Les Origines du Culturkampf allemand/04

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Les Origines du Culturkampf allemand
Revue des Deux Mondes5e période, tome 43 (p. 375-408).
LES ORIGINES
DU
CULTURKAMPF ALLEMAND

IV[1]
LE CULTURKAMPF BADOIS (1850-1870)

L’Église badoise, de 1850 à 1870, fut constamment aux prises avec l’État. On traversait alors une période de transition politique : la domination des bureaucrates faisait place à la domination des députés. Aussi l’Église, en moins de vingt années, se heurta-t-elle, tour à tour, à deux systèmes de politique religieuse, dont l’un, très archaïque, presque partout renversé par la Révolution de 1848, subordonnait encore la vie catholique à des fonctionnaires installés par le souverain, et dont l’autre, très moderne, expérimenté tout d’abord en Bade, commençait de la subordonner à une majorité parlementaire. De 1850 à 1860, l’Église lutta, en Bade, contre les survivances de l’ancien joséphisme ; de 1860 à 1870, après le fugitif arc-en-ciel du Concordat, elle vit se dresser en face d’elle un autre absolutisme, celui des Chambres, celui des ministères qui en étaient l’émanation. Dix ans durant, on la combattit à coups d’arrêtés ; puis survint une ère nouvelle, où elle fut combattue à coups de lois. Avant 1860, le gouvernement grand-ducal perpétuait contre les catholiques certains précédens et certaines routines, dont la Prusse, elle, s’était franchement dégagée ; après 1860, il inaugura, contre eux, certaines maximes et certaines méthodes, que la Prusse, à son tour, ne tardera pas à lui emprunter. Avant 1860, les bureaucrates de Carlsruhe ressemblaient à des tirailleurs d’arrière-garde, traînards du joséphisme vaincu ; après 1860, les législateurs de Carlsruhe apparaissent, à proprement parler, comme l’avant-garde du Culturkampf ; et dans ce raccourci d’histoire badoise qui va nous faire assister à un redoutable déchaînement des passions antireligieuses, nous saisirons, tour à tour, une prolongation tenace du passé, une ébauche prématurée de l’avenir.


I

Les cabinets de Carlsruhe, de Stuttgart, de Wiesbaden, de Darmstadt, avaient pris l’habitude, depuis 1820, de concerter entre eux leur politique religieuse ; d’un bout à l’autre de la province ecclésiastique du Haut-Rhin, les mêmes ordonnances étaient en vigueur ; suivant les territoires, on les appliquait d’une façon plus ou moins ponctuelle, plus ou moins obstinée ; certaines administrations fermaient les yeux, d’autres les ouvraient ; mais partout s’affichait un système de droit canon d’après lequel le souverain, volontiers qualifié d’évêque suprême de l’établissement protestant, revendiquait dans l’établissement catholique les mêmes attributions quasi épiscopales. L’année 1848, en proclamant l’autonomie des Églises, fit déchoir ces prétentions au rang d’anachronisme : l’Autriche et la Prusse, de bonne grâce, acceptèrent cette situation nouvelle, mais les États de Bade, de Wurtemberg, de Hesse, se montrèrent plus obstinés. Bien loin d’abdiquer la gérance de l’Église, ils la revendiquaient, d’un verbe très haut, et l’on avait lieu de craindre que la volonté de chaque évêque ne continuât de se briser individuellement contre la coalition des souverains.

Mais, à l’image des souverains, pourquoi les évêques à leur tour ne se fédéraient-ils point ? L’épiscopat allemand, réuni à Wurzbourg, à l’automne de 1848, s’était apitoyé sur eux, avait poussé vers Rome un cri d’alarme, et les avait assurés de son appui. Un tel souvenir les enhardissait ; et puisque les États s’entendaient pour maîtriser l’Église, ils pouvaient bien, eux évêques, s’entendre pour réclamer ou pour résister. Ainsi firent-ils, et, dans cette initiative même, il y avait comme un affront pour la philosophie politique dont s’inspiraient les pouvoirs laïques. Chaque État voulait être le maître du morceau d’Église qui occupait son territoire, et voilà que ces morceaux se rassemblaient, s’organisaient, prenaient corps, et que ce corps avait une voix ; et chacun de ces morceaux, par là même, refusait de se laisser considérer et traiter plus longtemps comme une institution territoriale : la province ecclésiastique, armature religieuse dans laquelle étaient encadrés tous ces petits États, acquérait conscience d’une vie propre, indépendante, extérieure au fonctionnement de ces importunes souverainetés. Les évêques se donnèrent rendez-vous à Fribourg en mars 1851, et rédigèrent un Mémoire pour leurs gouvernemens respectifs. Qu’on les rendît maîtres de l’éducation de leurs clercs, qu’on leur permît de fonder des écoles catholiques, qu’on leur laissât le droit de diriger à leur façon la vie religieuse de leurs diocèses, et d’y multiplier confréries ou congrégations, et qu’enfin l’administration des biens d’Église cessât de leur être contestée : c’est à quoi se bornaient leurs exigences. La réponse gouvernementale tarda ; derechef, ils se revirent à Fribourg, en février 1852, et protestèrent une dernière fois contre « un système dont la pratique effective et logique entraînerait la ruine de l’Église dans la province. » Ce ferme langage recelait une menace : l’Église allait s’insurger.

Les deux premiers insurgés furent Ketteler, l’évêque de Mayence, et Vicari, l’archevêque de Fribourg. Ketteler, dès le mois de mai 1851, ouvrit à Mayence, sans autorisation préalable du gouvernement, un grand séminaire, ne dépendant que de lui, avec des professeurs par lui nommés, avec des élèves qu’il demeurait complètement libre, lui évêque, d’accepter ou de refuser : le ministère hessois ferma les yeux. Vicari, en mai 1852, repoussa sommairement, à la mort du grand-duc Léopold, l’incursion du ministère badois dans le domaine de la liturgie catholique. En toute souveraineté, la bureaucratie de Carlsruhe avait ordonné que, dans toutes les églises du grand-duché, une messe des morts serait dite pour l’auguste défunt, qui était protestant. Vicari commanda des sonneries de cloches, des discours funèbres, des prières, mais refusa, conformément aux lois de l’Église, le sacrifice de la messe. Le gouvernement s’irrita, intimida les prêtres ; sur 800, 60 cédèrent, et puis s’en furent en pénitence, sur un signe de l’archevêque, au séminaire de Saint-Pierre près de Fribourg. Les sommations badoises, rendues vaines par la résistance de Vicari, cherchèrent une revanche.

Ce fut seulement le 5 mars 1853, après deux ans d’attente, que les gouvernemens firent connaître leur réponse. Le mémoire épiscopal n’était pas exaucé. Les gouvernemens persistaient à vouloir s’immiscer dans les examens ecclésiastiques qui ouvraient le grand séminaire et donnaient accès aux cures, et à revendiquer, dix mois de l’année sur douze, le droit de pourvoir souverainement aux cures vacantes ; ils s’opposaient à l’établissement de petits séminaires, ou bien ne les permettaient qu’à la condition de les traiter comme des institutions d’État ; ils se réservaient la nomination des professeurs de théologie et ne laissaient d’autre droit à l’évêque que celui de donner, avant la nomination, un avis consultatif et de transmettre au pouvoir civil, le cas échéant, des observations sur l’enseignement donné et sur les manuels employés ; ils restreignaient, mais ne supprimaient pas, l’obligation du placet ; ils subordonnaient à l’autorisation laïque un grand nombre des cérémonies cultuelles ; ils affirmaient leur droit de permettre ou de prohiber les congrégations, d’accepter ou de refuser le vicaire général nommé par l’évêque ; ils déniaient à l’évêque la libre administration des biens d’Église. La suppression des « doyens grand-ducaux, » qui, depuis un quart de siècle, surveillaient le clergé au nom du pouvoir laïque, était un sacrifice de l’État policier ; mais cette concession, et quelques autres encore, ne pouvaient atténuer l’effet pénible de ces formules d’absolutisme, qui demeuraient suspendues comme une menace sur la vie de l’Église.

Deux fois réunis à Fribourg, en avril, puis en juin 1853, les évêques protestèrent, d’abord par une lettre collective, puis par un second mémoire, dans lequel ils appuyaient leur résistance sur la volonté formelle de Rome. Moins de vingt ans plus tôt, dans cette province du Haut-Rhin, les hauts prélats semblaient surtout anxieux que Rome se mêlât de leurs affaires et que des ordres du Saint-Siège vinssent secouer leurs mitres sur le mol oreiller de la servitude. Au contraire, en 1853, c’est en resserrant leurs liens avec Rome, et en les étalant, qu’ils prétendaient secouer ces autres liens où l’État les garrottait ; et dans leur élan vers la liberté, il leur plaisait de se sentir soutenus, encouragés, obligés même, par le geste décisif de l’autorité suprême, par le Saint-Siège. Leur union entre eux, l’union de tous avec Rome, étaient deux faits nouveaux, qui déconcertaient l’inflexible routine des bureaucraties.


II

Hermann de Vicari, métropolitain de Fribourg, avait alors quatre-vingts ans sonnés. L’année 1773, où le Saint-Siège humilié sacrifia les Jésuites à l’absolutisme princier, avait vu naître les deux prélats qui devaient, en Allemagne, porter à cet absolutisme des coups décisifs : Droste-Vischering, émancipateur de l’Église rhénane, et Vicari, émancipateur de l’Église badoise. Tout jeune, Vicari avait été installé par Dalberg dans les bureaux de la chancellerie épiscopale de Constance ; il y avait là un autre ecclésiastique, qui s’appelait Wessenberg, et qui était, on s’en souvient, l’un des plus redoutables adversaires du « romanisme. » Avec le temps, les deux auxiliaires de Dalberg avaient pris des routes singulièrement divergentes ; et tandis que Wessenberg consolait l’amertume de sa retraite en aidant de sa science et de sa plume les mouvemens réformistes dont s’inquiétait l’Église, Vicari, à Fribourg, sous l’épiscopat de l’archevêque Demeter, avait mis quelque virilité à défendre les maximes romaines dans l’épineuse question des mariages mixtes. On l’eût fort étonné, cependant, si on lui eût révélé qu’à l’âge où le commun des hommes se prépare à la mort, il jouerait le rôle de confesseur de la foi. C’était un prêtre pieux, d’humeur douce, prompt aux élans de gaieté, plus prompt encore aux élans de charité. Sa bonté n’avait aucunes bornes, sa bonhomie n’avait aucuns dessous.

