Les Origines des Républiques sud-africaines

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Les Origines des Républiques sud-africaines
Revue des Deux Mondes4e période, tome 159 (p. 594-627).
LES ORIGINES
DES
RÉPUBLIQUES SUD-AFRICAINES

On sait comment l’Angleterre s’empara en 1806 de la colonie du Cap, où les Hollandais s’étaient établis vers le milieu du XVIIe siècle. On sait aussi que les descendans de ces Hollandais, ne pouvant se résigner à vivre sous la domination étrangère, s’expatrièrent après la conquête anglaise. Ce qui est moins connu, c’est l’histoire de ce fameux exode, que les Boers désignent sous le nom de « grand trek, » et auquel leur nation doit ses origines. Et pourtant, il est indispensable d’étudier les annales de ce petit peuple pour comprendre comment, presque inconnu hier, il excite aujourd’hui l’admiration universelle par sa bravoure, son audace, sa ténacité. Aussi bien est-ce un historien anglais, James Anthony Froude, qui lui a rendu ce témoignage que le récit de ses aventures et de ses exploits constituait un des chapitres les plus extraordinaires de l’histoire moderne. Le célèbre écrivain avait sans doute appris, au cours du voyage au Cap raconté dans son livre Oceana, comment les Boers avaient dû quitter un jour leur pays natal ; comment ils avaient réussi à fonder une paisible et heureuse république pastorale un milieu des plus belliqueuses et des plus cruelles populations du continent noir ; comment, enfin, ils s’étaient créé une patrie indépendante et libre ? Voilà ce qu’il y a de moins connu dans leur histoire, voilà ce qu’il nous a paru intéressant d’exposer.

Il y a, dans la langue du Boer, un mot très expressif, trekken, qui signifie littéralement « tirer » et qui suggère l’idée d’atteler les bœufs pour tirer le chariot, en d’autres termes, quitter le pays, émigrer à la recherche de nouveaux pâturages situés plus au Nord, là où il n’y a pas d’Anglais. Ce mot imagé est surtout entré dans la langue le jour où des milliers de Boers abandonnèrent la patrie que l’Angleterre leur avait ravie et s’en allèrent vers des régions inconnues, emmenant leurs bestiaux et emportant leur Bible. A raison de leur trek, on les appela les Voortrekkers.

Le trek a d’ailleurs été de tout, temps dans les mœurs des Boers. Comme l’a remarqué un de leurs annalistes, Léon Cachet[1], le « trekzucht, » le désir de changer de place, est chez eux un sixième sens. Un autre de leurs historiens, Cloete[2], en parle comme d’une des causes qui contribuèrent à déterminer les Boers à abandonner leur pays. C’est à leur genre de vie et à la nature même de leurs occupations qu’il faut attribuer cet instinct du trek. Ils se vouent, en effet, à la vie pastorale, mais dans les conditions toutes spéciales qu’exige l’adaptation au climat de l’Afrique australe, et qui réalisent un curieux mélange de vie nomade et de vie sédentaire. A la différence de nos paysans, le Boer n’est sédentaire que pendant certaines saisons, nomade en d’autres temps. C’est que chaque Boer possède plusieurs fermes, réparties dans des régions différentes, fort éloignées les unes des autres. Souvent s’abat sur un district une sécheresse prolongée, une série d’orages désastreux, une pluie de sauterelles, une grêle meurtrière, une épizootie ou quelque autre fléau. En pareil cas, le Boer quitte sa ferme pour une autre, située peut-être à des centaines de lieues ; il émigré avec son bétail pendant de longs mois, et s’établit jusqu’à la saison prochaine dans un district plus favorisé. Et l’on comprend ainsi comment l’immense territoire occupé par les Boers est à peine assez vaste pour un peuple exclusivement pastoral, dont chaque ferme occupe une étendue de quelques kilomètres carrés.

Lorsque le Boer émigre, il voyage avec son légendaire char à bœufs. Ces grands chariots d’aspect archaïque, très longs, très massifs, très solides, sont tous construits sur le même modèle et peints de trois couleurs qui sont toujours les mêmes, rouge, vert et jaune. Pas un clou n’entre dans leur construction : ils sont faits du bois le plus résistant du pays, le stinkvood (Laurus bullatus). La lourde machine est mise en mouvement par un véritable troupeau de bœufs attelés par paire, au nombre de quatorze au moins, de dix-huit ou vingt souvent. Les bœufs, au large front armé de cornes démesurément longues, s’en vont de leur pas lent et majestueux à travers le veldt, sous la conduite du Boer, qui marche à côté des bœufs, muni d’un fouet de vingt pieds de long, tandis que sa famille s’abrite sous la tente en demi-cercle qui recouvre l’arrière du chariot : véritable habitation ambulante, dont le type n’a point varié depuis deux siècles que les Hollandais l’importèrent dans le pays. Si l’on s’étonne de voir d’aussi longues files de bœufs attelés au chariot, l’explication se présente d’elle-même lorsqu’on observe que, non loin du chariot, tantôt devant, tantôt derrière, il y a toujours un troupeau de bœufs en marche ou au pâturage. Les bœufs trouvent leur subsistance dans le veldt, et voilà pourquoi le fermier qui émigré ne vend point son bétail : il l’emmène avec sa maison roulante et il y prend ses bêtes de trait. Il ne voyage point pour arriver à bref délai ! Le Boer n’a besoin que d’espace. Il ne compte, pour sa subsistance, que sur le sol et les saisons, il arrivera toujours à temps[3].

Parmi les treks qui forment le trait saillant de la vie des Boers, il en est un qu’ils désignent sous le nom historique de « grand trek, » parce que ce fut le trek de toute une nation qui émigra en masse vers une terre promise, comme autrefois le peuple d’Israël. Ce grand trek eut lieu précisément à la même époque que l’expatriation des paysans irlandais, et c’est un fait remarquable, mais peu remarqué, que la question des Boers, tout comme la question irlandaise, date d’un exode. Cet exode est caractérisé, comme celui du peuple d’Israël, par une confiance absolue dans les desseins de Dieu. Les Voortrekkers emportaient avec eux la Bible, et c’est dans les enseignemens contenus dans les livres sacrés qu’ils puisèrent ces forces presque surhumaines dont ils firent preuve dans tous leurs revers. Qu’un peuple ait pu rester pendant tant d’années éloigné de tout contact avec la civilisation sans tomber dans une grossière barbarie, il n’est guère de fait plus extraordinaire dans l’histoire moderne. Bien qu’ils n’eussent ni tribunaux, ni police, pour veiller au maintien de l’ordre et de la sécurité, les Voortrekkers menèrent toujours une vie pure et ne s’avilirent jamais par l’ivrognerie, la luxure, les rixes, qui sont inévitables parmi les hommes livrés au seul empire de leurs passions. Le fait serait inexplicable, si l’on en recherchait la cause ailleurs que dans la crainte de Dieu et les principes du Décalogue qui inspiraient les Boers.


I

Le grand trek[4] eut pour cause le mécontentement des Afrikanders qui résidaient dans la colonie du Cap. Ces Afrikanders étaient les descendans des émigrés hollandais qui avaient fondé la colonie conquise par l’Angleterre. Ils se plaignaient d’être administrés par un gouvernement résidant à deux mille lieues de leur pays ; ils voulaient s’affranchir de la domination étrangère ; ils aspiraient à vivre dans une contrée où ils pourraient jouir de la liberté et se gouverner eux-mêmes. C’est de Graaf Reinet que partit le signal du mouvement qui devait soulever tout le pays. Lors de l’annexion du Cap par l’Angleterre, les colons de Graaf Reinet furent les seuls qui refusèrent de reconnaître le nouveau gouvernement. Le drapeau britannique, qui avait été hissé, fut ramené par trois hommes déterminés, dont deux portaient des noms aujourd’hui illustres, Kruger et Joubert. L’âme du mouvement était Marthinus Prinsloo, le « protecteur du peuple, » comme l’appelaient les Boers. Mais, comme ils n’avaient pas de munitions, et que les secours qu’ils attendaient n’arrivaient pas, ils durent finir par se soumettre au nouveau gouvernement. Un grand nombre, toutefois, refusèrent de prêter le serment de fidélité. Le Dr Kuyper, député aux États généraux de Hollande, a rappelé ici[5] l’impitoyable sévérité avec laquelle le gouvernement sévissait contre les rebelles. Cinq d’entre eux furent saisis, traînés à l’échafaud et pendus deux fois par suite de la rupture de la poutre qui se rompit sous leur poids. Le souvenir de cette scène effroyable se serait sans doute effacé à la longue, si le gouvernement ne l’avait constamment ravivé par une politique tyrannique.

Un premier grief était la question des langues. Les fonctions publiques étaient généralement confiées à des Anglais qui ne parlaient ni le hollandais ni les langues indigènes. Le hollandais n’était pas enseigné dans les écoles ; tous les actes de procédure devant les tribunaux et toutes les pièces administratives devaient être rédigés en anglais ; quiconque ne comprenait pas l’anglais ne pouvait faire partie du jury. Ces mesures blessèrent l’orgueil national des Boers, au point qu’ils ne voulurent plus présenter de pétitions au gouvernement pour se soustraire à l’obligation de les rédiger en anglais.

D’un autre côté, les plus noires accusations étaient lancées contre eux par les Hottentots, et les Anglais y ajoutaient foi, en sorte que le nom de Boer était devenu en Europe un objet de mépris et même d’exécration. On leur attribuait d’horribles méfaits ; on les accusait d’exercer les plus cruels traitemens envers les Hottentots ; on disait même qu’ils assassinaient les indigènes avec d’effroyables raffinemens de cruauté. Sous prétexte de philanthropie et de propagande religieuse, ces calomnies étaient surtout répandues par les missionnaires anglais. Ces précieux auxiliaires de la politique d’expansion coloniale de l’Angleterre étaient envoyés en Afrique moins pour évangéliser les nègres que pour créer contre les Boers un mouvement hostile. Leurs accusations étaient si graves et si précises que le gouvernement institua une enquête. Cette enquête dura plusieurs mois. On examina soixante-dix affaires, dans lesquelles une centaine de familles se trouvaient impliquées, et on interrogea plus de mille témoins. Suivant l’assertion de Henri Cloete, qui assista à l’enquête en qualité de greffier, tout ce luxe de procédure aboutit finalement à ce résultat, que pas une seule des horribles accusations ne fut prouvée, et qu’on ne parvint à établir et à punir que quelques légères peccadilles qui avaient servi de fondement aux plus monstrueuses suppositions. Mais rien n’est vivace comme la calomnie. Des écrivains de la valeur d’Elisée Reclus n’ont pas craint de renouveler la légende de la férocité des Boers. A les en croire, l’occupation du Transvaal « fut accompagnée parfois de massacres atroces, d’exterminations en masse ; chaque progrès des blancs dans la direction du Nord devait s’acheter par le sang. » Toutes ces accusations ne reposent que sur les récits des noirs, race perfide et menteuse, propagés par l’intérêt qu’y trouve une certaine politique. Mais elles s’évanouissent devant le fait indéniable que l’humanité et la générosité des Boers ont de tout temps forcé les respects même de leurs ennemis.

