Les Origines de la magistrature française

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Les Origines de la magistrature française
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 34 (p. 432-451).
LES ORIGINES
DE LA
MAGISTRATURE FRANCAISE

L’inamovibilité des juges et leur nomination par le pouvoir exécutif sont en ce moment mises en discussion ; sous prétexte d’assurer aux populations et au gouvernement lui-même de nouvelles et plus sûres garanties, on veut bouleverser de fond en comble notre établissement judiciaire et lui donner d’autres bases, en poussant à ses dernières limites l’application du suffrage universel. En présence de ce fait qui met en question l’un des principes fondamentaux de notre droit public, il n’est pas sans intérêt de chercher comment la magistrature française est sortie du chaos du moyen âge, par quelle longue suite de transformations elle est arrivée à se constituer dans sa forme actuelle, et de demander à l’histoire si les changemens que l’on propose ne seraient pas en certains points un simple retour aux traditions de l’ancienne monarchie et aux temps les plus sombres de la terreur.


I

Dans les tribus de la Germanie, on le sait, le droit de juger appartenait à tous les hommes libres ; il leur fut maintenu dans la Gaule, et ils continuèrent de l’exercer dans des assises connues sous le nom de mallum, placitum, conventus, mais, en se fixant sur le sol qu’ils avaient conquis, les Francs se trouvèrent engrenés dans les rouages de cette puissante machine qu’on appelle l’administration romaine. A côté du jury des hommes libres, ils placèrent des officiers dont les fonctions répondaient assez exactement à celles des présidens de nos tribunaux, et qui étaient particulièrement chargés de faire obtenir, par les voies légales, à l’offensé ou à ses proches, les dommages et intérêts qu’ils auraient voulu se procurer par la force. Ces officiers, empruntés à la hiérarchie impériale, étaient, en partant du dernier degré : pour les villages, les dizainiers, qui succédaient aux magistri pagorum des Romains, — pour les cantons, les centeniers, — pour les arrondissemens formés de plusieurs cantons, les comtes et leurs lieutenans les vicomtes ; toutes ces juridictions connaissaient des procès entre personnes privées, ainsi que des crimes et des délits ordinaires. Au-dessus d’elles s’élevaient les assises du comte palatin ou placite du palais[1], auxquelles ressortissaient les attentats contre la paix publique, l’autorité du prince, et les voies de fait contre ses commensaux ; elles se composaient de comtes, d’officiers de la maison royale, d’évêques, en nombre indéterminé. Les Mérovingiens y siégeaient en personne, comme les empereurs romains qui allaient au forum rendre des jugemens, car les rois chevelus, reges criniti, mettaient leur ambition la plus haute à imiter les Césars. Ils faisaient revivre les formules de l’adulation impériale : votre excellence, votre grandeur, votre majesté, et Dagobert, pour rehausser son prestige, se disait issu de l’illustre race des Troyens.

A côté des quatre juridictions des dizainiers, des centeniers, des comtes et des placites du palais, où l’élément romain, imparfaitement fusionné avec l’élément barbare, avait produit une sorte de magistrature mixte qui rendait la justice à chacune des races juxtaposées sur le sol, suivant ses lois nationales, on trouvait encore la justice arbitrale des voisins, essentiellement conciliatrice, comme nos justices de paix, — la justice domestique, inhérente à la qualité de propriétaire foncier[2], et conformément aux traditions germaniques pures, la justice du champ de mars ou assemblées générales de la nation. Ces assemblées connaissaient des causes où étaient engagés de grands personnages, majores, proceres, optimales ; elles exerçaient collectivement le droit qui appartenait à tout homme libre de race franque d’admonester le prince, de le désavouer, de se placer dans la recommandation de tel autre chef qu’il lui plaisait de choisir, et c’est en tirant de ce droit ses dernières conséquences qu’elles déposaient les rois, les faisaient tondre, les reléguaient dans des monastères et prononçaient la peine de mort contre Brunehaut. Si barbares qu’ils fussent, quelques Mérovingiens, entre autres Clotaire Ier et Dagobert, essayèrent de faire pénétrer un peu d’ordre dans cette promiscuité juridique ; mais le chaos social était trop profond pour que rien de stable et de régulier en pût sortir. Les institutions venaient à peine de naître qu’elles se perdaient dans l’anarchie. Après la mort de Dagobert, l’aristocratie franque n’eut garde de fortifier l’autorité de juges qui pouvaient la rappeler au respect des lois. Les hommes libres, qui n’avaient aucun intérêt à se déranger pour des affaires qui ne les touchaient pas, ne se rendirent plus aux assises publiques, les comtes ne siégèrent que de loin en loin et seulement dans un but fiscal, pour tirer profit des amendes. Tout était à refaire lorsque Charlemagne monta sur le trône.

Ce grand homme ne cherche point à détruire l’ordre établi, mais à le perfectionner. Il laisse subsister les institutions mérovingiennes en leur donnant la même base, c’est-à-dire la loi salique amendée et augmentée de quelques articles, et il la complète par des lois nouvelles, les capitulaires, qui suppléent à ses nombreuses lacunes. L’organisation judiciaire y tient une grande place, et il est facile de reconstituer l’ensemble du programme. Le glorieux maître des Francs ne veut pas que les juges restent étrangers à la science du droit, comme sous les Mérovingiens. Il leur impose, pour la première fois, des conditions de capacité, et les prend de préférence parmi les élèves de l’école palatine. Des assesseurs, élus par les comtes et les hommes libres, et choisis parmi « les doux et les bons, » sont attachés à chaque tribunal et forment, au nombre de sept, sous le nom de scabins[3], une sorte de jury permanent qui veille à la stricte observation des lois. Les questions de compétence et de discipline sont réglées avec le même soin que le personnel. Ordre est donné aux centeniers, qui évoquaient les causes majeures, de s’en tenir à leurs anciennes attributions ; aux comtes, de siéger régulièrement au moins une fois tous les mois et d’avoir toujours sous la main, pendant les assises, un exemplaire des lois de chaque peuple de l’empire, afin que personne ne puisse les invoquer faussement et qu’eux-mêmes en rendant leurs arrêts ne se mettent pas en contradiction avec les textes. Les évêques sont chargés d’éclairer les juges sur leurs devoirs, de les admonester lorsqu’ils s’en écartent, et ceux-ci doivent leur obéir en tout ce qui concerne « la punition des méchans et la correction des mœurs. » Une surveillance active et continuelle soumet tous les officiers de judicature à l’action du pouvoir central. Les missi dominici[4] remplissent auprès d’eux les fonctions d’inspecteurs généraux. Tous les ans ils font, dans quatre endroits différens, quatre tournées d’un mois chacune, et pendant leur séjour dans chaque localité ils convoquent les évêques et les personnages notables pour vérifier la conduite des juges, reviser leurs arrêts, remplacer ceux qui ont démérité et faire droit aux réclamations des justiciables. Au retour, ils rendent compte de leur mission à l’empereur, qui décrète les réformes jugées nécessaires.