Il y eut quelque émoi dans les ministères et quelque frisson dans les consciences lorsque ce vieux prélat, le 16 juillet 1853, signifia paisiblement au gouvernement badois les désobéissances que les évêques étaient tout prêts à commettre. La liste en était longue : ils pourvoiraient eux-mêmes les cures, ils puniraient d’excommunication tout appel comme d’abus porté contre un jugement ecclésiastique, ils ne toléreraient la présence d’aucun commissaire d’Etat, ni à l’examen des séminaristes, ni aux élections capitulaires ; ils fonderaient à leur gré des séminaires et les dirigeraient à leur gré : ils publieraient les bulles papales sans demander licence aux bureaucrates.

À ces faits nouveaux il fallait opposer une politique nouvelle ; et sur ce point, les bureaucraties commençaient à n’être plus d’accord. Elles s’entendaient mieux pour élaborer certaines déclarations que pour concerter une action. En Hesse, en Wurtemberg, on cherchait des expédiens pour prévenir la lutte religieuse ; en Bade, en Nassau, on semblait avoir hâte de l’accélérer. L’Etat badois avait installé à Carlsruhe un conseil supérieur d’Église chargé de pourvoir les cures vacantes et d’infliger à l’archevêque, de temps à autre, les remontrances jugées nécessaires. A plusieurs reprises, dans l’été de 1853, Vicari somma les membres de ce conseil, ecclésiastiques ou laïques, sous peine d’excommunication, de ne plus accepter cette besogne ; il trouvait bizarre, surtout, que de simples prêtres lui fissent la leçon de la part du grand-duc. Pour en finir, il présida lui-même, le 11 septembre, en l’absence de tout commissaire gouvernemental, l’examen des candidats au grand séminaire, et nomma, de sa propre autorité, un curé à Constance ; et puis, le 20 octobre, il laissa quatorze jours de délai aux membres du conseil supérieur pour venir à résipiscence ou sortir de l’Église. Carlsruhe releva le défi : le 29 octobre, un haut fonctionnaire, Stengel, survint à Fribourg, convoqua l’archevêque et le chapitre pour des communications du gouvernement, Vicari resta chez lui. Stengel alors, au nom de l’État, fit visite à l’Église, dans le palais archiépiscopal, pour la sermonner. Il gronda le vieillard pour son indocilité et le pria de ne point prononcer l’excommunication projetée. Le chapitre de Fribourg, à la grande déception du gouvernement, rédigea le 3 novembre une adresse par laquelle il s’unissait à Vicari, Solennellement, le 5 novembre, l’archevêque repoussa les exigences de l’Etat ; l’Église ne reculait pas, et ce que Dieu voudrait adviendrait.

La faiblesse déjouait la force ; la main tremblante de ce vieillard surprenait et gênait l’État. Quarante-huit heures passèrent, et l’Etat s’avisa d’un expédient pour la paralyser. On mit le prélat en une sorte de curatelle ; un commissaire spécial fut désigné, — il avait nom Burger, — qui devait désormais viser tous les écrits de l’archevêché ; ordre était donné aux prêtres de considérer comme non avenue toute communication où manquerait le sceau du commissaire ; et l’Etat multipliait les cajoleries et les promesses à l’endroit des ecclésiastiques dociles. Vicari laissait dire ; il affectait, dès le 11 novembre, de faire de nouvelles nominations de curés. Les prêtres de sa chancellerie, coupables d’avoir expédié des actes sans les faire viser par Burger, furent frappés de fortes amendes. La riposte fut une sentence d’excommunication, lancée contre Burger et contre tous les membres du conseil supérieur, du haut des chaires de Fribourg et de Carlsruhe.

C’est une ingrate aventure pour les fonctionnaires qu’une bagarre avec les consciences : ils ne savent bientôt quelle contenance prendre en présence des délits qu’ils ont eux-mêmes créés, définis et provoqués. Naturellement, Burger n’avait pas signé sa propre excommunication ; c’était donc un délit que la publication, en chaire, de cette sentence insuffisamment estampillée ; et les chapelains de Fribourg et de Carlsruhe qui s’en étaient rendus coupables furent jetés en prison pour six semaines. C’était un délit, aussi, que la publication, dans toutes les paroisses, du mandement épiscopal du 11 novembre, où l’archevêque expliquait sa conduite. Si les curés se refusaient à le lire, Vicari les suspendait ; s’ils s’y risquaient, l’Etat les traînait en justice. De presbytère en presbytère, clandestinement expédiées par le chapitre, des feuilles volantes circulaient, avec le texte incriminé. Incapable d’avoir prise sur les curés, c’est contre ces feuilles volantes que le ministère badois s’acharna. Il mobilisa ses gendarmes : les presbytères furent perquisitionnes ; on fouilla, quatre fois de suite, un passant, avec espoir de trouver sur lui quelques exemplaires. L’administration postale, aussi, était sur les dents. Bravant gendarmes et postiers, le mandement parvenait ; le curé montait en chaire, et sciemment commettait un délit. Sur mille prêtres, dix seulement reculèrent. Un curé, dans un village de Bade, était devenu aveugle. Trois jours durant, sa vieille mère lui lut et lui relut le mandement pour que le dimanche il le sût par cœur et qu’en chaire il le répétât, et si les policiers, à l’aube du dimanche, avaient réussi à saisir jusqu’au dernier exemplaire du texte criminel, on l’eût retrouvé, intégral, ineffaçable, dans la mémoire de cet aveugle, auquel une vieille femme l’avait épelé.

Les premiers délinquans furent incarcérés pour quatre semaines : Kübel, futur doyen du chapitre, appartint à cette avant-garde. Et puis, le séditieux délit se renouvelant dans toutes les chaires, l’État dut se contenter d’un procès-verbal et d’une amende.

« Vous pouvez faire la lecture maintenant, écrivait à un vicaire timide un fonctionnaire complaisant ; presque partout elle a été faite, et la pénalité sera presque nulle. » Alors le vicaire prenait courage, il lisait afin d’éviter la suspension, et puis écrivait au fonctionnaire, pour que la pénalité fût complètement nulle : « J’ai sauté tous les passages contre le gouvernement. » Dans l’histoire de toutes les persécutions religieuses, on rencontre ces petits compromis entre les agens et les victimes. Les hommes politiques auraient trop de chance si leurs vexations ne se heurtaient qu’à l’insurrection des grandes âmes, qui sont rares ; ils sont tenus en échec, aussi, par la coalition discrète et passivement résistante de tant d’âmes moyennes, qui veulent la paix. Mais sur le devant de la scène, à l’écart de ce vicaire et de ce fonctionnaire qui n’aspiraient qu’à faire le moins de besogne possible et le moins de bruit possible, il y avait des prêtres jaloux de faire tout leur devoir de prêtres, et des fonctionnaires Jaloux de faire tout leur devoir de chrétiens, et l’on voyait ces fonctionnaires refuser de poursuivre ces prêtres, et démissionner.

La mesquine persécution qui mettait en lumière l’organisation de l’Église provoquait la désorganisation de l’Etat. Mais dans cette Église même, n’y avait-il pas quelque moyen de faire brèche ? Bade chercha, crut avoir trouvé ; et Prokesch, qui représentait l’Autriche à Francfort, s’amusa beaucoup de l’invention. Il y avait à Fribourg quelques jésuites qu’on pria de s’en aller ; mais on leur faisait dire, en même temps, qu’ils seraient admis à rester s’ils voulaient bien blâmer un seul des actes de Vicari. Serait-ce pour rassurer leur propre conscience, ou pour embrouiller celles des fidèles, que les hommes d’Etat, parfois, s’essaient à mettre en collision séculiers et réguliers ? Les jésuites aimèrent mieux déserter Fribourg que de déserter la cause de l’archevêque ; derrière Vicari, l’Église était une. Le jour même où son mandement délictueux avait été lu dans les chaires, on avait vu s’agenouiller, à Saint-Martin de Fribourg, un des historiens les plus connus de l’Allemagne d’alors, le protestant Gfroerer, que sa biographie de Grégoire VII avait rendu célèbre. Il semblait qu’au nom du passé Gfroerer intervînt dans cette nouvelle querelle des investitures ; il se faisait catholique, se rangeait aux côtés de Vicari ; en sa personne, on eût dit que le moyen âge lui-même, dont il connaissait si bien les argumens et les textes, vînt à la rescousse des courans émancipateurs déchaînés par l’année 1848, à la rescousse du principe formel de l’autonomie des Églises, voté par le défunt parlement de Francfort, et revendiqué par l’archevêque Vicari.

Il convenait que ce principe fût expliqué dans toutes les chaires. Le 14 décembre, l’archevêque invita ses prêtres à commenter à leurs fidèles, dans quatre prédications successives, le Mémoire des évêques de la province, où les griefs de l’Église étaient catalogués et défendus : les curés qui s’y refusèrent furent suspendus, et le chanoine Haiz, trop complaisant pour le gouvernement, fut révoqué de toutes ses fonctions à l’archevêché. A l’épreuve, l’État badois ne savait quelle compensation donner aux ecclésiastiques frappés par Vicari. Quel magistrat et quel préfet pouvaient rendre la paix à ces âmes sacerdotales ? Les promesses de la bureaucratie semblaient faire faillite, tout comme ses menaces. Les prêtres qu’elle avait induits en tentation n’avaient que faire de ses récompenses, et ceux qu’elle incarcérait ne se sentaient nullement amendés par ses punitions. Vingt années auparavant, s’il en faut croire Ketteler, une partie des prêtres badois était « assez près de l’apostasie ; » leur fidélité, maintenant, survivait à la plus grave des épreuves. Eussent-ils défailli, leur peuple les eût redressés. Ces paysans de Bade, qu’on avait vus naguère s’en aller en Alsace pour entendre des sermons, étaient demeurés croyans sous la houlette de curés incroyans ; leurs fêtes religieuses locales, leurs infatigables pèlerinages, avaient entretenu leur foi durant l’ingrate période où beaucoup de leurs pasteurs semblaient s’en désintéresser. Les presbytères avaient pu traverser une crise de libertinage, mais les chaumières étaient demeurées pieuses. Dans la partie qu’il engageait contre l’État, Vicari pouvait compter, en toute sécurité, que la ferveur même du peuple lui garantirait la docilité des prêtres.