Ce qu’on ne manque pas de leur reprocher, c’est que la question de l’esclavage fut une des causes du grand trek. Mais il faut savoir ce qu’était l’esclavage en Afrique australe. Comme l’a écrit Fronde, l’impartial historien anglais, c’était un esclavage domestique : les abus qui se voyaient dans les plantations des Indes occidentales étaient inconnus au Cap ; les esclaves, attachés à la maison plutôt qu’au sol, n’y connurent jamais la triste condition des nègres d’Amérique ; loin qu’on leur infligeât de mauvais traitemens, ils faisaient en quelque sorte partie de la famille de leurs maîtres, qui s’intéressaient à leur bien-être spirituel et matériel, leur enseignaient la lecture et l’écriture, leur recommandaient l’assistance au service divin, et les initiaient à divers métiers. Certes, il serait absurde de prétendre que jamais esclave ne fut maltraité ; mais ce qui remet les choses au point, c’est le fait révélé par une enquête, que dans l’espace de dix années, il n’y eut pas plus de deux ou trois actes de cruauté ; c’est aussi le témoignage d’un gouverneur anglais, lord Somerset, qui disait, dans une dépêche au comte Bathurst : « Il n’y a peut-être pas, dans les sociétés organisées, d’être plus heureux que l’esclave de l’Afrique du Sud. » « Plus heureux ! » n’était-ce pas beaucoup dire ? En tout cas, il ne faut pas croire que les Boers voulussent à tout prix le maintien de l’esclavage, et longtemps avant le décret d’émancipation beaucoup de propriétaires d’esclaves avaient déjà manifesté le vœu de voir abolir une institution qui ne répondait plus aux idées modernes. En réalité, tous étaient animés du désir sincère de trouver le moyen de supprimer l’esclavage graduellement et sans causer la ruine des colons. Dans une réunion qui eut lieu à Graaf Reinet en 1826, il fut expressément déclaré que « tous les membres de l’assemblée souhaitaient la suppression complète de l’esclavage, pourvu qu’on pût réaliser ce vœu dans les conditions raisonnables. La seule difficulté était le mode d’exécution. » Il n’est donc pas vrai de dire que les Boers aient fait un grief au gouvernement britannique de l’affranchissement des esclaves : ils ne se sont plaints que de l’arbitraire et de l’injustice qui présidèrent à cette mesure.

L’émancipation fut décrétée par la loi du 1er décembre 1834. Le parlement anglais vota une somme de 500 millions de francs qui devait servir de compensation à l’affranchissement des esclaves de toutes les colonies britanniques. Cette somme devait être répartie, à titre d’indemnité, entre chaque colonie. Dans la colonie du Cap, on comptait 39 000 esclaves, qui furent évalués à 76 millions. Quoique cette somme fût très inférieure à la valeur réelle, il se trouva, en lin de compte, qu’au lieu de l’évaluation convenue, la part attribuée à l’Afrique australe était réduite à 31 millions. Cette nouvelle provoqua une véritable consternation dans la colonie, car elle devait provoquer la ruine de bien des colons. Beaucoup avaient donné en gage leurs esclaves pour dettes, et, comme les créanciers réclamaient leur gage, c’était un désastre. Pour comble, les indemnités n’étaient payables qu’à Londres. Les propriétaires d’esclaves étaient donc réduits à se livrer aux mains d’agens qui, spéculant sur la misère des Boers, leur achetaient des certificats pour la moitié de la valeur. En sorte que la plupart ne touchèrent que le sixième de la somme à laquelle leurs esclaves avaient été évalués. Cloete, l’historien du grand trek, cite son propre cas en exemple : il toucha à peine le douzième du prix d’un esclave qui valait 15 000 francs. On peut difficilement se faire une idée de la misère qui fut la suite de cette confiscation sommaire, dans une colonie de plantation aussi petite et aussi pauvre que l’était le Cap en 1835. Des ménages qui vivaient dans l’abondance furent plongés dans le besoin ; des centaines de familles furent réduites à la pauvreté et au manque du nécessaire. Theal atteste que, de son temps, beaucoup vivaient encore qui se souvenaient des privations qu’ils avaient eu à souffrir dans leur enfance, qui se rappelaient que leurs parens moururent indigens ; que d’autres, riches la veille, se virent subitement dans la nécessité de mendier leur pain.

Une autre cause avait contribué à la ruine des Boers. Les fonctionnaires du gouvernement jouissaient de revenus si élevés, qu’il se produisit une disette d’argent : il fallut y remédier par l’émission de billets de banque de 4 shillings (5 francs). En 1824, le gouvernement de Londres retira ces billets, qui furent payés 1 fr. 95 par billet. Les colons perdirent ainsi plus de la moitié de leur avoir, et ils appelèrent banqueroute frauduleuse l’opération dont ils étaient victimes.

Mais le grand grief, c’était la question cafre. Les Boers avaient appris à leurs dépens à connaître de près les Cafres, tandis que les Anglais les regardaient de loin, à travers les lunettes bleues des missionnaires protestans. Les Boers avaient expérimenté cruellement la fausseté, la ruse, la rapacité des naturels. Les Anglais avaient une foi aveugle dans les missionnaires Van der Kemp, James Read et Philip, ennemis des Boers et amis des Cafres. La politique anglaise à l’égard des naturels devait donc être tout opposée à celle des Boers, et il en résulta un profond mécontentement. Les Boers se plaignaient surtout de n’être point protégés contre les Cafres sur les frontières. Le grief était ancien, car, dès 1812, on avait dû chasser les Cafres de la colonie et édifier sur les frontières une ligne de forts destinés à les tenir en respect. Quelques années plus tard, le gouvernement avait dégarni ces forts pour concentrer les troupes dans l’intérieur. Les Cafres en profitèrent pour affluer sur les frontières et harceler les Boers qui étaient constamment menacés d’être assassinés, de voir leur bétail volé ou leurs maisons pillées et livrées aux flammes. Il ne se passait pas de semaine sans quelque acte de pillage ou de piraterie, et les troupeaux des Boers ne cessaient de diminuer par suite des continuels brigandages des noirs. Après guerre sur guerre, éclata la grande invasion de 1834. Le 23 décembre de cette année, les chefs Makomo et Tyali franchissent la frontière avec une troupe de 20 000 Cafres, dévastent les districts d’Albany et de Somerset, massacrent hommes, femmes et enfans, et enlèvent tout le butin qu’ils peuvent emporter. Ils tuent plus de 50 Boers, ruinent 3 227 blancs, brûlent 239 maisons, enlèvent 30 140 bêtes à cornes, 964 chevaux et 55 554 moutons, sans parler des ravages causés aux champs. Le colonel Harry Smith est envoyé à la frontière au secours des Boers ; il amène avec lui 800 soldats ; les Boers ne font aucune difficulté de combattre avec les Anglais, pour rentrer en possession de leur bétail. L’ennemi est mis en fuite, et le butin repris. Les Boers vont-ils au moins récupérer leurs biens volés ? Comme ils s’y apprêtent, ils reçoivent défense de le faire, et le bétail est vendu publiquement à leur barbe, car il faut bien payer les frais de guerre. Et, comme si cette mystification ne suffisait pas, le gouvernement de la métropole y ajoute l’insulte. Le gouverneur, sir Benjamin d’Urban, avait, au lendemain de la guerre, en vue de protéger les Boers contre de nouvelles incursions, annexé à la colonie du Cap une grande partie du territoire des Cafres. Lord Glenelg, secrétaire pour les Colonies, ordonna de rapporter immédiatement cette mesure, parce que l’annexion « était fondée sur une conquête qui était la conséquence de la guerre, et dans laquelle le bon droit se trouvait du côté des vaincus, non du côté des vainqueurs. » Donc, on n’avait chassé les Cafres que pour les laisser aussitôt revenir à la frontière. En présence d’une politique aussi irrésolue, les Cafres devaient perdre ce qu’ils avaient encore de respect pour le gouvernement. Ils recommencèrent donc leurs anciennes rapines, et la situation des Boers en devint intolérable. Le gouvernement impérial réservait tous ses égards aux Cafres, sans tenir compte des griefs des Boers, qui restaient sans écho en dépit des plaintes et des pétitions.

Les choses en étaient arrivées à ce point qu’il était devenu impossible aux Boers de rester dans la colonie du Cap, et qu’ils ne virent d’autre parti à prendre que de s’éloigner. Ils le firent, non pas comme des conspirateurs, mais ouvertement, à la lumière du jour, et en faisant connaître les motifs de leur conduite. Le gouvernement eut beau mettre des entraves à leur exode, ils ne se laissèrent point détourner de leur dessein. On comprend que le gouvernement ne vît pas sans émotion la colonie menacée de perdre l’élite de sa population : aussi usa-t-il de toute son influence auprès des. magistrats et du clergé pour montrer tout ce qu’il y avait d’illégal et de périlleux dans une telle résolution. On fit même courir le bruit que le gouvernement pourrait empêcher cet exode en vertu de certaines dispositions législatives. Mais, de l’avis du procureur général, M. Oliphant, consulté par le gouverneur sir Benjamin d’Urban, il était impossible d’empêcher personne de quitter la colonie, soit en vertu des lois en vigueur, soit en vertu de celles qu’on pourrait promulguer : il estimait même que les Boers, hors du territoire britannique, auraient le droit de ne plus se considérer comme sujets anglais. Le lieutenant-gouverneur lui-même, sir Andries Stockenström, déclara, en réponse à une adresse, qu’il ne connaissait aucune loi qui pût empêcher les sujets de Sa Majesté d’abandonner le territoire de l’empire et de s’établir dans une autre contrée, et qu’une telle loi, si elle existait, serait tyrannique et oppressive. Les Boers pouvaient donc partir : leur projet de quitter en masse la colonie n’avait rien de séditieux ni d’illégal, bien que beaucoup de leurs adversaires les insultassent en disant qu’ils n’avaient d’autre but que de se soustraire aux lois et à l’ordre de la colonie et de massacrer et piller les Cafres, au pays desquels ils voulaient s’établir. Leurs amis, au contraire, par intérêt véritable, voulaient les retenir. D’autres les raillaient et parlaient de leur projet avec dérision. Et, si beaucoup cherchaient à les décourager, il n’y avait personne pour les encourager. Mais les Boers étaient des hommes résolus : qu’ils fussent compris ou non, il leur importait peu ; ils avaient décidé de quitter pour toujours la colonie. Certes il leur en coûtait : le pays de leurs pères leur était cher, en dépit de tout ce qu’ils y avaient souffert. Mais, chez les Boers, il y a un sentiment plus puissant que l’amour du sol natal, c’est l’amour de l’indépendance.

