Les Origines du socialisme contemporain/01

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Les Origines du socialisme contemporain
Revue des Deux Mondes3e période, tome 40 (p. 397-422).
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LES ORIGINES
DU
SOCIALISME CONTEMPORAIN

I.
LE SOCIALISME RÉVOLUTIONNAIRE.

Il n’est pas facile de démêler, dans cet ensemble confus de faits et d’idées que l’on appelle la révolution française, la part de cet élément non moins confus que l’on appelle le socialisme. Il semble, dans les idées généralement admises, que le terme de « socialisme révolutionnaire » soit une sorte de pléonasme, que ce soient là deux mots pour une seule idée ; car on confond d’ordinaire l’esprit socialiste et l’esprit révolutionnaire. Ce n’est pourtant pas la même chose. On appelle socialisme toute doctrine qui professe qu’il appartient à l’état de corriger l’inégalité des richesses qui existe parmi les hommes et de rétablir légalement l’équilibre en prenant sur ceux qui ont trop pour donner à ceux qui n’ont pas assez, et cela d’une manière permanente et non dans tel ou tel cas particulier, une disette par exemple, une catastrophe publique, etc. Quant au mot révolutionnaire, il a été défini par la convention elle-même lorsqu’elle a déclaré, par le décret du 19 vendémiaire an II, que « le gouvernement serait révolutionnaire jusqu’à la paix. » Elle entendait par là suspension des lois, dictature de salut public, dictature populaire. On voit combien ces deux idées diffèrent l’une de l’autre. Un gouvernement régulier peut prendre des mesures qui soient socialistes, et un gouvernement révolutionnaire. des mesures qui ne le soient pas. La taxe des pauvres en Angleterre est une institution socialiste, non révolutionnaire ; la loi des suspects était une loi révolutionnaire et non socialiste.

Les termes de la question ainsi expliqués, nous croyons que les faits démontrent que le socialisme, pendant la révolution française, n’a existé qu’à l’état diffus et, comme on dirait aujourd’hui, sporadique, mais qu’il ne s’est point condensé ni concentré dans une doctrine ni dans un parti, si ce n’est sous le directoire, lors du complot de Baibeuf, que nous étudierons séparément. Ce sont donc des traces éparses, des faits individuels qu’il faut recueillir et rapprocher pour reconstituer ce que l’on peut appeler le socialisme révolutionnaire[1] ; car nous n’admettons, ni avec les ennemis, ni avec les amis passionnés du gouvernement de 1793, que ce gouvernement ait été socialiste dans le sens nouveau du mot. C’était une démocratie radicale, allant jusqu’à l’ochlocratie ; mais il n’a pas eu pour but ni même pour intention de toucher à l’ordre de la propriété. Les lois du maximum, les lois contre les accaparemens, étaient de vieilles machines gouvernementales dont on avait souvent usé, comme l’a montré M. de Tocqueville ; mais ce n’étaient pas plus des mesures socialistes que les droits prohibitifs ou protecteurs et que les lois sur l’intérêt légal de l’argent. Il ne faut pas tout confondre.

Les faits qu’il s’agit de rassembler étant si complexes, si fugitifs, si dispersés, nous sommes obligé d’y apporter un certain ordre et de les classer dans des cadres un peu arbitraires, qui n’ont d’autre but que de présenter séparément des faits connexes très compliqués. C’est ainsi que nous distinguerons un socialisme franc-maçonnique, un socialisme anarchique, et un socialisme doctrinaire ; et ce dernier se présentera sous deux formes, l’une purement utopique, l’autre politique : celui-ci seulement se rapprochera quelque peu de la doctrine que MM. Bûchez et Louis Blanc ont prêtée aux hommes de 93 ; mais nous verrons aussi à combien peu de chose il se réduit.

I

Quelle a été la part des sociétés secrètes qui, depuis le moyen âge, s’étaient perpétuées jusqu’au xviii8 siècle, la sainte Vehme, les rose-croix, les illuminés et enfin les francs-maçons, quelle a été, dis-je, leur part dans la révolution française ? Quelques auteurs ont cru qu’elle a été très grande. L’abbé Barruel, dans ses Mémoires secrets sur l’histoire du jacobinisme, Mounier, dans son livre sur l’Influence des illuminés pendant la révolution, ont attribué en grande partie à des conspirations secrètes et depuis longtemps préparées, à une explosion des sectes antisociales, les succès de la révolution. George Sand, dans sa période socialiste, dans Consuelo, dans la Comtesse de Rudolstadt, dans le Compagnon du tour de France, avait embrassé cette opinion, et avait cru également à une vaste, lointaine et profonde incubation du socialisme qui aurait amené à un moment donné 89 et 93, et qui promettait une révolution nouvelle bien autrement profonde et mystérieuse. Rien de moins vraisemblable que ces suppositions, pour la justification desquelles on n’a jamais apporté aucun fait précis de quelque importance. Il n’était guère besoin de sociétés secrètes contre les prêtres, les nobles et les rois, lorsque les écrivains, le monde, les cours elles-mêmes déclamaient publiquement contre les abus et poussaient à la réforme. La franc-maçonnerie en particulier paraît bien n’avoir été autre chose qu’une institution de bienfaisance non orthodoxe, une société de secours mutuels. Son rôle historique est absolument nui : on ne la trouve mêlée à aucun événement. Dans les histoires de France les plus développées, le nom des francs-maçons n’est pas prononcé une seule fois. Il est donc bien peu probable qu’elle ait exercé l’influence qu’on lui attribue. Néanmoins elle était animée sans aucun doute d’un sentiment humanitaire vague qui, sous le feu des événemens, devait prendre facilement la forme socialiste, mais d’un socialisme innocent et presque évangélique, qui mêlait d’une manière confuse l’esprit de la philosophie du XVIIIe siècle et l’esprit chrétien.

Dès les premiers temps de la révolution, la franc-maçonnerie eut donc son club, son journal et son orateur. Le club s’appelait le Cercle social, le journal la Bouche de fer ; l’orateur l’abbé Fauchet. Le journal fut fondé en janvier 1790 ; les principaux rédacteurs en étaient Bonneville et Fauchet. Le club fut inauguré, le 13 octobre 1790, dans une ancienne loge maçonnique que l’on appelait le cirque du Palais-Royal. La Bouche de fer est un journal des plus plats, des plus pauvrement écrits ; mais les sentimens en sont élevés et généreux : on essayait de s’y placer au-dessus des partis : « Ne soyons, disait-on (1er octobre 1790), ni royalistes, ni aristocrates, ni jacobins, ni quatre-vingt-neuvistes ; soyez francs comme vos pères, et vous serez libres comme eux. » Des prêtres chrétiens se mêlaient très innocemment à ces prédications humanitaires, qui avaient lieu soit au club, soit dans le journal. Un certain abbé Leclerc, curé d’Ambron, faisait allusion à une tradition mystérieuse et à une langue hiéroglyphique commune à tous les peuples. Avant MM. Jean Reynaud et Henri Martin, il parle des druides comme précurseurs de la fraternité moderne. Le journal avait une tendance à la religiosité qui le préservait des préjugés excessifs du XVIIIe siècle. Au lieu de voir dans les fondateurs de religion, comme le faisaient les encyclopédistes, des hypocrites et des ambitieux, on parlait d’eux avec respect, quoique dans un style emphatique : « La majesté, disait-on (4 oct. 90), respire dans les ruines superbes de leurs mystérieuses institutions. » L’habitude des cadres, de la discipline, de la hiérarchie maçonnique, servait de frein à l’esprit de nivellement, bien loin d’y pousser. On protestait contre la destruction de tous les ordres ; on demandait qu’il fût usé de ménagement, et on allait jusqu’à défendre l’ordre de Malte.

Le principal rédacteur du journal, et surtout le principal orateur du club, est un personnage qui s’est fait quelque nom plus tard parmi les girondins et qui est mort avec eux : l’abbé Fauchet. C’est un des personnages secondaires de la révolution, esprit médiocre et sans portée, mais non sans quelque flamme d’éloquence. Il avait plus d’imagination que de bon sens ; mais son imagination est tournée vers le grand et animée d’une véritable philanthropie. Sa vie de prêtre n’avait pas toujours été très régulière, ce qui n’était pas une grande exception de son temps, et il n’en avait pas moins été nommé abbé de Montfort et grand vicaire de Bourges. Il se lança dans les idées de la révolution avec une extrême ardeur et parut même désavouer la foi chrétienne dans un Éloge de Franklin, où il défendait non-seulement la tolérance, mais même l’indifférence en matière de religion. Il fut membre de la commune de Paris, mais à une époque où elle n’avait pas encore le caractère terrible qu’elle eut plus tard. Il accepta et défendit avec passion la constitution civile du clergé et fut nommé évêque constitutionnel du Calvados. Cependant, dans la convention, dont il fut membre, il se rangea du côté du parti modéré. Il se montra des plus courageux dans le procès de Louis XVI. Il refusa de se prononcer « comme juge » dans une question où, disait-il, il n’avait pas qualité. Il vota toutes les mesures dilatoires : l’appel au peuple, la détention, le sursis, et exprima énergiquement son opinion dans le Journal des amis. Quelques mois plus tard, ayant eu par hasard le malheur d’ouvrir à Charlotte Corday les tribunes publiques de la convention, il fut accusé de complicité avec elle et arrêté avec les vingt-deux girondins. Un témoignage de l’abbé de Lothringer, son compagnon de captivité, nous apprend qu’il se rétracta en prison : « Il se confessa, dit celui-ci, et entendit lui-même Sillery[2] en confession. » Fauchet fut condamné et exécuté avec les girondins le 31 octobre 1793.