Les deux partis luttaient à coups de brochures. L’une s’intitulait : « Catholiques, prenez garde ! » la police la traquait jusque dans les domiciles privés, mais n’en put découvrir l’auteur. L’État fit publier une riposte, qu’on répandit à profusion : l’archevêque y était accusé d’erreur dogmatique et d’» exciter les sujets à la violation de leurs sermens. »

Mais qu’importait désormais l’opinion publique badoise ? Le bruit fait à Fribourg avait d’immenses échos : la catholicité tout entière prenait parti. Pie IX adressait à Vicari lettres sur lettres, pour le fortifier. Geissel, archevêque de Cologne, était confiant dans l’issue : « De même, écrivait-il, qu’en 1841 les troubles de Cologne ont tranché pour toute l’Allemagne la question des mariages mixtes, de même, d’un coup, le conflit de Fribourg tranchera toute une série de questions plus ou moins discutées relativement au droit des évêques dans les divers pays. » Diepenbrock, prince évêque de Breslau, offrait à son collègue de Fribourg la moitié de ses revenus. Ketteler préparait une importante brochure sur le droit de l’Église en Allemagne ; c’était son premier écrit d’évêque : il y remontrait que les droits souverains revendiqués par le grand-duc de Bade n’étaient que l’application à l’Église catholique des prérogatives possédées par le summus episcopus dans l’Église réformée, et que c’en était fait de la constitution du catholicisme, si Vicari cédait.

Dupanloup faisait traduire, pour son diocèse d’Orléans, les écrits pastoraux de Vicari ; l’Ami de la Religion, l’Univers, lançaient des collectes pour les prêtres badois, et Bismarck s’inquiétait à la diète de Francfort en voyant le clergé français prendre en main la cause de l’archevêque. Riancey proclamait, dans le Correspondant, que la souveraineté badoise se mettait au ban de l’Europe civilisée. Montalembert, envoyant son offrande pour la souscription de l’Ami de la Religion, qu’il considérait comme « un nouveau gage de la fraternité des peuples catholiques, » expliquait la portée du conflit.


Ailleurs, disait-il, ou a combattu pour un droit partiel, pour une liberté spéciale, pour un fragment de la vérité. Ici, c’est le droit tout entier de l’Église qui est en jeu : les évêques et le clergé du Haut-Rhin combattent pour maintenir tout l’ensemble des lois ecclésiastiques contre un pouvoir qui prétend ouvertement faire gouverner les âmes par des mains laïques. Sachons donc tendre une main fraternelle à ces prêtres allemands, que l’on emprisonne et que l’on dépouille parce qu’ils croient plus à l’infaillibilité de l’Église qu’à celle de la bureaucratie.


Pour remercier le Pape, les évêques, les laïques du monde entier, Vicari trouvait d’éloquentes effusions. Son imagination s’exaltait ; il voyait grand ; il avait des mots, des cris, que Doellinger ne pouvait lire sans pleurer. Il saluait, d’un beau geste de reconnaissance, cette « sorte de concile œcuménique dispersé par le monde et qui jugeait sa cause. » Jusqu’en Australie, le nom de Vicari avait le don d’émouvoir les âmes lointaines, et le vieillard s’étonnait, au déclin d’une longue carrière sacerdotale, d’être ainsi devenu subitement le héros d’un drame auquel s’intéressaient en tous lieux les consciences fières.

Car, à leur tour, certaines voix protestantes lui portaient leur hommage. Dans la Gazette de la Croix, Ernest-Louis de Gerlach, à la grande colère de Bismarck, s’enthousiasmait pour le langage de Vicari, qui « rappelait les anciens évêques, les apôtres, » qui « répandait les bénédictions et le souffle de l’Esprit... » L’historien protestant Leo prophétisait que la bureaucratie serait vaincue : « Nous autres protestans, déclarait-il, nous pouvons bien aujourd’hui rendre grâces à l’héroïsme de feu Mgr de Droste, qui nous a appris à traiter les affaires ecclésiastiques auxquelles nous n’entendions rien. » Dans cette Allemagne où, trois siècles durant, l’Etat avait traité les surintendans évangéliques comme des préfets spirituels, des hommes tels que Leo, tels qu’Ernest-Louis de Gerlach, savaient gré à Droste d’avoir révélé et à Vicari d’avoir répété que les affaires de l’Église ne regardaient que l’Église.

Il est permis de croire que, pour la bureaucratie badoise, les rumeurs de la diplomatie avaient plus d’importance encore que les tressaillemens des âmes. On annonçait comme possibles des représentations de la France, qui avait même, paraît-il, offert ses bons offices de médiatrice. On annonçait comme probables des représentations de l’Autriche, et l’on pouvait se demander si déjà François-Joseph y préludait, lorsqu’il adressait aux prêtres du grand-duché, publiquement, le montant des amendes auxquelles ils étaient condamnés. L’agitation religieuse resserrait les liens entre Vienne et certaines populations catholiques du grand-duché, jadis sujettes des Habsbourg ; elles s’accoutumaient à regarder avec envie l’Empire d’Autriche. Le cabinet de Vienne, de son côté, insinuait fréquemment au cabinet de Carlsruhe qu’on pouvait lui demander son entremise diplomatique pour l’apaisement des âmes badoises. Viale Prela, nonce du Pape à Vienne, était tout prêt à reprendre l’entretien, et le concours même de la diplomatie autrichienne en aplanirait les difficultés ou en abrégerait les longueurs. Mais comme apparemment il déplaisait au ministère badois de s’engager dans une voie où il aurait pu paraître le satellite de Vienne, les pourparlers avec Viale Prela ne furent rien de plus qu’une préparation du terrain, et c’est par l’entremise de Ketteler, évêque de Mayence, qu’une entente s’élabora, brusquement, entre le prince-régent et Vicari.

Trois jours durant, les 12 et 13 janvier 1854, Ketteler négocia avec le prince-régent et les ministres Rüdt et Wechmar. Il demanda tout d’abord que les catholiques de Bade jouissent des mêmes libertés qu’accordait à leurs coreligionnaires rhénans la constitution prussienne : ce fut en vain. Mais les interlocuteurs furent à peu près d’accord pour convenir que l’étrange institution d’un commissaire spécial chargé de mettre l’archevêque en tutelle serait abolie, que l’archevêque aurait le droit de s’adresser directement au ministère au lieu de conférer avec le conseil supérieur d’Église, que les prêtres par lui nommés resteraient provisoirement en fonctions, et qu’il ne pourvoirait aucune autre cure avant qu’une entente fût conclue entre le gouvernement et le Saint-Siège. Un catholique, Leiningen, était dès lors désigné pour aller causer avec Rome. C’est par une conversation avec Rome, seulement, que tout pouvait se régler, Manteuffel, premier ministre en Prusse, avait récemment transmis aux divers États du Sud le récit d’un entretien qu’avait eu le chargé d’affaires de Prusse avec le cardinal Antonelli. « On trouverait moyen de s’arranger, avait dit le cardinal, il faut que les États saisissent le Saint-Siège avant que le conflit soit irréparable. » Bade se préparait à répondre aux suggestions du cardinal, et l’on pouvait croire que, provisoirement, entre Carlsruhe et Fribourg, une trêve solide allait se conclure, lorsque intervint à la traverse un personnage imprévu. Ce personnage, dont les premiers efforts diplomatiques étaient dirigés contre l’Église, s’appelait Otto de Bismarck.

Simple représentant du roi de Prusse à la diète de Francfort, Bismarck fit un acte étrange de politique personnelle : il s’en fut à Carlsruhe pour contrecarrer cette politique d’apaisement que la lettre de Manteuffel, son chef hiérarchique, avait paru conseiller au gouvernement badois. Il plaida la solidarité des gouvernemens protestans, insinua que Bade pouvait compter sur la Prusse, représenta d’autre part à Manteuffel que Vicari et les catholiques ne faisaient que travailler pour l’Autriche ; et peu de jours suffirent pour que Manteuffel à Berlin, et le prince-régent à Carlsruhe, fussent beaucoup moins enclins au l’établissement de la paix religieuse dans le grand-duché. Bismarck se heurtait à certains faits acquis : les premiers pourparlers avec Ketteler, le choix de Leiningen comme envoyé à Rome. « Mes représentations, écrivait-il pourtant à Manteuffel, n’ont pas manqué leur effet, en tant qu’elles pouvaient encore amener des résultats dans la phase actuelle. » Il insista auprès du prince régent pour que l’envoi de Leiningen n’eût pas l’apparence d’une concession à Rome. — Soit, répondit le prince, je l’expédierai comme messager, non comme négociateur. Il insista pour que Leiningen, devant le Pape, maintînt strictement les accusations portées par le gouvernement badois contre l’archevêque ; le ministre Rüdt le promit. Lorsque Bismarck quitta Carlsruhe pour aller faire la même besogne en Nassau, c’en était fait à la cour badoise de l’esprit de paix religieuse ; et les conversations ébauchées entre la Cour et Vicari aboutissaient à un renouveau d’hostilités.


III

Six mois d’expérience avaient prouvé qu’il n’existait aucun moyen pratique pour empêcher l’archevêque de nommer des curés dans les paroisses vacantes : son clergé, ses fidèles, obéissaient d’autant plus à ses ordres, que l’Etat les chicanait davantage ; et malgré l’interdiction de certains fonctionnaires, des prières publiques avaient lieu, prières d’expiation, où la foule pieuse affluait. Une autre tactique fut essayée ; elle visait à désorganiser les paroisses ainsi pourvues, en leur enlevant momentanément leurs ressources pécuniaires. L’ordonnance ministérielle du 27 mars 1854 supprima le commissaire spécial qu’on avait essayé d’installer au-dessus de l’archevêque ; redevenu légalement maître de ses actes, Vicari fut averti, une fois de plus, qu’il existait à Carlsruhe un conseil supérieur, avec lequel il devait conférer. On lui fit savoir, formellement, — c’était un aspect nouveau de la question, — que ce conseil, seul, pouvait délivrer les mandats en vertu desquels les curés seraient payés sur les revenus paroissiaux. Si donc les trésoriers des paroisses, déférant aux instructions ecclésiastiques, s’avisaient de faire des versemens, ils devenaient, vis-à-vis de l’Etat, personnellement responsables, sur leur propre fortune, des sommes ainsi dépensées. La conséquence, c’était l’immobilisation des revenus habituellement affectés à l’entretien des prêtres. Ainsi les paroisses dont les curés avaient été nommés par l’évêque étaient réduites à faire des collectes pour leur assurer l’aumône du pain quotidien. Quant aux curés qui n’avaient pas l’indigénat badois, l’État les expulsait, et l’archevêque refusait de les remplacer : les paroisses étaient ainsi condamnées à un veuvage dont on ne pouvait prévoir la durée. Par surcroît, l’État faisait fermer le convict archiépiscopal qu’avait ouvert Vicari pour les jeunes prêtres ; on posait des scellés pour empêcher les clercs de rentrer par la porte, on installait des gendarmes de peur qu’ils ne rentrassent par les fenêtres.