Le placite du palais conserva sous les Carlovingiens les attributions dont il était investi sous la première race, mais lorsqu’il se trouvait embarrassé pour juger les contestations qui s’élevaient entre les dignitaires du clergé, les leudes et les juges royaux, l’empereur évoquait la cause ; il faisait comparaître les parties et rendait ses arrêts, dit Éginhard, en se chaussant, en s’habillant, et même pendant la nuit. Tout ce qu’il était possible de faire dans une société où se heurtaient tous les contrastes, où la force primait le droit, Charlemagne l’avait fait pour assurer aux populations de son vaste empire les avantages d’une bonne justice, comme on disait au moyen âge ; mais l’œuvre de ce grand homme, conception idéale d’un génie qui devançait la marche des siècles, ne devait pas lui survivre. Louis le Débonnaire et Charles le Chauve essayèrent encore de maintenir l’édifice qu’il avait élevé ; leurs efforts furent impuissans. La loi des partages, qui divisait le royaume à la mort de chaque roi en autant de lots territoriaux qu’il y avait d’enfans et les aliénations bénéficiaires, qui déjà sous les Mérovingiens avaient porté de si rudes atteintes à l’établissement monarchique, furent plus fatales encore à la seconde dynastie franque. Par suite de la transformation du bénéfice en fief héréditaire et de l’immunité, c’est-à-dire du droit qui, en affranchissant les églises, les monastères et les bénéficiers de la juridiction royale, leur conférait en même temps la haute juridiction dans leurs domaines, la justice se morcela comme le sol. Elle répondit, en se divisant, aux diverses classes de la société, au double caractère du pouvoir dont les rois étaient investis comme suzerains et comme souverains, et l’on eut de la sorte, sous les Capétiens : — la justice féodale de la noblesse terrienne et militaire ; — la justice féodale de l’église, qui était entrée par ses biens fonciers dans la seigneurie ; — la justice canonique de l’église, qui représentait son autorité spirituelle ; — la justice municipale ; — la justice féodale du roi, qui s’exerçait en raison de la suzeraineté, et la justice royale, qui s’exerçait en raison de la souveraineté. Toutes ces juridictions ont une magistrature qui leur est propre, et dès la fin du XIe siècle, la royauté, qui représente l’état, entreprend à leur égard le même travail unitaire et centralisateur que pour les finances, l’armée et la formation du royaume, travail immense qu’elle laissera inachevé et que la révolution seule pourra mener à bonne fin, en faisant disparaître la diversité des castes et en établissant l’unité administrative, impossible à réaliser, sans un remaniement radical et universel, dans un pays qui n’offrait qu’un assemblage confus de provinces séparées entre elles par leurs coutumes, leurs douanes intérieures, leurs privilèges, — de pays de droit écrit et de droit traditionnel ; de pays d’états et de pays d’élections, de villes de communes, de villes de loi, de bonnes villes, de villes seigneuriales, où la condition des personnes changeait suivant les lieux. Comment la magistrature de l’état est-elle sortie de cet enchevêtrement ?


II

A l’origine de la troisième race, la justice du souverain et celle du suzerain se confondent. Elle s’exerce par les plaids de la porte, la cour féodale, les officiers de la couronne et le parlement. Les plaids de la porte[5] étaient tenus par trois juges pris parmi les membres de la haute noblesse ou les dignitaires du palais. Ils avaient lieu, comme leur nom l’indique, à l’entrée ou aux abords des demeures royales. Lorsqu’il se présentait des questions graves, on en référait au roi, « qui les vidait bonnement. » Saint Louis, pour abréger les procès, donnait personnellement audience aux plaideurs, au pied du célèbre chêne de Vincennes, ce qui n’était du reste qu’un usage renouvelé des deux dynasties franques ; tous ceux qui voulaient en appeler à son équité « venaient, dit Joinville, à lui parler, sans qu’un huissier ou autre leur donnât empêchement, et demandait hautement de sa bouche s’il y avait nul qui eût partie. » La cour féodale, composée des grands vassaux qui jugeaient les hommes de leur rang, pares, connaissait de toutes les causes que soulevait la mouvance des fiefs. Elle était investie d’une double juridiction, l’une arbitrale, à laquelle les intéressés recouraient volontairement, l’autre coactive, qui s’exerçait par évocation royale. Les officiers de la couronne avaient dans leur ressort les métiers de Paris, qui correspondaient aux charges qu’ils occupaient dans le personnel de la maison ou plutôt de la domesticité royale. Le parlement connaissait des causes où n’étaient point engagées des questions féodales, mais il pouvait juger, pour des délits de droit commun, les membres de la plus haute noblesse. Cette organisation était des plus confuses. La justice royale se trouvait entravée partout dans les provinces par l’église, la seigneurie et la commune ; elle n’y avait pas de représentans. Philippe-Auguste lui en donna en 1190, par la création des prévôts et des baillis.

Les prévôts étaient des juges inférieurs, qui cumulaient les fonctions administratives avec les fonctions judiciaires. Ils s’adjoignaient des assesseurs choisis parmi les hommes libres, comme les comtes sous la monarchie franque, car à travers toutes les transformations, on retrouve toujours, plus ou moins marquée, l’empreinte des institutions antérieures. Les baillis étaient des juges d’appel, qui surveillaient les prévôts et révisaient au besoin leurs sentences, dans des assises mensuelles ; ils ressortissaient eux-mêmes au parlement. L’existence de ces officiers avait pour les sujets l’avantage de les protéger contre l’arbitraire des seigneurs, et de leur offrir les garanties d’un double appel, pour les rois de faire pénétrer leur autorité dans les fiefs. L’institution se développa rapidement, parce qu’elle répondait à des besoins réels, et le nombre des prévôtés, qui n’était que de quarante-cinq en 1200, s’élevait en 1223 à soixante-treize.