En 1791, l’abbé Fauchet était l’un des rédacteurs de la Bouche de fer et le principal orateur du Cercle social. Ce fut là qu’il prononça des discours d’un caractère socialiste très accusé qui furent qualifiés de discours « en faveur de la loi agraire[3]. » Peut-être y avait-il là quelque exagération ; mais l’inspiration générale est évidemment dans ce sens, et M. Louis Blanc, dans son Histoire de la révolution, a eu raison d’y voir une anticipation et un pressentiment du socialisme moderne. Seulement il néglige de faire remarquer que ces discours n’eurent presque aucun retentissement, que la Bouche de fer n’eut pas de succès, que le Cercle social succomba un des premiers, et enfin que Fauchet est un des personnages les plus effacés de la révolution, ce qui réduit à bien peu l’importance de ces discours. C’est donc simplement à titre de documens qu’ils doivent être signalés.

Le but du Cercle social était de former « la fédération universelle du genre humain, » la confédération universelle des amis de la vérité. C’est là que fut prononcé d’abord le mot de fraternité. Il y a sans doute quelque affinité entre cette doctrine et celle d’Anacharsis Clootz, que nous voyons en effet en relation avec le Cercle social[4] ; mais chez le rêveur allemand la doctrine humanitaire prend ou du moins a pris plus tard un caractère révolutionnaire manifeste. Dans l’abbé Fauchet, au contraire, nous avons encore affaire à un socialisme innocent, tel que le christianisme lui-même en a si souvent suscité, tel qu’il était lui-même à son origine. Fauchet parlait au nom des sociétés maçonniques, qu’il appelait, dans un style détestable, « des sociétés vestales, qui ont conservé le feu sacré de la nature sociale. » Il comparait la maçonnerie au christianisme, et l’œuvre nouvelle à l’œuvre chrétienne : illusion qu’ont eue presque tous nos novateurs modernes. Douze hommes ont renversé les temples païens ; c’est à la maçonnerie à détruire la vieille société et à préparer la fédération humaine. Le mouvement devait partir du consistoire siégeant à Paris. Fauchet défendait la franc-maçonnerie contre les épigrammes de Voltaire, qui n’a jamais été cher aux socialistes. Celui-ci avait dit que le mystères des francs-maçons étaient « forts plats. » Il en parlait, dit Fauchet, comme un homme qui n’a jamais rien compris « aux mystères de la nature et de la divinité. » Il s’élevait contre ce qu’il appelait « le despotisme moqueur » de Voltaire, qui d’ailleurs était « un gentilhomme châtelain, homme à grand ton, aristocrate parce qu’il était fort riche. » Ce sont au contraire les mystères du matérialisme qui sont « fort plats » et qui font du genre humain « un troupeau sans âme, » et du monde « une production sans dessein[5]. »

Quelle est cette doctrine des francs-maçons dont Fauchet se fait l’interprète et le défenseur ? Elle ne se présente d’abord dans les premiers discours que sous les apparences les plus innocentes, et même comme une réaction heureuse et légitime contre les fausses idées du XVIIIe siècle sur les origines de la société. La philosophie de ce temps avait nié la sociabilité primitive et naturelle de l’homme et faisait naître la société d’une convention, d’un contrat. C’est la doctrine de Rousseau, et c’était cette doctrine qui servait de thème aux premières discussions du Cercle social et aux discours de l’abbé Fauchet. Il fit voter par le club les propositions suivantes : « L’homme est un homme aimant par nature, fait pour s’associer à ses semblables. — La législation qui contrarie ce penchant est contraire à la nature ; c’est une dissociation plutôt qu’une société. — L’état civil ne doit être que la continuation et la progression de l’état de nature. — Il n’y a pas de passage de la nature à la société. — Toutes les conventions et tous les vrais avantages de l’état civil ne font qu’élever l’homme à la hauteur de la nature. » Ce ne sont pas là de si mauvaises doctrines ; c’est la défense de la vieille définition d’Aristote : L’homme est un animal social. Mais bientôt l’orateur est entraîné sur un terrain plus glissant ; et sa philanthropie tend à se confondre avec ce que nous appelons socialisme, lorsqu’il vient à demander qu’à côté’ des lois en faveur de ceux qui possèdent, les législateurs veuillent bien en faire « en faveur de ceux qui n’ont rien[6]. »

Fauchet nous apprend d’ailleurs qu’il y avait alors deux sortes de francs-maçons. Les uns sont des amis sincères et sûrs de l’humanité ; ils n’aspirent qu’au bonheur d’une régénération universelle et tendent à ce noble but par des moyens pacifiques. Les autres sont les plus dangereux des hommes, non dans leur but, mais dans « leurs moyens. » Pour ceux-ci, « des destructions terribles, de grandes ruines » paraissent nécessaires pour élever « le temple de la concorde et de l’harmonie. » Les illuminés d’Allemagne, dont Weissaupt était le chef[7], paraissent être ceux auxquels Fauchet lui-même fait allusion dans ce passage. Quant à lui-même, il était évidemment au nombre des pacifiques et des modérés. Il proteste contre l’accusation de « loi agraire » qui était portée contre lui[8]. Il dit que « les lois de partage sont toujours portées à l’excès, » qu’il n’y en a jamais eu qui n’aient violé la nature et le droit ; qu’il ne faut pas tenter d’établir l’ordre social « par le bouleversement des propriétés. » Il va jusqu’à appeler ces sortes de lois « un brigandage législatif. » En un mot, « les lois de réparation » ne peuvent s’établir qu’avec de grandes mesures et « des progressions attentives. » Malgré toutes ces réserves, Fauchet n’en indique pas moins clairement quel doit être le but des lois civiles. C’est dit-il, « d’assurer le domaine d’existence à tous les membres de la société. » Il croyait trouver dans la déclaration des droits des États-Unis d’Amérique ce que nous avons appelé depuis « le droit au travail. » Son principe est « qu’il faut que tout le monde vive, que tous aient quelque chose, sans que personne ait rien de trop : » maxime empruntée à Jean-Jacques et dont Babeuf fit plus tard la base de sa doctrine. Pour arrivera l’exécution d’un plan aussi vague, Fauchet indiquait non moins vaguement comme moyens les lois de succession et de mariage, et se croyant suffisamment justifié contre les accusations de loi agraire par les précautions précédentes : « Voilà, disait-il, comme je suis un incendiaire ! voilà comme je menace la propriété ! » Mais en même temps il ajoutait ces paroles fort peu pacifiques : « Quel est le scélérat qui voudrait voir continuer un régime infernal, où l’on compte par millions les misérables et par douzaines les insolens qui n’ont rien fait pour avoir tout[9] ? » Ainsi se combattaient, dans cette imagination désordonnée, les vagues et violentes revendications avec la modération d’une âme douce et généreuse.

Le socialisme, dans l’abbé Fauchet, peut encore s’appeler un socialisme chrétien. Cependant le caractère panthéistique commence à paraître dans l’un de ses discours (t. VII, Discours). On trouve aussi çà et là dans la Bouche de fer des traces informes de panthéisme[10]. Cependant, le vrai représentant du socialisme panthéistique et cosmopolite est le célèbre Anacharsis Clootz, « l’apôtre du genre humain. » Clootz se rattache à la Bouche de fer, avec laquelle il eut quelques communications. Les deux traits principaux des doctrines d’Anacharsis Clootz sont : le panthéisme et le cosmopolitisme[11]. C’est un panthéisme humanitaire, semblable à celui dont on a vu tant d’exemples dans notre siècle : « Ma secte, disait-il, n’est autre chose que le genre humain… Le peuple est le souverain du monde. Il est Dieu. » Quant à l’univers, il est parfait et éternel : « Nous ne mourrons jamais ; nous transmigrerons toujours… Cette doctrine est un peu plus gaie que celle du père Satan. » Au fond, ce panthéisme n’est qu’athéisme : « En ajoutant un incompréhensible theos à un incompréhensible cosmos, vous doublez la difficulté. » Le vrai fond de la théorie de Clootz, c’est le cosmopolitisme révolutionnaire : il est le fondateur de l’internationalisme moderne, le grand précurseur de la commune. Paris devait être, selon lui, l’instrument de la révolution universelle : « Le point d’appui qu’Archimède cherchait pour enlever la terre, vous, mes frères, vous le trouverez en France pour renverser les trônes. Paris est une assemblée nationale par la force des choses. C’est le Vatican de la raison. » On voit que la doctrine de Clootz, très vague d’ailleurs au sujet de la propriété, appartiendrait plutôt déjà au socialisme démagogique et anarchique ; mais elle se rattache à la franc-maçonnerie et à l’illuminisme allemand par le sentiment humanitaire, et elle nous montre la transformation du socialisme demi-chrétien de l’abbé Fauchet en socialisme panthéiste et athée.