Les Voortrekkers eurent alors à choisir la contrée où ils transporteraient leurs foyers. Avides de la vie libre et insouciante du désert, ils jetèrent tout d’abord les yeux vers les sauvages contrées du Nord, dont ils avaient entendu vanter par les chasseurs Griquas et par leurs propres esclaves les plaines fertiles et giboyeuses, que jamais le pied des blancs n’avait foulées. Mais, avant de s’engager dans l’aventure, ils voulurent, en hommes prudens et prévoyans, s’assurer si le pays convenait pour un établissement, si l’élève du bétail et la culture y étaient possibles. Ils envoyèrent dans différentes directions trois commissions d’exploration, pendant l’absence desquelles éclata la guerre cafre, qui précipita les événemens. Des différentes contrées explorées, ce fut le Natal qui fut représenté comme la plus favorable à un établissement, et les Voortrekkers la désignèrent finalement comme leur terre promise. Le pays était dépeint comme étant d’une merveilleuse beauté, avec des paysages enchanteurs, des montagnes ondulées, de charmantes vallées, de vertes campagnes couvertes d’herbages opulens. Le Natal, découvert le 25 décembre 1497 par Vasco de Gama, n’avait été visité que de loin en loin par les Européens, et le pays n’appartenait à aucune nation civilisée lorsque les Boers résolurent de s’y établir.

Avant d’entreprendre leur long voyage vers la contrée inconnue, les Vortrekkers vendirent leurs maisons à des prix dérisoires. Comme ils allaient s’avancer dans le désert, il leur fallait tout emporter avec eux, vétemens, vivres, couvertures, fourrages, armes et munitions. Il leur fallait surtout des chariots et des bœufs, et tous les accessoires d’attelage. Tandis que les hommes s’occupaient à cette besogne, les femmes travaillaient à la confection des tentes, à la préparation des langues de bœuf, du biscuit, à l’achat de la farine, du riz, du sucre, du café, du thé. Quand tous ces préparatifs furent terminés, la plupart ne possédaient plus que le peu d’argent qu’ils avaient reçu pour leurs esclaves et leurs maisons ; et il en résulta plus tard que, dans les premiers temps de leur établissement au Natal, beaucoup s’estimèrent heureux de pouvoir fournir une journée de travail pour un morceau de pain.


II

Les intrépides émigrans se mirent enfin en marche vers le milieu de l’année 1836. Comme ils habitaient des districts fort éloignés les uns des autres, ils se rejoignirent en des lieux qui avaient été désignés d’avance. Trois grandes troupes furent ainsi formées : la première, commandée par Hendrik Potgieter, la seconde par Gert Marthinus Maritz, la troisième par Jacobus Uys. La troupe de Potgieter était la plus considérable : elle n’emmenait pas moins de cent wagons avec un nombreux bétail. Uys était le plus vénérable des trois chefs : il était âgé de soixante-dix ans quand il entreprit l’aventureuse expédition. Sa troupe comptait une centaine d’émigrans, et il en était à la fois le chef et on pourrait dire, le père, car l’expédition se composait presque entièrement de ses enfans, beaux-enfans et petits-enfans. Quand la troupe traversa Grahamstown, les habitans de cette ville offrirent au vieux patriarche une magnifique Bible en témoignage de respect. Au moment où le gros de l’expédition traversa la large et rapide rivière qui devait les séparer à jamais de leur ancienne patrie, ils rédigèrent un document dans lequel ils manifestaient leur intention de conserver leur indépendance dans la contrée vacante où ils allaient s’établir et exposaient les raisons qui les déterminaient à quitter la colonie pour chercher une nouvelle patrie. Ils ne pouvaient, disaient-ils, supporter la perte de leurs esclaves, ni recevoir une compensation dérisoire ; ils ne pouvaient endurer les violences et les brigandages des tribus cafres, contre lesquelles le gouvernement était impuissant à les protéger. Ils protestaient contre le flot d’outrages et d’injustices lancé contre eux, ne sachant à qui recourir pour l’endiguer. Ils quittaient le Cap pour aller chercher la tranquillité. Ils s’engageaient à ne molester personne dans leur exode ; ils étaient décidés, toutefois, à se défendre, s’ils étaient attaqués, et à mourir, s’il le fallait. Ils quittaient la colonie afin de n’avoir plus aucune relation avec le gouvernement britannique, afin de se gouverner eux-mêmes, selon leur foi. Ils se confiaient entièrement en Dieu tout-puissant, juste et miséricordieux.

Désormais les Voortrekkers allaient s’exiler du monde civilisé et affronter tous les périls de l’inconnu. Il n’y avait plus, devant eux, aucune route tracée ; ils devaient se frayer un chemin à travers les plaines et les rivières, les monts et les vallées. Et, en face de toutes ces difficultés, ils n’avaient à compter que sur eux-mêmes, car la plupart n’avaient pas de serviteurs : à la suite de l’abolition de l’esclavage, il n’y avait eu qu’un petit nombre d’affranchis qui fussent demeurés attachés à leurs maîtres au point de les suivre dans leur aventureux exode. Les émigrans devaient donc charger leurs enfans des besognes les plus servies et confier à leurs propres filles le soin du bétail ou la conduite des wagons. Et, tout en vaquant à ces humbles travaux, ces enfans du grand trek apprenaient à lire et à écrire, et, cette jeune génération, grandie au milieu des obstacles et des combats, allait former cette race d’hommes héroïques et de femmes fortes qui devaient opposer plus tard à la toute-puissante Angleterre la résistance que nous voyons.

La grande préoccupation des Voortrekkers était, au milieu de leur pauvreté, de trouver des subsistances et de nourrir leur bétail. Heureusement la contrée était riche en prairies, on y trouvait de l’eau en abondance, et les plaines étaient giboyeuses. La chasse était pour eux une agréable diversion, et ils s’y livraient autant pour subsister que pour se défendre contre les animaux féroces. Ils acquirent ainsi cette adresse merveilleuse qui en fait les meilleurs tireurs du monde. Pendant la nuit, ils tenaient des feux allumés, de peur que les lions ne vinssent enlever le bétail dans les enclos construits avec des branches d’épines. Ils organisaient souvent des parties de chasse contre ces hôtes dangereux, et ils en tuèrent des centaines au cours de leur exode. Au nombre de ces chasseurs était Paul Kruger, aujourd’hui président du Transvaal.

Les intrépides Voortrekkers se dirigèrent vers le Nord, à travers le territoire qui est devenu l’État libre d’Orange. Cette contrée était alors presque déserte. La plupart des tribus cafres y avaient été exterminées d’une façon systématique par Chaka, le fameux chef zoulou qui, après avoir conquis le Natal, avait porté la guerre dans les régions situées de l’autre côté du Drakensberg : l’Orange et le Transvaal. On estime que ce sanguinaire tyran fit massacrer un million d’êtres humains. Au nord de la rivière Orange, les Voortrekkers trouvèrent donc une contrée déserte et inhabitée : ils rencontraient partout les restes des Kraals cafres, mais n’apercevaient d’autres créatures vivantes que les bêtes sauvages, lions, panthères, élans et antilopes. Les troupeaux d’anti- lopes, qui abondaient dans les plaines herbeuses, offraient une proie facile aux infaillibles coups de fusil des voyageurs, qui ne manquaient donc point de subsistances. La terre était d’ailleurs fertile, et les races sauvages qu’ils rencontraient considéraient avec étonnement les lourds wagons abrités d’une tente blanche qui s’avançaient majestueusement à travers les immenses plaines. Les Basutos, les tribus des Barolongs et des Mantatis, dont les villages étaient disséminés le long de la route, ne cherchèrent point à s’opposer au passage des étrangers.

La troupe de Potgieter, après s’être arrêtée quelque temps chez le chef Maroko, à Thabanchu, arriva chez les Cafres Batuangs, dans la contrée située entre la rivière Vet et le Vaal. Cette tribu s’attendait chaque jour à être attaquée par Moselekatse, chef des Matabélés. Potgieter conclut une convention avec Makivana, chef de cette tribu, et acquit le territoire entre le Vet et le Vaal. C’est ainsi que procédèrent toujours les Voortrekkers, qui n’étaient point des ravisseurs ni des pillards, bien qu’on les ait souvent représentés comme tels : ils louaient ou achetaient les terres des Cafres, et ils ne leur volèrent jamais ni un bœuf ni un pouce de terrain. Rien n’est plus contraire à la vérité que de prétendre, comme on l’a fait, que non seulement les Boers ont dépossédé violemment les premiers occupans, mais qu’ils se sont montrés féroces vis-à-vis d’eux. Jamais ils ne donnèrent aux indigènes de justes motifs de guerre ; jamais ils ne furent les agresseurs ; toujours ils s’efforcèrent d’éviter de sanglans combats. Ils avaient marché jusqu’alors sans être inquiétés. Mais l’heure de l’adversité était proche. Il y-avait quelque temps qu’ils se trouvaient chez les Batuangs, quand. en l’absence de Potgieter et de Sarel Cilliers qui, avec quelques-uns des leurs, s’étaient rendus à Zoutpansberg, un petit groupe d’émigrans organisa une chasse à l’éléphant du côté de la rivière Vaal. Ne connaissant pas encore les mœurs sanguinaires des Matabélés, et rassurés par les dispositions pacifiques des Barolongs et des Batuangs, ils revenaient paisiblement de leur expédition, marchant en petits détachemens isolés les uns des autres, quand le perçant cri de guerre des Matabélés s’élève dans l’air. Une bande de guerriers nus, sortant de leur embuscade, fond sur un des détachemens : la petite troupe, attaquée à l’improviste, est massacrée. Les deux seuls survivans, Stephanus Erasmus et son fils, rejoignent à toute bride un autre détachement composé de 11 hommes. De nouveau attaqués par surprise, ils doivent faire face à un si grand nombre d’ennemis, qu’ils battent en retraite tout en soutenant une lutte terrible qui dure six heures et qui se termine par la fuite des Matabélés. Le petit détachement du vieux Barend Liebenberg est surpris de la même façon par une autre troupe de sauvages, et le pauvre vieillard tombe sous les assagaies avec onze de ses enfans et douze de ses serviteurs. Le massacre accompli, les Matabélés s’en retournent, emportant avec eux une grande partie du bétail des Boers et emmenant trois de leurs enfans qu’on ne retrouva plus jamais.