Momentanément suspendu sous Louis VIII, dont le règne, dans sa courte durée, fut rempli tout entier par les guerres contre les Anglais et les comtes de Toulouse, le travail d’organisation fut repris par saint Louis. Ce prince, le seul de sa race qui ait subordonné les calculs de la politique aux inspirations de la conscience, modifia, dans l’intérêt des classes inférieures, le caractère jusqu’alors exclusivement féodal du parlement, composé tout entier de feudataires, c’est-à-dire de juges qui connaissaient, en dernier ressort, des sentences rendues par leurs propres officiers ; il leur adjoignit, comme représentans directs de la couronne, quelques-uns des hauts fonctionnaires de l’état, tels que le connétable et le chancelier, et des légistes qu’il nommait au choix. Ceux-ci, sous le nom de conseillers rapporteurs, furent chargés d’instruire et d’exposer les affaires ; ils formaient une section particulière : les grands feudataires et les hauts fonctionnaires en formaient une autre, et, sous le nom de conseillers juges, ils rendaient les arrêts. Ce système fut complété par la création de commissaires enquêteurs, qui rappelaient les missi de Charlemagne. Grâce à la nomination au choix, l’élément féodal se trouva balancé et contenu ; la magistrature de l’état s’ouvrit à la roture, qui jusqu’alors n’avait occupé de charges judiciaires que dans les communes ou les sièges subalternes des seigneuries, et le parlement put se recruter en partie parmi les hommes qui se recommandaient par leur savoir.

On a dit longtemps, et quelques livres contemporains le disent encore, qu’antérieurement au règne de Philippe le Bel le parlement était ambulatoire, qu’il suivait les rois dans leurs voyages, qu’il tenait ses assises tantôt dans une ville, tantôt dans une autre, et que Philippe l’a pour la première fois rendu sédentaire à Paris. C’est une erreur[6]. Il l’était depuis longtemps déjà. Seulement il siégeait à des époques indéterminées, et, par suite du nombre toujours croissant des causes, la plus grande confusion régnait dans le service. Pour remédier à ces inconvéniens, Philippe décida qu’il tiendrait chaque année deux sessions de deux mois chacune, l’une à Noël, l’autre à la Pentecôte, et il le divisa en chambre des enquêtes, chambre des requêtes et grand’chambre. Les enquêtes instruisaient les procès d’appel, les requêtes jugeaient en première instance, la grand’chambre jugeait en dernier ressort d’après l’instruction faite par les enquêtes ; elle connaissait aussi des affaires intéressant directement le roi, le domaine, l’université, etc. Cette organisation était très bonne, mais il y manquait un pouvoir actif et vigilant chargé de rechercher les délinquans et de les poursuivre en se portant partie civile pour la couronne ou la société. Le génie despotique de Philippe le Bel ne pouvait s’y tromper. Il voulut avoir des gens à lui, les gens du roi, et en 1312 il créa les avocats et les procureurs généraux. Il avait fallu près de trois siècles pour mettre quelque ordre à la confusion des pouvoirs judiciaires, et placer au-dessus des tribunaux ecclésiastiques, féodaux et municipaux, une magistrature qui centralisait par l’appel, dans un siège unique, toutes les causes du royaume. Cependant deux sessions de deux mois chacune dans le cours d’une année ne pouvaient suffire. L’ordonnance du 18 octobre 1358 décréta que le parlement siégerait toute l’année sans discontinuation. Mais, comme le royaume s’agrandissait toujours par des annexions nouvelles, les plaideurs ne pouvaient recourir à l’appel qu’au prix de déplacemens et de frais considérables. Les rois, pour compléter leur œuvre, instituèrent des parlemens provinciaux, soit en les créant d’office, soit en transformant les institutions qui existaient avant la réunion au domaine de la couronne, dans la Normandie sous le nom d’échiquier, dans la Bourgogne sous le nom de grands jours, et dans d’autres provinces sous divers autres noms ; cette œuvre nouvelle marcha si lentement que, sur les douze parlemens qui existaient en dehors de Paris en 1789, on n’en comptait encore que cinq à la fin du XVIe siècle.

Suivant une opinion généralement accréditée, le parlement de Paris, à partir de Philippe le Bel, aurait été composé presque exclusivement de bourgeois, et les nobles en auraient même été systématiquement exclus à cause de leur ignorance ou des ombrages qu’ils inspiraient à la royauté. Cette opinion est contredite par les faits. La noblesse au moyen âge était plus instruite qu’on ne le suppose : dans le centre et dans le nord, elle s’occupait avec succès de l’étude du droit, et l’on comptait à la fin du XIVe siècle parmi les élèves de l’université d’Orléans les héritiers des plus grandes familles. Le mépris du savoir et des fonctions de judicature est venu plus tard avec la décadence politique. Dans les derniers siècles, les nobles ne siégeaient plus qu’à titre de pairs, parce qu’ils s’étaient éloignés d’eux-mêmes et n’avaient point voulu profiter des ordonnances qui enjoignaient aux membres du parlement de porter toujours au moins un noble sur la liste des trois candidats qu’ils présentaient à la nomination du roi, avant que les charges fussent rendues vénales, et même de les préférer à tous les autres[7]. Pas plus que les nobles, les ecclésiastiques n’ont été l’objet d’une exclusion calculée. Si les évêques ont été éliminés par Philippe le Long en 1319, c’est uniquement que ce prince se faisait un cas de conscience « de eux empeschier au gouvernement de leurs esperitialitez[8]. » Hors de là, ils ont toujours fourni au personnel des cours souveraines un nombreux contingent. En 1388, à Paris, sur trente conseillers, quinze étaient des ecclésiastiques, et la grand’chambre, la plus importante de toutes, en comptait encore au XVIIIe siècle douze sur trente-cinq. Séculariser ou démocratiser le parlement d’une manière absolue, c’était lui enlever une partie de sa force vis-à-vis du clergé et de la noblesse ; les rois étaient trop habiles pour commettre cette faute, que leur prêtent des écrivains qui ne regardent le passé qu’à travers les perspectives de la révolution.