II

Nous désignerons sous le nom assez vague de socialisme anarchique un ensemble confus d’attaques plus ou moins violentes, sans doctrine, et inspirées uniquement par la passion et par la haine, non pas précisément contre la propriété, mais contre la richesse, et qui se réduisent toujours à la vieille et éternelle querelle du riche et du pauvre. Rien de plus monotone ; les noms seuls et les circonstances varient, et c’est le nombre de ces documens qui en fait l’importance.

Dès le commencement de la révolution, on voit paraître des pamphlets et des écrits divers d’un caractère menaçant[12]. Dans les Quatre Cris d’un patriote, on demande à quoi peut servir une constitution « pour un peuple de squelettes ; » on demande que l’on force le riche à employer les bras de ses concitoyens que le luxe dévore ; on menace « d’une insurrection terrible et peu éloignée de vingt millions d’indigens sans propriétés. » D’autres pamphlets, par leurs titres seuls, indiquent assez l’esprit qui les anime : le Cahier du quatrième ordre ; le Cahier des pauvres. Dans ce dernier écrit, on demandait que les salaires ne fussent plus calculés d’après les maximes meurtrières d’un luxe effréné ou d’une cupidité insatiable ; que la conservation de l’homme laborieux ne fût pas pour la constitution un objet moins sacré que la propriété du riche ; — qu’aucun homme laborieux et utile ne pût être incertain de sa subsistance dans toute l’étendue du territoire. On cite encore un Catéchisme du genre humain, dénoncé par l’évêque de Clermont au comité des recherches. Il y était dit que « le mariage était la propriété de la femme par l’homme, propriété aussi injuste que celle des terres ; » et l’on y demandait le partage des biens et la communauté des femmes[13].

Parmi les pamphlets de ce genre[14], il en est un curieux et assez piquant intitulé : Je perds mon état, faites-moi vivre. Ce pamphlet contient en apparence la pure doctrine du communisme. Mais nous nous demandons si le vrai sens en est le sens apparent que nous venons d’indiquer, ou s’il n’y faudrait pas voir plutôt un pamphlet royaliste, protestant par une démonstration par l’absurde, et d’une manière ironique, contre les destructions de l’assemblée constituante : « Faites un partage des terres, y est-il dit ; vous m’enlevez ce qui me tenait lieu de propriété ; donnez-moi de la terre. » N’était-ce pas comme si l’on eût dit : Toute atteinte à la propriété va droit au communisme ? « Au lieu d’une terre, j’ai acheté une charge ; la belle raison pour être ruiné ! Je pouvais faire des fagots ; j’ai appris la bijouterie ; donc je dois mourir de faim ! » N’était-ce pas dire qu’en frappant le luxe on frappait la propriété de ceux qui en vivent ? C’est là plutôt, à notre avis, une protestation contre les ruines faites par la révolution qu’un appel au socialisme. C’est ce qui se voit encore dans le dilemme suivant : « Tout est-il à votre disposition, donnez de quoi vivre à tout le monde. Si vous ne pouvez pas disposer de tout, pourquoi de ma chose plutôt que de celle de mon voisin ? Je gagnais avec le duc, le marquis et le baron. C’était là ma fortune. Vous dites que la propriété est inviolable. Pourquoi prenez-vous les biens du clergé ? Laissez-moi mon état ; c’est aussi ma propriété ! » Une fois que la propriété été atteinte dans quelques-uns, elle est menacée chez tous : « Transportez-vous à Sparte ; faites des lots et renouvelez-les tous les ans[15]. Nous sommes frères par la nature ; nous devons l’être par la fortune. » Cette conclusion, communiste en apparence, n’est donc pas, selon nous, la vraie conclusion de l’auteur. Ce n’est qu’une réfutation indirecte des décrets de l’assemblée nationale contre les droits féodaux, les dîmes, la vénalité des charges et les biens du clergé.

Parmi les représentans les plus notoires d’un socialisme sauvage, sans principes et sans idées, il est assez naturel de rencontrer Marat, l’ami du peuple. La question sociale n’est pas difficile pour lui : « Ou il faut étouffer les ouvriers, disait-il, ou il faut les nourrir. — Mais à quoi voulez-vous les employer ? — Employez-les comme vous voudrez. — Avec quoi les paiera-t-on ? — Avec les appointemens de M. Bailly. » (Ami du peuple, 28 mars 1790. ) On connaît cette célèbre invitation au pillage, qui. fut l’occasion de son arrestation à la convention : « Quand les lâches mandataires du peuple encouragent au crime par l’impunité, on ne doit pas trouver étrange que le peuple se fasse lui-même justice… Le pillage de quelques magasins à la porte desquels on pendrait les accapareurs mettrait fin à leurs malversations. » (25 février 1793. ) — Un boulanger avait été pillé et massacré par le peuple. Marat avouait qu’il ne fallait pas applaudir à cette exécution « barbare ; » mais il ajoutait : a C’est un mal pour un bien… le lendemain de sa mort, on avait aisément du pain, grâce à la peur qui a saisi ses chers confrères. » Ce n’est pas que Marat n’eût quelquefois d’assez bonnes idées. Ce qu’il dit par exemple sur le cours forcé des assignats (17 avril 1790) s’est trouvé parfaitement vérifié : « Ou l’on aura confiance, ou l’on n’aura pas confiance, disait-il ; si l’on a confiance, il est inutile de les forcer ; si l’on n’y a pas de confiance, ils tomberont dans un discrédit funeste. Ce sera le système de Law ressuscité. » Son esprit confus et mal équilibré le fait quelquefois prendre parti pour les mesures réactionnaires. Il est contre la vente des biens du clergé, et, comme le côté droit, il défend le droit des pauvres. Il est contre l’abolition des maîtrises et des jurandes, et demande des preuves de capacité : « Dans vingt ans, dit-il, on ne trouvera pas à Paris un ouvrier qui sache faire un chapeau ou une paire de souliers. » (17 mars 1791. ) Il va jusqu’à dire que « les ouvriers sans talens ne doivent jamais devenir maîtres. » D’un autre côté, il ne tarit pas en divagations déclamatoires contre les n sangsues du peuple » et les fripons qui « s’engraissent de ses sueurs et qui boivent son sang dans des coupes d’or. » — « Dieu des armées, s’écrie-t-il dans un mouvement d’éloquence sauvage, si jamais je désirais un instant me saisir de ton glaive, ce serait pour rétablir les saintes lois de la nature. »

Faut-il maintenant compter parmi les socialistes Chaumette pour avoir demandé que l’on plantât tous les jardins de Paris en pommes de terre et qu’on interdît la fabrication des pâtés parce que le peuple manquait de pain ? Devons-nous appeler socialiste la proposition qui fut faite à la convention d’un « carême révolutionnaire, » proposition appuyée par le boucher Legendre pour des raisons professionnelles, et qui demandait qu’on protégeât la viande de boucherie comme on protège le gibier, dans l’intérêt de la reproduction : « On mange, disait-il avec indignation, le père, la mère et l’enfant ! » ou encore la proposition d’un abonné dans le journal de Brissot, le Patriote, qui demande l’abolition des successions collatérales et l’exemption d’impôts sur le strict nécessaire[16] ; celle de Lequinio (Richesse de la république, 1792), qui demande que « les marais desséchés soient divisés entre les travailleurs ; » celle de La Vicomterie (la République sans impôts), qui demande la suppression de l’impôt forcé, les fonctions du gouvernement devant s’accomplir par des associations libres ? Ce sont là des rêves assez innocens. Mais on ne méconnaîtra pas les caractères du socialisme anarchique dans ces paroles de Chaumette : « Nous avons détruit les nobles et les capets ; il nous reste encore une aristocratie à renverser, celle des riches ; » ou dans ces paroles du Lyonnais Chalier, dont l’imagination exaltée et extravagante avait séduit Michelet[17] : « Riches insoucians qui ronflez sur l’oint réveillez-vous, secouez vos pavots ; la trompette sonne ! Aux armes ! Vous vous frottez les yeux, vous bâillez. Il vous en coûte de quitter cette couche parfumée, cet oreiller de roses ? — Est-ce un crime de goûter des plaisirs légitimes ? — Oui, tout plaisir est criminel quand les sans-culottes souffrent. » Tallien, également, le héros de thermidor, eut aussi son moment de socialisme. Il voulait « l’égalité pleine et entière ; » il proposait « d’ameuter la misère contre le superflu dangereux de l’opulence ; » enfin il demandait qu’on envoyât au fond des cachots les propriétaires, qu’il appelait les voleurs publics, « afin que le peuple pût jouir de l’aisance qu’il avait méritée par son énergie et par ses vertus[18]. » Dans les Révolutions de Paris (n° 81, 82), Loustalot tenait un langage semblable : « Ce sont les pauvres qui ont fait la révolution ; mais ils ne l’ont pas faite à leur profit ; » et il annonçait avant dix ans « une révolution qui aurait pour objet les lois agraires. » Un autre révolutionnaire, Prudhomme (Révolutions de Paris, septembre 1792), détournait les pauvres du pillage en disant que le moment n’était pas encore venu : « Et vous, honorables indigens, disait-il, apprenez que la saison n’est pas venue de frapper l’aristocratie des riches. Un jour viendra, et il n’est pas loin, ce sera le lendemain de nos guerres ; un jour, le niveau de la loi réglera le niveau des fortunes. » Enfin l’hébertisme, condamné pour cause d’athéisme et de démagogie, n’était pas exempt de tendance au communisme, comme on le voit par cet article de la Déclaration des droits, opposée à celle de Robespierre et portée au club des jacobins : « Les sans-culottes reconnaissent que tous les droits dérivent de la nature. Les droits naturels des sans-culottes consistent dans la faculté de se reproduire, de s’habiller et de se nourrir et dans la jouissance et l’usufruit des biens de la terre, notre mère commune[19]. » Dans certains écrits, on voit attaquer le droit à l’oisiveté : « Je pose en principe, dit un membre fort inconnu de la convention nationale, Fr. Dupont, que nul individu dans la république ne doit exister sans travailler. » Le même demandait que « l’oisiveté et l’ignorance fussent déclares des délits » et que tout citoyen fût tenu « d’exercer un art ou une profession. » Dans un journal qui ne passe pas pour trop révolutionnaire, l’Ami des lois, on rencontre la doctrine si chère aux socialistes les plus récens, à savoir que chacun doit être copropriétaire de son produit : « Pourquoi celui qui travaille le fer avec lequel le laboureur ouvre le sein de la terre, celui qui bâtit la maison qu’il habite, celui qui file et tisse la toile et le drap dont il se couvre, n’aurait-il pas droit aux fruits du champ qu’il cultive ? Ne deviennent-ils pas copropriétaires de ce champ par l’avance qu’ils lui font des travaux dont il ne peut se passer ? » Et le même article concluait que « la propriété n’est qu’une règle d’ordre et de convenance. »