De Carlsruhe à Fribourg et de Fribourg à Carlsruhe, les deux pouvoirs échangeaient des notes irritées : Vicari protestait, au nom de son droit à la libre administration des biens d’Église, contre cette façon de séquestre qui affamait les curés, et il faisait craindre à l’État que ces curés ne fissent grève, non pas assurément comme dispensateurs de sacremens, mais comme officiers d’état civil. L’État ripostait en portant de nouvelles atteintes à la propriété ecclésiastique, en chargeant les hauts fonctionnaires de constituer des commissions laïques pour l’administration de cette propriété, et en faisant main basse sur les archives curiales. Alors l’évêque pria les doyens de demander nettement aux fabriciens et trésoriers s’ils voulaient administrer les biens ecclésiastiques conformément aux intentions de l’Église ou s’ils les voulaient livrer au pouvoir civil. Des cas de conscience surgissaient, par là même, dans les couches profondes de la population ; les habitudes immémoriales en vertu desquelles le fabricien faisait son devoir sans péril étaient inquiétées et bousculées ; ce n’étaient plus seulement les curés, c’étaient les fidèles, qui se voyaient contraints, par leurs fonctions mêmes, à prendre parti pour ou contre l’État. Les registres, les comptes, les âmes, tout était en désarroi. À mesure que l’État ennuyait l’Église par des expédiens nouveaux, de nouvelles catégories de consciences subissaient la répercussion du conflit.

À la date du 18 mai, le gouvernement grand-ducal décida des poursuites contre Vicari ; son dernier mandement était son crime. Il avait, disait-on, « par l’altération de la vérité, par des inventions, excité les sujets à la haine et au mépris du gouvernement, et à la désobéissance aux lois. » Le 19, la justice pénétra chez lui, et, quatre heures durant, l’interrogea ; on chercha partout son brouillon, qu’on attribuait à une plume étrangère ; on ne trouva rien. À défaut de brouillon, ce fut sur Vicari qu’on fit main basse : le 20 mai, il fut déclaré en état d’arrestation, et gardé à vue chez lui.

Entre Vicari et ses prêtres, toutes communications furent suspendues. Alors, d’un bout à l’autre du grand-duché, le silence endeuillé des cloches parut symboliser cette condamnation de l’archevêque au silence. De-ci, de-là, certains fonctionnaires exigèrent qu’elles sonnassent ; la piété des fidèles les jugea profanées. Vicari captif parlait encore ; il parlait soudainement, par la voix d’un poète alors très à la mode, Oscar de Redwitz. La pièce s’intitulait : « Appel du pasteur. »


Je suis sur le bord de la tombe, criait Vicari ; ô Dieu, tu m’as rajeuni. Mon bras lassé peut soutenir le bouclier de la sainte bataille. Dans les ténèbres, tu gardes mon œil lumineux, toutes les blessures mortelles n’épuisent pas le sang de mon cœur.

Tu le sais, mon Dieu, je n’aime pas la lutte : mon étoile, c’est la paix. A quatre-vingt-un ans, on aime vraiment cette étoile. Je ne pensais plus qu’à m’équiper pour le combat de l’agonie ; mais il en est autrement, les âmes l’exigent.

Tu les as confiées à mes vieilles mains ; tu veux que je sauve la liberté de ta fiancée. Pourtant, vois, je ne puis parler, on m’a fermé la bouche ; j’envoie tes messagers, ô Dieu, prêche pour moi !


C’est ainsi qu’Oscar de Redwitz, réputé grand poète dans l’Allemagne du temps, s’essayait à donner une voix à ce vieillard séquestré. La bureaucratie badoise apprenait à mesurer cette force incoercible, l’opinion, à laquelle l’année 1848 avait donné l’essor : au bout de huit jours, les arrêts de l’archevêque furent levés. Le gouvernement insista pour qu’il différât tout acte archiépiscopal jusqu’à la conclusion d’un accord avec Rome : il répondit en publiant, le jour de la Pentecôte, un nouveau mandement, où son énergie ne fléchissait point, et les fonctionnaires se vengèrent en l’attaquant dans la presse, comme « un parjure et un faible d’esprit, qui se laissait fourvoyer par un tas de fanatiques, d’illuminés et de têtes folles. » « Les bureaucrates badois sont incurables, » écrivait l’historien Gfroerer.

En bas comme en haut, la police se heurtait à d’imbrisables résistances. Les fabriciens réputaient non avenus les ordres de l’Etat : certains furent emprisonnés ; chez d’autres, on installa des garnisaires ; on crocheta les portes de plusieurs presbytères afin d’enlever les archives ; on dépensa plus de 18 000 florins dans l’occupation militaire de douze petites communes ; pour surveiller l’Église ou manifester contre elle, on alla parfois jusqu’à faire appel au zèle turbulent des anciens émeutiers de 1849, qui avaient mis en péril la couronne même du grand-duc. Mercenaires de l’ordre et mercenaires du désordre s’évertuaient à faire respecter les ordonnances du pouvoir civil relativement à l’administration des biens de l’Église, et ces ordonnances, pourtant, demeuraient lettre morte. « Chez les bons catholiques, écrivait le publiciste Alban Stolz, c’est peu à peu une gloire d’avoir été emprisonné. L’ennemi le plus acharné du régent ne pourrait pas s’y prendre mieux pour lui aliéner le cœur et la confiance de beaucoup de ses meilleurs sujets. » L’inertie passive des fidèles opposait une sorte de referendum aux ordres de la bureaucratie ; chaque fois que l’archevêque disait : « Je ne peux pas, » une rumeur, pareille à celle du chœur antique, scandait ce nouvel acte du drame, et cette rumeur, où s’exprimait longuement la foule des consciences, disait : « Nous ne voulons pas. » C’était dans cette rumeur que Vicari trouvait sa force : elle était si tenace et si prolongée, si grave et si sincère, qu’elle couvrait les approbations données au gouvernement par la seconde Chambre, et que le ministère était forcé d’écouter la voix du peuple, au-delà du Parlement.

Il n’y avait pas de journaux pour provoquer et soutenir cet élan : le gouvernement les défendait. Il n’y avait pas d’organisation concertée : la poste privée qu’à certaines heures l’archevêché s’efforça d’établir était en butte à d’incessantes surprises policières. Mais ce qui suppléait aux excitations de la presse, ce qui suppléait à l’embrigadement des courages, c’était l’émotion des âmes ; elle coupait court à toute joie, suspendait toutes fêtes ; sans affectation, sans fracas, au village comme à la ville, se produisait la grève des plaisirs : toute une partie de la vie était suspendue, tout un aspect de la vie était voilé ; et si l’Etat devenait anxieux de ces innombrables âmes qui se plaignaient, c’est parce que tout dans leur attitude décelait qu’elles souffraient. Les malaises des consciences n’inquiètent les tyrannies politiques que lorsqu’ils assombrissent visiblement l’éclat de la vie sociale et jettent une note de tristesse vraie dans le bourdonnement quotidien des hommes.

On touchait à l’une de ces heures où les rapports entre l’Église et l’Etat sont tellement tendus, que les concessions réciproques sont impossibles, et que la discussion même de ces concessions créerait des occasions nouvelles de conflit ; alors l’Etat, pour en finir, doit, si l’on ose ainsi dire, émigrer du domaine troublé qu’il a le devoir de pacifier ; ses regards, ses propositions, son action, doivent franchir les frontières ; la parole n’est plus à ses préfets, mais à ses diplomates ; au-delà et au-dessus de l’établissement religieux avec lequel les frottemens quotidiens rendent l’entente illusoire, l’État doit gravir, si pénible soit-elle, la route qui mène au Vatican. Au cours de l’année 1854, les États de la province ecclésiastique du Haut-Rhin expédièrent quelques courriers sur cette route nouvelle pour eux, route qu’on voit foulée, de siècle en siècle, par les pouvoirs mêmes qui avaient le plus solennellement résolu de ne jamais s’y engager.


IV

Le premier courrier qui survint fut le baron de Hummel, envoyé du roi de Wurtemberg. Une convention s’était élaborée, dans le silence, entre le cabinet de Stuttgart et deux prêtres délégués par l’évêque de Rottenburg ; on venait demander pour cette convention l’approbation de Rome.

Antonelli, tout en déclarant, paraît-il, que, sur certains points, l’État faisait plus de sacrifices qu’il n’était même nécessaire, refusa la signature du Saint-Siège ; on ne voulait pas, à Rome, que les États de la province du Haut-Rhin, alléchant ou endormant l’opinion catholique par certaines concessions de détail, se dérobassent ainsi à la nécessité de traiter les questions mêmes de principe. Depuis trente-cinq ans, ces États s’obstinaient, tous ensemble, à nier l’autonomie de l’établissement religieux : c’est à cet égard que Rome exigeait d’eux une résipiscence expresse. Elle ne voulait pas qu’on fit à l’Église, en certaines circonstances, la grâce d’être libre ; elle voulait que les bureaucraties, comme l’avait fait le Parlement de Francfort, reconnussent le droit de l’Église à la liberté.

En mars, Leiningen arriva, porteur des commissions du prince-régent de Bade, mais dépourvu d’ailleurs de pleins pouvoirs : il proposait de régler quelques détails du conflit, et rien de plus ; il fut rejoint, au cours de l’été, par le protestant Brunner, que le prince-régent accréditait comme plénipotentiaire : une trêve provisoire se concerta entre Antonelli et Brunner, et l’on convint qu’immédiatement après on causerait des questions de principes. Il ne s’agit point de détails, mais de principes, disait derechef Antonelli, en septembre, au comte de Liedekerque-Beaufort, qui lui portait certains projets fragment aires de la part du grand-duc de Nassau. Les États proposaient des complaisances, Rome leur demandait un changement d’attitude, et presque une conversion. Elle voulait qu’en eux le vieil homme disparût, ce vieil homme mis à mal par 1848, et qui, dans l’agonie politique où il se débattait, s’obstinait, avec une ténacité sénile, à se proclamer le maître de l’Église.