L’existence des parlemens et des sièges inférieurs qui en ressortissaient aurait dû réaliser l’unité de juridiction et l’homogénéité de la magistrature. C’était là en effet l’objectif des rois, mais ils se trouvaient entraînés par la loi de, morcellement, qui s’imposait à toutes les institutions et produisait les dissemblances dont le contrôleur général de Calonne s’est plaint si vivement dans l’assemblée des notables de 1787. Au lieu de ramener la justice vers les mêmes centres, ils l’éparpillèrent en quelque sorte entre toutes les administrations ; chaque service public eut son tribunal particulier, chaque fonctionnaire fut doublé d’un magistrat. Les contraventions en matière d’impôts fonciers et personnels ressortissaient des élections ; en matière d’impôts indirects, boissons, denrées alimentaires, bestiaux, des aides ; en matière de gabelles, des greniers à sel. On avait pour la pêche et les délits forestiers les maîtrises des eaux et forêts ; pour la chasse, les capitaineries royales, les bailliages de la grande vénerie de France, la varenne des Tuileries ; pour les délits concernant la police des métaux précieux et les faux-monnayeurs, les cours des monnaies ; pour les douanes maritimes, les amirautés et les maîtres des ports ; pour les douanes frontières et intérieures, les traites foraines. Le même enchevêtrement se reproduisait dans les tribunaux ordinaires et les juridictions personnelles à certains officiers. Au civil ou au criminel, on comptait les bailliages, les sénéchaussées, les présidiaux, les lieutenans criminels, les lieutenans civils, la maréchaussée, le grand prévôt de France, etc. Les mêmes délits et les mêmes crimes étaient souvent attribués à trois ou quatre juridictions différentes et pouvaient appartenir en même temps aux tribunaux administratifs et aux tribunaux ordinaires. Ces divers tribunaux créés au jour le jour, suivant l’organisation des services publics, étaient inégalement répartis sur la surface du territoire ; les uns n’existaient qu’à Paris, les autres dans tout le royaume, ou seulement dans quelques provinces[9]. Les questions de compétence soulevaient de continuels conflits. Les maîtrises des eaux et forêts disputaient les braconniers aux bailliages de la grande vénerie ; les lieutenans criminels disputaient les vagabonds à la maréchaussée. Les intendans pouvaient faire arrêter sans jugement et même condamner à mort les individus convaincus de séditions et d’attentats contre la sûreté générale, et les parlemens les réclamaient parce qu’à leurs yeux la sédition était un cas royal. Ces querelles intestines éternisaient les procès. Les juges, avant de s’occuper des causes qu’ils avaient à vider, plaidaient entre eux devant le parlement ou le conseil du roi pour savoir à qui elles appartenaient. Les justices seigneuriales, ecclésiastiques et laïques, dont le nombre était effréné, c’est un mot souvent répété par les états-généraux, augmentaient encore le désordre, en évoquant une foule d’affaires que la magistrature royale regardait comme étant de son ressort. C’était un chaos inextricable que les rois, les ministres, les jurisconsultes s’efforçaient en vain de débrouiller. Au moment de la révolution, les choses, sous le rapport des compétences, de la multiplicité des sièges, des conflits de juridiction, étaient encore dans le même état qu’à la fin du XVIe siècle. Dans une seule petite ville, cent six personnes étaient occupées à rendre la justice, et cent neuf autres à faire exécuter leurs arrêts. Ce n’étaient cependant pas les lois et même les lois très sages qui manquaient, mais sous l’ancien régime elles semblaient n’avoir été faites, que pour rester lettre morte, et tandis que les rois travaillaient d’une main à perfectionner les institutions judiciaires, ils y introduisaient de l’autre des élémens qui ne faisaient que les corrompre.


III

En parcourant les recueils des anciennes ordonnances, on est frappé du grand nombre d’actes législatifs qui se rapportent à la magistrature, aux parlemens et à toutes les autres juridictions. Il y a là comme une sorte de tradition idéale qui se perpétue à travers les âges, et qui paraît justifier ces paroles de l’un de nos vieux publicistes : « Tous les princes de la chrétienté sont en leurs séels armez à cheval, l’espée au poing comme conquérans ; le nostre seul est assis en un trône fleurdelysé, en habit de roy justicier, ayant une robe longue, le sceptre de justice en une main, le royal de l’autre, voulant par là monstrer qu’ils estiment la justice et non les armes estre le lien du royaume[10]. » Les principes tutélaires qui font aujourd’hui la dignité du magistrat sont affirmés dès l’origine même de la troisième race, comme ils l’avaient été déjà sous les dynasties franques. Philippe-Auguste, saint Louis, Philippe le Bel règlent dans les moindres détails les devoirs des baillis et des prévôts[11]. Ils leur défendent d’employer de vils moyens pour obtenir leurs offices, d’exercer dans les lieux où ils sont nés, — sage précaution qu’il serait bon de faire revivre, — de recevoir des présens, autres que du vin et des vivres, d’en faire aux membres du conseil du roi, d’emprunter aux habitans de leur ressort, d’y acquérir des immeubles, et, comme ils savent qu’ils ont affaire à des hommes pour la plupart rudes et grossiers, ils veulent qu’à l’expiration de leurs charges ils restent quarante jours sur les lieux où ils ont instrumenté, et qu’ils constituent un procureur pour recevoir les plaintes qui pourraient être portées contre eux. Des mesures analogues sont prises par les Valois et les Bourbons. Les juges doivent faire un stage de quatre ans, en suivant assidûment les audiences, subir un examen de capacité et une information de bonnes vie et mœurs. Il leur est défendu de se livrer aux spéculations commerciales, de s’absenter de leur résidence, de se rendre adjudicataires des droits litigieux et des amendes, d’acquérir des immeubles vendus par autorité de justice. En un mot, tout était prévu pour réprimer la corruption sous quelque forme qu’elle se manifestât. Comment se fait-il donc que tant d’abus se soient glissés dans nos anciens tribunaux, et qu’à côté d’une foule d’hommes qui ont donné de si nobles exemples d’austérité et d’intégrité inviolables, il s’en est rencontré tant d’autres qui ont foulé aux pieds les devoirs de leur profession ? Ce fait s’explique avant tout par l’action dissolvante du régime auquel la magistrature était soumise pour tout ce qui touchait à ses intérêts matériels, aux nécessités de la vie, — par l’indigne exploitation fiscale dont elle était l’objet, — par le pouvoir absolu qui la tenait toujours sous la menace de l’arbitraire et lui enseignait le mépris des lois. Les âmes d’élite étaient seules capables de se défendre et de garder leur dignité.

Le mode de collation des offices a été l’une des principales causes du mal. Il a flotté, suivant le temps, entre la nomination directe par les rois, l’élection par les membres du même siège, les fermes et la vénalité. — La nomination directe et les fermes sont plus particulièrement appliquées dans le moyen âge ; l’élection De se produit que très exceptionnellement durant la même période ; la vénalité, c’est-à-dire la mise en vente des offices, d’après un prix fixé par le gouvernement, règne à peu près sans partage du XVIe siècle à la révolution. De ces quatre systèmes, ce sont ceux qui donnaient les pires résultats, c’est-à-dire les fermes et la vénalité, qui ont prévalu, ce qui a fait dire justement à Montaigne : « Qu’est-il de plus farouche que de voir une nation où, par légitimes coutumes, la charge de juge se vend, et les jugemens sont païés en deniers comptans ? »

Les prévôtés sont affermées à l’époque même de leur création, et dès le règne de saint Louis on reconnaît les graves conséquences de ce système. Les gens qui prenaient à forfait dans Paris l’exercice des droits judiciaires cherchaient avant tout à tirer des populations le plus d’argent possible ; ils multipliaient les frais, opéraient des saisies illégales, prononçaient des confiscations arbitraires pour en prendre leur part, forçaient le taux des amendes et vendaient l’impunité. Les crimes allaient toujours en augmentant ; la capitale se dépeuplait, car « les pauvres ne pouvaient, dit Joinville, avoir raison des riches hommes par les grands présens et dons qu’ils faisaient aux prévôts. » Pour arrêter l’émigration, saint Louis donna la prévôté en garde à Etienne Boileau, l’auteur du Livre des métiers, c’est-à-dire qu’il la mit en régie pour le compte de l’état ; la sécurité se rétablit tout aussitôt, et les maisons doublèrent de prix en quelques années. L’expérience était concluante, elle ne fut pas décisive, Les prévôtés, après saint Louis, continuèrent d’être données en ferme[12] ; « des veneurs, des gens de guerre, des gens étrangers, inconnus, dissolus, affamés, » s’en rendirent adjudicataires, et, pour réaliser sur leurs avances de gros bénéfices, ils causaient aux justiciables « de grandes molestations. »