Les deux documens de ce temps les plus étendus qui témoignent d’un socialisme quelque peu systématique, quoique encore des plus grossiers sont, d’une part le discours d’Armand (de la Meuse) au club des jacobins, et de l’autre une Instruction contresignée par Fouché et Collot d’Herbois après la prise de Lyon et adressée à tous les comités révolutionnaires[20]. Le discours d’Armand (de la Meuse) pose avec une certaine précision le problème social ; il anticipe sur Babeuf et sur les socialistes modernes. Il ne suffit plus de faire la révolution dans les esprits ; il faut la faire « dans les choses. » — « Libre aux beaux esprits de s’enivrer de liberté et d’égalité. » Il ne s’agit plus d’égalité devant la loi : c’est là « une séduction politique ; » c’est « une égalité mentale » dont le pauvre jouissait tout aussi bien dans l’état de nature. Mieux valait pour lui y rester, disputant sa subsistance dans les forêts ou au bord de la mer[21]. L’orateur laissait en suspens la question de savoir si, en droit naturel, il peut y avoir des propriétaires, et si tous les hommes n’ont pas un droit égal à la terre et à ses productions. Mais, sans résoudre cette question (et l’on voit bien qu’au fond elle est résolue), il reproche aux assemblées républicaines de n’avoir pas marqué les limites du « droit de propriété. » Ce n’était là cependant qu’un discours sans action pratique. Il n’en est pas de même des principes émis ou autorisés par le célèbre Fouché, futur duc d’Otrante, qui, à deux reprises, à Anvers et à Lyon, a ouvert la voie à ce que l’on a appelé depuis la révolution sociale. Voici, par exemple, l’arrêté pris à Anvers, quand il y était à titre de proconsul (2 septembre an II) : « Considérant, disait-il, que l’égalité ne doit pas être une illusion trompeuse, que tous les citoyens doivent avoir un droit égal aux avantages de la société, — arrête : Tous les citoyens inférieurs, les vieillards, les orphelins indigens seront logés, vêtus et nourris aux dépens des riches ; les signes de la misère seront anéantis ; la mendicité et l’oisiveté seront proscrites ; il sera fourni du travail aux citoyens valides. » Cependant, ceux qui cherchent les choses au-dessous du mot verront facilement que, dans cet arrêté, les considérations les plus révolutionnaires ne servent après tout qu’à colorer des mesures très simples et très ordinaires, semblables à celles que prennent tous les gouvernemens dans les temps de misère, ou dans un intérêt d’ordre public. Ce sont des mesures d’assistance publique, des mesures contre la mendicité, car à quoi reconnaîtra-t-on l’oisiveté ? Enfin des promesses vagues de travail. Les principes de l’arrêté appartiennent bien à l’école du socialisme, mais d’un socialisme encore assez vague et passablement innocent. Il n’en est pas de même de l’Instruction sur Lyon[22], c’est l’expression du socialisme le plus sauvage et le plus haineux. L’antithèse banale et déclamatoire du pauvre et du riche est développée avec complaisance et diffusion : « Ils ont vu, disent-ils, que celui dont les mains robustes donnaient du pain à leurs concitoyens souvent en manquait lui-même, et l’arrosait de ses larmes plus que de ses sueurs… Ils ont vu dans les maisons de la richesse, de l’oisiveté et du vice tous les raffinemens d’un luxe barbare ; ils ont vu prodiguer l’or aux sangsues du peuple, à des scélérats couverts d’opprobre et engraissés de la substance des malheureux. » S’adressant aux riches, on leur disait : « Vous avez osé sourire avec mépris à la dénomination de sans-culotte ; vous avez eu du superflu à côté de vos frères qui mouraient de faim. » Suivant les auteurs de la circulaire, le moment était venu de faire un nouveau pas dans la révolution, un nouveau changement, « une révolution totale. » En conséquence, on établissait une taxe sur les riches. Il ne s’agissait plus « d’exactitude mathématique, » ni de scrupule timoré. — « Agissez en grand ; en effet, tout superflu est une violation du droit du peuple. » Quel est ce superflu ? Ce sont : « des amas ridicules de draps, de chemises, de serviettes, de souliers. De quel droit garderait-on dans son armoire ces vêtemens superflus ? » Ce ne sont pas seulement ces objets utiles, mais surabondans, qu’il faut requérir ; ce sont encore « ces métaux vils et corrupteurs que dédaigne le républicain ; » en conséquence, « ils doivent s’écouler dans le trésor national. »

Parmi les personnages importans de la révolution, il y en avait un qui, bien avant 1789, avait écrit un livre contre la propriété, et qui depuis, revenu à des idées plus sages, fut assez embarrassé de se défendre contre ceux qui le lui reprochaient. C’est encore là un épisode curieux de l’histoire de la propriété pendant la révolution.

C’est en 1778 ou 1780 que Brissot de Warville avait publié le livre intitulé : Recherches philosophiques sur la propriété et sur le vol. Cet ouvrage, écrit sans aucun talent, comme tous ceux de Brissot[23], n’a d’autre mérite que l’ardeur brutale des principes et l’intempérance sans limites des conclusions. Veut-on savoir ce que c’est que la propriété ? le voici : « Tous les corps vivans ont le droit de se détruire les uns les autres : voilà ce qu’on appelle propriété. C’est la faculté de détruire un autre corps pour se conserver soi-même. » Quel est le titre de ce droit ? « C’est le besoin. » Ainsi entendue, la propriété est une loi universelle de la nature. Non-seulement les hommes, mais les animaux et les végétaux eux-mêmes sont propriétaires. Pour soutenir ce paradoxe, Brissot entre dans la métaphysique et se croit obligé de défendre la thèse de la sensibilité végétale. La propriété étant fondée sur le besoin, elle s’étend aussi loin que le besoin lui-même, et par conséquent elle s’étend à tout ; et le droit est réciproque : « L’homme a droit sur le bœuf, le bœuf sur l’herbe et l’herbe sur l’homme. C’est un combat de propriétés. » De là une question incidente : L’homme a-t-il le droit de se nourrir des végétaux ? A-t-il le droit de se nourrir d’animaux ? Enfin Brissot va jusqu’à poser cette question : L’homme a-t-il le droit de se nourrir de chair humaine ? Le droit à l’anthropophagie est sinon énoncé, au moins indiqué comme la conclusion de cette affreuse discussion. Bref, le droit de propriété est universel, non exclusif. C’est là « la vraie propriété, la propriété sacrée. » La possession ne fonde aucun droit. « Si le possesseur n’a aucun besoin et si j’en ai, voilà mon titre qui détruit la possession. » S’il y a besoin de part et d’autre, « c’est une affaire de statique ; » en d’autres termes, c’est le droit du plus fort. Ce droit primitif est universel et inaliénable. Car ou celui qui l’aliénerait aurait des besoins, ou il n’en aurait pas. S’il en a, il viole la loi de la nature en vendant son droit : s’il n’en a pas, que peut-il vendre n’ayant pas de besoins ? Rien ; car il n’est maître de rien. S’il en est ainsi, nul n’a jamais eu le droit de s’approprier quoi que ce soit à l’exclusion des autres. De là un renversement de toutes les idées reçues sur le vol et la propriété. Dans l’état naturel, « le voleur, c’est le riche. La propriété exclusive est un vol. » Au contraire, dans la ; société, on appelle voleur celui qui dérobe le riche : « Quel bouleversement d’idées ! » On voit par ces textes que le célèbre axiome de Proudhon ne lui appartient pas[24]. L’a-t-il emprunté à Brissot, en vertu du droit naturel que chacun a droit à tout, ou l’a-t-il trouvé une seconde fois ? Nous ne pouvons répondre à cette question. Mais la priorité de Brissot est incontestable. Il semble hésiter un instant devant les conséquences possibles des principes précédens : « Ce n’est pas, dit-il, qu’il faille autoriser le vol ; mais ne punissons pas si cruellement les voleurs. » Soit ; mais ce n’est là qu’une réserve passagère, et dont aussitôt la conséquence vraie, inévitable, éclate sans aucune restriction : si l’homme conserve (comme on l’a vu), le privilège ineffaçable de la propriété, ceux qui en sont privés sont les maîtres d’exiger des autres propriétaires de quoi remplir leurs besoins ; « Ils ont droit sur ces richesses ;, ils sont maîtres d’en disposer en proportion de ces besoins. » La force qui s’oppose à leur droit n’est que « violence. » On voit qu’il ne s’agit plus même ici d’une réforme légale de la propriété : car toute réforme, fût-elle communiste, porterait atteinte au droit primitif et inaliénable de chacun. Il ne s’agit plus ici que du droit au vol. C’est le dernier degré de la sauvagerie et de l’anarchie.