Tel fut le premier revers des Voortrekkers, qui devaient en essuyer tant d’autres par la suite. A leur retour de Zoutpansberg, en septembre 1836, Potgieter et Sarel Cilliers apprirent avec douleur le terrible désastre et avisèrent aussitôt aux mesures à prendre. Ils résolurent de gagner sans retard Vechtkop, près de la Wilge Bivier, et de s’y retrancher dans un laager pour repousser les attaques qu’ils redoutaient encore. Le laager affectait ordinairement la forme d’un carré oblong, fermé par les wagons qui servaient de murailles. Le timon de chaque wagon était ramené sous le wagon suivant, et les roues étaient immobilisées au moyen de sabots, de manière que les wagons unis les uns aux autres ne formaient qu’un mur continu. On chassait le bétail dans l’enceinte du laager, et on y mettait en sûreté les femmes et les enfans.

A peine les Boers étaient-ils retranchés dans leur laager, qu’ils furent avertis par deux Hottentots de l’approche d’une grande troupe de Matabélés, qui se trouvaient déjà à la rivière Vaal, à douze heures de marche de Vechtkop. À cette nouvelle, les Boers achèvent de fortifier le laager, et, pour empêcher l’en- nemi de pénétrer dans la place par les intervalles entre les roues des wagons, ils les bouchent au moyen de branches d’épine. Les femmes, de leur côté, s’occupent de fabriquer des balles. Quand tout est prêt pour la défense, le 29 octobre dans la matinée, Sarel Cilliers monte à cheval avec trente-deux braves et se porte au-devant des Matabélés, qu’il rencontre à une demi-heure du laager, en nombre formidable. Les Boers sont chevaleresques, même envers les sauvages. Sarel Cilliers veut leur faire comprendre qu’il n’aspire nullement à verser leur sang : il leur parle amicalement, à l’aide d’un Hottentot qu’il a amené comme interprète ; il leur demande pourquoi les Matabélés marchent contre les blancs, qui ne leur veulent aucun mal. Les noirs répondent par leur terrifiant cri de guerre en invoquant le nom de Moselekatse, leur chef. Et les Boers battent en retraite vers le laager, en tenant l’ennemi en respect par leurs coups de fusil.

Rentré dans le laager, Sarel Cilliers convoque tous ses gens et les exhorte à avoir confiance en Dieu. Lui-même a raconté, dans un langage d’une rare simplicité, cette scène émouvante, « Tous s’agenouillèrent, nos femmes et nos enfans aussi, et je suppliai le Dieu infiniment miséricordieux de daigner nous secourir dans notre grande détresse, de ne pas nous abandonner, et de nous fortifier contre l’ennemi. » Puis, le vaillant chef recommanda aux femmes et aux enfans de ne pousser aucun cri, et défendit que personne ne tirât avant qu’il n’eût lui-même fait feu.

Abrités derrière leur rempart de wagons, les fermiers sont décidés à lutter jusqu’à la mort, car ils savent que leur ennemi barbare n’épargnera ni hommes, ni femmes, ni enfans. Après avoir rôdé quelque temps autour du laager, les Matabélés s’élancent vers les chariots avec d’effroyables sifflemens. Sarel Cilliers les laisse s’approcher jusqu’à trente pas, fait feu, et à ce signal convenu, tous les Boers déchargent simultanément leurs armes. Les sauvages, après une minute d’hésitation, s’élancent en colonnes épaisses sur les cadavres des premiers rangs, se baissent sous leurs boucliers de peau, chargent les wagons jusque tout près des roues, et, avec des cris aigus qui dominent presque le bruit des coups de fusil, s’efforcent d’arracher les branches d’épines, et tirent les wagons avec une telle violence, qu’ils les font avancer de plus de six pouces. Les Boers, avec le sang>froid que donne une longue pratique de la chasse, abattent chaque homme qu’ils visent, tandis que les femmes chargent avec le même sang-froid les fusils de leurs maris et de leurs frères. Cette lutte effroyable ne dura pas plus d’une domi-heure, mais les baltes des Boers firent de tels ravages dans les rangs des Matabélés que, finalement, les féroces guerriers se retirèrent avec leur chef Kalipi et s’enfuirent dans la plaine, laissant tes plus braves d’entre eux, au nombre de cent cinquante, couchés dans la poussière autour du laager. Du côté des Boers, il n’y avait que deux tués et douze blessés, en dépit d’une grêle de projectiles déchargés par une nuée d’assaillans : on ramassa onze cent treize assagaies dans l’enceinte du laager, et on en trouva soixante-douze plantées dans la toile d’une tente de wagon. Mais ce qui changea la victoire en désastre, c’est que, dans leur retraite, les Matabélés emmenèrent avec eux tout le bétail des Boers : vainement le commandant Potgieter les poursuivit jusqu’au coucher du soleil, il ne put récupérer le butin. Depuis leur première rencontre, les Voortrekkers avaient perdu vingt blancs et vingt-six noirs, sans compter les blessés, 100 chevaux, 4 600 têtes de gros bétail et 50 000 têtes de petit bétail. On peut s’imaginer dans quelle terrible détresse se trouvait le camp de Potgieter : un convoi de 50 wagons, et pas de bœufs pour les tirer ; un grand nombre de blessés, et pas de quoi les nourrir ; on manquait de blé ; « mes enfans pleuraient de faim, » disait Sarel Cilliers. Pendant de longues semaines, ils durent attendre l’arrivée du secours que le commandant avait envoyé chercher à Thabanchu, la « Montagne Noire, » au pied de laquelle était campée la troupe des Voortrekkers commandée par Gert Maritz.

A la nouvelle du désastre essuyé par leurs frères, ces braves tinrent conseil. D’un esprit grave et résolu, comme les ancêtres de Leyde et de Haarlem, ils n’aspiraient nullement au carnage ; mais les Matabélés les avaient attaqués en traîtres et sans provocation ; ils avaient massacré une cinquantaine de leurs amis, ils avaient volé leurs biens et leurs troupeaux. Le 22 décembre 1836, ces héros se réunirent en une grande assemblée et élurent leur premier Volksraad, sous la présidence de Gert Maritz. Au nombre des sept membres désignés figurait Daniel Kruger, le père de Paul Kruger. Le conseil résolut de punir Moselikatse et de venger leurs amis. On mit sur pied un commando composé de 107 cavaliers d’élite, 40 Griquas et 60 Cafres, tous bien montés et bien armés, sous les ordres de Gert Maritz. Le 17 janvier 1837, ils attaquèrent à l’improviste Mosega, un des kraals militaires de Moselikatse, et le chef des Matabélés paya chèrement sa trahison par la perte de plusieurs centaines de guerriers. Les Boers reprirent leurs chariots et 6 000 têtes de bétail, et retournèrent triomphalement dans leur camp.


III

C’est à ce moment qu’on vit surgir l’homme dont le nom est resté légendaire dans l’histoire du grand trek. Il s’appelait Pieter Retief et descendait d’un de ces huguenots de France qui avaient émigré au Cap lors de la révocation de l’Edit de Nantes. C’était un homme peu ordinaire, d’une remarquable intelligence, d’une grande bravoure, d’une admirable piété. A la suite de dissentimens qu’il avait eus avec le gouverneur de la colonie du Cap, il résolut de partager la fortune des Voortrekkers, et il les rejoignit à Thabanchu, où il arriva, à la tête de vingt-six familles, en avril 1837. Les Voortrekkers, qui connaissaient sa valeur, lui confièrent leurs destinées en le choisissant comme leur commandant général.

Avec un rare sens politique, Retief commença par conclure des traités d’amitié avec les tribus cafres voisines, sauf avec Moselikatse. Il fit savoir à ce chef que les Voortrekkers ne demandaient qu’à vivre en paix avec les Cafres, mais qu’aucune paix n’était possible entre eux et les Matabélés, aussi longtemps que Moselikatse n’aurait pas renvoyé le bétail qu’il leur avait ravi. Quand Retief apprit que Moselikatse n’était point disposé à écouter cette proposition, il envoya contre les Matabélés un commando sous les ordres de Potgieter et de Uys. Les Boers. remportèrent une victoire qui brisa la puissance militaire des Matabélés. Moselikatse fut chassé de son pays, et Potgieter proclama que la contrée abandonnée par lui serait soumise désormais aux Voortrekkers. Ce territoire forme aujourd’hui les républiques des Boers. Moselikatse se réfugia dans la contrée où devait régner plus tard Lobengula, et que les Anglais annexèrent en 1895 sous le nom de Rhodésia, du nom de Cecil Rhodes.

Des dissentimens s’élevèrent à cette époque entre les chefs du trek sur la contrée où les Boers iraient fonder leur république. Bien qu’à l’origine ils eussent jeté leur dévolu sur le Natal, tout fut remis en question. Les uns voulaient s’établir au Nord, les autres préféraient aller à l’Est. Et, comme on ne put tomber d’accord, il arriva que les Voortrekkers, jusqu’alors si unis, se divisèrent en deux fractions. Potgieter, qui opinait pour aller au Nord, se sépara du reste de l’expédition pour constituer un gouvernement à part dans la contrée qu’il avait obtenue de Mukwana, entre les rivières Vet et Vaal ; Retief, avec Maritz et Uys, jugea qu’il valait mieux aller au Natal. Retief, qui n’était pas seulement un héros, mais aussi un homme d’État, entrevoyait les futures destinées des Voortrekkers, et il considérait comme une condition essentielle du développement de son peuple la faculté de se mettre en relations directes avec les autres nations. Il voulait donc conquérir pour les Boers un port de mer. Son rêve fut bien près d’être réalisé par l’occupation du Natal ; mais l’Angleterre, l’éternelle antagoniste des Boers, y mit obstacle.

Les Voortrekkers se préparèrent donc à traverser la chaîne du Drakensberg, qui les séparait de la contrée qu’ils avaient en vue. Mais, à peine s’étaient-ils mis en route, qu’un incendie de prairie éclata et prit une telle extension qu’ils durent renoncer à poursuivre leur marche et attendre les premières pluies de l’été. Retief résolut de mettre ce temps à profit pour aller reconnaître le Natal et rechercher un port convenable. Il se mit à la tête d’une petite troupe de reconnaissance composée de quinze cavaliers, et partit aux premiers jours d’octobre pour le pays de ses rêves.

