de sa résidence, il fut assailli par des hommes armés : on le retrouva mort avec six balles de revolver dans le corps. On voulut porter ce malheureux cadavre dans une ferme voisine pour le soumettre à un examen médical ; le fermier refusa de le recevoir. On le mit sur une charrette pour le transporter à sa résidence d’Ebor Hill, à un mille du théâtre du crime ; on ne trouva pas de cocher ; un agent de police dut monter sur le siège et prendre les guides. Toute la population était sympathique aux assassins. Inutile de dire qu’on ne les découvrit jamais. L’assassinat de lord Mountmorres a ouvert la série des crimes agraires : depuis cette époque, c’est-à-dire depuis près de deux ans, il ne se passe pas de semaine sans qu’il se produise quelque attentat du même genre.

M. Parnell et ses collègues de la députation irlandaise ne poussaient assurément pas aux assassinats ; ils dissuadaient même d’employer de semblables moyens. Malheureusement ils avaient parmi leurs alliés des hommes qui, lorsqu’on leur conseillait de n’employer que les armes légales, ne voulaient pas écouter le conseil et peut-être même ne croyaient pas à sa sincérité. C’est la fatalité des partis révolutionnaires. Les chefs, les états-majors restent sur le terrain légal ; ils ne peuvent pas y maintenir leurs soldats. On ne les croit pas ; on prend leurs protestations de légalité pour des habiletés de langage, et si l’on osait parler franchement, on leur répondrait : « Laissez-nous faire, nous vous laisserons dire. » Dans une réunion tenue à Ennis peu de temps avant l’assassinat de lord Mountmorres, M. Parnell s’était élevé avec énergie contre l’emploi des moyens violens. Il y avait, disait-il, d’autres procédés pour réduire à la raison les ennemis de l’Irlande. Ne pouvait-on, par exemple, mettre pour ainsi dire en quarantaine quiconque prendrait la place d’un fermier expulsé ou provoquerait des expulsions ? Ne pouvait-on le fuir dans les rues, dans les boutiques, au marché ? Ne pouvait-on s’abstenir de tout rapport, de toute affaire avec lui ? Le conseil fut trouvé bon et l’on employa le moyen imaginé par le chef du home rule sans cependant renoncer au procédé plus expéditif de l’assassinat. Il y avait à Ballingrobe, dans le comté de Mayo, un agent de lord Erne qui se nommait le capitaine Boycott. C’était ce qu’on appelle en Irlande un middleman, c’est-à-dire un homme qui afferme une étendue de terres considérable pour la louer ensuite en détail à des sous-fermiers ou pour la faire cultiver par des travailleurs ruraux. Les middlemen sont encore plus détestés que les propriétaires. Le capitaine Boycott fut mis en quarantaine. Pendant plusieurs semaines, il vécut seul dans sa ferme, ne trouvant plus ni serviteurs, ni ouvriers ni laboureurs, ne pouvant rien acheter même à prix d’or : s’il n’avait pas eu chez lui des provisions considérables, il serais mort littéralement de faim. Il craignait, en outre, à chaque moment, une attaque à main armée, et, comme c’était un homme très énergique, il avait pris ses dispositions pour soutenir un siège. Enfin il dut quitter la place ; il sortit de sa ferme sous la protection de la police et partit pour l’Angleterre. Son nom est resté attaché au système d’intimidation employé pour la première fois contre lui et pratiqué depuis contre beaucoup d’autres. La mise en quarantaine d’un propriétaire ou d’un fermier s’appelle le boycottage ; quant à l’homme mis en quarantaine, on dit qu’il est boycotté.