On comprend, après la lecture de ces textes, combien Brissot, devenu sous la convention un personnage important et l’un des chefs du parti modéré (il avait voté contre la mort du roi), combien, dis-je, il dut être embarrassé, et combien le souvenir de cet écrit insensé dut lui être à charge. Ses adversaires royalistes ne lui épargnaient point ce souvenir. Il fut attaqué dans le Journal de Paris (le journal d’André Chénier, de de Pange, de Roucher), le 6 mai 1792[25]. Il n’était pas difficile de faire voir ce que de telles doctrines avaient de subversif et de périlleux dans les circonstances d’alors. Brissot essaya de se justifier, mais, il faut l’avouer, par d’assez mauvaises raisons. Il se plaint qu’on ait appliqué à l’état social ce qu’il avait dit de l’état de nature ; — que l’on ait supprimé les passages où il condamnait le vol ; — qu’on lui impute un pamphlet inconnu et oublié, paru en 1778, pour en conclure qu’il veut bouleverser la société en 1792 ; — qu’on ait choisi pour réveiller le souvenir de ce pamphlet le moment où l’on ne cesse d’alarmer les Français sur le respect des propriétés. L’abbé Morellet répliqua d’une manière victorieuse : La distinction de l’état de nature et de L’état social ne signifie rien, puisque l’auteur déclare que le droit primitif est inaliénable, que la renonciation en serait nulle, que nul ne serait tenu de l’observer : — l’inconséquence et l’incohérence dont l’auteur se targue pour se défendre ne sont que des extravagances de plus ; — M. Brissot avait déjà trente-quatre ou trente-six ans en 1778 ou 1780[26] ; ce livre n’est donc pas un ouvrage de jeunesse. — enfin, on ne pouvait choisir une époque plus opportune que celle de l’anarchie sociale où était la France pour signaler les doctrines de ceux qui tiennent le timon.

Les faits précédens suffisent à faire la part du socialisme anarchique et démagogique pendant la révolution. Beaucoup d’autres documens analogues pourraient être recueillis, mais deviendraient insipides par la répétition monotone des mêmes idées. Passons maintenant à ce qu’on pourrait appeler le socialisme officiel et gouvernemental, ou plutôt cherchons s’il y en a eu un.


III

Nous appelons du nom de socialisme officiel ou doctrinaire celui qui a pu avoir sa part dans le gouvernement révolutionnaire et qui s’est présenté sous l’apparence d’une doctrine. On s’en est beaucoup exagéré l’importance. MM. Bûchez et Louis Blanc ont cru à une convention communiste et socialiste, ayant eu le pressentiment et même la volonté d’une révolution sociale, qui devait modifier profondément les bases de la propriété. M. Edgar Quinet a vivement réfuté cette théorie dans son livre sur la révolution. L’examen des faits doit nous apprendre qui a raison dans ce débat. Nous considérerons surtout la doctrine deceux qui ont eu la plus grande part dans le gouvernement de cette époque : Saint-Just, Barère et Robespierre, et de quelques autres conventionnels influens.

De ces différens personnages, Saint-Just est celui qui s’est le plus approché de ce que nous appelons socialisme ou communisme. Mais il faut distinguer dans Saint-Just deux formes de socialisme : l’un utopiste et purement littéraire, exposé dans son écrit sur les Institutions républicaines, l’autre pratique et plus ou moins explicite, qui ressort de ses discours à la convention.

Les Institutions républicaines de Saint-Just sont une utopie sans aucune originalité qui vient s’ajouter à toutes celles du même genre : la République de Platon, l’Utopie de Thomas Morus ; la Cité du soleil de Campanella, la république de Salente de Fénelon, le Code de la nature de Morelly. C’est une conception enfantine d’un ordre social imaginaire, plus ou moins calquée sur la fausse idée que l’on se faisait de Lacédémone, et qui n’a d’autre trait distinctif que le ridicule. C’est ainsi, par exemple, qu’il prescrit, contre la loi des climats, « que les enfans devront être vêtus de toile dans toutes les saisons. » C’est ainsi que, considérant la chair des animaux comme un luxe corrupteur, il exige que « les enfans ne vivent que de racines, de fruits, de légumes, de laitage, de pain et d’eau. » Quant aux adultes, ils ne devront manger de viande que trois jours par décade. Il méprise l’éloquence, et, comme les Lacédémoniens, il veut qu’on institue « un prix de laconisme, » prix qui devait être décerné à celui qui aurait prononcé « une parole sublime. » Il prétend qu’un peuple vertueux et libre ne peut être qu’agriculteur, « qu’un métier s’accorde mal avec le véritable citoyen. » Tout propriétaire devait rendre compte tous les ans dans les temples de l’emploi de sa fortune.

Quant à l’organisation de la propriété elle-même, il supprime les successions collatérales et le droit de tester ; et il allait jusqu’à la loi agraire : « L’opulence est une infamie. Il ne faut ni riches ni pauvres. » Il faut « donner des terres à tout le monde » et détruire la mendicité par la distribution des biens nationaux. Le domaine public n’était établi que pour « réparer l’infortune des membres du corps social. » Il étendait tellement le nombre des indemnités que ce nombre finissait par comprendre presque tout le monde : par exemple, les soldats mutilés, ceux qui ont nourri leur père et leur mère, ceux qui ont adopté des enfans, ceux qui ont plus de quatre enfans, les vieux époux, les grands hommes et ceux qui se sont sacrifiés pour l’amitié.

Toutes ces conceptions puériles appartiennent, il est vrai, à la pure théorie ; mais il est certain que Saint-Just aurait essayé, s’il eût vécu et gouverné pour longtemps, d’en faire passer le plus possible dans la pratique. C’est lui qui, dans ses discours de ventôse, exprimait et résumait cette maxime, reprise depuis et invoquée par Babeuf : « Le bonheur est une idée neuve. » De quel bonheur s’agissait-il ? « Ce n’est pas celui de Persépolis ; c’est celui de Sparte et d’Athènes ; » c’est « la volupté d’une cabane. » Dans le même discours, il inaugurait contre les oisifs les accusations reprises plus tard par le saint-simonisme : « Obligez, disait-il, tout le monde à faire quelque chose. Quel droit ont dans la patrie ceux qui n’y font rien ? » Il demandait expressément sinon le partage des terres, au moins la confiscation des uns au profit des autres : « Les propriétés des patriotes sont sacrées, disait-il ; mais les biens des conspirateurs sont là pour tous les malheureux ! » Enfin il énonçait cette maxime, qui fut encore un des articles de foi du babouvisme : « Les malheureux sont les puissans de la terre ; ils ont le droit de parler en maîtres. »

Ces maximes ne restèrent pas à l’état de pure théorie. Saint-Just les fit traduire en décrets qui furent votés à l’unanimité par la convention nationale, sans jamais avoir été exécutés[27]. On déclara, par décrets du 8 ventôse, « les propriétés des patriotes inviolables. » On mettait sous séquestre les biens des ennemis de la révolution ; on devait dresser un état des patriotes indigens. Enfin le comité de salut public était invité à faire un rapport sur « les moyens d’indemniser les uns avec les biens des autres., » C’étaient là des mesures plus révolutionnaires que théoriquement socialistes. La confiscation était une loi sociale qui avait toujours été reconnue dans tous les temps, et le gouvernement, royal ne s’était pas fait scrupule de récompenser souvent les uns avec les biens des autres. Tout cela était brutal et violent, mais sans effet pratique : car l’état était trop pauvre et avait trop de besoins, pour donner des terres pour rien. Il se contentait de les vendre à bas prix, parce qu’il ne pouvait les vendre cher faute de sécurité ; c’est ainsi qu’une nouvelle classe de propriétaires fut créée ; mais, en définitive, ce ne furent pas les indigens qui profitèrent de cette aubaine ; ce furent ceux qui, ayant déjà quelques économies, osèrent acheter des terres, en courant le risque de la restitution et du châtiment.