Lorsqu’ils découvrirent, du haut du Drakensberg, la merveilleuse contrée qui s’étendait à leurs pieds, ils durent être ravis d’enthousiasme. Comme, dans ces régions australes, le mois d’octobre correspond à notre mois d’avril, le Natal dut apparaître à ces premiers pionniers dans sa beauté printanière, avec son océan de montagnes et de forêts, avec ses vallées et ses rivières. A mesure qu’ils descendaient du haut des monts, ils étaient de plus en plus captivés par la beauté enchanteresse de cette terre promise, dont l’exubérante végétation annonçait la fertilité. Ce qui dut les surprendre au plus haut point, c’était la solitude qui régnait autour d’eux. Partout les plantureuses campagnes se montraient pourvues de bétail et de gibier de toutes sortes, mais ils ne rencontraient pas un seul être humain. Depuis la cime du Drakensberg jusqu’à la baie de Natal, ils n’aperçurent pas un Cafre. Mais partout ils pouvaient voir les ruines des kraals qui portaient encore les traces d’une récente dévastation.

Quand Relief arriva à la baie de Natal, le 19 octobre 1837, il y trouva environ trente Anglais, mais pas une seule femme blanche. Ces Anglais se considéraient comme indépendans : ils avaient sous leur autorité les chefs d’un certain nombre de tribus cafres qui avaient fui la tyrannie de Chaka et de Dingaan. Retief se demanda si ces Anglais avaient un droit sur le Natal, ou si le gouvernement britannique pouvait, de par le droit de ces Anglais, élever des prétentions sur cette colonie. En examinant les faits que constataient les pièces du temps, il se convainquit que le Natal, abstraction faite des droits de Dingaan, le grand chef des Zoulous, était une terre vacante. Il est vrai que les chefs zoulous avaient, en différens temps, donné des terres dans le voisinage de la baie de Natal à quelques Anglais ; que ces Anglais avaient fondé Durban en 1835 ; que ces mêmes Anglais avaient mis tout en œuvre pour déterminer le gouvernement royal à faire du Natal une colonie britannique, qu’ils avaient déjà baptisée du nom de Victoria ; mais ils s’étaient heurtés à un refus plus formel encore que celui essuyé en 1824 par le lieutenant Farewell, auquel lord Somerset, gouverneur de la colonie du Cap, avait fait savoir qu’il ne pouvait autoriser la prise de possession de terres sans qu’il en eût connaissance. À la pétition des marchands qui demandaient du roi d’Angleterre d’établir une colonie de plantation à Port-Natal, le secrétaire des Colonies fit cette réponse, on date du 12 mars 1835, que « Sa Majesté avait résolu de ne pas établir une colonie britannique au Natal, le gouvernement royal considérant le Natal comme une terre étrangère, régie par des chefs étrangers, avec lesquels il n’avait ni le droit ni l’intention d’avoir des démêlés. » Les marchands répondirent à ce refus en protestant contre l’application que lord Glenelg prétendait faire au Natal de la loi qui soumettait à la discipline du gouvernement britannique tout sujet anglais qui se rendrait coupable d’un délit hors du territoire anglais. Ils prétendirent que le Natal était un pays libre, qui, étant soustrait à la protection du gouvernement britannique, était soustrait aussi à son droit de police. Sans vouloir trancher cette difficulté de statut personnel, on peut tenir pour certain qu’en 1837, le Natal n’appartenait pas plus à l’Angleterre qu’aux Portugais qui le découvriront en 1497, ou qu’aux Hollandais qui y achetèrent des terres, on 1719, lorsque la Compagnie hollandaise dos Indes Orientales y établit une colonie de plantation. Portugais et Hollandais n’y avaient fait que des apparitions éphémères et on petit nombre, comme celle des trente Anglais qui se trouvaient au Natal lorsque y arriva le grand exode de 10 000 Boers.

Relief passa neuf jours à Port-Natal et y trouva un accueil très amical chez, les Anglais, qui lui envoyèrent une adresse exprimant le vœu qu’il y eût toujours une bonne intelligence entre eux les Boers. Relief répondit qu’un pareil accueil lui faisait oublier toutes les fatigues de son voyage. On a prétendu que les Anglais eurent une part dans les désastres que les Boers allaient essuyer bientôt ; mais cette assertion n’a jamais été démontrée. En vue de préparer l’établissement des Voortrekkers au Natal, Retief résolut de se rendre chez le grand chef des Zoulous, afin de régler amicalement avec lui les cessions de territoires. Il partit le 28 octobre avec deux Anglais, John Cane et Thomas Halstead, qui l’accompagnaient comme guides et interprètes. Le 5 novembre, il arriva avec les siens à Umkungunhlovni, le grand kraal du puissant chef Dingaan.

Cette ville cafre, assise sur le versant d’une montagne, au bord d’un cours d’eau, comprenait 1 700 huttes dont la plus grande était naturellement celle du chef. Retief la décrit comme une magnifique demeure, de vingt pieds de diamètre, dont le toit reposait sur vingt-deux piliers, et dont le plancher brillait comme un miroir. Dingaan, pour faire paraître sa puissance et sa richesse, ne reçut Retief que trente jours après son arrivée, et organisa dans l’intervalle toutes sortes de réjouissances en l’honneur de son hôte. Enfin, le trentième jour, Dingaan donna audience à son hôte, vêtu d’un magnifique costume à raies noires et rouges. Retief voulut entrer tout de suite en négociations, mais le chef lui répondit que le moment n’était pas venu, qu’il fallait se connaître davantage et ne point se hâter. Et il l’engagea à se reposer, puisqu’il venait de si loin, et à jouir des plaisirs que lui offrait le chef des Zoulous. Comme Retief insistait, Dingaan lui dit qu’il avait été pillé par des hommes qui montaient à cheval, qui avaient des fusils et qui étaient habillés comme les Boers. Il soupçonnait les Boers d’être les coupables, et il exigeait qu’ils fournissent la preuve de leur innocence en obtenant des ravisseurs la restitution du bétail qui avait disparu. À cette condition, il s’engageait à donner le Natal aux Boers. Retief savait que le vrai coupable était Sikonyella, le chef des Mantatis, tribu établie de l’autre côté du Drakensberg. Il n’était guère disposé à se charger de la mission que lui proposait Dingaan. Mais, en homme loyal qu’il était, il voulait prouver l’innocence des Boers, et il accepta le marché, s’engageant à s’acquitter de cette désagréable besogne. Cette faute devait lui être fatale. Comme l’a remarqué Kestell, ce chevalier sans peur et sans reproche avait une noblesse de caractère qui était tout à la fois sa force et sa faiblesse. Comme il était droit, il commit l’erreur si fréquente de chercher la droiture chez tous. Trop confiant, il fut victime de sa bonne foi et de son imprévoyance.

Retief n’eut pas de peine à reprendre à Sikonyella les sept cents têtes de gros bétail volées à Dingaan, outre un certain nombre de chevaux et d’armes à feu volés aux Boers. Et cette prouesse fut d’autant plus belle qu’il sut l’accomplir sans la moindre effusion de sang, « ainsi qu’il convenait à un chrétien. » Puis, il alla rejoindre le gros de l’expédition, qui depuis plusieurs mois attendait les pluies d’été pour franchir la grande chaîne du Drakensberg, se dressant comme une gigantesque barrière entre les hauts plateaux de l’Afrique australe et le riant Natal, la terre promise des Voortrekkers. Ils avaient à conduire avec eux environ mille wagons, et c’était une tâche périlleuse et difficile de traîner ces lourds chariots sur des pentes où il n’y avait aucune trace de chemin. Mais on en vint à bout finalement, et, en janvier 1838, les émigrans campèrent sur le versant natalien de la chaîne du Drakensberg. Ils se répandirent dans la région Nord-Ouest du Natal, dans ces vallées fertiles qu’arrosent la Tugela, la Blauwkrans, le Moordspruit et la rivière des Bosmans.

Confiant dans les bonnes dispositions de Dingaan, Retief songeait à visiter de nouveau le chef des Zoulous, pour lui délivrer le bétail qu’il avait conquis et obtenir en échange la concession du territoire du Natal. Mais un dissentiment s’éleva entre les Boers à ce sujet. Maritz combattit vivement le projet de Retief d’aller lui-même chez Dingaan, estimant qu’il risquait fort d’y laisser la vie. Il était surtout opposé au départ d’une troupe nombreuse, et pensait que deux ou trois hommes suffiraient pour s’acquitter de cette mission, parce qu’on pouvait prévoir que Dingaan dédaignerait une aussi petite troupe, et qu’ainsi la force des Boers serait dans leur faiblesse même. Avec une générosité qui est un des plus beaux traits du caractère des Boers, Maritz alla jusqu’à offrir d’aller lui-même avec deux ou trois hommes, disant que, s’il périssait avec eux, le sacrifice serait suffisant. Plusieurs hommes influons parlèrent dans le même sens. Mais ; Relief opinait qu’il fallait inspirer le respect à Dingaan par le déploiement d’une force imposante. Il avait d’ailleurs promis de délivrer lui-même le bétail, et il voulait tenir parole. Dans son aveugle confiance, il était loin de soupçonner une trahison de la part du chef zoulou. A raison de In divergence de sentimens, il déclara ne vouloir donner aucun ordre, mais laisser chacun libre de l’accompagner.


IV

Retief partit le 1er février pour faire sa dernière chevauchée. Une troupe choisie l’accompagnait : ils étaient 66 cavaliers, l’élite des émigrans ; 30 Hottentots les suivaient comme serviteurs. Ils marchaient gaiement vers l’Est, sans que l’ombre de leur destinée prochaine traversât leur chemin. Et cependant les cœurs inquiets de ceux qui restaient entrevoyaient des malheurs. Au bout de deux jours de marche, les braves atteignirent le kraal du chef. Dingaan ne s’attendait pas à les recevoir si tôt, car, la veille même, il avait prié M. Owen, missionnaire protestant attaché à sa personne, d’envoyer une lettre à Retief et de lui recommander d’arriver avec tous ses gens et tout son bétail, mais de laisser les chevaux. Cette recommandation finale était significative et eût ouvert les yeux à Retief, si la plus aveugle confiance ne l’eût dominé jusqu’au dernier moment, lui et ses compagnons.

Les Boers furent reçus en grande pompe par Dingaan, entouré de tout son monde. Retief lui délivra le bétail qu’il avait repris à Sikonyella, et Dingaan lui témoigna sa satisfaction par des réjouissances, des danses et des simulacres de combat. Le lendemain, il fit rédiger en langue anglaise, par le missionnaire Owen, un document qu’il signa de son sceau, avec six témoins, et dans lequel il déclarait qu’en échange du service que lui avait rendu le gouverneur des Afrikanders, le roi des Zoulous lui cédait en perpétuelle propriété le lieu nommé « Port-Natal » avec tout le pays situé entre la Tugela et l’Unzimvubu. Les historiens boers, tels que Kestell et Cloete, reconnaissent loyalement qu’on ne peut attacher une grande valeur à ce document, car il semble que les chefs zoulous ne pouvaient avoir la notion exacte d’un acte tel qu’une cession de terres ; et, même s’ils le comprenaient, ils n’eurent jamais l’intention de tenir leurs engagemens. De semblables cessions de terres avaient déjà été consenties antérieurement par Dingaan et par son prédécesseur Chaka. Ce n’est donc pas dans le traité conclu avec Dingaan qu’il faut chercher le droit des Voortrekkers sur le Natal, mais dans le fait même de leur prise de possession d’un territoire vacant, qu’ils trouvèrent complètement inhabité lorsqu’ils l’occupèrent, et où ils conquirent par l’épée leur droit de premier occupant. Dingaan avait d’ailleurs si peu l’intention d’exécuter ses engagemens, que, tout en dissimulant avec la plus parfaite maîtrise, il n’attendait qu’une occasion pour jeter le masque. Cette occasion s’offrit le 6 février 1838, trois jours après l’arrivée de Retief.