L’affermage des fonctions de judicature disparut dans les dernières années du XVe siècle, mais pour faire place à un nouvel abus, qui avait ses racines dans les usages de la féodalité. D’après les coutumes des fiefs, les fonctions publiques étaient regardées comme la propriété du seigneur ; nul ne pouvait les exercer qu’en vertu d’une inféodation. Les rois s’emparèrent de ce principe, en le fortifiant par la théorie monarchique qui faisait résider tous les droits dans leur personne, et, pour suppléer à l’insuffisance de leurs ressources budgétaires, ils firent des emplois publics une véritable marchandise, dont ils étaient toujours sûrs de trouver le placement, parce qu’ainsi que le disait le contrôleur général Desmarets, lorsque le roi créait une charge, Dieu créait un sot pour l’acheter. On trouve les premières traces de ce trafic sous Philippe le Long, qui autorisa dans quelques provinces les sergens des sénéchaussées et des bailliages à acheter leurs provisions. Il fut d’abord contenu dans d’étroites limites, mais les derniers Valois, « ces maîtres toujours pauvres de serviteurs gorgés d’or, » comme les appelle un ambassadeur vénitien, y trouvèrent un moyen commode de combler les vides de leur trésor, toujours obéré par la guerre et de folles prodigalités. La vente des offices judiciaires, financiers, industriels et autres fut, avec le changement de la valeur des espèces, le non-paiement des rentes de l’état, le trafic des privilèges et des lettres de noblesse, l’aliment du budget complémentaire des produits de l’impôt, qui figure dans les recettes sous le nom d’affaires extraordinaires.

Le système de la vénalité comprenait deux opérations distinctes : la vente car l’état, la rétrocession par les titulaires ou résignation moyennant finances. Lorsque l’état créait et vendait un nouvel office, il payait à l’acquéreur l’intérêt de la somme qu’il avait versée à un taux qu’il fixait lui-même, et cet intérêt s’ajoutait aux gages qui étaient très faibles et se percevaient sur les amendes, car le gouvernement, malgré la réclamation des états-généraux, ne fît jamais un traitement fixe aux parlementaires. Lorsque le premier acquéreur résignait sa charge, il transmettait à l’acheteur les droits, émolumens et privilèges qu’elle comportait. En cas de suppression, le prix d’achat était remboursé. Un pareil trafic mettait à la merci du premier venu l’honneur, la liberté, la vie des justiciables, « il ouvrait, comme l’a dit le chancelier de L’Hospital, le sanctuaire des lois à ceux qui se présentaient à sa porte avec une ceinture garnie d’or, et donnait aux ignorans et aux indignes ce qui ne devait appartenir qu’au mérite et à la vertu[13]. » Il fallait, en effet, avoir une ceinture bien garnie, surtout quand on aspirait aux fonctions supérieures, car de toutes les marchandises elles étaient de beaucoup les plus chères. Dans les dernières années du XVIIe siècle, la charge d’avocat général à Paris était cotée 350,000 livres ; celle de lieutenant criminel dans la même ville, 400,000 livres ; celle de président à mortier 500,000.

A dater de Louis XII, le gouvernement, chaque fois qu’il fut à bout de ressources et de crédit, ce qui arrivait souvent, battit monnaie avec les offices de judicature. Ce genre de spéculation fut exploité en grand par François Ier, Henri II, Henri III, et prit sous Louis XIV un développement extraordinaire. Dans une période de huit années, de 1689 à 1697, le grand roi vendit dans les cours souveraines et les sièges inférieurs pour 23,029,355 livres d’offices, tous plus inutiles les uns que les autres ; sur cette somme, les référendaires au présidial du Puy figurent pour 1,676,166 livres ; les gardes-séels des sentences pour 3,166,666 livres ; les chevaliers d’honneur des présidiaux pour 542,297 livres. Le reste était à l’avenant. Après avoir créé de nouvelles charges dans les anciens tribunaux, on créait de nouveaux tribunaux, et souvent pour tirer, comme on disait au XVIe siècle, plusieurs moutures du même sac, on divisait le même office en plusieurs parts qui se négociaient en détail sous le nom d’offices semestriels, bisannuels, triennaux ou quadriennaux. Les conséquences funestes de cette exploitation n’échappaient pas au gouvernement, et il essaya plusieurs fois d’y mettre un terme. Louis XII, qui avait assisté comme prince du sang aux états de 1483, n’oublia pas leurs doléances. Lorsqu’il fût devenu roi, en 1498, il prohiba la vénalité, mais il y revint en 1508 pour suffire aux dépenses de la guerre d’Italie. François Ier, qui s’inquiétait peu de la dignité de la magistrature, ouvrit en 1522, sous le nom de parties casuelles, un bureau permanent de vente, et le trafic se continua sans interruption jusqu’à l’ouverture des états de 1560, qui protestèrent avec une grande énergie, ainsi que les premiers et les seconds états de Blois. Les ordonnances royales firent momentanément droit à leurs réclamations ; mais la même cause, c’est-à-dire le besoin d’argent, produisait toujours les mêmes effets, et il en fut de cette plaie comme de la plupart de celles qui saignaient aux flancs de la vieille monarchie, la révolution seule a pu la guérir[14].