Ce fut un autre membre du comité de salut public, ce fut Barère qui fut chargé de surveiller l’application des décrets de ventôse. Il nous apprend (22 floréal an II) que ces décrets avaient été pris très peu au sérieux ; qu’un grand nombre de municipalités étaient en retard ; que les autres avaient envoyé des états irréguliers. Les indigens eux-mêmes, bien loin de croire qu’il s’agissait de les enrichir, s’imaginaient qu’on levait ces états pour les envoyer dans la Vendée. Bref, ce rapport de Barère sur l’assistance publique se réduit à indiquer quelques moyens pour interdire la mendicité. Le seul procédé qui dépassât cette mesure, c’était la proposition « d’une répartition ou adjudication (il ne s’agit plus de don gratuit), à titre de récompense ou de vente à long terme. » On voit que tout devait aboutir à des ventes de biens nationaux.

Cependant il s’est présenté à la convention deux questions où elle s’est avancée d’un peu plus près sur le terrain du socialisme., C’est, d’une part, la question des subsistances et des accaparemens, de l’autre, la question du maximum[28]. Il était inévitable que, dans ces deux discussions, des maximes socialistes fussent prononcées, et les résolutions prises avaient elles-mêmes quelque chose de socialiste. Cependant, même dans ces deux cas, il ne faut rien exagérer. Dans la question des subsistances, le débat était entre la liberté du commerce des blés et les restrictions de ce commerce par l’autorité. Le député Fayo disait que « les pourvoyeurs du peuple français devaient être non les négocians en blés, mais les administrateurs, les législateurs. » Il demandait « de briser les serrures, ou plutôt d’ouvrir les portes » des accapareurs. C’était, disait-on, violer le droit de propriété. « Mais est-il un citoyen qui ait quelque chose à lui quand ses frères meurent de faim ? » Il répétait, après les pères de l’église, que « les riches sont les économes des pauvres ; » il citait l’exemple des armées affamées en pays ennemi. Devraient-elles respecter « cette prétendue liberté de la propriété ? » Robespierre parle dans le même sens. Il dit que « le blé n’est pas une marchandise ordinaire. » Il y a une différence entre le commerce du blé et celui de l’indigo. Toujours même antithèse entre celui qui entasse des monceaux de blé et son semblable qui meurt de faim. Il déclarait que « le premier des droits est celui d’exister. » Enfin, tout en accordant, disait-il, aux riches « un profit honnête, » il ne voulait leur enlever que le droit « d’attenter à la propriété d’autrui. » Ces doctrines étaient combattues. Un autre membre de la convention, Lequinio, essaya de défendre des idées plus saines. Il fit remarquer que c’étaient précisément l’agitation, les menaces contre les fermiers, les mesures violentes qui empêchaient le blé de circuler : « Appelez-vous accaparement la réserve des blés ? J’avoue que l’accaparement existe. Mais qui le produit ? C’est la frayeur. » Il signalait ce fait remarquable que les cris de disette ne venaient pas des départemens où le blé manquait, mais de ceux, au contraire, où il était en abondance, parce que là où il manque, on ne parlait pas d’accapareurs. A force d’agitations, on avait fini par étouffer le commerce des grains et stériliser le sol de la république. Le moyen d’empêcher l’accaparement, c’est de favoriser le commerce. Saint-Just vint à son tour se mêler à la discussion. Il y prononça, suivant son usage, un discours incohérent, saccadé, vague et mystérieux, sous forme d’oracles sibyllins, sans aucun sens pratique et même sans aucun rapport avec le sujet. « Tout le monde, dit-il, veut de la république ; mais personne ne veut de la pauvreté et de la vertu. La liberté fait la guerre à la morale et veut régner en dépit d’elle. Il faut que le législateur fasse en sorte que le laboureur ne répugne pas à amasser du papier. Il faut équipoller les signes, les produits et les besoins. Il faut une constitution : on ne peut faire de lois particulières contre les abus ; l’abondance est le résultat de toutes les lois. » Au milieu de ces déclamations vagues, il glissait cependant un bon conseil : « Le vice de notre économie étant l’excès du signe, il faut créer le moins de monnaie possible. » Puis il terminait par son Delenda Carthago : « Les abus vivront tant que le roi vivra. »

La convention se déclara contre les accaparemens, c’est-à-dire contre la liberté des grains : c’était une erreur économique. Mais il faut reconnaître qu’elle pouvait invoquer en sa faveur de grandes autorités qui n’étaient pas suspectes d’anarchie. Les principes de la convention en cette circonstance n’étaient autres que les principes mêmes établis par Necker dans son livre sur la Législation et le commerce des grains. Ces principes étaient tout aussi bien ceux du protectionisme que du socialisme, deux doctrines si voisines l’une de l’autre. Necker avait écrit son livre contre Turgot à l’époque où celui-ci voulait supprimer en France les douanes intérieures. Il soutenait que le blé était un produit d’une nature particulière qui échappait par son essence même aux lois ordinaires de l’échange. Il mettait en opposition les trois intérêts du propriétaire, du marchand et du peuple. Le propriétaire ne voit dans le blé que le fruit de ses soins ; le marchand n’y voit qu’une marchandise ; le peuple un élément nécessaire à la consommation ; le seigneur invoque la propriété, le marchand la liberté, le peuple l’humanité. La discussion entraînait Necker jusqu’à sonder l’origine du droit de propriété, et il disait comme Rousseau : « Votre titre de possession est-il écrit dans le code ? Avez-vous apporté votre terre d’une planète voisine ? Non, vous jouissez par l’effet d’une convention. » Si l’on assujettit le propriétaire à une certaine restriction, ce n’est pas là une violation du droit de propriété ; c’en est la condition. La propriété héréditaire est « une loi des hommes ; » c’est « un privilège ; » un abus de la liberté qui peut aller jusqu’à permettre que la force opprime le faible : or a le fort dans la société, c’est le propriétaire ; le faible, c’est l’homme nu sans propriété. » Il affirmait que « les lois prohibitives sont la sauvegarde des pauvres contre le riche. » Necker résumait le conflit du capital et du travail en termes énergiques qui nous scandaliseraient aujourd’hui : « Combat obscur et terrible, disait-il, où le fort opprime le faible, à l’abri des lois, où la propriété accable le travail du poids de sa prérogative. » Et en quoi consistait, suivant lui, cette oppression ? « Dans le pouvoir qu’ont les propriétaires de ne donner en échange du travail que le plus petit salaire possible. Les uns donnent toujours la loi ; les autres seront toujours contraints de la recevoir. » Il terminait, proclamant le droit à la subsistance : « Quoi ! le souverain pourrait contraindre le peuple à exposer sa vie pour la défense de l’état, et il ne veillerait pas à sa subsistance ! Il ne modérerait pas l’abus de la propriété envers l’indigent ! » On le voit, il est impossible de méconnaître dans cet ouvrage de Necker le caractère d’un socialisme inconscient[29], sous forme, de protectionisme. Après tout, théorie à part, ces maximes restrictives avaient toujours plus ou moins régi, dans la pratique, le commerce des blés. C’était la liberté qui était nouvelle et révolutionnaire ; c’est la tradition qui était restrictive : la convention, en adoptant des mesures de ce genre avec une violence qui était dans son tempérament, ne faisait donc que suivre les erremens du passé, bien loin d’ouvrir la voie à une société nouvelle. On ne saurait trop dire que le vrai principe de la révolution a été la liberté de la propriété[30]. Tout ce qui a été fait contre ce principe est un legs du préjugé : ce n’est nullement le pressentiment d’un ordre nouveau.

Il est de même des lois sur le maximum, auxquelles M. Louis Blanc attribue une grande portée et où il voit « une base scientifique aux relations commerciales, » qui devait soustraire la vie du pauvre « au despotisme du hasard. » Le maximum, s’il avait pu durer, aurait conduit, suivant lui, à une vaste révolution sociale. Cela est fort douteux ; car la question est de savoir si le maximum pouvait durer. On sait d’ailleurs que l’origine du maximum n’a pas été l’intention de faire une révolution sociale, mais le besoin tout pratique de soutenir le cours des assignats : car à quoi pouvait servir le cours forcé si les prix restaient libres ? Et comment pouvait-on fixer le prix d’une denrée, sans fixer en même temps celui de toutes les autres ? De là un système de plus en plus compliqué qui devait nécessairement succomber sous ses propres excès. Aussi Barère pouvait-il dire que la « loi du maximum avait été un piège tendu à la convention, un présent de Londres, d’une origine contre-révolutionnaire. » M. Louis Blanc, pour prouver la tendance socialiste et humanitaire de la convention, cite tout ce qu’elle a fait pour les faibles : l’organisation de l’institut des aveugles et de celui des sourds-muets ; l’amélioration dans le service des hôpitaux ; la restitution des petits engagemens au profit des plus pauvres tributaires du mont-de-piété ; les décrets rendus en faveur des enfans, vieillards, défenseurs de la famille et de la patrie ; l’institution des comités de santé ; la protection des enfans abandonnés ; l’adoption des orphelins par la patrie ; la maison destinée aux infirmes. Mais toutes ces mesures rentrent dans les mesures d’assistance publique, qui ont été toujours prises avec plus ou moins de zèle par tous les gouvernemens. Autrement, il faudrait conclure de l’établissement des invalides et des enfans trouvés que la révolution sociale a commencé avec Louis XIV. Il en est de même des mesures d’instruction publique et d’encouragement aux sciences que le même auteur cite en faveur de sa thèse.