C’est au journal du missionnaire Owen et au récit de William Wood, l’interprète de Dingaan, que l’on doit les détails de cette fatale journée, la plus sombre de l’histoire des Voortrekkers. Wood rapporte que, dès le matin, il remarqua, à l’attitude de Dingaan, qu’il roulait de sinistres pensers. Il en avertit secrètement les Boers, leur dit qu’il craignait que Dingaan n’eût de méchans projets, et leur conseilla de se tenir sur leurs gardes. Mais ils s’obstinèrent dans leur inexplicable aveuglement et répondirent en riant qu’ils étaient sûrs que le cœur du roi était avec eux et qu’ils ne craignaient rien.

C’était ce jour même que Retief devait prendre congé de Dingaan. Le roi l’avait invité à pénétrer avec ses gens dans le kraal pourboire avec lui l’utshwala, la bière des Cafres ; mais, contrairement à l’usage des Cafres, qui avaient le privilège de paraître devant leur chef avec leurs armes, les Boers devaient laisser leurs fusils hors du kraal. Au mépris de toute prudence, Retief se soumit à cette exigence. Il prit un siège près de Dingaan, et ses compagnons s’assirent autour de lui. Le spectacle commença. Sur un signe du roi, deux régimens s’avancent pour exécuter des danses et des chants en l’honneur des étrangers. Le premier régiment est celui des Peaux de boucliers blancs, Isihlangu Mhlope : ce sont les meilleurs soldats de Dingaan, les vétérans. L’autre régiment est composé de jeunes soldats : ce sont les Peaux de boucliers noirs, Isihlangu Muyama. Avec la grâce et l’habileté qui s’acquièrent par un exercice constant, les guerriers pirouettent et tournent dans des cercles de plus en plus étroits ; tout en dansant, ils chantent de leur puissante voix de basse qui fait vibrer le sol ; et peu à peu ils se rapprochent des hommes blancs et finissent par les envelopper complètement. Soudain Dingaan pousse un cri : « Saisissez-les ! » Et la bataille mimique se change alors en une horrible réalité. D’un bond les sauvages fondent sin les blancs qui ne peuvent que jeter un cri de désespoir : « C’est fini de nous ! » Thomas Halstead, le seul d’entre eux qui parle la langue zouloue, s’écrie en suppliant : « Laissez-moi parler au roi ! » Dingaan l’entend et répond : « Bulala Abatakati. » (Tuez les malfaiteurs !) Aucune résistance de la part des victimes de cet effroyable guet-apens. Les sauvages les saisissent par les pieds, les traînent jusqu’à une colline voisine, et, là, les mettent à mort en leur fracassant le crâne à coups de massue. Par un raffinement de cruauté, ils imposent à Relief le spectacle du supplice de tous ses compagnons. Il est égorgé le dernier, et les bourreaux lui arrachent le cœur et le foie. Des 66 braves et des 30 Hottentots qui accompagnèrent Relief au kraal de Dingaan, pas un seul ne revint. L’horrible drame eut pour seuls témoins William Wood et le missionnaire Owen, qui le virent de la porte de leurs huttes. Débarrassé de Relief, l’horrible Dingaan ne perdit pas de temps pour achever son œuvre : on le vit conférer avec ses principaux capitaines, et il s’était à peine écoulé quelques heures depuis le massacre, qu’une nombreuse armée zouloue partait du kraal et se dirigeait, à la manière des chacals, dans le silence de la nuit, vers les campemens des Boers, dont ils connaissaient parfaitement les positions par les rapports de leurs espions. Dans la nuit du 16 au 47 février, longtemps avant l’aube, les sinistres guerriers noirs, armés d’assagaies et de boucliers de peau, remontent la rivière Blauwkrans et arrivent sans bruit, dans l’obscurité, aux premières tentes des Boers. Ils fondent à l’improviste sur les bandes éparses campées au bord de la rivière. Surpris dans leur sommeil, les Boers sont égorgés avant d’avoir pu tirer un coup de fusil. Les barbares n’épargnent ni les vieillards, ni les femmes, ni les enfans. Ils vont de campement en campement, et, avant que l’homme de garde ait pu se rendre compte de la cause des aboiemens des chiens, ils font irruption dans les tentes et y sèment partout la mort.

Mais, aux premiers rayons du jour, les Boers, revenus de la terreur et de la confusion de la nuit, se hâtent de se mettre en état de défense et de disposer les chariots en carré. C’est une lutte effroyable, héroïque, où une poignée de fermiers tient tête à toute une armée de Zoulous : ils manient leurs fusils avec tant de sûreté de sang-froid, que chaque balle porte, et finalement ils font reculer les bandes sauvages, qui prennent la fuite après toute une journée de combat, emmenant une grande partie du bétail des Boers, mais perdant un grand nombre des leurs dans les eaux grossies de la rivière des Rosmans. La petite ville qui s’élève aujourd’hui près du lieu funèbre où des centaines de braves perdirent la vie porte encore le nom de Weenen : « Larmes. »

Que de larmes, en effet, durent verser les survivans, lorsqu’ils s’en allèrent ensevelir les morts sur les lieux du carnage ! L’effroyable spectacle ! Les wagons réduits en pièces, les lits brisés et éparpillés, les bagages dispersés sur les bords de la rivière, et, au milieu de ces bouleversemens, des monceaux de cadavres, des visages mutilés, des corps tardés de coups d’assagaie, des femmes horriblement défigurées, des enfans aux crânes fracassés contre les roues des chariots, des nourrissons ayant à la bouche les seins coupés des mères qui les allaitaient. Reculant d’horreur à cette vue, Sarel Cilliers s’écria : « Dieu ! nous vengerons ces innocens ! » Sous les amoncellemens de cadavres, on trouva deux petites filles qui donnaient encore signe de vie : c’étaient Catherine Prinsloo et Johanna van den Merve, qui portaient l’une vingt et une, l’autre dix-neuf blessures causées par la pointe des assagaies. À force de soins, on put les rendre toutes deux à la vie. Le nombre des morts s’élevait à 531, parmi lesquels 185 enfans. Un seul wagon contenait 50 cadavres. Des famille entières avaient été massacrées : père, mère, frères et sœurs gisaient à côté les uns des autres.

Un des traits les plus touchans de l’histoire des Boers, c’est l’union qui régna toujours parmi eux aux jours d’adversité. Quand le commandant Hendrik Potgieter, qui s’était séparé du gros de l’expédition, apprit le désastre qui avait frappé ses frères du Natal, il franchit aussitôt la chaîne du Drakensberg pour voler à leur secours. Il se joignit au commandant Piet Uys, et se mit en marche contre Dingaan, le 5 avril 1838, à la tête de 347 cavaliers. Les Anglais établis à Port-Natal organisèrent de leur côté une expédition composée de 20 blancs et de 4 500 Zoulous qui avaient fui la tyrannie de Dingaan et s’étaient mis sous la protection des blancs. Cette expédition, au lieu de se joindre aux Boers, opéra séparément et se rendit dans le Zoulouland par une autre route. Piet Uys et Potgieter envahiront le Zoulouland et se dirigèrent vers la capitale de Dingaan. Au bout de trois jours de marche, il atteignirent les Zoulous, qui, au lieu d’accepter le combat, mirent à fuir pendant deux jours. Mais ce n’était qu’une feinte, à laquelle se laissèrent prendre les Boers qui ne soupçonnaient pas que l’ennemi les attirait vers un guet-apens. Le 11 avril, les Boers arrivèrent à l’entrée d’un ravin qui était si étroit qu’ils durent y pénétrer un à un ; du fond du ravin, ils aperçurent les Zoulous sur la crête d’une montagne qui se dressait en face. Piet Uys propose alors à Potgieter un plan de bataille suivant lequel le premier prendrait les noirs de front, tandis que le second les attaquerait par la gauche. Cette imprudente tactique devait être fatale aux Boers, en amenant la division de leurs forces. Le vigoureux assaut de Piet Uys fit fuir les Zoulous dans toutes les directions, et le chef, en s’élançant à leur poursuite, s’éloigna de plus en plus de Potgieter, et ses forces s’éparpillèrent. C’est ce qu’attendaient les Zoulous. Au moment propice, une foule d’ennemis surgirent des fossés où ils se tenaient cachés et entourèrent Piet Uys, sans que Potgieter, qui se trouvait complètement séparé de lui, pût lui venir en aide. Uys et les siens étaient dans une situation fort critique, acculés qu’ils étaient au pied d’une montagne escarpée, et entourés de tous côtés par des milliers de Zoulous qui effrayaient les chevaux en frappant sur leurs boucliers de peau. Ils prirent alors la résolution désespérée de se frayer un chemin à travers l’ennemi et de fuir en combattant. Ce fut une terrible mêlée, dans laquelle périrent une dizaine de braves. Piet Uys, tout en déployant la plus grande bravoure, fut blessé à mort par une assagaie. Affaibli par la perte de son sang, il supplia ses amis de le descendre de son cheval et de l’abandonner à son sort. « Je dois mourir ici, leur dit-il. Vous ne pouvez plus rien pour moi. Sauvez-vous, combattez en braves, et que Dieu vous garde ! » Ses compagnons, au nombre d’une centaine, l’abandonnent, le cœur brisé, emmenant avec eux son jeune fils Dirk, âgé de quinze ans à peine. Tandis qu’ils s’éloignent, Dirk se retourne et voit le mourant qui a encore la force de lever la tête comme pour défier la foule des guerriers qui l’entourent. A la vue des armes lâchement levées sur cette tête si chère, le pauvre garçon ne songe plus un instant à son propre salut, il tourne bride et, tout seul, se précipite au-devant d’une mort certaine, 11 tue de sa main trois Zoulous, puis tombe de sa selle criblé de coups de lance et meurt dans les bras de son père. Ce garçon de quinze ans, sacrifiant sa vie dans le vain espoir de secourir son père mourant, est une des plus touchantes figures de l’histoire des Boers,

Tandis que les Boers reprennent tristement le chemin du Natal, sans avoir pu rien accomplir, ils reçoivent la décourageante nouvelle que les Anglais, dans leur campagne du Zoulouland, ont essuyé de plus terribles revers encore. Les Zoulous avaient eu recours à la même tactique qui leur avait si bien réussi avec les Boers : à l’approche des Anglais, ils avaient pris la fuite comme pris de panique. Trompés par cette ruse, les Anglais s’étaient lancés à leur poursuite pour tomber dans un guet-apens et se faire envelopper par 7 000 Zoulous : ce fut un combat désespéré, un des plus horribles massacres dont l’Afrique australe ait jamais été le théâtre : des deux côtés périrent des milliers de noirs, et quatre Anglais seulement purent échapper à la mort et porter au Natal la sinistre nouvelle.