En vendant la magistrature, le gouvernement apprit aux juges à vendre la justice ; les trois ordres demandèrent à diverses reprises, entre autres en 1614, qu’un traitement fixe leur fût assuré pour les désintéresser de toute idée de spéculation, et leur permettre de remplir leurs fonctions « commodément et avec honneur. » Ce vœu si légitime ne fut pas exaucé. Pour se dispenser de payer les juges ; ce qui eût été parfois fort difficile, les rois les firent payer par les justiciables, et, comme les intérêts des finances d’acquisition n’étaient pas suffisans à les faire vivre, ils leur abandonnèrent, sous le nom d’épices[15], une foule de profits tirés des procédures. L’origine des épices remonte à la première féodalité. Les évêques, les seigneurs, les hommes de fief, siégeaient alors gratuitement, parce qu’ils remplissaient un devoir inhérent à leur titre ou à la propriété foncière. Les parties qui gagnaient leur procès leur offraient, à titre gracieux, des dragées, des confitures et autres denrées. Lorsque les juges royaux furent établis, il leur fut défendu de recevoir aucun présent ; mais du moment où il n’affermait pas leurs fonctions, le gouvernement se trouvait fort embarrassé pour leur assurer des moyens d’existence. Après avoir interdit les épices, il les rendit obligatoires et convertit les présens en nature en une somme d’argent, qui fut portée en taxe à partir de 1402, et que les juges se partagèrent entre eux. À cette taxe vinrent s’ajouter les droits d’entrée et d’issue de cause, de défauts et de congés, de signature et de greffe, les assignations de deniers sur les pensions, les amendes et des parts plus ou moins fortes dans les confiscations. Les juges exploitèrent leurs charges comme un fonds de commerce, et l’un des membres de l’assemblée convoquée à Angers en 1560 pour l’élection des députés aux états-généraux pouvait dire avec raison : « Le ministère des juges n’est autre chose qu’une boutique où se détaillent par le menu les offices qu’ils ont achetés en gros. Le noble, l’homme d’église, le roturier, le pèlerin, l’orphelin, l’impotent, le mendiant, n’auront aucune sentence interlocutoire ou définitive qui ne soit prise et payée avant le prononcé. L’offensé, l’enfant du tué n’auront décret d’ajournement ou de prise de corps sans argent. L’accusé prisonnier ne sera interrogé par le juge, sinon qu’il avance son salaire. Vengeance du délit et du crime public ne sera faite et poursuivie sinon que les juges ne soient assurés être payés de leurs vacations sur les biens des accusateurs et des accusés… » Les épices et les taxes furent à diverses époques modérées et réglées ; mais le gouvernement laissait volontiers les juges violer les ordonnances pour n’avoir point à payer de traitement fixe, la question d’argent passant avant tout le reste. Par suite de ces exactions, les frais atteignaient un chiffre exorbitant ; au XVIe siècle, un procès pour un joug de bœufs, porté en appel devant le parlement de Bordeaux, coûta à chacune des deux parties 500 livres, et Chicaneau, dans la comédie de Racine, ne s’éloigne pas de la vérité en portant à 6,000 livres ce que pouvait coûter un procès pour deux bottes de foin. Du reste, la magistrature pouvait se croire autorisée à rançonner les parties, quand elle était elle-même indignement et périodiquement rançonnée par le pouvoir.


IV

Comme tous les autres titulaires d’offices, les magistrats n’avaient point seulement à solder le prix de leur charge, ils devaient encore acquitter quelques droits très onéreux, car sous l’ancien régime ce n’était point l’état qui payait la plupart de ses fonctionnaires, mais les fonctionnaires qui payaient l’état. Ces droits comprenaient le marc d’or, établi sous Louis XI, qui se percevait au moment de l’entrée en fonctions, — le sceau et l’enregistrement à la chambre des comptes, — la paulette annuelle, inventée sous Henri IV par le financier Paulet, qui assurait ou plutôt qui était censée assurer aux familles la transmission héréditaire des charges, et qui équivalait au soixantième du prix d’acquisition. — Après tant de sacrifices, les titulaires pouvaient croire que la propriété de leurs fonctions leur était définitivement acquise et qu’ils en jouiraient paisiblement ; mais il fallait toujours compter avec deux ennemis implacables : le fisc et le pouvoir absolu.

La vénalité n’était point encore définitivement établie que déjà la magistrature avait à subir les plus dures vexations. Au XVe siècle, les agens des finances refusaient de payer les gages des présidens et des conseillers du parlement de Paris[16]. Ceux-ci envoyaient alors quelques-uns de leurs collègues ou de leurs sergens, des mangeurs, comme on disait, vivre à discrétion chez les trésoriers. Ils adressaient au roi d’humbles suppliques et lui représentaient leur extrême misère. Lorsque le roi refusait d’accueillir leurs réclamations, ils refusaient de siéger, et c’est en s’attribuant dès le moyen âge le droit de suspendre la justice pour leurs intérêts privés qu’ils se sont affermis peu à peu dans le grand rôle d’opposition politique qu’ils ont joué au déclin de la monarchie. Plus on avance vers les temps modernes, plus l’exploitation devient éhontée et spoliatrice, ce qui n’empêchait pas les bourgeois, enrichis par le travail et l’épargne, de se porter en foule vers les fonctions de judicature, car les rois, tout en les pressurant, les attiraient par des privilèges tellement nombreux qu’il était impossible de les compter, disent les auteurs de la grande Encyclopédie. Ils comblaient les présidens et les conseillers des parlemens de flatteries et d’honneurs ; ils créaient pour eux une noblesse particulière, la noblesse de robe, transmissible d’abord au premier degré, et dans les derniers siècles à perpétuité, quand les titulaires mouraient après vingt ans d’exercice ; à Paris, ils leur donnaient la préséance sur les autres corps de l’état dans les cérémonies publiques et le droit d’entourer le cercueil royal pendant la solennité des funérailles. C’était le miel qui dorait la coupe d’absinthe. Pour garder une si brillante situation, les parlementaires n’hésitaient pas à puiser à pleines mains dans leur escarcelle. Le gouvernement connaissait leur faible, et au moindre embarras financier, il leur soutirait de fortes sommes. Son jeu était des plus simples et des plus immoraux. Sous prétexte que la justice était un attribut incommutable de la royauté et que celle-ci pouvait toujours, quand bon lui semblait, la ramener sous sa main et l’incorporer au domaine, on faisait payer aux titulaires la confirmation des charges qu’ils avaient déjà payées[17]. On réduisait les gages du tiers ou de la moitié, ou bien on en suspendait le paiement pendant plusieurs mois pour forcer les intéressés à se racheter des réductions et des suspensions moyennant une taxe dite de rétablissement. Les épices, qui formaient le plus clair des profits, donnaient lieu aux mêmes manœuvres. Les taxations des tarifs variaient suivant les besoins du trésor. Les diminutions, les augmentations se succédaient à des intervalles plus ou moins éloignés, et l’effet en était d’autant plus désastreux que les traitans, que l’on trouvait partout lorsqu’il s’agissait de faire le mal, étaient chargés des opérations. Ils avançaient les fonds des taxes et procédaient aux recouvremens. Parmi les juges, les uns pouvaient payer, d’autres ne le pouvaient pas, Les traitans obtenaient alors un arrêt de solidarité contre tous les membres du même siège. « Ceux qui ont payé, dit un rapport présenté le 17 juin 1717 au conseil des finances, paient pour les insolvables, et, s’ils ne le peuvent, exécutions, ventes des meubles, garnisaires, retenues de gages. Les officiers des provinces sont réduits pendant plusieurs années à avoir pour tous meubles un lit sans rideaux, une marmite de fer et des cuillers de bois : de là le proverbe : Il est meublé selon l’ordonnance. » La paulette n’était elle-même qu’une garantie illusoire. Louis XIII, pour la confirmer, força les titulaires de verser au trésor le quart de la valeur vénale de leurs offices. Sous Louis XIV, ils en demandèrent l’abolition ; elle leur fut accordée moyennant le paiement d’une somme de 40 millions, et quelques années plus tard elle était rétablie dans des conditions plus onéreuses que par le passé.