La terreur se répandit parmi les grands propriétaires et leurs agens. Entre l’assassinat et le boycottage, la situation n’était plus tenable. On réclamait du gouvernement des mesures énergiques. Un procès fut intenté aux chefs du parti irlandais, à MM. Parnell, Dillon, Daniel Sullivan, etc., en tout, quatorze accusés : ils furent acquittés. Il n’y avait pas de charges légales contre eux ; ils n’avaient pas conseillé les assassinats, au contraire ; quant à la mise en quarantaine, elle n’était pas prévue par la loi. Le ministère dut chercher autre chose. Il prit le parti de proposer une loi d’exception. Il annonça cette résolution dans le discours du trône à l’ouverture de la session de 1881. Le projet de loi fut déposé par M. Forster dans la séance du 24 janvier. Il portait le titre de bill pour la protection des personnes et de la propriété en Irlande. Il était motivé par « les crimes commis en Irlande et les procédés d’intimidation employés pour amener les populations à obéir à certains ordres, principalement à celui de ne pas payer les fermages, ordres émanés des chefs de la ligue agraire. » Précédemment, M. Gladstone avait demandé à la chambre d’accorder en principe la priorité sur tous les autres bills à ceux qui concernaient l’Irlande. Satisfaction lui avait été donnée à cet égard. Le projet de loi paraissait donc destiné à être voté rapidement lorsque M. Parnell et ses amis imaginèrent une tactique destinée à entraver d’une manière presque indéfinie la marche des débats. Le procédé de la clôture n’existe pas dans le parlement anglais. D’autre part, un bill doit passer par des épreuves assez nombreuses et assez compliquées. Il est donc loisible à tout membre de prendre la parole à chacune de ces épreuves et de rendre ainsi les discussions interminables. C’est ce qui ne s’était jamais fait, du moins sur une grande échelle ; c’est ce que tirent les autonomistes irlandais lors de la discussion du projet Forster. Ils se relayèrent pour parler tour à tour ; et comme ils obstruaient ainsi la marche des travaux parlementaires, leur tactique reçut le nom devenu maintenant classique d’obstruction. Les partisans du gouvernement, de leur côté, se relayaient pour ne pas laisser lever les séances avant qu’un vote fût obtenu. Des deux côtés, on voulait triompher de ses adversaires par la lassitude. Il y eut une séance de vingt-deux heures, le 24 et le 25 janvier, d’un soir à l’autre, il y eut une autre séance qui dura depuis un lundi soir, 4 heures, jusqu’au mercredi matin, 9 heures. On ne sortit de là que par une sorte de coup d’état parlementaire. Le président de la chambre, M. Brand, après s’être concerté avec les ministres, mit la clôture aux voix. Les home rulers quittèrent la salle en criant : « Privilège ! privilège ! » Ce cri, deux siècles auparavant, avait été le signal d’une révolution. Dans la circonstance, il resta sans écho. Les députés irlandais, en poussant jusqu’à l’extravagance leur tactique obstructionniste, avaient lassé la patience de la chambre et du public. On passa l’éponge sur l’irrégularité qui venait d’être commise en votant après coup un règlement autorisant le président à mettre aux voix la clôture dans des conditions déterminées. Le règlement en question n’ayant qu’un caractère provisoire, M. Gladstone a présenté plus tard un projet pour établir d’une manière définitive le régime de la clôture. Une vive opposition s’est produite contre le système, qui choque toutes les habitudes du parlement anglais. La question est encore pendante en ce moment.

Les home rulers ayant refusé de s’incliner devant la décision par laquelle la clôture avait été prononcée, on fit contre eux un nouveau coup d’état parlementaire. On les exclut de la chambre des communes pour le reste de la session. En leur absence, la loi pour la protection des personnes et des propriétés fut définitivement votée le 3 février. Elle donnait au gouvernement, mais pour un an seulement, des pouvoirs très étendus, notamment celui de faire arrêter et emprisonner les citoyens par simple mesure administrative. Nous verrons tout à l’heure que cette disposition ne resta pas à l’état de simple menace. Le cabinet Gladstone, ce cabinet ultralibéral, se voyait donc réduit, tout comme un simple ministère conservateur, à mettre l’Irlande du régime des lois d’exception. Il n’abandonnait pas pour cela sa politique de concessions sur le terrain de la question agraire. Tout au contraire, en ce moment même, il préparait sur la matière un projet plus radical que la loi de 1870, beaucoup plus radical même que le projet qui avait été repoussé par les lords en 1880. Il présenta son nouveau bill agraire le 7 avril 1881 et parvint à le faire voter par les deux chambres, sans grands changemens, avant la fin de la session d’été. Sa politique irlandaise avait donc deux faces ; elle jouait tour à tour, ou même simultanément, deux rôles opposés. D’une main elle frappait, tandis que de l’autre elle offrait la paix. Elle n’a réussi, malheureusement, dans aucun de ces deux rôles ; La loi sur la protection des personnes et des propriétés n’a pas rétabli l’ordre matériel. La loi agraire de 1881 n’a pas résolu la terrible question de la terre. Il est même à craindre qu’elle n’ait rendu plus difficile la solution que l’on continue à chercher. Cette loi, en effet, est un nouveau pas dans la fausse voie où M. Gladstone s’était déjà engagé eh 1870. Elle rend de plus en plus compliquée, de plus en plus inextricable, la situation respective des propriétaires et des fermiers. Elle a été analysée ici même d’une manière tout à fait supérieure il y a un an[2]. Nous n’avons plus à en faire connaître l’économie. Rappelons seulement les principes généraux sur lesquels elle repose. En premier lieu, elle reconnaît au fermier, sous certaines restrictions le droit d’aliéner son intérêt dans la terre ; par conséquent, le démembrement de la propriété est encore plus net, plus accusé que dans la loi de 1870. En second lieu, elle autorise le fermier à faire fixer le fermage par une commission spéciale : ici ce n’est pas seulement le droit de propriété qui reçoit une atteinte, c’est aussi la liberté des contrats. En troisième lieu, le fermage, une fois fixé, est immuable pendant quinze ans. A l’expiration de ce délai, la commission peut, sur la demande des intéressés, procéder à une nouvelle fixation du fermage. Le fermier est donc tranquille pendant quinze ans, et le propriétaire le serait de son côté, si le fermage était payé.