Un document fut remis aux divers plénipotentiaires, indiquant les « bases » sur lesquelles une paix devait être assise. L’allégresse alors était grande au Vatican. La proclamation récente du dogme de l’Immaculée Conception par l’initiative personnelle de Pie IX avait exalté Pie IX en même temps que la Vierge : il avait parlé, à la fois, au nom de la chrétienté et au nom de Dieu ; il y avait eu, dans sa voix, des échos d’en bas, qui traduisaient la croyance latente et l’aspiration profonde des masses fidèles, et puis des échos d’en haut, qui affirmaient et qui définissaient le dogme déjà murmuré par beaucoup de lèvres et déjà voulu par beaucoup d’âmes. Quelques mois se passaient, et la signature du Concordat avec l’Empire d’Autriche paraissait inaugurer une période nouvelle dans les rapports entre l’Église et les États : François-Joseph, parachevant l’œuvre de cette révolution même qui l’avait un moment expulsé de son trône, achevait de détruire l’édifice joséphiste ; dans la capitale même de Joseph II, c’en était fait de la domination des légistes, en qui l’Église voyait des ennemis séculaires ; il semblait que la domination des canonistes commençât. Or l’Autriche était encore la cime de la Confédération germanique : un tel précédent n’allait-il pas faire loi pour les petits États de l’Allemagne ?

Les négociations s’engagèrent, interminables : le cardinal Brunelli, puis le cardinal Reisach, les conduisirent, au nom du Saint-Siège, avec les représentans des divers souverains. Pendant qu’elles se traînaient, la situation demeurait grave en Bade et en Nassau. Vicari et le cabinet badois s’accordaient mal sur l’application de la trêve provisoire signée à la fin de 1854 : le paiement des anciennes amendes par les prêtres délinquans, la situation pécuniaire des curés nommés par l’archevêque, l’excommunication qui pesait encore sur les membres du conseil supérieur d’Église, donnaient lieu à d’incessans débats. De son côté, l’évêque de Nassau expédiait au cardinal Reisach doléances sur doléances. Enfin l’on sentit, à partir de 1856, que l’horizon devenait plus clair, grâce à l’avènement, en Bade, du ministère Meysenbug et grâce ù l’influence personnelle du grand-duc de Nassau. L’année 1857 fut marquée par la conclusion d’une convention entre Rome et le Wurtemberg : le branle était donné. En 1859, Bade suivit l’exemple ; un long travail s’acheva, destiné à fixer le nombre des cures dont l’État pourrait à l’avenir se dire légitimement patron ; et l’accord fut signé. Enfin, en 1861, l’évêque de Limbourg, qui avait, quatre ans auparavant, reçu de Rome des pouvoirs formels pour traiter avec le grand-duc, expédia à Antonelli un projet de convention, qui fut ratifié.

Dans leurs grandes lignes, ces pactes divers donnaient satisfaction aux doléances épiscopales de 1851 et de 1853. La série d’articles organiques que les États de la province ecclésiastique du Haut-Rhin, trente ans auparavant, s’étaient réciproquement engagés à faire peser sur leurs Églises respectives, étaient désormais périmés. La bureaucratie cessait d’être une puissance dans l’Église, et l’Église cessait d’être considérée par l’État comme un organisme bureaucratique : elle devenait juge de ses propres intérêts, maîtresse de sa propre vie. Ses clercs étaient bien à elle ; ses revenus, bien à elle ; ses ouailles, bien à elle ; et Tonne se mêlerait plus de ce qui ne regardait qu’elle ; les souverains, vis-à-vis du Pape, s’y étaient expressément obligés. « Les concordats dont l’Allemagne se couvre, lisait-on dès 1858 dans les Feuilles Historico-politiques de Munich, assurent la situation juridique de l’Église d’après des principes qui, il y a vingt ans, passaient pour être caractéristiques de haute trahison ultramontaine, et qui n’étaient même pas compris. »


V

Mais à peine ces concordats étaient-ils conclus qu’immédiatement une partie de l’Allemagne s’agitait. On regardait du côté de Vienne ; on y constatait la joyeuse exaltation des catholiques ; on commentait les multiples incidens auxquels donnait lieu, en Autriche, la question de la confessionnalité des cimetières. On se hâtait de conclure qu’à l’origine de ces troubles religieux, il y avait le concordat signé en 1855 ; que ce concordat, au lieu d’être un instrument de paix, était un engin de lutte ; qu’il fallait, entre l’Autriche et le reste de l’Allemagne, « tendre un cordon sanitaire. » Tolérerait-on, dès lors, que les petits États de l’Allemagne du Sud s’engageassent dans le sillon qu’avait tracé François-Joseph ? Il semblait qu’en négociant avec le Saint-Siège ces pactes successifs, ils eussent solidarisé leur propre politique religieuse avec celle de l’Autriche : les fractions de l’opinion germanique qui rêvaient de substituer l’hégémonie des Hohenzollern à celle des Habsbourg, et celle du protestantisme à celle du catholicisme, se flattaient, en sapant l’édifice des concordats, d’infliger à François-Joseph une nouvelle défaite.

Les anxiétés du protestantisme, les passions anticléricales, les susceptibilités de la raison d’Etat, les inspirations occultes du cabinet de Berlin se coalisaient entre elles : de là, l’incoercible poussée qu’exercèrent les campagnes anticoncordataires ; de là, aussi, leur prompte victoire.

On agita le pays avant d’agiter les Chambres. Dans le Wurtemberg, des pétitions circulaient contre le concordat, le synode évangélique se plaignait, la faculté de Tubingue protestait, et l’évêque de Rottenburg, espérant, ce semble, que cette effervescence tomberait d’elle-même, s’opposait à ce que les catholiques fissent des manifestations en sens inverse. En Bade, l’université de Heidelberg se mettait à l’œuvre ; le juriste Bluntschli, hostile à toute hiérarchie religieuse, déchaînait contre le concordat les colères de la presse ; la maçonnerie, les protestans « libéraux, » étaient à ses ordres et marchaient derrière lui. A Durlach se tenait un bruyant meeting ; les bourgeois de Fribourg, les universitaires de Fribourg obsédaient le grand-duc de leurs griefs ; et le ministre Stengel, évidemment trop optimiste, jugeait inutile que les catholiques pétitionnassent en faveur du concordat si violemment attaqué. Il semblait que les gouvernemens se fissent fort d’abréger ces querelles en invitant au silence l’un des deux partis. Mais la voix de l’autre parti devint bientôt assez impérieuse, assez souveraine, pour entraîner les votes des parlemens et forcer les gouvernemens à céder.

« L’Église romaine, déclarait en Bade l’historien Haüsser, aspire à rétablir sur le monde sa monarchie universelle, et, sous le cri séduisant de liberté de l’Église, à rétablir l’esclavage pour tous et la domination exclusive pour elle-même ; » et le prélat Mehring, en Wurtemberg, ne voulait pas entendre parler d’une « liberté » qui permettrait aux moines, — ces « fakirs, » disait un autre, — de « mettre le Wurtemberg en état de siège. » D’ailleurs, en serrant les choses de plus près, on soutenait qu’il était contraire à l’égalité confessionnelle de gratifier le catholicisme de certaines libertés auxquelles le protestantisme ne pouvait prétendre. A quoi le ministre wurtembergeois Rümelin objectait avec une grande finesse que, dans les Églises issues de la Réforme, le summus episcopus se confondait avec le chef de l’Etat, et qu’on ne pouvait lui demander, en vérité, de conclure un concordat avec lui-même !

Mais, à côté et au-dessus des convenances de l’Église protestante, on invoquait contre les concordats les droits supérieurs de l’Etat. « Le caractère de l’Etat moderne, expliquait Haüsser, consiste à être affranchi des liens dans lesquels la hiérarchie le tenait enfermé : la Réforme, qui a commencé cet affranchissement, a assigné à l’Etat la haute mission morale que, depuis lors, il a remplie pour le salut du monde. Pour remplir cette mission, il ne doit être lié au service d’aucune puissance ecclésiastique. » Or les concordats, si l’on en croyait Maurice Mohl, le député wurtembergeois, « désarmaient l’Etat en face de toutes les tendances qui peuvent entrer en lutte contre les exigences de la culture intellectuelle, même contre celles de la police. » Ainsi l’Etat, en traitant avec une confession religieuse, dérogeait au devoir qui était le sien, d’incarner les intérêts de la haute culture. C’est pourquoi les universités s’émouvaient : que les membres des facultés catholiques de théologie fussent, d’après le concordat, justiciables de leur enseignement vis-à-vis de l’évêque, cela paraissait intolérable au reste du corps universitaire, et l’Etat qui signait un tel sacrifice désertait sa mission scientifique. Politiquement parlant, d’ailleurs, et c’était le principal argument, en Bade, du rapporteur Hildebrandt, « la situation accordée à l’Église par le concordat ne s’accordait pas avec l’autonomie de l’Etat, avec les droits de la souveraineté territoriale ; » bref, ce qui était en péril, c’était la conception même de l’Etat moderne.

Et puis la patrie, le germanisme allaient aussi péricliter. « La Curie reste la Curie, disait à la Chambre wurtembergeoise le prélat Mehring, et tant qu’elle reste la Curie, nous ne la comprenons pas. Ces Italiens ne connaissent pas notre situation, nous vivons sur le sol allemand ; ces Welches ne savent pas ce qu’il en est chez nous. Les apports d’outre-monts ont déjà souvent troublé notre paix, rompu notre unité, mais jamais enrichi la foi, jamais fortifié la conscience chrétienne. » Le prélat Sigel, à son tour, dénonçait le « parti des jésuites, » et lui signifiait que jamais le Wurtemberg et le peuple allemand ne reviendraient à l’obédience de Rome.

Mais un autre prélat protestant, Moser, affectait, en Wurtemberg, d’alléguer contre le concordat les intérêts mêmes des catholiques wurtembergeois. Le pacte signé par le roi Guillaume avec Rome lui paraissait enchaîner leur liberté ; il n’admettait pas qu’entre les consciences catholiques et le Saint-Siège l’Etat se chargeât de tresser un lien. « On devrait, expliquait-il, laisser à l’Église catholique toute sa liberté de développement intérieur, et si, soit par des recherches scientifiques, soit par l’effet d’autres circonstances, elle était amenée, intérieurement, à se détacher plus ou moins de Rome, il ne faut pas qu’aucune convention d’Etat fasse obstacle à cette évolution. » Moser, apparemment, s’intéressait beaucoup aux catholiques, mais à ceux-là, surtout, qui voudraient cesser de l’être.