Une ordonnance de Louis XI, datée du 21 octobre 1467, porte que les officiers de judicature ne pourront être privés de leurs charges que « pour forfaiture préalablement jugée et déclarée judiciairement, selon les termes de justice et par juges compétens. » C’était, en d’autres termes, proclamer l’inamovibilité ; mais Louis XI fut le premier à violer la loi qu’il avait faite, et cette loi sous l’ancienne monarchie ne fut jamais qu’une fiction, attendu que si le gouvernement ne destituait pas le juge, il pouvait toujours supprimer la charge, en la remboursant. Il était donné à la révolution de faire disparaître en un jour et d’un seul coup les abus contre lesquels la conscience publique protestait en vain depuis des siècles, de donner satisfaction aux vœux des anciens états-généraux et d’établir l’unité de juridiction sur les ruines de la féodalité ecclésiastique et laïque. Ce fut là un de ses grands bienfaits. Par la loi du 24 août 1790, l’assemblée nationale fit table rase des institutions judiciaires que lui avait léguées la monarchie. Elle supprima les épices et la vénalité, sans rembourser les titulaires des offices, parce qu’elle ne se croyait pas obligée d’indemniser ceux qui avaient participé aux abus, et comme le principe de la souveraineté s’était déplacé, elle transféra au peuple la nomination des magistrats en laissant au roi le droit d’investiture. Les juges de paix, création nouvelle qui rappelait la justice arbitrale des voisins de l’époque mérovingienne, furent élus pour deux ans, les juges des tribunaux civils et criminels pour cinq ans, ceux du tribunal de cassation pour quatre ans. Des conditions de capacité furent exigées des candidats, et, afin d’assurer aux justiciables toutes les garanties qu’ils étaient en droit de réclamer, l’assemblée institua le jury pour les causes criminelles. La nouvelle organisation commençait à peine à fonctionner que déjà les inconvéniens du système électif se faisaient sentir ! Les passions politiques, de jour en jour plus ardentes, dictaient seules les choix, sans tenir compte des aptitudes. Tout allait au hasard, lorsque la convention mit le comble au désordre ; elle commença par renouveler le personnel, et fit disparaître les conditions de capacité. Quelques-uns de ses membres en réclamèrent le maintien. — Le peuple, répondit Danton, ne veut pas de ses ennemis dans les emplois publics, laissez-le choisir ses amis. — Les juges furent remplacés par des arbitres publics élus tous les ans ; mais ces arbitres, étrangers la plupart à la science du droit, ne pouvaient suivre la marche méthodique d’une action ; pour simplifier leur besogne, on décida qu’il serait statué sur défenses verbales ou sur simple mémoire, en laissant toutefois aux parties la faculté de se faire représenter par des fondés de pouvoir, munis de certificats de civisme. Ce retour à la procédure directe, sans intermédiaires entre les plaideurs et des juges improvisés, donna lieu aux plus graves erreurs. La convention ne prit aucune mesure pour améliorer le régime qu’elle avait décrété, et, violant elle-même le principe de l’élection par l’universalité des citoyens, elle institua, dans la nuit du 10 au 11 mars 1793, un tribunal criminel extraordinaire dont elle choisit les juges, les jurés et les accusateurs parmi ses membres, et qui devait poursuivre les contre-révolutionnaires et les conspirateurs réels ou supposés. Au moment de sa création, des commissaires, au nombre de six, furent chargés d’examiner les dossiers et de surveiller les procédures ; mais quand un pouvoir a mis le pied sur le terrain fatal de l’arbitraire, il ne s’arrête plus, parce que l’arbitraire n’a point de bornes. Les derniers semblans de garantie ne tardèrent point à disparaître. La loi du 26 juin 1793 ordonna aux juges d’opiner à haute voix et en public ; quatre mois plus tard, le tribunal criminel fit place au tribunal révolutionnaire, qui condamna sans appel et sans preuves. La convention, qui pourtant a fait de si grandes choses, ne voyait pas qu’en supprimant les formes, en foulant aux pieds toutes les garanties, elle ne faisait que rétablir sous un autre nom les commissaires investis de pleins pouvoirs, la grande prévôté de France, les juges de tyrannie de Richelieu, et tous les attentats extra-judiciaires de l’ancien régime que l’histoire a flétris avec une légitime indignation. Le directoire rétablit les formes protectrices de la procédure, il réduisit le nombre des tribunaux à un seul par département, et en revint à la loi du 24 août 1790, c’est-à-dire à l’élection tous les cinq ans. La même cause produisit encore les mêmes effets ; détermines le plus souvent par la politique seule, les choix s’égaraient sur des hommes incapables de remplir leur difficile mission, et si la vie et la liberté des citoyens n’étaient plus comme sous la terreur à la merci d’un odieux arbitraire, leurs intérêts civils se trouvaient sérieusement compromis. L’opinion publique, désabusée par l’expérience, appelait une réforme, lorsque la constitution de l’an VIII vint tout changer pour la quatrième fois depuis dix ans. Elle donna la nomination à vie des juges au pouvoir exécutif, qui choisit ses hommes sur une liste formée par la dixième partie du corps électoral. Mais, dans la pensée du législateur, la nomination à vie n’impliquait pas l’inamovibilité. Les instincts despotiques du premier consul ne pouvaient s’accorder avec l’indépendance absolue des magistrats ; le 12 octobre 1807 parut un décret qui leur imposait le surnumérariat de la servilité, et suivant lequel ils ne pouvaient être pourvus de provisions à vie qu’après cinq ans d’exercice, si « à l’expiration de ce délai sa majesté reconnaissait qu’ils méritaient d’être maintenus dans leur place. »

La restauration voulut se montrer en apparence plus libérale que la révolution et les pouvoirs qui en étaient issus. Elle inscrivit dans la charte le principe de l’inamovibilité, mais comme elle déclarait en même temps, dans le même pacte organique, que toute justice émane du roi, elle institua à côté des tribunaux ordinaires des cours prévôtales qui jugèrent sans appel et avec rétroactivité les faits qui pouvaient porter atteinte à la sûreté publique. Ces cours siégèrent de 1815 à 1817 et se déshonorèrent en se faisant les instrumens aveugles des réactions et des vengeances politiques. Malgré la pression dont elle était l’objet, la magistrature de la restauration donna plus d’une preuve d’indépendance. Au pouvoir qui lui demandait des services, elle répondit par un mot resté célèbre : qu’elle ne rendait que des arrêts, et comme elle avait fini par devenir gênante, Louis XVIII, par ordonnance du 23 décembre 1823, institua à côté des juges inamovibles, sous le nom de juges auditeurs, une sorte de magistrature interlope que le gouvernement tenait à sa discrétion par l’espoir d’une investiture définitive. Ces auditeurs, d’après l’ordonnance royale, ne pouvaient siéger que dans les tribunaux composés de plus de trois membres, mais on en multiplia tellement le nombre que dans quelques villes, entre autres à Saint-Étienne, ils composaient seuls tout le personnel. La révolution de juillet les fit disparaître parce qu’elle n’y voyait qu’une contrefaçon de magistrats inutile et dangereuse.