Gladstone montra, comme toujours, beaucoup d’ingéniosité dans les détails de cette loi compliquée ; quant aux principes qui lui servent de base, il n’en est pas l’inventeur : il a tout simplement emprunté le programme des trois F. La paisible jouissance de la ferme pendant quinze ans, c’est la fixity of tenure ; le droit de faire régler le fermage par une commission, c’est la fair rent ; le droit pour le fermier d’aliéner son intérêt dans la terre, c’est le free sale. Or le système des trois F est parfaitement absurde, s’il n’est pas un acheminement vers la dépossession complète des propriétaires. C’est bien ainsi d’ailleurs que les Irlandais le comprennent, et c’est avec cette arrière-pensée qu’il a été combiné, adopté, défendu par les chefs de l’agitation agraire. M. Gladstone, au contraire, paraît croire que le système des trois F se suffit à lui-même, qu’il constitue un règlement définitif de la question. Avec tout le respect que l’on doit à une grande intelligence et à un énorme talent, il est permis de dire que c’est là une illusion absolue. On ne peut pas maintenir cette copropriété, cette espèce d’indivision entre les propriétaires et les fermiers, surtout entre des propriétaires et des fermiers qui s’exècrent. Il faut tout l’un ou tout l’autre ; il faut que la terre soit tout à fait au landlord ou tout à fait au paysan. Dans la seconde partie de sa loi, M. Gladstone touche, suivant nous, à la vraie solution quand il donne aux paysans des facilités pour devenir acquéreurs et propriétaires des terres qu’ils cultivent. Déjà quelque chose d’analogue avait été tenté à partir de 1869, après l’établissement de la loi qui enlevait à l’église épiscopale d’Irlande sa situation officielle. Les biens ecclésiastiques avaient été mis en vente par les. soins d’une commission spéciale. Le quart du prix de vente était exigé comptant, le surplus était payable par annuités réparties sur une période de trente-deux ans. Cet essai réussit parfaitement. Sur huit mille quatre cent trente-deux fermes comprises dans les biens ecclésiastiques, six mille cinquante-sept furent achetées par les fermiers. C’était un résultat très favorable. Les lois de 1870 et de 1881 ont donné des facilités analogues aux paysans pour acheter les terres des landlords. Pourquoi n’ont-elles pas aussi bien réussi, à ce point de vue ? Par une raison fort simple. Les paysans savaient qu’ils ne pourraient avoir les biens ecclésiastiques qu’en les payant : ils les ont achetés. Ils espèrent, au contraire, qu’ils auront les biens des landlords sans les payer ; ils se gardent bien de les acheter. La première partie des deux lois de 1870 et de 1881 a fait tort à la seconde partie et l’a frappée de stérilité. Vous donnez au fermier une sorte de copropriété. Il espère que vous ne vous arrêterez pas là et que vous finirez par lui donner la propriété complète. Dès lors, pourquoi voulez-vous qu’il achète à prix d’argent ce qu’il compte obtenir gratuitement, ce que les agitateurs lui ont promis, et ce que vous-mêmes lui avez à moitié accordé ?