C’était un torrent de dialectique passionnée, un feu roulant d’argumens imprévus ; mais si l’on allait au fond de ces polémiques, on trouvait moins des objections que l’expression incessante d’une crainte, la crainte que l’Église n’abusât de sa liberté. On dénonçait, surtout, les excès possibles du régime concorda- taire. A quoi le ministre badois Stengel répliquait énergiquement : « La peur des abus que peut amener la liberté est la mère de la tyrannie. » Mais alors, en présence de pareilles ripostes, on s’élevait au-dessus des détails du concordat, on ne l’attaquait même plus dans sa substance : on s’en prenait à la méthode d’après laquelle il était négocié et conclu, on déclarait la guerre à l’idée même de concordat. En Nassau, en Hesse, l’Etat, par l’intermédiaire de ses hauts fonctionnaires, avait négocié avec un sujet, qui là s’appelait Blum, ici Ketteler ; en Wurtemberg, en Bade, l’Etat, par l’intermédiaire de ses diplomates, avait négocié avec un étranger. Pie IX. Des engagemens avaient été pris, en dehors des Chambres, au-dessus des Chambres ; n’était-ce pas une atteinte à la souveraineté nationale ? Les ministères, sans doute, avaient été les premiers à observer que la mise en vigueur de certaines stipulations du Concordat rendrait nécessaire le remaniement de certaines lois ; et ils se proposaient, en toute humilité, de réclamer des Chambres ce remaniement. Mais cela ne suffisait pas aux susceptibilités des législateurs ; et les députés catholiques eux-mêmes, en Wurtemberg, soutenaient, à l’exception d’un seul, que le concordat tout entier devait être soumis à la ratification des Chambres. Les rapports de l’Église avec l’Etat ne devaient pas être réglés par des traités, mais par des lois. Des traités signifiaient l’abdication de l’État, des lois seules affirmaient son hégémonie. En adoptant une politique concordataire, le pouvoir civil avait reconnu, implicitement, qu’il ne pouvait pas à lui seul légiférer sur les choses d’Église : aux yeux du parti libéral, un pareil aveu était impardonnable. Il fallait qu’en déchirant le concordat, l’État se relevât de cette humiliation : ainsi l’exigeait la dignité, ainsi l’exigeait l’intégrité nationale. A toutes les tribunes parlementaires, des sommations furent adressées aux gouvernemens. De quel droit traiter avec une puissance extra-territoriale ? demandait-on en Wurtemberg. En fait, comme l’expliquait avec une jolie finesse de langage le ministre Rûmelin, « la convention était une entente entre l’Etat et l’Église territoriale catholique, laquelle, par l’organe de l’évêque, avait désigné le Pape comme son représentant normal, constitutionnel, pour cette sorte de pourparlers, et le Pape avait été ainsi admis à traiter, en tant que représentant d’une corporation territoriale dans sa sphère d’autonomie. » De quel droit traiter avec un évêque, avec un sujet ? demandait-on en Hesse, au ministre Dalwigk, « plus dangereux, disait-on, que ne le serait un jésuite romain ? » Et Dalwigk de répondre, avec une belle noblesse d’accent :


Il y a dans un État certains droits indépendans de la législation, indépendans du caprice, toujours possible, des parlemens et du gouvernement. Les droits religieux des membres d’une église chrétienne reconnue reposent sur des fondemens plus profonds, sur des principes plus élevés, que tout ce qui se laisse régler par des actes législatifs. Une Chambre qui serait composée d’Israélites, ou d’exaltés, ou de protestans exclusifs, ou d’athées, serait-elle compétente pour régler les plus hauts intérêts religieux des membres d’Églises qui sur leurs bancs ne compteraient aucuns représentans, ou presque aucun ?


Mais en vain le protestant Rümelin soutenait-il la compétence du Pape, en vain le protestant Dalwigk déniait-il la compétence des Chambres : des majorités se formaient contre la politique concordataire, majorités sûres de leur force, plutôt d’ailleurs que de leur droit. Un des juristes qui travaillèrent le plus obstinément à faire déclarer invalide le concordat badois, le professeur Robert Mohl, avoue dans ses Mémoires, avec quelque désinvolture :


Juridiquement, la légitimité d’une telle déclaration était susceptible de quelques doutes ; et en tout cas, vis-à-vis du grand-duc, une déclaration de nullité était chose difficile, puisque la ratification était déjà un fait accompli ; mais la conviction que cette mesure était absolument nécessaire, et l’agitation qui allait croissant dans le pays, ordonnaient de passer outre à toutes réserves.


On passa outre, effectivement. Sous le souffle des tempêtes parlementaires, concordats et conventions s’effondrèrent, comme autant de châteaux de cartes. A la seconde Chambre badoise, l’assaut fut donné en 1860 ; tout de suite il fut victorieux ; et sans même attendre l’avis de la première Chambre, le grand-duc remplaça par un ministère libéral le ministère qui avait signé le concordat.

En Wurtemberg, même assaut, même victoire, même crise ministérielle, au printemps de 1861. En Nassau, la Chambre permit au cabinet de maintenir provisoirement la convention, pourvu qu’il présentât sans retard une loi sur les cultes. En Hesse-Darmstadt, la convention, cinq années durant, donna lieu à des batailles parlementaires, et comme en 1866 le ministère Dalwigk, qui l’avait signée, paraissait étrangement menacé par les manœuvres combinées de la Prusse et des partis anticléricaux, Ketteler prit l’initiative de concerter avec le grand-duc le retrait de la convention tant diffamée, afin d’enlever un prétexte au renversement de Dalwigk.

Rome avait eu le droit d’espérer, en signant les concordats, que les conditions d’existence de l’Église, dans le Sud-Ouest de l’Allemagne, étaient fixées pour longtemps ; une déception brutale survenait, dont le cardinal Antonelli, dans une lettre au roi de Wurtemberg, ne dissimulait pas l’amertume. Mais Rome, cependant, n’était pas complètement vaincue ; au lendemain de la rupture du concordat, l’Église était dans une situation meilleure qu’à la veille des premières négociations ; les dix années qu’elle avait traversées, et durant lesquelles elle avait cru, pendant une minute, toucher à un triomphe, marquaient pour elle un progrès. L’administration de Nassau et de Hesse-Darmstadt continua d’appliquer, en fait, le programme de politique religieuse qu’imposait la convention périmée ; et les lois qui, tout de suite, s’élaborèrent en Wurtemberg et en Bade, et qui apparaissaient comme une sorte de représaille de la puissance législative, ne furent à certains égards, en Wurtemberg surtout, qu’une adaptation de ces formules concordataires qu’on venait de déchirer. « Pour ce qui regarde la substance du projet de loi, écrivait au cardinal Antonelli le nouveau ministre wurtembergeois Golther, l’intention du gouvernement est que, sous réserve des droits et des intérêts de l’État et des autres confessions, la précédente convention serve de base, en substance, à la nouvelle législation projetée. »

Rien d’étonnant, dès lors, qu’en dépit de l’impolitesse faite au Saint-Siège par les gouvernemens, la revue Le Catholique, de Mayence, jugeât la situation sans pessimisme :


Le libéralisme, y lisait-on au début de 1863, a traîné les droits de l’Église devant le forum de la législation constitutionnelle. Mais les lois qui furent publiées nous ont donné plus de fumée que de feu, et dans l’ensemble elles se sont montrées inoffensives, puisqu’elles reconnaissaient en partie les droits de l’Église, et puisque, pour le reste, elles sont et resteront inapplicables. L’issue des orages constitutionnels est meilleure que nous ne le pensions. Nous n’avons rien perdu, beaucoup gagné.


VI

En Bade, cependant, une Chambre existait, prête à faire montre, sans ambages ni réserves, de ces « droits de l’État » que la rupture du concordat semblait avoir vengés et que la nouvelle législation venait d’affirmer. Dans cette terre badoise, où les catholiques forment les deux tiers de la population, une géométrie électorale subtilement concertée restreignait, d’une singulière façon, le nombre de leurs représentans : les circonscriptions étaient formées de telle sorte que, dans la plupart d’entre elles, le chiffre des catholiques n’atteignît pas la moitié des électeurs. La masse catholique rurale était sacrifiée aux agglomérations urbaines, où les protestans étaient plus nombreux. Ainsi la majorité parlementaire représentait en réalité la minorité du pays. Mais c’était là une question de fait, indifférente à Bluntschli et aux autres théoriciens du droit public : telle quelle, cette majorité personnifiait l’État ; elle avait droit, telle quelle, à une obéissance sans restriction.

Parmi d’innombrables clauses peu satisfaisantes pour l’Église, le législateur badois de 1860 consentait lui-même à reconnaître l’autonomie des diverses confessions ; mais cette formule toute platonique ajournait la solution de beaucoup de questions de détail, que le Parlement et le nouveau ministère voulurent aborder de front. Libre aux États voisins d’acheter la paix religieuse au prix d’ententes quotidiennes, implicites, entre l’Etat et l’Église, au prix d’un certain nombre de petites tolérances de fait, signe et gage de bon voisinage ; l’Etat badois, lui, arborait tout de suite les principes, avec la jouissance d’étaler sa souveraineté. Il ne déplaisait pas aux hommes d’État de Carlsruhe d’entendre dire que Bade était une sorte de champ d’expérience pour la politique anticléricale, que les lois de laïcisation s’essayaient dans la Forêt-Noire avant de se transplanter en d’autres pays allemands, et que le gouvernement grand-ducal, selon l’expression de Bunsen, « combattait à l’avant-garde de tous les États décidés à faire prévaloir contre le droit canon l’autonomie et les droits des citoyens. » Ils n’apportaient point, à vrai dire, dans un pareil combat, cette flamme d’apostolat, ce besoin de propagande exaltée, qui avaient poussé la France révolutionnaire à la conquête du monde ; mais ils aimaient que Bade apparût comme un État modèle, logiquement construit d’après certains principes modernes, comme le développement vivant de certains théorèmes politiques, comme l’incarnation de certaines abstractions augustes. Avec moins de fougue, et plus de distinction, un libéral badois des années 1860 à 1870 ressemblait singulièrement à un jacobin d’avant la Terreur.