Depuis 1830, malgré toutes les secousses politiques qui ont ébranlé le sol de la France, malgré toutes les révolutions qui ont fait passer le pouvoir aux mains les plus diverses, le principe de l’inamovibilité a toujours été respecté, et si l’expérience des siècles n’est pas un vain mot, il n’en est pas un seul auquel le sentiment des générations qui se sont succédé sur cette terre, les jurisconsultes et les penseurs les plus éminens, aient donné une adhésion plus unanime et plus formelle. Ce qu’il a fallu de temps, d’efforts, de luttes sans cesse renouvelées, pour le faire pénétrer dans nos lois, les pages qui précèdent le démontrent surabondamment. Chaque fois qu’une atteinte a été portée sous l’ancien régime à l’indépendance des juges par les subterfuges du fisc et du pouvoir absolu, la conscience publique s’est révoltée ; chaque fois que leur nomination, dans les temps modernes, a été livrée au hasard du système électif et du renouvellement périodique, la justice n’a été qu’un instrument aveugle, parce qu’elle n’était pas éclairée par cette grande science du droit qui ne peut être approfondie que par de fortes études et une longue pratique. Les magistrats, gardiens des lois, ne peuvent les appliquer et les faire respecter qu’à la condition d’être placés par ces lois elles-mêmes au-dessus des vicissitudes de la politique, de n’avoir rien à craindre du pouvoir, rien à attendre de la faveur populaire ; les partis, quel que soit leur drapeau, sont également exigeans, également exclusifs, et ai on voulait les en croire, au moindre arrêt qui n’est point conforme à leurs désirs, il faudrait révoquer les hommes qui l’ont rendu. Où arriverait-on avec un pareil système, surtout chez un peuple explosible comme le nôtre ? Les garanties qui couvrent le juge couvrent aussi les justiciables, et c’est pour avoir oublié cette belle maxime de Montesquieu : « La liberté n’est que la sécurité pour tous, » que nous avons tant de fois compromis la cause sacrée de la liberté par la violence et l’arbitraire.


CH. LOUANDRE.

  1. On connaît vingt-deux jugemens authentiques rendus par le placite du palais, de 658 à 751.
  2. La Justice domestique avait dans son ressort les colons et les esclaves. On peut se faire une idée de ce qu’elle était en lisant dans Grégoire de Tours l’histoire du leude qui fit enterrer vivans un jeune homme et une jeune fille, ses esclaves. Histoire des Francs, liv. V, ch. III.
  3. Voir sur les scabins : Du Cange, Gloss. v° scabini. — Guizot, Quatrième essai sur l’histoire de France. — De Savigny, Histoire du droit romain, traduction française, t. I, ch. IV.
  4. Capitula missis data. Baluze, t. I, 363.
  5. Sur les plaids de la porte, Du Cange, Troisième dissertation sur Joinville, — et sur le pouvoir judiciaire des rois à l’origine de la dynastie capétienne, Beugnot, Introduction aux olim, t. I, préf. XXVI et suiv. Ce travail de M. Beugnot est l’un des plus solides de l’érudition contemporaine.
  6. Elle a été réfutée d’après les actes mêmes du parlement. Voir Recueil des ordonnances, t. XXI, préface, IV. — Klimrath, Mémoire sur les olim et le parlement, œuvres, t. II, p. 55 et suiv. Boutaric, la France sous Philippe le Bel, liv. VIII.
  7. Isambert, Anciennes lois, t. VII, p. 328.
  8. Ibid., t. VI, p. 233.
  9. Les présidiaux n’existaient que dans les ressorts du parlement de Paris, de Rouen et de Rennes. Sur trente-deux généralités, dix-neuf seulement avaient des élections, et neuf des cours des aides.
  10. Du Haillan, De l’estat des affaires de France. Paris, 1570, p. 93.
  11. Isambert, Anciennes lois, t. I, pp. 254, 267, 345 ; II, 759 ; III, 71 ; V, 644.
  12. En 1302, la prévôté de Paris était affermée 3,700 livr., soit, au pouvoir actuel de l’argent, 175,000 fr. environ.
  13. On trouve sur la vénalité et les attaques dont elle a été l’objet de curieux détails dans le livre de M. Picot, Histoire des états-généraux, Paris, 1872, 4 vol. in-8o, t. I, pp. 435, 437, 441 ; II, 118, 210, 463 ; III, 173 ; IV, 7, 8, 89 et passim. Ce livre donne, pour la première fois, la référence des cahiers des états avec les ordonnances royales. C’est là un travail du plus grand prix, qui jette un jour nouveau sur l’histoire du droit public.
  14. Parmi les publicistes modernes, un seul et le plus illustre, Montesquieu, a plaidé, en faveur de la vénalité, les circonstances atténuantes. L’argument qu’il invoque, c’est que le hasard donnait de meilleurs sujets que le choix du prince, et que, si les places ne s’étaient pas vendues par un règlement public, l’indigence et la vanité des courtisans les attiraient vendues tout de même, ce qui revient à dire que la seule excuse de cet abus était l’existence d’autres abus.
  15. Sur les épices : Isambert, Anciennes lois, t. XI, p. 377 ; XIII, 153 ; XIV, 168, 193, 412. — M. Picot, Histoire des états-généraux, t. II, pp. 161, 479, 551 ; III, 175.
  16. Voir M. Desmaze, le Parlement de Paris, 1860, p. 138 et suiv. L’auteur a relevé, sur les tables de Lenain, toutes les suspensions de l’exercice de la justice pour retenue de gages. Il montre qu’elles remontent beaucoup plus haut qu’on ne le suppose généralement.
  17. D’après des témoignages contemporains, la confirmation de 1580 aurait coûté à la magistrature française l’énorme somme de 140 millions ; mais l’exagération nous parait évidente, et il est difficile d’admettre qu’un seul corps de l’état ait pu trouver parmi ses membres de pareilles ressources, au sortir des guerres civiles. Si le chiffre est exact ; il prouve une fois de plus l’inépuisable vitalité de la France.