III

Les chefs du parti agraire ne se tinrent pas pour satisfaits de ces énormes concessions. Ils combattirent toutes les dispositions de la nouvelle loi qui avaient pour but de maintenir quelques garanties en faveur du paiement des fermages. La loi votée, ils protestèrent contre son application. Cependant, après avoir d’abord conseillé aux fermiers de ne pas se présenter devant les commissions chargées de fixer le prix des fermages, ils changèrent de tactique et les engagèrent à user au contraire, sur ce point, du bénéfice de la loi. En effet, c’était une disposition essentiellement favorable aux fermiers et ils auraient été fous de n’en pas profiter. Nous avons sous les yeux le relevé officiel des fermages fixés par les commissions dans les différentes parties de l’Irlande en vertu de la loi de 1881 jusqu’au 28 janvier dernier. Dans quelques cas très exceptionnels, le fermage fixé par le propriétaire est maintenu ou même légèrement augmenté ; dans la grande majorité des cas, ce fermage subit une réduction extrêmement importante. Dans le comté de Mayo, la réduction est, en moyenne, de près de 30 pour 100 ; dans les comtés de Leitrim et de Roscommon, elle est de 27 pour 100 ; dans les comtés de Donegal et de Londonderry, de 26 pour 100. Le comté de Kilkenny est le seul où elle descende au-dessous de 20 pour 100. En moyenne, dans l’ensemble de l’Irlande, elle n’est pas inférieure à 25 pour 100. On peut donc dire d’une manière générale que le revenu des grands domaines irlandais, déjà diminué de près de 20 pour 100 en 1870, a subi une nouvelle diminution de à 5 pour 100 en 1881. Griffith en 1836 évaluait le revenu des propriétés rurales en Irlande à 9 millions de livres sterling ; le chiffre, ainsi que nous l’avons dit, étant inférieur de 25 pour 100 à la valeur réelle, doit être majoré de 3 millions, ce qui le porte à 12 millions de livres sterling, soit 300 millions de francs. Par suite de l’application des deux lois Gladstone et surtout de la loi de 1881, ce revenu est descendu au-dessous de 200 millions de francs : il est aujourd’hui évalué à 185 millions. Si considérable que soit ce sacrifice, puisqu’il représente plus de 100 millions de revenu, il n’a pas apaisé l’agitation agraire ; il n’a pas satisfait les paysans ; il n’a pas rendu plus régulier le paiement des fermages. En 1877, 1878, 1879, quand la récolte était mauvaise et que le fermage était élevé, le fermier payait mal ; maintenant que la récolte est bonne et que le fermage est réduit, le fermier paie encore plus mal. Celui qui n’a pour vivre que le revenu d’une propriété en Irlande risque de mourir de faim. Et qu’on ne s’imagine pas que cette suppression presque complète de revenue tombe exclusivement sur quelques centaines de grands propriétaires. C’est là une idée dont il faut se défaire quand on connaît l’organisation de la propriété en Angleterre et en Irlande. La plupart des grands domaines sont substitués : donc on ne peut les vendre ; donc on est amené à les grever de toute espèce de charges. C’est sur ces domaines que l’on assoit les rentes dont on est débiteur envers les membres de sa famille ou envers ses créanciers. On pourrait citer des propriétés dont le revenu tout entier passe entre les mains des tiers sans que le propriétaire en touche un penny. Par conséquent, lorsque les fermages ne sont pas payés, il y a des milliers de familles qui sont atteintes par tel état de choses ; il y en a en Angleterre, il y en a sur le continent ; il y a dans le nombre des familles de petits bourgeois et de boutiquiers. Voilà dans toute sa vérité la situation créée par le non-paiement des fermages, par cette espèce de faillite générale de l’Irlande vis-à-vis de l’Angleterre.

Le non-paiement des fermages était déjà partiellement pratiqué, lorsqu’au mois d’octobre 1881 il fut élevé à la hauteur d’un système dans un manifeste émané des chefs de la ligue agraire. Le gouvernement, craignant à tort ou à raison des tentatives d’insurrection en Irlande, avait arrêté dans le courant de l’année quelques-uns des personnages les plus compromis. D’abord il avait mis la main sur Michel Davitt. Cette arrestation n’avait rien à voir avec la loi récemment votée pour autoriser l’emprisonnement par mesure administrative, Davitt étant encore sous le coup de son ancienne condamnation et n’ayant été mis en liberté que d’une manière provisoire et sous certaines conditions. Cela se passait en mars, au lendemain de la découverte d’un complot ayant pour but de faire sauter Mansion House, la résidence du lord-maire de Londres. Puis en mai on arrêta un des membres les plus violens de la députation irlandaise, M. Dillon, et plusieurs autres chefs de la ligue agraire. Enfin, en octobre, on frappa un grand coup ; on arrêta Parnell lui-même. On était en vacances parlementaires : le chef du home rule était à Dublin, à l’hôtel Shelburne, lorsque les agens se présentèrent pour s’assurer de sa personne. Il fut conduit à la prison de Kilmainham. En réponse à cette arrestation, le comité directeur de la ligue agraire fit immédiatement paraître le manifeste : No rent (Pas de fermages). L’arrestation est du 13 octobre ; le manifeste est du 19. Il porte les signatures de MM. Parnell, Dillon, Rettle, Brenman, Sexton, détenus à Kilmainham, celle de Michel Davitt, détenu à Portland, et enfin celle du trésorier de la ligue, Patrick Egan, à Paris. Voici le principal passage de ce document resté célèbre : « Le pouvoir exécutif de la ligue agraire nationale, obligé d’abandonner le système qu’il avait d’abord conseillé, se voit contraint d’engager les fermiers à ne pas payer leurs arrérages jusqu’à ce que le gouvernement se soit décidé à abandonner sa politique de terrorisme et à rendre au peuple la jouissance de ses droits constitutionnels. Ne soyez pas inquiets de l’arrestation de vos chefs. Vos prédécesseurs ont obtenu aussi l’abolition de la dîme, et cela sans l’aide de la puissante et magnifique organisation qui enveloppe en ce moment l’Irlande tout entière. Ne vous laissez pas intimider par les menaces de la force armée ; il est aussi légal de refuser le paiement des arrérages que de le recevoir. » On prétend que les signatures des chefs alors détenus furent matériellement apposées au bas du document. Un individu, affilié à la ligue agraire, serait parvenu à s’introduire dans les deux prisons et à recueillir les signatures dont il s’agit. Ce serait un joli tour de force.