Enhardis par leur double victoire, les Zoulous marchèrent sur Durban dans le dessein d’exterminer tous les blancs. Lors du meurtre de Retief, le missionnaire Owen avait fui le kraal de Dingaan pour se réfugier à Durban : son journal, un des rares Documens de l’époque, rapporte que le navire la Comète mouillait justement dans les eaux de la baie de Natal lors de l’arrivée des Zoulous, circonstance providentielle à laquelle les blancs durent de n’être pas tous massacrés ; tout le monde se réfugia sur le navire, d’où l’on put observer avec une lunette les mouvemens des noirs : ils allèrent de maison en maison, détruisant tout ce qu’ils trouvaient, puis s’en retournèrent auprès de Dingaan.


V

Découragés par la perte de tant de braves, les Voortrekkers commencèrent à désespérer de trouver jamais une terre où ils pourraient vivre en paix. Leur situation était plus sombre qu’elle n’avait jamais été. Les Zoulous étaient vainqueurs des Boers et des Anglais ; ils avaient massacré 600 Voortrekkers, hommes, femmes et enfans ; et, comme on pouvait bien prévoir que Dingaan ne laisserait point de repos aux blancs, beaucoup se demandaient si ce n’était pas folie de vouloir encore rester au Natal. Quelques-uns ne parlaient de rien moins que de retourner dans la colonie du Cap, comme les y invitait une amicale proclamation du gouverneur sir George Napier. « Renonçons, disaient-ils, à une entreprise impossible, et retournons dans nos anciens foyers ! » Mais les femmes relevaient les âmes abattues. Elles ne voulaient pas entendre qu’on abandonnât la lutte avant d’avoir vengé le sang innocent répandu par Dingaan. Et ce furent les femmes qui rendirent le courage aux hommes. Il y eut cependant quelques défections, telles que celle de Potgieter et de ses partisans, qui s’en retournèrent au Transvaal et y fondèrent le village de Potchestroom.

Ce départ eût fort compromis la situation des Voortrekkers, si, quelque temps après, le vide n’avait été comblé par l’arrivée de Carel Landman, qui amenait avec lui 39 familles d’émigrans, et qui fut bientôt suivi par un homme de grande valeur, le fameux Andries Pretorius. Son arrivée rendit l’espoir aux Yoortrekkers, et ce fut lui qu’ils élurent comme commandant général chargé de venger la mort de Relief. Ils firent tous les préparatifs pour mettre sur pied une imposante expédition contre Dingaan, et une troupe de 464 cavaliers se trouva bientôt équipée ; instruits par l’expérience, ils résolurent de ne pas se contenter de marcher à cheval, mais d’emmener aussi un grand nombre de wagons qui devaient servir, en cas d’attaque, à former un laager où ils pourraient se fortifier. Le 28 novembre, 57 wagons furent réunis sur la rive nord de la Tugela. Tout était disposé en excellent ordre et sous une forte discipline. Pretorius édicta un règlement qui assignait à chacun son devoir. Chaque nuit, on devait se réfugier dans le laager, qui était gardé par des sentinelles. Quand, le 7 décembre, ils arrivèrent à Danskraal, Sarel Cilliers monta sur un chariot, adressa à tous ces braves un superbe appel religieux et leur fit jurer en leur nom et au nom de leurs générations futures que, si Dieu leur accordait la victoire sur leurs ennemis, ils fêteraient à jamais cette victoire comme un anniversaire de reconnaissance. Tous le jurèrent en élevant les mains vers le ciel et renouvelèrent chaque jour leur serment. Le 15 décembre, ils arrivèrent à Bloedrivier, et, comme ils avaient vu des Zoulous dans le voisinage, ils s’y retranchèrent dans un laager, qu’ils établirent sur un terrain protégé, à l’Ouest, par un coude de la rivière, au Sud, par un profond fossé. Le lendemain devait être une journée décisive.

Au lever du soleil, les Zoulous, qui avaient rôdé toute la nuit autour du laager, donnèrent l’assaut. Dingaan était accouru avec toutes ses forces, car il avait conscience que l’heure était venue d’anéantir les Boers ou de voir sa puissance à jamais brisée. Il était donc décidé à porter contre le laager son plus grand effort. Les Zoulous firent des prodiges de valeur. Depuis l’aube (on était aux plus longs jours) jusqu’à dix heures, ils donnèrent l’assaut avec une bravoure et une fureur de lions. En dépit d’un feu mortel qui les moissonnait littéralement, ils revenaient sans cesse à la charge. Quatre fois ils se ruèrent sur les chariots en faisant retentir leurs puissans chants de guerre, quatre fois ils furent repoussés. Et pourtant, ils disposaient d’une écrasante supériorité numérique, ils étaient 25 contre 1. C’était une mer de visages noirs, au-dessus de laquelle planait un nuage de fumée qui montait en ligne droite dans le calme de l’atmosphère. Comme les Zoulous n’étaient qu’à quelques pas des chariots, les Boers n’avaient pas le temps de charger les fusils avec la baguette : ils plongeaient la main dans les monceaux de balles et de poudre disposés sur les planchers des wagons, et laissaient glisser les balles dans le canon. Après que les Boers eurent repoussé la quatrième attaque, il y eut un instant de répit. Les Zoulous semblaient comprendre que c’était une lutte sans espoir, ils restaient sourds aux ordres de leurs chefs. Les Boers profitèrent de cette hésitation pour devenir les agresseurs. Pretorius se mit à la tête d’un certain nombre de cavaliers et alla attaquer les Zoulous par derrière, pendant que le feu du laager continuait à les décimer par devant. Pris ainsi entre deux feux, les Zoulous se débandèrent et se mirent à fuir dans toutes les directions. 3 000 Zoulous restèrent sur le terrain, et, fait unique peut-être dans les annales militaires de tous les peuples et de tous les temps, il n’y eut du côté des vainqueurs que trois blessés !

Telle fut la fameuse victoire remportée par Pretorius sur Dingaan le 16 décembre 1838. Chaque année, les Boers célèbrent cette victoire comme leur grande fête nationale, en accomplissement d’un vœu qu’ils se transmettent de génération en génération. C’est à cette même date, le 16 décembre 1899, que les Boers remportèrent leur brillante victoire de Colenso, où 3 000 Anglais, chiffre fatidique, restèrent sur le terrain, tandis que les pertes des Boers se réduisirent à 4 morts et 14 blessés.

La journée de Bloedrivier (rivière de sang) marque la fin de la domination du plus barbare despote de l’Afrique australe. Dès le lendemain, Pretorius marcha sur la capitale de Dingaan ; mais, lorsqu’il y arriva, le 21 décembre, il vit des nuages de fumée s’élevant de toutes parts au-dessus de la ville abandonnée. Dingaan avait pris la fuite après avoir mis le feu à sa capitale. Quand les Boers y entrèrent, ils n’y découvriront pas un être vivant : toute la population avait disparu. Sur la montagne voisine, ils retrouvèrent, avec une inexprimable émotion, les squelettes de leurs malheureux compagnons que Dingaan avait massacrés dix mois avant, et qui portaient encore des lambeaux de vêtemens. C’était à ces lambeaux qu’un père pouvait reconnaître son fils, un frère son frère. Aux pieds des cadavres étaient attachées les grossières courroies avec lesquelles ils avaient été traînés jusqu’à la montagne, et les crânes portaient encore les traces des terribles fractures causées par les coups de massue. Le squelette de Retief fut reconnu à la valise contenant l’acte par lequel Dingaan avait cédé aux Boers le territoire du Natal. Le curieux document, parfaitement intact, fut conservé par Henri Cloete, qui le déposa plus tard dans les archives de Pietermaritzburg où il doit se trouver encore aujourd’hui. Pretorius donna la sépulture aux martyrs du grand trek et fit graver sur les tombes la date de la victoire qui avait vengé leur mort.


VI

Les Boers renoncèrent à poursuivre leur ennemi fugitif et reprirent à petites journées la route de Port-Natal, où ils ramenèrent comme un légitime trophée 5 000 têtes de bétail. Au retour de leur heureuse expédition, ils ne furent pas peu surpris d’apprendre que le gouverneur du Cap, sir George Napier, avait, en leur absence, fait prendre possession de la baie de Natal par un petit détachement de highlanders commandés par le major Charters. Cette mesure avait été prise en vertu d’une proclamation du 14 novembre 1838, ordonnant « qu’il fût mis fin à une occupation non autorisée de territoires indigènes par certains émigrans de la colonie du Cap, sujets de Sa Majesté. » Le commandant avait reçu pouvoir « de rechercher et de saisir toutes armes et munitions de guerre qui, lors de la prise de possession de Port-Natal, seraient trouvées aux mains des habitans. » Comme un conflit était inévitable, l’officier anglais n’osa pas exécuter ses instructions : sur la promesse que les Boers n’entreprendraient rien contre les indigènes, il leur laissa leurs armes, et, pendant quelque temps, Anglais et Boers vécurent en bonne intelligence. Au bout d’une année d’inaction, vers la fin de 1839, le détachement anglais fut rappelé. Les Boers de leur côté constituèrent la république de Natalie et lui donnèrent pour capitale la ville qu’ils appelèrent du nom de Pietermaritzburg, en souvenir de Pieter Retief et de Gert Maritz. Ils nommèrent des landdrosts dans la nouvelle ville et à Durban, et y établirent un gouvernement régulier.

Cependant Dingaan, revenu du trouble de sa dernière défaite, renvoya aux Boers 316 chevaux qu’il leur avait enlevés, et leur fit savoir qu’il était disposé à traiter amicalement avec eux. Les Boers lui firent répondre qu’ils ne feraient la paix que lorsqu’il leur aurait restitué tout leur bétail et payé la valeur de tout ce que les Zoulous leur avaient détruit. Dingaan leur envoya alors de fréquens messages, leur fit des promesses de restitution, leur désignales lieux où le bétail et les fusils seraient délivrés ; mais les Boers découvrirent bientôt que tous ces messages n’avaient d’autre but que d’entretenir un système d’espionnage, car un de ces prétendus messagers, qu’ils retinrent comme prisonnier, avoua qu’il n’avait été envoyé que pour s’assurer si les fermiers retournaient graduellement à leurs fermes ou s’ils continuaient à se tenir dans leur laager.