Ainsi ressuscitait pour l’Église badoise la menace d’une servitude nouvelle, plus terrible peut-être que celle dont la veille elle s’était affranchie. Car, lorsqu’elle n’avait affaire qu’à la bureaucratie, des démarches personnelles auprès du grand-duc, moteur unique et souverain de cet organisme impopulaire, pouvaient atténuer les abus, arrêter les excès de pouvoir. Mais désormais, ce n’était plus avec l’administration, c’était avec la loi, avec une prétendue « conscience publique » incarnée par une majorité, que l’Église aurait à compter. Et puis, la bureaucratie, naguère, opprimait d’un poids égal les deux confessions chrétiennes : elle régnait sur l’Église protestante avec autant d’absolutisme que sur l’Église romaine, avec plus d’absolutisme même, puisque, dans l’établissement protestant, sa domination était fort peu contestée. Au contraire, le programme d’un homme politique comme Jolly, tel qu’il l’exposait lui-même dès 1860, comportait l’émancipation de l’Église protestante : on relâcherait les chaînes dans lesquelles le souverain laïque l’avait trop longtemps emprisonnée ; les paroisses protestantes seraient gratifiées d’une liberté toute nouvelle ; et d’une pareille nouveauté Jolly croyait pouvoir attendre deux avantages : il espérait qu’à la faveur de cette indépendance des fidèles une réaction s’opérerait, bien vite, contre ce rigorisme dogmatique qui faisait détester l’orthodoxie protestante aux hommes d’État du « libéralisme ; » et puis il se flattait que l’exemple des paroisses protestantes, maîtresses d’elles-mêmes, serait pour les paroisses catholiques une séduction constante, une perpétuelle invite à secouer le joug de la hiérarchie romaine. La puissance bureaucratique avait asservi les deux Églises ; la puissance législative, son héritière, devait, d’après le plan de Jolly, émanciper l’une et asservir l’autre.

On avait, dans la loi de 1860, proclamé en principe l’autonomie de l’Église romaine ; mais, moins de deux ans après, s’engageait entre le ministère et Vicari, pour la nomination d’une supérieure dans le pensionnat de jeunes filles d’Adelhausen, une lutte pleine d’étrangeté. Parmi les religieuses de l’endroit, l’État avait son parti, et l’Église le sien ; l’État tenait bon pour sa candidate, l’Église pour la sienne. On finit par voir Jolly, le futur premier ministre, faire une descente au couvent, et revêtir, lui-même, de ses insignes religieux, la supérieure nommée par l’État : ainsi procédait-il en s’appuyant sur un arrêté gouvernemental de l’année 1811. On devine ce que pouvait être un pareil couvent, avec ses nonnes « libérales » et ses nonnes catholiques. Entre les unes et les autres, on se disputait au sujet des mots : « Loué soit Jésus-Christ, » que les enfans ont souvent sur les lèvres dans les écoles d’Allemagne. Les nonnes « libérales » détestaient cette formule ; une d’elles finit par la prohiber. Devant toute la classe, l’aumônier la gronda ; et l’Etat, alors, chassa l’aumônier. L’archevêque évoqua la liberté de l’Église ; c’était évoquer un fantôme.

On avait, dans les pourparlers avec Vicari qui suivirent la loi de 1860, promis à l’Église que les fondations pieuses dont elle disposait lui seraient fidèlement conservées ; mais tout de suite, par des biais ingénieux, l’administration revendiqua un certain nombre de ces fondations et en affecta le revenu à des œuvres d’enseignement. Or, à cette époque même, une loi scolaire nouvelle rompait tous les liens par lesquels l’école tenait à l’Église, créait pour la surveillance de l’école des conseils scolaires communaux dans lesquels le curé ne siégeait plus qu’à titre de dispensateur de l’instruction religieuse ; et l’Église, du même coup, voyait l’enseignement lui échapper et une partie de ses fondations pieuses servir à l’entretien d’initiatives scolaires auxquelles elle devait rester étrangère. Alors Vicari s’insurgea : en 1864, moins de cinq ans après le concordat, la guerre religieuse était rallumée dans le grand-duché. Vicari défendait que les prêtres et que les fidèles entrassent dans les nouveaux conseils scolaires, et que le clergé même gardât aucun rapport avec les autorités de l’école réorganisée ; et l’organe badois du protestantisme orthodoxe applaudissait discrètement à cette insurrection de l’archevêque contre l’esprit de laïcisation. Un commerçant catholique de Heidelberg, Jacob Lindau, se mit à courir le pays ; il groupait les populations, leur signifiait la défense de l’archevêque ; et de village en village se propageait la grève des électeurs, vainement convoqués par l’Etat pour la nomination des conseils scolaires. Dans la ville d’Heidelberg, il ne se trouva que 84 catholiques pour aller voter. Ces élections furent risibles : l’Etat renonça à tout quorum ; partout où trois électeurs se présentèrent aux urnes, on considéra leur vote comme valable et le conseil comme constitué ; et si les conseillers ainsi désignés refusaient de siéger, ils étaient frappés d’amendes. Si la journée de vote s’était passée sans qu’on eût vu venir trois électeurs, l’Etat constituait d’office un conseil scolaire, pour un an, avec quelques fonctionnaires qui n’avaient pas le droit de se dérober. La belle tâche de veiller sur l’école se présentait au regard des citoyens badois comme une sorte de corvée publique, sanctionnée par des menaces pénales, inquiétante pour la conscience : l’école souffrait, le prestige de l’Etat souffrait. Des catholiques se rencontraient, et non des moindres, pour estimer que le prêtre, après les protestations séantes, aurait dû prendre sa place dans ces nouveaux conseils scolaires, s’y entourer de bons catholiques et réduire à néant, ainsi, les intentions hostiles des auteurs de la loi ; c’était l’avis du grand publiciste Alban Stolz. Lorsque le loup prend un enfant, disait-il, lanière boude-t-elle, ou court-elle après le loup ? Il appliquait l’apologue à la mère Église. Mais la mère Église continuait de bouder, parce qu’une grande partie du peuple catholique boudait avec elle, parce qu’environ 400 pétitions, groupant 37 000 signatures, réclamaient du grand-duc le changement de la loi, parce que la loi même devenait un prétexte à une agitation religieuse constante, et parce que cette agitation religieuse, enfin, faisait espérer la formation d’un parti populaire catholique semblable à celui qui depuis quatorze ans défendait le catholicisme prussien. C’était un beau tribun que Jacob Lindau : il imagina ce qu’il appelait les « casinos ambulans. » Avec des escouades de conférenciers, il s’en allait de bourgade en bourgade pour prêcher la résistance passive à la loi. Lorsque le « casino » de Mannheim, le 23 février 1863, eut donné lieu à des troubles, le gouvernement interdit les « casinos. » Les amendes continuaient de pleuvoir pour châtier les catholiques de leur force d’inertie, d’autant plus obstinée qu’on la contraignait de rester muette : Ketteler réclamait en leur faveur l’intervention de François-Joseph, et à la première Chambre, le baron d’Andlau interpellait.

Alors le ministre Lamey jeta, du haut de la tribune badoise, une phrase lumineuse qui résumait, sans qu’il le voulût, toute la philosophie du conflit. On lui reprochait de porter atteinte à la conscience des citoyens : « La loi, répliqua-t-il, voilà la vraie conscience publique, la vraie conscience du pays ; et c’est tant pis pour celui qui, à côté et au-dessus de la loi, veut posséder une conscience privée ; qu’il paie l’amende ! » En deux phrases, Lamey avait défini l’antagonisme ; mais le définir, c’était l’accentuer. Deux principes donc s’affrontaient : le droit de la majorité parlementaire et le droit privé des consciences. Lamey luttait pour le premier droit, Vicari pour le second. En soulignant ainsi le contraste, Lamey rendait un service à l’opposition catholique : il empêchait le peuple de s’endormir ; sa voix retentissante, autorisée, posait la question, comme l’avaient posée, dans les casinos, les orateurs catholiques auxquels il avait fermé la bouche ; et la question se résumait en une lutte entre deux souverainetés : la souveraineté des pouvoirs humains, dont Lamey était un superbe avocat, et la souveraineté des consciences, dociles échos de Dieu. Du fond de son évêché de Mayence, Ketteler lança deux brochures successives pour dénoncer l’esprit d’absolutisme de Lamey et pour montrer dans l’absolutisme divin la garantie suprême des libertés humaines. Puis derechef, à la première Chambre, le prince Charles de Loewenstein interpella : il demanda si les ministres du grand-duc reconnaissaient un Dieu au-dessus d’eux. Lamey, pour toute réponse, se contenta d’invectiver la brochure de Ketteler. Le prince Guillaume de Bade, qui présidait la Chambre, intervint à son tour : « Ce pamphlet, dit-il, est si antibadois, que ce serait un crime de trahison d’identifier l’opinion de Ketteler avec celle de la Chambre Haute. » On vit en effet la Chambre Haute repousser la mise en accusation de Lamey ; et le ministre préparait une seconde loi scolaire, lorsque la journée de Sadowa, entraînant la chute du cabinet, fit tomber le portefeuille de Lamey entre les mains d’un de ses subordonnés, Jules Jolly.

Le subordonné, depuis cinq ans, déplorait la tiédeur du maître ; il lui semblait que Lamey parlait trop, négociait trop, discutait trop, et que la question religieuse devait être traitée d’une autre façon. Elle était à ses yeux « l’une des premières pour toute l’Allemagne, même pour l’ensemble du développement humain ; » et l’on ne pouvait se plaindre que, théoriquement, il en diminuât l’importance. Mais, pratiquement, il voulait que les conflits religieux fussent réglés, d’une façon presque mécanique, par la magistrature, servante de la loi : « Ma tactique principale, expliquait-il, est de rendre toutes les collisions entre l’Etat et l’Église susceptibles d’une solution judiciaire : on y arrivera en frappant de pénalité toute infraction aux ordonnances de mitoyenneté édictées par l’État. » On eût dit souvent, à l’entendre, que le combat contre l’Église lui inspirait une sorte de satiété : « Cela m’entrave, disait-il volontiers, dans ma besogne d’unification nationale et d’organisation de l’enseignement public. » Apportant sa solution personnelle de la question cléricale, ayant des magistrats chargés de la mettre en vigueur, pourquoi continuait-on de l’obséder, à la Chambre, avec les affaires des prêtres ! Elles ne regardaient plus que les juges, et, s’il le fallait, les geôliers.