Cet incident jetait un peu de ridicule sur le gouvernement et lui montrait en même temps l’impuissance de sa loi pour la protection des personnes et des biens. Du fond de leur prison, les détenus de Kilmainham étaient plus puissans que le premier ministre et le secrétaire en chef d’Irlande. M. Gladstone et M. Forster, avec la loi pour eux, avec l’armée et la police à leurs ordres, ne parvenaient pas à se faire obéir ; ils n’étaient même pas sûrs que leurs prisonniers fussent sérieusement gardés. M. Parnell, au contraire, n’avait qu’à parler, il était obéi ; pour les trois quarts des fermiers irlandais, le vrai gouvernement, c’était la ligue agraire. Sans se lasser, M. Gmadstone changea encore de système. M. Forster refusa de le suivre dans sa nouvelle évolution. Le ministre d’Irlande était entré dans le cabinet comme partisan de toutes les libertés les plus étendues. Expérience faite, il avait modifié ses idées. Il était arrivé à penser que la situation de l’Irlande réclamait des mesures vigoureuses de compression. Il avait adopté cette politique avec tristesse, mais avec conviction ; il l’avait défendue, il l’avait appliquée. Il continuait à la considérer comme nécessaire : plutôt que d’y renoncer, il donna sa démission. Les détenus de Kilmainham furent remis en liberté et revinrent triomphalement prendre leurs places dans le parlement. On a beaucoup dit qu’un traité secret était intervenu entre eux et M. Gladstone. De temps en temps encore, dans la chambre des communes, l’opposition interroge curieusement le premier ministre sur ce qu’elle appelle le pacte de Kilmainham. Ce qui est certain, c’est qu’avant sa mise en liberté, M. Parnell avait écrit à l’un de ses amis une lettre dans laquelle il lui disait que, si le gouvernement consentait à faire certaines concessions, il en ferait aussi de son côté ; ce qui est certain, c’est que cette lettre fut montrée à M. Gladstone et qu’immédiatement après la mise en liberté de M. Parnell et de ses codétenus fut décidée. M. Gladstone ne comptait pas s’en tenir là. La place de ministre d’Irlande se trouvant libre par la démission de M. Forster, il se proposait de la donner au membre le plus avancé du cabinet, M. Chamberlain, ancien fabricant de vis à Birmingham et chef du fameux caucus radical de cette ville. Ce choix aurait été particulièrement agréable aux députés irlandais. Il fallut y renoncer. La fraction whig du cabinet, c’est-à-dire la fraction qui représente le vieux libéralisme aristocratique, y fit une résistance absolue. C’est alors qu’on eut l’idée de confier ce poste à un frère cadet du marquis d’Hartington, lord Frederick Cavendish, homme de l’aristocratie whig par sa naissance, homme de M. Gladstone par ses idées et aussi par une alliance de famille. Le malheureux partit pour l’Irlande plein d’illusions généreuses ; il partit pour inaugurer une politique de conciliation. Quelques heures après avoir débarqué à Dublin, il tombait, avec son sous-secrétaire d’état, M. Burke, entre les mains de quatre assassins. Cette tragique histoire est d’hier ; tout le monde la connaît. En plein jour, dans le Phœnix-Park, à deux pas de promeneurs paisibles et presque sous leurs yeux, le ministre d’Irlande et son principal collaborateur furent tailladés à coups de couteau jusqu’à ce que mort s’ensuivît. Comme dans le cas de lord Mountmorres, comme dans cinq cents autres cas du même genre qui se sont produits depuis deux ans, les assassins n’ont pas été découverts : ils ne le seront jamais. Aucune récompense, si forte qu’elle soit, ne décidera un Irlandais à livrer l’auteur ou les auteurs d’un crime agraire. Le bruit récemment répandu de l’arrestation d’un des complices du crime en Amérique n’était pas exact. L’homme qui s’était lui-même dénoncé comme ayant joué un rôle dans la tragédie de Phœnix-Park n’était qu’un malheureux atteint d’aliénation mentale. Il ne se trouvait même pas à Dublin le jour de l’assassinat.