De tous les membres de la convention, c’est un des plus modérés, Rabaud Saint-Étienne, qui paraît avoir eu l’idée la plus nette et la plus systématique d’une révolution dans la propriété. Encore n’est-ce que dans un article de journal (Chronique de Paris, n° 19)[31] et non dans une proposition publique. Dans cet article, il visait l’égalité de biens, non par la force, mais par les lois. Il s’agissait d’abord de faire le partage le plus égal des fortunes, et en second lieu de créer des lois pour le maintenir et prévenir des inégalités futures. Pour ce partage, il y avait à considérer : les différentes espèces de propriétés ; les différentes espèces d’industries ; les moyens de les répartir ; l’étendue du pays ; le nombre des citoyens. Toutes ces études faites, le législateur devait régler l’usage des biens de manière à rendre le superflu nuisible, à le faire tourner à l’avantage de celui qui en manque, et enfin à le faire tourner à l’avantage de la société. On aurait aussi établi un maximum de fortune. Tous ces effets devaient être obtenus par des lois sur les héritages, les testamens, les dots et les donations. On ne peut sans doute méconnaître ici un plan de socialisme égalitaire ; mais ce n’était là qu’une vue individuelle et sans aucune conséquence. Citons enfin, pour ne rien négliger, le plan d’éducation nationale de Michel Lepelletier, qui proposait d’établir une « taxe des enfans » à l’instar de la taxe du pauvre qui existe en Angleterre.

Pour compléter et épuiser l’étude de la question posée, il nous reste à rechercher quelles ont été sur ce que nous appelons aujourd’hui la question sociale les vues de l’homme le plus important de la convention, de celui qui fut alors le vrai chef du gouvernement et qui en a la responsabilité devant l’histoire, de Robespierre. Robespierre appartient-il à la pure démocratie ou à la démocratie socialiste ? Selon MM. Buchez et Louis Blanc, le débat sanglant de la gironde et de la montagne, précédé du grand débat parlementaire sur la déclaration des droits, aurait été dans le fond un combat entre la démocratie purement politique et la démocratie sociale. Les girondins n’auraient eu pour principe que l’idée de liberté ; les montagnards avaient un idéal plus élevé dont le mot est fraternité, et c’est dans Robespierre que vient se résumer et se condenser cette doctrine. Pour s’en assurer, il suffit de comparer, suivant Louis Blanc, les deux projets de déclaration des droits, l’un de Condorcet, l’autre de Robespierre, entre lesquels la convention eut à se prononcer.

Le projet de Condorcet avait pour caractère de poser le principe de la propriété d’une manière absolue et sans y ajouter aucune restriction. Il établissait que « l’homme est maître de disposer à son gré de ses biens, de ses capitaux, de ses revenus et de son industrie. » C’est ce projet que Robespierre combattit à la convention et au club des jacobins[32], et dans ce discours, on peut en effet démêler une tendance incontestable au socialisme. Tout en déclarant que « la loi agraire est un fantôme et l’égalité des biens une chimère, » il demandait à « compléter » la théorie projetée par Condorcet. Il reprochait aux girondins de n’avoir pas compris que la propriété, comme tous les autres droits, a besoin d’être « limitée. » En conséquence, il proposait quatre articles additionnels qui furent votés aux Jacobins et que la convention renvoya au comité de constitution. Le premier définissait la propriété « le droit de jouir et de disposer de la portion de biens qui est garantie par la loi. » Le second déclarait que le droit de propriété est « borné comme les autres ; . » dans le troisième il était dit que ce droit « ne peut préjudicier à l’existence de nos semblables, » et dans le quatrième que « toute possession qui viole ce privilège est illégitime et immorale. » Il demandait, en outre, que la constitution déclarât « que tous les hommes sont frères, » que « celui qui opprime une nation est l’ennemi de toutes les autres, » que « le souverain de la terre est le genre humain. » Enfin, dans le même discours, il proposait que les citoyens indigens « fussent dispensés de contribuer aux dépenses publiques[33]. »

Ce discours, et celui qui fut prononcé par Robespierre aux Jacobins, étaient évidemment une avance faite aux partis extrêmes de la convention et même aux hébertistes et à Anacharsis Clootz. Comment s’expliquer autrement cette phrase sur « la souveraineté du genre humain » que l’on ne trouve nulle part dans les discours de Robespierre ? Nous avons vu plus haut quelle a été la déclaration des droits des hébertistes. Pour l’emporter sur eux aux Jacobins et pour triompher des girondins à la convention, il était nécessaire de rompre avec les doctrines de ceux-ci et de faire des concessions aux doctrines de ceux-là. Mais était-ce bien là la vraie pensée de Robespierre ? y est-il resté fidèle et n’a-t-il pas changé de principe avec les circonstances ? C’est une conjecture que l’on doit à la sagacité d’Edgar Quinet, et que l’examen des faits vérifie complètement.

En effet, le discours où Robespierre propose de limiter le droit de propriété à la portion de biens garantie par la loi est du 24 avril 1793 : c’est le moment de la grande lutte entre la gironde et la montagne. Il s’agit d’écraser les girondins. Il était donc opportun de dénoncer ceux-ci comme partisans d’un droit de propriété illimité qui, suivant Robespierre, n’était que le droit d’oppression des riches sur les pauvres. Mais la gironde est vaincue ; un mois après, la discussion sur la constitution recommence à la convention. Le projet de déclaration des droits est voté d’enthousiasme le 23 juin : c’est la déclaration de la constitution de 1793. Que sont devenus les articles additionnels de Robespierre ? Pas un seul n’est entré dans le projet : il n’est plus question de portion de biens garantie par la loi ; il n’est plus question de propriété bornée. La définition du droit de propriété est des plus correctes, et c’est la définition même de Condorcet, si combattue un mois auparavant[34]. On ne déclara pas non plus que les hommes étaient frères ; on ne parla plus de la souveraineté du genre humain. Cependant Robespierre était là, et il était déjà tout-puissant. Non-seulement il ne se plaignit pas qu’on eût mis de côté toutes ses propositions ; mais il rudoya sévèrement le côté droit « de n’avoir pas voté avec enthousiasme. » Comment ne pas voir dans le premier projet de Robespierre une arme de guerre que l’on jette après le combat quand elle est devenue inutile ?

Il en est de même du projet d’exemption d’impôts, que nous avons signalé dans son discours du 24 avril. Or, le 17 juin, après la chute des girondins, deux députés, Levasseur et Ducos, reprennent cette proposition. Cette fois, Robespierre la combat, en faisant une vague allusion au discours précédent : « J’ai partagé un moment, dit-il, l’erreur de Ducos ; je crois même l’avoir écrit quelque part ; mais j’en reviens aux principes[35] ; et je suis éclairé par le bon sens du peuple, qui sent que l’espèce de faveur qu’on lui présente n’est qu’une injure. En effet, si vous décrétez que la misère exempte de l’honorable obligation de contribuer aux besoins de la patrie, vous décrétez l’avilissement de la partie la plus pure de la nation. » Il affirmait, avec justesse d’ailleurs, que c’était réduire la classe pauvre au rôle d’ilotes. Rien de plus vrai : mais ces considérations ne l’avaient pas frappé tant qu’il s’agissait de discréditer et d’abattre la gironde. Enfin, dans son projet de constitution, Robespierre avait proposé l’impôt progressif ; et dans la constitution de 93, ou ne trouve plus rien de semblable.

Si maintenant on passe en revue tous les grands discours prononcés par Robespierre depuis qu’il fut devenu un homme de gouvernement, on n’y trouvera plus un seul mot entaché de socialisme. Il posera les principes les plus vagues, le gouvernement par la vertu, la morale substituée à l’égoïsme ; il défendra l’existence de l’être suprême ; surtout il menacera les aristocrates ; mais de la propriété, de la misère, des riches et des pauvres, pas un mot. On peut supposer, si l’on veut, d’après les papiers trouvés chez Robespierre et quelques notes citées par Courtois dans son Rapport[36], que Robespierre nourrissait au fond de son cœur une pensée de haine contre la richesse. Mais quelques-unes de ces notes étaient raturées, et on ne sait quand elles avaient été écrites ; enfin, elles ne concernent que la pensée et non les actes. A en juger ostensiblement, tout porte à croire, d’après les faits précédens, que le socialisme de Robespierre n’a été qu’une opinion de circonstance, mais qu’il n’a pas voulu en faire une doctrine de gouvernement.