Volontiers Lamey se fût efforcé de prouver qu’entre sa politique religieuse et les déclarations législatives de 1860 sur l’autonomie de l’Église, il n’y avait pas d’incompatibilité. C’est un effort dont Jolly se fût dispensé. Pour lui, le libéralisme de 1848, dont on retrouvait encore quelques infiltrations dans la loi de 1860, n’était qu’une duperie. Ne pouvait être libre qu’un peuple affranchi de l’ « ultramontanisme ; » c’était donc travailler pour la « liberté » que de refuser à cet « ultramontanisme » les libertés qu’il réclamait. Accuser une religion d’être intolérante et puis la tracasser, c’était encore une façon de venger la tolérance, sinon de la pratiquer. Le « libéralisme » de 1848 avait marqué une réaction contre le joséphisme : très sincèrement, très nettement, ainsi que l’avait fait prévoir dès 1863 une brochure du chanoine Heinrich, le libéralisme badois, avec Jules Jolly, achevait un mouvement de retour vers le joséphisme. « J’adopte, cela va de soi, écrivait-il, le grand principe que l’Église est dans l’Etat et soumise à l’Etat. En regard d’une pratique de tâtonnemens perplexes, qui dure depuis des années, en regard d’une théorie débile, qui, depuis des années aussi, se débat dans une sorte de quadrature du cercle avec la formule d’une juxtaposition de l’Etat et de l’Église, et de leur pleine indépendance réciproque, ce principe si clair, si décisif, fait l’effet d’une libation à une source d’eau fraîche. » « Vis-à-vis de la logique romaine, disait-il encore, il faut une logique laïque non moins rigoureuse. Sous couleur de combattre la bureaucratie, on a miné la subordination à l’Etat. Il faut remettre en honneur la pensée fondamentale du joséphisme et trouver de nouvelles formes. »

Aussi souple dans sa tactique, — nous dirions volontiers aussi opportuniste, — qu’il était absolu dans ses idées, il ne voulait pas de coup de force contre l’Église ; les mots trop vifs, même, lui déplaisaient. Les groupes les plus agités de la seconde Chambre dépassaient l’anticléricalisme de Jolly ; la première Chambre avait peine à le suivre. Il réconciliait ces extrêmes en continuant à marcher de son propre pas. Aux uns, adversaires de toute école confessionnelle, il signifiait pour les faire tenir calmes : « Je ne crois pas qu’une école sans Église puisse se rivaliser sans de très sérieuses secousses. » Aux autres, qui se plaignaient de son projet de loi sur la laïcisation des fondations bienfaisantes, il représentait que ce projet laissait encore quelque place aux prêtres ; que, si on ne le votait pas, la législature suivante l’empirerait ; que l’agitation cléricale serait accrue. Il maniait deux menaces, dont il jouait tour à tour : « Gare à vous si vous agitez trop le pays, » disait-il à la seconde Chambre. Puis se tournant vers la première Chambre : « Gare à vous, reprenait-il, si par suite de vos résistances, le pays vient à s’agiter contre vous ! » En 1868 et 1869, de graves lézardes survinrent dans la majorité qui soutenait Jolly ; les principaux chefs libéraux, Bluntschli, Lamey, Kiefer, complotaient contre ce bureaucrate parvenu qui prétendait à leur docilité passive ; le vieux patriotisme badois, par surcroît, était offusqué de voir le portefeuille de la Guerre entre les mains d’un Prussien ; le ministère était en danger. Jolly parla du péril clérical, et le bloc libéral se reconstitua, fidèle, derrière un ministère que les prêtres redoutaient. Sur les lèvres de Jolly, l’argument était mieux qu’un artifice, il énonçait une conviction. Systématiquement, Jolly identifiait nationalisme et anticléricalisme : « Pour un gouvernement national, écrivait-il un jour, il ne peut y avoir d’autre base qu’un anticléricalisme tranchant. » Aussi Ketteler pouvait-il dire, en 1867, qu’il n’y avait qu’un pays où les catholiques souffrissent plus qu’en Bade, la Pologne. Les bourgmestres de Fribourg, de Constance, d’autres villes encore, orientaient leurs municipalités comme le premier ministre orientait l’État : l’anticléricalisme s’étalait dans les programmes municipaux ; entre les tels de ville et les presbytères, des escarmouches se livraient.

Adieu, désormais, aux derniers restes de liberté que l’Église badoise se flattait encore de posséder. Était-ce à la domination de l’Église, ou bien à sa liberté, que Jolly s’attaquait par l’institution du mariage civil obligatoire, et par la loi scolaire de 1868, qui permettait aux communes de créer des écoles non confessionnelles ? C’étaient là des questions sur lesquelles les partis pouvaient longuement épiloguer, sans parvenir à s’entendre. Mais, de toute évidence, l’indépendance de l’Église était lésée lorsque Jolly intervenait, plus impérieusement encore que Lamey, dans la vie intérieure du pensionnat d’Adelhausen : pour donner le voile à deux postulantes dont le pouvoir civil appréciait l’esprit, l’archevêque exigeait d’elles certaines déclarations d’ordre ecclésiastique ; elles les refusèrent, furent privées du voile ; alors l’État badois vengea ses deux protégées en fermant la maison, dont tous les biens furent donnés à la ville de Fribourg. On s’émut vivement, parmi les catholiques, d’une aussi rapide désaffectation ; mais une loi se préparait, qui fut votée en 1870, et qui, sous les regards impuissans de l’Église, condamnait à une semblable destinée beaucoup de fondations pieuses.

Après la vie conventuelle, après la propriété ecclésiastique, le droit électoral des chanoines était à son tour lésé par l’entreprenant ministre. Lorsqu’en 1868 Vicari mourut chargé d’années, d’hommages et d’invectives, ils dressèrent une liste de noms dans laquelle ils se réservaient de choisir le futur archevêque, et, selon l’habitude, la soumirent au gouvernement pour qu’il rayât les « personnes moins agréables. » Jolly, sur cette liste, prodigua les coups de plume ; ces indiscrètes radiations annihilaient, en fait, le droit des chanoines. Jolly, qui avait des intelligences dans le chapitre, espérait créer des divisions et finalement installer sur le siège archiépiscopal le cardinal Gustave de Hohenlohe, qui avait apparemment sa confiance comme il aura plus tard celle de Bismarck ; mais Rome aima mieux que, durant quatorze années, l’Église badoise fût veuve de son archevêque. Enfin la formation des clercs elle-même redevenait l’objet des revendications de l’Etat. Les libéraux badois s’étaient construit une certaine théorie du développement intellectuel du peuple, avec laquelle l’ascendant du catholicisme leur paraissait incompatible : il convenait donc, ou que cet ascendant fût détruit, ou que le catholicisme devînt autre qu’il n’était. Jolly dénonçait les menaces que l’Église catholique faisait courir à l’unité de la formation nationale, « l’effort des jésuites pour ramener les temps présens aux conceptions du moyen âge ; » il confrontait avec ces menaces, avec cet effort, « le désir qu’avait la nation de conserver et de développer ses conquêtes intellectuelles. » Le contraste était fort ; comment l’aplanir ? Alors Jolly intervenait avec un projet de loi prescrivant un examen d’Etat pour tous les futurs prêtres. Puisque ces prêtres voulaient régner sur l’école primaire et romaniser les masses (römisch machen), l’Etat régnerait sur la formation scientifique du clergé, et germaniserait les prêtres (deutsch machen). Cette adroite formule, qui tout de suite faisait brèche dans les pensées les plus rebelles, cachait tout un réquisitoire ; elle donnait, aussi, à la politique antiromaine une sorte de portée patriotique. Supposez l’Allemagne victorieuse et grisée de sa victoire même, l’anticatholicisme, en vertu d’une pareille formule, apparaîtra comme la condition d’une dernière victoire, comme un acte nouveau d’affirmation du germanisme : l’Uebermensch exalté par Sedan reprendra, raffinera, perfectionnera les projets de Jolly, et voudra plier les prêtres à être germains, — germains dans le sens où l’entendra son arrogance, — au lieu de demeurer romains.

La loi prussienne sur la formation des clercs, qui déchaînera Le Culturkampt, reproduira, dans ses grandes lignes, la loi badoise de 1867 : Jolly avait tracé les voies dans lesquelles Bismarck s’engagera ; l’expérience badoise s’offrait aux regards de la Prusse, pour être étudiée, utilisée, complétée, dès l’instant où la Prusse aurait achevé l’unité allemande.


On avait dans toute l’Allemagne, dès 1869, un vague sentiment de ce péril. Lindau s’en allait au congrès catholique de Dusseldorf, il y racontait les souffrances de là-bas, il préconisait la formation d’un grand parti catholique allemand. À cette date où le Centre prussien, après quinze ans d’éclat, s’était complètement effacé de la scène parlementaire, le congrès apprenait qu’en Bade un jeune parti catholique se développait, assez fort déjà pour avoir en 1868, aux élections du Zollparlament, battu le ministre Lamey. Ce parti, qui n’était encore représenté à la seconde Chambre, en 1867, que par Jacob Lindau, eut en 1869 cinq députés, minorité qui paraissait insignifiante, mais qui incarnait une majorité opprimée. Et ces députés s’alliaient avec les partisans de la Grande Allemagne et les démocrates les plus avancés, pour réclamer le suffrage universel direct. Aux libéraux qui parlaient de « culture » et qui s’appuyaient sur l’université de Heidelberg, ils ripostaient en parlant de « démocratie » et en s’appuyant sur la plèbe rurale. Ils étaient l’humble germe de la force qui vaincra le Culturkampf. Les partis bismarckiens qui engageront cette lutte au nom de la « culture » perdront du terrain, successivement, sous la poussée des partis qui demeureront en contact avec les aspirations du peuple et s’éclaireront à la lumière des intuitions du peuple. Lorsque Lindau et ses quatre collègues, aux prises avec le Culturkampf badois, s’intitulaient audacieusement « parti catholique populaire, » ils indiquaient à l’avance, d’un geste assuré, le champ de bataille propice à l’Église, sur lequel se dénouerait le Culturkampf allemand.


GEORGES GOYAU.

  1. Voyez la Revue des 1er avril, 1er juillet et 1er octobre 1907.