M. Parnell protesta énergiquement contre le double crime de Phœnix-Park ; précédemment il avait déjà retiré le manifeste No rent. Vaines manifestations, regrets sincères sans doute, mais stériles. Cavendish et Burke n’en étaient pas moins morts ; les fermages n’en continuaient pas moins à rester impayés. L’espoir de résoudre à l’amiable la question irlandaise devenait de plus en plus chimérique. Les événemens donnaient tristement raison à M. Forster. Pour la quatrième fois en deux ans, M. Gladstone était obligé de chercher sa voie au milieu d’inextricables difficultés. Un autre aurait perdu courage. Heureusement le chef actuel du ministère anglais possède une force précieuse : sa confiance en lui-même. On a dit de lui qu’il se croyait infaillible comme le pape. Ce n’est pas tout à fait exact. M. Gladstone change et reconnaît par conséquent qu’il s’est trompé ; il ne se croit donc pas infaillible dans le passé, mais seulement dans le présent : ce n’est qu’une infaillibilité du moment. A l’heure présente, il est revenu au système de l’année dernière, à cette politique qui veut frapper d’une main et apaiser de l’autre. Replacer l’Irlande sous le régime du droit commun, il n’y songe plus. Tout au contraire, il vient de remplacer la loi d’exception de l’année dernière par une loi plus efficace. La loi de 1881 permettait seulement d’emprisonner par voie administrative ; celle de cette année, qui vient d’être votée, permet de faire juger et condamner sans l’assistance du jury. En voici les dispositions principales : des tribunaux d’exception sont établis pour juger les crimes et les délits politiques ou agraires ; ils siègent sans l’assistance du jury ; ils se composent de trois magistrats choisis par le vice-roi d’Irlande ; ils se transportent dans les divers districts soumis à leur juridiction. La presse irlandaise est soumise à une législation exceptionnelle ; en cas de condamnation, le journal peut être supprimé et son matériel confisqué ; des poursuites peuvent être exercées, non-seulement contre l’éditeur du journal, mais contre les auteurs présumés des articles. Les complices présumés d’un crime peuvent être recherchés et poursuivis même en l’absence de l’auteur principal ; les témoins peuvent être contraints à comparaître par voie de coercition. En cas de perpétration d’un crime agraire, le vice-roi d’Irlande peut mettre à la charge de la localité ou le crime a été commis l’établissement d’un corps de police supplémentaire : c’est une sorte d’amende infligée aux populations présumées trop complaisantes pour les assassins. L’article 8, appelé l’article du couvre-feu, permet d’arrêter toute personne trouvée hors de son domicile dans des conditions suspectes entre le coucher et le lever du soleil. Des perquisitions peuvent être faites, même la nuit, dans le domicile des particuliers en cas de conspiration présumée. Cette disposition est si contraire à l’esprit général de la législation anglaise, profondément respectueuse du domicile privé, que le ministère, après avoir présenté son bill, proposa lui-même de l’amender dans un sens littéral et d’en faire disparaître la disposition dont il s’agit. La chambre des communes résista ; elle maintint la disposition primitive. Le gouvernement a donc des pouvoirs dont il ne voulait pas : libre à lui de n’en pas user s’il les trouve excessifs. Enfin faculté lui est donnée d’expulser, non-seulement de l’Irlande, mais des trois royaumes, les étrangers suspects. Cette dernière disposition est dirigée contre les fenians venus de l’Amérique à l’égard desquels on était souvent fort embarrassé, parce qu’ils se réfugiaient derrière leur qualité de citoyens américains. Cette loi, qualifiée de bill pour la prévention des crimes, est devenue loi de l’état le 13 juillet dernier et a déjà été appliquée, notamment contre un journal irlandais, le Triam Herald. Elle avait été votée en troisième lecture par la chambre des communes, le 7 juillet. La chambre des lords l’avait ensuite adoptée après deux jours de discussion seulement et sans le moindre changement. Après quoi on a passé à l’exécution de la seconde partie du plan de Gladstone, celle qui a pour but, non plus de réprimer, mais d’apaiser. De nouvelles concessions sont faites aux fermiers par la loi sur les arrérages, actuellement en cours de discussion. Voici l’économie de celle loi : tout fermier ayant un bail de 30 livres (750 francs) par an ou au-dessous peut se trouver libéré de ses fermages arriérés pourvu qu’il paie l’année courante (de novembre 1881 à octobre 1882) et qu’il ait payé, en outre, l’année précédente (1880-1881). Dans ce cas, l’état paie pour son compte une année de fermage, et le propriétaire abandonne le reste. La somme payée par l’état pour compte du fermier ne constitue pas un prêt (loan), mais un pur don (gift). D’après les calculs de M. Gladstone, les charges assumées par l’état en vertu de celle disposition s’élèveraient à 2 millions sterling (50 millions de francs), dont 1 million 1/2 serait fourni par l’excédent de pareille somme résultant de la liquidation des biens de l’église d’Irlande et le reste par le trésor public. La loi sur les arrérages, après avoir été votée par la chambre des communes, vient d’être complètement bouleversée par la chambre des lords. Le conflit est encore pendant entre les deux chambres et le sort de la loi reste incertain. Pour exécuter son nouveau plan, M. Gladstone a choisi comme ministre d’Irlande un homme étranger jusqu’à présent aux affaires de ce pays, mais plein de bonnes intentions et très compétent dans les matières financières et administratives, M. Trevelyan, neveu du grand historien Macaulay.