Cela est vrai de la convention tout entière. Toutes les paroles que nous avons citées sont en général des déclamations vagues et isolées, non suivies d’effet. Loin d’avoir la pensée de porter atteinte à la propriété, la convention avait décrété la peine de mort contre quiconque proposerait la loi agraire (17 mars 1793). Aussi ne doit-on pas s’étonner de voir un conventionnel, Baudot, dont Edg. Quinet a eu entre les mains les mémoires manuscrits, protester contre l’accusation de communisme et de loi agraire portée contre la convention : « La convention nationale, disait Baudot[37], n’avait pas sur la propriété une autre opinion que celle du code civil ; elle a toujours regardé la propriété comme la base de l’ordre social. Je n’ai jamais entendu aucun membre de cette assemblée prononcer une parole ou faire une proposition contraire à ce principe. » — « J’étais opposé à Robespierre, dit-il encore, parce que je n’ai jamais vu en lui un but déterminé. Il parlait sans cesse de vertu et de bonheur du peuple. Mais ce sont là des mots d’une bien grande étendue. On ne voyait pas où il en voulait venir. » Il y a sans doute quelque exagération à dire qu’on ne trouverait pas dans la convention une seule parole contre la propriété ; mais ce ne sont que des mots ou des actes isolés, le plus souvent de simples divagations déclamatoires. La doctrine officielle, publique, effective de la convention a été la doctrine de la propriété individuelle. Le communisme systématique n’avait été soutenu par personne avant Babeuf. C’est en lui qu’il faut étudier cette doctrine ; c’est avec lui que commencent ces projets de révolution sociale qu’on a vus si souvent se renouveler depuis. Ce sera l’objet d’une nouvelle étude.


PAUL JANET.

  1. Sur cette question, on pourra consulter : le Socialisme pendant la révolution française, par M. Amédée Le Faure ; ouvrage qui contient un assez grand nombre de pièces inédites, curieuses, mais où l’élément socialiste est constamment confondu avec l’élément révolutionnaire ; l’Histoire du luxe, par M. Baudrillart, dont le chapitre sur le luxe pendant la révolution a été publié par la Revue, et en général toutes les histoires de la révolution française, notamment l’Histoire parlementaire de Buchez, enfin tous les documens du temps, particulièrement les journaux.
  2. Sillery, comte de Genlis, mari de la célèbre Mme de Genlis, était le principal agent du parti d’Orléans. Fauchet lui-même pourrait bien avoir eu quelques accointances avec ce parti. On cite de lui une oraison funèbre du duc d’Orléans, père de Philippe-Égalité.
  3. L’accusation de loi agraire sous la révolution correspondait à l’accusation de socialisme ou de communisme de nos jours. Cette expression de loi agraire a presque complètement disparu de la polémique politique.
  4. La Bouche de fer (10 octobre 1790).
  5. Cette attaque à Voltaire attira à Fauchet de vives réponses. Anacharsis Clootz le défendit dans la Bouche de fer ; Charles Villette répondit dans les Révolutions de Paris.
  6. Le sage Malouet lui-même, dans la constituante, proposait quelque chose de semblable ; il disait aussi que « les lois de ceux qui n’ont rien sont encore à faire. » On voit combien ces idées étaient alors vagues et confuses.
  7. Anacharsis Clootz lui-même se défiait alors des illuminés d’Allemagne, car Fauchet lui écrit (10 octobre 1790) : « J’ai autant d’éloignement que vous pouvez en avoir pour les illuminés d’Allemagne, de Prusse ou d’ailleurs ; mais je suis convaincu qu’ils dénaturent la maçonnerie. »
  8. Il avait été dénoncé au comité de recherches comme demandant la loi agraire.
  9. Il ne faut pas oublier, pour être juste, que ces sortes de déclamations étaient alors de tous les partis. L’abbé Maury, l’orateur du côté droit, parlant des créanciers de l’état, les appelait « des sangsues qui dévorent le sang du peuple. »
  10. Voici, par exemple, des vers détestables, mais curieux pour le sens :
    L’Esprit divinisé se conçoit, s’éternise,
    Remonte vers les cieux, par les cieux aimanté,
    L’homme est Dieu ; Connais-toi ! Dieu, c’est la vérité !
    ( Bouche de fer, n° 14. )
  11. Les principaux ouvrages de Clootz, devenus très rares et que M. Louis Blanc a trouvés au British Muséum (Bibliothèque historique de la révolution, 775) sont : Bases constitutionnelles de la république du genre humain ; — la République universelle. Appel au genre humain.
  12. Voir Levasseur, Histoire des classes ouvrières, t. III, p. 90.
  13. Buchez, Histoire parlementaire de la révolution, t. III, p. 283.
  14. Amédée Le Faure, le Socialisme pendant la révolution. M. Le Faure considère ce pamphlet comme une œuvre socialiste. Nous ne sommes pas de cet avis.
  15. Le prétendu partage des terres à Sparte a joué un grand rôle dans les théories sociales de la révolution. On trouvera la réfutation de cette opinion historique dans un mémoire remarquable et décisif de M. Fustel de Coulanges, lu à l’Académie des sciences morales et politiques (janvier 1880).
  16. Buchez, t. XXII, p. 319.
  17. Michelet, Histoire de la révolution, t. VI, p. 187. — Voir aussi sur Chalier. Mémoires sur Lyon, par l’abbé Guillon, p. 445.
  18. Tallion, cité par Babeuf, dans la Tribune du peuple, n° 35.
  19. Buchez, t. XXVI, p. 107. On remarquera qu’il y eut alors quatre projets différens de déclarations des droits ; 1° celle de Condorcet et des girondins, qu’on discutait encore lors du 31 mai ; 2° celle de Robespierre, opposée à celle-là et renvoyée au comité de constitution ; 3° celle des hébertistes, dont nous venons de citer un fragment ; 4° celle de 93, qui fut votée, après le 31 mai, et qui est très différente, nous le verrons, de celle de Robespierre et aussi de celle de Condorcet.
  20. Le discours d’Armand (de la Meuse) est rapporté dans le Socialisme pendant la révolution, de M. Amédée Le Faure. L’Instruction se trouve dans les Mémoires pour servir à l’histoire de Lyon, de l’abbé Guillon, t. II, p. 359.
  21. On reconnaît ici les quatre droits naturels de Ch. Fourier : le droit de chasse, de pêche, de cueillette et de pâture.
  22. Cette Instruction n’est pas précisément l’œuvre de Fouché et de Collot d’Herbois. Elle est l’œuvre de la Commission temporaire de surveillance républicaine (Duhamel, président) Perrotin, vice-président ; Vert, procureur-général). Mais elle a été approuvée par Fouché et Collot d’Herbois.
  23. Un autre ouvrage de Brissot, intitulé la Vérité, est la pauvreté même.
  24. C’est, croyons-nous, M. Sudre, qui, dans son Histoire du communisme (1849), a le premier fait connaître le livre de Brissot et l’origine du mot de Proudhon. La Biographie universelle ne cite pas même l’ouvrage de Brissot dans sa partie bibliographique.
  25. L’auteur était l’abbé Morellet. On le retrouve dans ses Mélanges (t. III, p. 294. )
  26. Morellet paraît douter que ce livre soit de 1778 ; il indique la date de 1780. Brissot peut avoir reculé la date pour se rajeunir et faire paraître l’ouvrage plus innocent.
  27. Ces décrets de ventôse furent plus tard l’objet des revendications de Babeuf et le point de départ de son entreprise.
  28. Voir sur ces deux questions Levasseur, Histoire des classes ouvrières t. III, chapitre IV.
  29. M. Louis Blanc a très bien vu le caractère socialiste de l’ouvrage de Necker, et dans le t. Ier de son Histoire de la révolution, il lui fait une place importante parmi les précurseurs et les apôtres du principe de fraternité.
  30. Voir notre étude sur la Propriété pendant la révolution française, dans la Revue du 15 septembre 1877.
  31. Buchez, t. XXIII, p. 467. L’article de Rabaud Saint-Étienne fut réfuté par Rœderer dans le Journal de Paris, n° 23.
  32. La discussion eut lieu aux Jacobins le 21 avril 1793, et à la convention le 24 avril.
  33. La discussion eut lieu aux Jacobins le 21 avril 1793, et à la convention le 24 avril.
  34. Voici en effet la définition de la propriété dans la constitution de 93 : « Le droit de faire et de disposer à son gré de ses biens et de ses revenus, des fruits de son travail et de son industrie. » (Déclaration des droits, art. 16. ) Où est la différence avec la définition de Condorcet ?
  35. Toujours des principes ; seulement ils changeaient selon les circonstances.
  36. Buchez, t. XXX, p. 126-127. « Les dangers intérieurs viennent de la bourgeoisie pour vaincre le bourgeois, il faut rallier le peuple. — Quels seront nos ennemis ? — Les hommes vicieux et les riches. — Quand le peuple sera-t-il éclairé ? — Quand il aura du pain, et que l’intérêt du riche sera confondu avec celui du peuple. — Quand sera-t-il confondu ? — Jamais. » Notons que ces dernières lignes étaient raturées.
  37. Cité par Quinet (la Révolution, t. II, p. 93).