C’est alors que la fortune suscita l’événement imprévu qui devait assurer aux Boers la possession de tout le territoire du Natal. Panda, un frère de Dingaan, venait d’atteindre l’âge de la virilité ; mais, ayant vécu dans la débauche, il n’avait rien de martial et était la risée des guerriers ; il contrastait étrangement avec Dingaan, dont la passion des armes était insatiable, et qui, après l’écrasante défaite que lui avaient infligée les Boers, avait rassemblé une nouvelle armée dans le dessein d’attaquer Sapusa ; mais il essuya encore une fois une sanglante défaite. Aussi les Zoulous commençaient-ils à se lasser de ces guerres meurtrières : nombre d’entre eux se rangèrent du côté de Panda, qui voulait la paix avec les Boers et les tribus voisines. Dingaan épia dès lors l’occasion d’assassiner son frère. Panda, ayant sans doute eu connaissance de ses intentions, s’enfuit avec ses partisans, franchit la Tugela près de son embouchure, s’empara du territoire de l’Unwotu, et envoya des messagers implorer l’aide des Boers. Ceux-ci soupçonnèrent d’abord un complot tramé entre Dingaan et Panda en vue de les attirer dans leur pays ; mais, après de fréquentes conférences, ils en vinrent à conclure un traité d’alliance offensive et défensive par lequel ils s’engageaient à soutenir et à défendre Panda, qui promettait de son côté de soutenir les Boers contre Dingaan. Au début de l’année 1840, une troupe de 400 cavaliers, placée sous le commandement d’Andries Pretorius, se joignit à l’armée de Panda, forte de 4 000 guerriers : mais les Boers se tinrent prudemment à une certaine distance de l’armée de Panda, qui, sous la conduite de Nonklass, n’attendait que le moment d’entrer en action.

Sur ces entrefaites, un des principaux envoyés de Dingaan, Tamboosa, arriva à Pietermaritzburg avec un message spécieux qui contenait des offres de paix. L’envoyé fut saisi avec son compagnon, et, soumis à un sévère interrogatoire, il avoua sincèrement qu’un des objets de sa mission était de rapporter à Dingaan l’état des armées combinées des Boers et des Zoulous. Panda, qui en voulait personnellement à Tamboosa, un des principaux conseillers de Dingaan, l’accusa d’avoir conseillé le meurtre de Retief et de ses compagnons, si bien que, contrairement à toutes les règles admises chez les nations civilisées, les Boers emmenèrent comme prisonniers, à la suite de l’armée, les deux envoyés de Dingaan. Arrivés au bord de la rivière des Buffles, ils constituèrent une cour martiale, qui prononça contre les malheureux une sentence de mort. Tamboosa reprocha noblement à ses juges la violation des usages admis envers les envoyés, même chez les sauvages, et se déclara prêt à mourir, demandant grâce seulement pour son jeune compagnon, qui n’avait fait que suivre son maître comme aide de camp. Ce fut en vain : tous deux furent passés par les armes. Devant le jugement impartial de l’histoire, cette exécution est la seule tache qui obscurcisse l’épopée des Boers.

Quelques jours après, les Boers, avec leurs nouveaux alliés, marchèrent pour la dernière fois contre le Napoléon de l’Afrique. Ce fut un terrible spectacle que celui des deux armées zouloues se rencontrant sur le champ de bataille, l’une combattant pour la liberté et la vie, l’autre stimulée par l’esprit de vengeance et par la crainte. Au cours de l’action, un ou deux régimens de Dingaan firent défection au profit de Panda, et c’est ce qui décida de la victoire. Quand la lutte prit fin, Dingaan était fugitif et sa puissance brisée à jamais. Il s’enfuit vers le Nord et chercha un asile auprès d’une tribu indigène aux environs de la baie de Delagoa. Le meurtrier y trouva le sort qu’il méritait : le peuple chez qui il s’était réfugié, redoutant de le cacher, le mit à mort. Panda fut proclamé roi du Zoulouland, et les Boers commencèrent à espérer la fin de leur misères. Le 14 février 1840, ils se rassemblèrent sur les bords de l’Umvoloos, constituèrent un Volksraad sous la présidence de Pretorius, et proclamèrent leur souveraineté sur le Natal.

Depuis le rappel des troupes britanniques, les Boers considéraient leur nouveau pays comme un État indépendant, et ils désiraient faire partager cette opinion par le gouvernement anglais, car ils ne se dissimulaient pas qu’ils ne pourraient fonder une nationalité stable que si leur indépendance était reconnue par l’Angleterre. C’est dans ce sens que, le 4 septembre 1840, ils envoyèrent à sir George Napier, gouverneur de la colonie du Cap, une adresse dans laquelle ils exposaient qu’ils avaient réussi, pai la grâce de Dieu, à fonder une paix durable avec les nombreuses nations sauvages qui les entouraient et qui avaient été si longtemps opprimées ; mais que ce qui assombrissait les belles perspectives de cette paix, c’était la pensée qu’il n’y avait pas, entre eux et leur ancienne patrie, cette sympathie qu’ils voulaient voir établie d’une façon solide et durable. A la suite d’une résolution prise par le Volksraad, ils soumettaient respectueusement à Son Excellence, représentant de Sa Majesté la Reine d’Angleterre, le vœu qu’il plût à Sa Majesté de reconnaître et de proclamer le droit qu’ils avaient si chèrement payé de leur sang de constituer une nation libre et indépendante. Et, en vue d’arriver à un règlement amiable des relations futures entre la colonie du Cap et le Natal, ils exposaient les termes d’un projet d’alliance entre la république du Natal et le gouvernement britannique.

Plusieurs mois s’écoulèrent avant que les Boers connussent la réponse de l’Angleterre à leurs propositions. À cette époque, on discutait beaucoup au Parlement la question de savoir s’il ne fallait pas réduire un empire colonial qui semblait devoir prendre trop d’extension, et cette opinion paraissait justifiée par les dépenses qu’entraînaient les guerres soutenues contre les Cafres de l’Afrique, les Indiens du Canada, les Maoris de la Nouvelle-Zélande. Cédant à ce courant, le gouvernement répugnait à étendre les établissemens de l’Afrique du Sud. Aussi le secrétaire d’État pour les Colonies, dans sa réponse aux dépêches du gouverneur du Cap, lui laissa-t-il la faculté de régler la question comme il croirait convenable, tout en insistant, toutefois, sur ce que « Sa Majesté ne pouvait reconnaître l’indépendance de ses propres sujets ; qu’au point de vue du commerce, les émigrans devaient être mis sur le même pied que les autres établissemens britanniques ; et qu’une force armée devait être envoyée chez eux pour les protéger contre les entreprises de toute autre puissance européenne. »

Ainsi, rien n’avait servi aux émigrans de rompre à jamais les liens qui les rattachaient à leur pays natal et de s’aventurer au prix de mille souffrances, à travers l’inconnu, à la recherche d’une nouvelle patrie ; suivant la théorie de l’impérialisme anglais renouvelée de l’impérialisme romain, ils avaient conservé le caractère indélébile de sujets britanniques. Sir George Napier le leur prouva en envoyant à Port-Natal des frégates chargées de troupes. Les Boers se défendirent héroïquement, mais les Anglais, qui avaient des forces très supérieures, et qui n’avaient point dédaigné le concours des Cafres, parvinrent à les déloger leur position. Les Boers durent renoncer à regret au pays pour conquête duquel ils avaient versé tant de sang, et le Natal fut proclamé territoire britannique en mai 1843.

N’ayant pu s’établir sur les bords de la mer, comme l’avait rêvé leur chef Pieter Retief, les Voortrekkers furent réduits à reprendre le chemin des montagnes et à fonder, de l’autre côté du Drakensberg, les deux républiques de l’Orange et du Transvaal, où ils purent jouir enfin de la liberté, jusqu’au jour où l’expansion coloniale de l’empire britannique devait les remettre en face de leurs éternels antagonistes. Pour leur ravir leur indépendance, les Anglais leur font grief de ce que l’existence de deux républiques pastorales est inconciliable avec les progrès de l’humanité et les besoins de la civilisation moderne. Mais ils oublient que ce sont eux qui, en privant les Boers de tout accès vers la mer, et en les enfermant dans une enclave, les ont contraints à la vie pastorale. Après leur avoir confisqué leur établissement du Cap de Bonne-Espérance, fondé par le Hollandais van Riebeck, ils leur confisquèrent le Natal, fondé par le Hollandais Retief, et ils veulent aujourd’hui leur confisquer le Transvaal, fondé par le Hollandais Pretorius. De l’aveu d’un historien anglais[6], l’énumération de cette série d’abus de la force n’a rien qui puisse exalter La fierté d’une grande nation. « The story is not a pleasant one for an Englishman to read or record. » Le même écrivain reconnaît impartialement que, pour susciter chez les hommes qui émigrèrent au Natal une si profonde animosité contre la domination britannique, cette domination dut être insupportable. « Qu’une telle animosité, dit-il, ait pu naître et prendre racine, c’est un fait qui ne plaide guère en faveur du tact et de la sagesse des hommes d’État chargés des affaires de l’Afrique du Sud. »


JULES LECLERCQ.

  1. De Worstelstrijd der Transvalers.
  2. Voorlezinfjen over den grooten trek.
  3. Voyez notre étude sur les Boers et leur état social, dans la Réforme sociale, 1er janvier 1900, et notre ouvrage A travers l’Afrique Australe, voyage au pays des Boers. Paris, 1900.
  4. Nous avons suivi, pour l’histoire du grand trek, des ouvrages peu connus, écrits dans la langue des Boers, et rapportés d’un voyage en Afrique australe, principalement : J. D. Kestell, De Voortrekkers. Paarl, 1893. — Henri Coete, Vijf Voorlezingen over den Grooten Trek. Pietermaritzburg, 1852. — N. Hofmeyr, De Afrikaner Boer en de Jameson inval. Kaapstad, 1896. — Léon Cachet, De Worstelstrijd der Transvalers. Amsterdam, 1882. — C. J. Van der Loo, De Geschiedenis der Zuid Afrikaansche Republiek. Zwolle, 1896. — H. B. Sidevel, The story of South Africa. Capetown, 1891. — Theal, History of South Africa. — Lucas, The History of South Africa.
  5. La Crise Sud-Africaine, 1er février 1900.
  6. C. P. Lucas, The History of South Africa, p. 204. Londres, 1900.