Toutes les combinaisons par lesquelles M. Gladstone a essayé jusqu’à présent de résoudre la question agraire en Irlande se préoccupent presque exclusivement, le lecteur a pu le voir, de la situation des fermiers, ou pour employer le terme propre, des tenanciers. Ce sont leurs réclamations qu’on a formulées en articles de lois. C’est à leurs intérêts qu’on a sacrifié et ceux des propriétaires et ceux aussi des travailleurs ruraux. Les fermiers, en effet, ne représentent pas toute la population agricole. Certes, les fermes étant très nombreuses et très petites en Irlande, la plupart des fermiers n’ont besoin que de leurs propres bras et de ceux de leurs familles. Le chiffre des travailleurs ruraux est donc moins considérable qu’ailleurs ; cependant il est encore assez élevé. Cette classe si intéressante de la population est complètement laissée de côté par les différens bills de M. Gladstone. C’est une lacune qui a été signalée dès l’année dernière dans un remarquable article de la Revue d’Édimbourg attribué à la plume du directeur, M. Reeve. Les fermiers eux-mêmes, je parle des fermiers obérés, de ceux qui dépensent plus qu’ils ne gagnent, ne garderont pas longtemps le cadeau que le gouvernement leur a fait aux dépens des landlords. Ils ont le droit d’aliéner leur intérêt dans la terre ; ils le vendront ; ils le vendent déjà, ou bien ils l’engagent. Dans quelques années, cet intérêt aura plusieurs fois changé de mains. On aura enlevé aux propriétaires une partie de la valeur des terres ; elle n’aura fait que passer par les mains des fermiers obérés, et finalement elle appartiendra ou aux créanciers de ces fermiers ou à d’autres fermiers plus aisés, plus heureux ou plus prévoyans. Rien au monde ne pourra empêcher ce phénomène de se produire. Aussi le parti conservateur, actuellement dans l’opposition, en est-il arrivé à penser qu’au lieu de développer outre mesure les droits des fermiers, de leur donner une copropriété que la plupart d’entre eux ne pourront même pas garder, il aurait mieux valu faire des sacrifices pour constituer une classe de paysans vraiment propriétaires. C’est l’idée qu’a exprimée récemment dans un meeting à Liverpool le leader du parti conservateur, le marquis de Salisbury, chez qui l’attachement aux traditions politiques de son parti n’exclut ni la largeur des vues ni la hardiesse des initiatives. En effet, la propriété proprement dite, k petite propriété individuelle, telle que nous la voyons fonctionner en France, apporte au paysan des habitudes de prévoyance et d’économie que le tenant right ne lui donne certainement pas au même degré. D’ailleurs la propriété individuelle ne serait pas un pur cadeau ; pour l’acquérir il faudrait la payer au moins par voie d’annuités. Les petits propriétaires ruraux institués par ce procédé offriraient donc des garanties que ne présentent pas les tenanciers actuels. Le programme de lord Salisbury nous paraît plus libéral et en même temps moins dangereux que le système de M. Gladstone. Il ne peut malheureusement pas être appliqué, quant à présent, par les conservateurs, puisque ces derniers ont peu de chances, tant que durera le parlement actuel, de reprendre le pouvoir. Des élections générales peuvent seules leur rendre la majorité. Il faudrait donc que M. Gladstone, comme cela s’est vu plus d’une fois en Angleterre, acceptât les vues de ses adversaires politiques et se chargeât de les mettre en pratique, modifiant profondément la marche qu’il a suivie depuis deux ans. Il rendrait à coup sûr un grand service à son pays ; car s’il y a encore une voie par laquelle on puisse résoudre pacifiquement la question agraire en Irlande, c’est celle qu’indique lord Salisbury.

Trois formes de propriété ont tour à tour ou simultanément existé sur la terre : la propriété collective de là tribu ou du clan, c’est le système des peuples nomades ou pasteurs, des Arabes du désert, des anciennes populations celtiques de l’Irlande et de l’Ecosse ; la propriété féodale, modification de la propriété collective, établie le plus souvent par voie de conquête, transportée au moyen âge par la race germanique partout où elle a dominé ; enfin la propriété individuelle, forme supérieure aux deux autres, que les Romains, avec leur génie juridique, ont définie, systématisée, qu’ils ont assise sur la base puissante d’une législation monumentale. Celtiques par l’origine, mais romaines par l’éducation, par la langue, par les lois, les nations de l’Europe occidentale, la France spécialement, ont toujours eu le goût, la passion de ce dernier genre de propriété. Aussi l’organisation féodale de la propriété rurale, même atténuée, modifiée, adoucie, réduite à sa plus simple expression, a-t-elle été rejetée par notre pays dans une convulsion suprême. La révolution de 1789 n’a pas été seulement une révolution politique : elle a été aussi, elle a été surtout une révolution agraire. Révolution accomplie au prix de quelles luttes tragiques, de quel sang répandu, de quels crimes atroces ! Et cependant, malgré ses souillures et ses scories, elle répondait tellement, dans sa pensée intime et dans son principe mystérieux, à tous les instincts, à toutes les conceptions de notre race, que, moins de vingt-cinq ans après la vente des biens qualifiés de nationaux, il n’était pas un homme d’état, pas un politique sérieux qui ne considérât cette mesure révolutionnaire, sinon comme légitime, du moins comme irrévocable. Louis XVIII et Villèle le comprirent. Par la ratification des ventes de biens nationaux, par le milliard voté aux émigrés, — ce milliard si amèrement et si injustement critiqué, — la propriété ancienne fut indemnisée, la propriété nouvelle fut sanctionnée. Service mémorable rendu à la paix publique, œuvre de conciliation et de concorde qui est restée, au milieu de nos crises politiques et de nos changemens de gouvernemens, l’indestructible base de notre organisation sociale.

D’après les évaluations les plus plausibles, il faudrait 4 ou 5 milliards pour indemniser les propriétaires anglo-irlandais menacés d’être dépossédés, sinon par une révolution à main armée, du moins par le refus de paiement des fermages. L’Angleterre est assez opulente pour supporter cette énorme dépense. Si elle se l’imposait courageusement, sans attendre que la situation se soit aggravée encore, sans attendre, comme nous le faisons toujours en France, que la force brutale ait tranché la question, n’accomplirait-elle pas un acte de haute prévoyance en même temps que d’audacieuse générosité ? Rien ne coûte aussi cher que la guerre civile. La France n’aurait-elle pas eu tout profit, et pour sa fortune et pour sa grandeur, à payer 2 ou 3 milliards pour opérer pacifiquement la liquidation des biens de la noblesse et du clergé et pour prévenir la crise de 1793 ? Quelle n’aurait pas été, quelle ne serait pas aujourd’hui sa situation dans le monde ?

: Heu ! quantum potuit polagi terræque parari
: Hoc quem civiles hauserunt sanguine dextræ !


Le parlement anglais et le premier ministre actuel d’Angleterre ont prouvé, dans la question de l’église d’Irlande, qu’ils étaient capables d’accomplir pacifiquement une de ces grandes réformes qui d’ordinaire ne s’opèrent que par la violence, de faire, en un mot, une révolution légale. Ils ont commencé et ils continuent paisiblement la liquidation des biens du clergé anglican d’Irlande. Oseront-ils entreprendre maintenant la liquidation des biens appartenant aux propriétaires anglais en Irlande ? La tâche est plus lourde ; elle ne nous paraît pas cependant au-dessus des forces de cette grande école d’hommes politiques qui, depuis Canning jusqu’à Disraeli et depuis Robert Peel jusqu’à Gladstone, transforme progressivement, par une série de réformes savamment calculées, l’organisation politique, religieuse et sociale du Royaume-Uni. La grandeur du but doit encourager à surmonter les difficultés de l’œuvre. Il s’agit de constituer en Irlande une classe de paysans propriétaires. En Angleterre l’organisation féodale de la propriété peut durer encore ; elle peut durer longtemps. Les conditions ne sont pas les mêmes qu’en Irlande. Le paysan ne convoite-pas la propriété du sol ; il n’est pas l’ennemi du landlord. Tous deux sont de la même race ; ils ont la même foi et les mêmes mœurs. L’un est riche et l’autre est pauvre, c’est vrai. Mais encore le pauvre est-il moins pauvre qu’en Irlande, mais encore le pauvre a-t-il la possibilité d’améliorer sa situation autrement qu’en s’emparant de la terre du landlord. Le commerce et l’industrie sont là pour utiliser les bras inoccupés. Enfin le paysan d’Angleterre ne se dit pas chaque jour, comme celui d’Irlande, que ses pères ont été propriétaires du sol et qu’ils en ont été chassés, dépossédés, spoliés par les ancêtres du landlord.

En France, tandis que la guerre sociale gronde dans les villes, elle n’a pas fait son apparition dans les campagnes. Pourquoi ? Parce que nous avons cinq millions de paysans propriétaires. Pas de préoccupations de ce côté, tant que le paysan possédera son champ, tant que le champ nourrira son maître. Ces deux conditions réunies sont notre salut ; tâchez de les réaliser en Irlande. L’Irlandais comme le Français, le Celte insulaire comme le Celte continental, convoite la terre ; il veut avoir son champ. Aidez-le à satisfaire sa passion, cela vous coûtera moins cher que de la combattre. La terre que vous avez ôtée à la tribu pour la donner au landlord, rachetez-la maintenant au landlord pour la revendre au paysan. La propriété en Irlande aura ainsi parcouru le cycle complet de ses transformations ; elle aura passé par ses trois états successifs : la propriété collective, la propriété féodale, la propriété individuelle, autrement dit : la terre à la tribu, la terre au seigneur et enfin la terre au paysan.


Édouard Hervé.
  1. Voyez la Revue du 1er Septembre et du 1er octobre 1880, du 1er juin et du 1er août 1882.
  2. Voyez dans la Revue du 1er juillet 1881, l’article de M. A. Leroy-Beaulieu.