Les Otages féminins dans les camps de représailles

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Les Otages féminins dans les camps de représailles
Revue des Deux Mondes6e période, tome 48 (p. 655-668).
LES OTAGES FÉMININS
DANS LES
CAMPS DE REPRÉSAILLES

Qui dit : « camp de représailles, » avouent les Allemands, dit : « camp de souffrances. » D’en avoir infligé le supplice, non seulement à des soldats prisonniers, mais à des civils et, parmi ceux-ci, à des femmes, n’est pas l’un des moindres crimes dont au « maître jour, au jour juge de tous les autres, » nos ennemis vont avoir à répondre. Nous avons entre les mains le journal d’une Laonnoise, Mme V… ainsi emmenée en otage. On trouvera, dans le récit qu’on va lire, le résumé et des extraits de cet émouvant journal.


« Dans la matinée du 31 décembre 1917, écrit Mme V….. les agents de la ville que la Kommandantur avait pris sous ses ordres, parcoururent notre vieille cité… » Ils s’arrêtaient devant certaines maisons, sonnaient, déposaient une feuille de papier « tapée » à la machine à écrire et signée du commandant de place. « Mon mari déplia cette circulaire et lut que j’étais désignée comme otage de représailles, le gouvernement français retenant injustement des Alsaciennes-Lorraines réclamées par l’Allemagne ( ! ? ). »

Vingt-quatre Laonnois sont ainsi choisis. Ils appartiennent à toutes les conditions sociales. Si, parmi eux, on trouve le chef de division de la préfecture, sa femme et ses filles, la femme d’un officier, le secrétaire-greffier du conseil de préfecture et sa femme, on note également des femmes de boutiquiers, voire de simples ouvrières.

Les victimes préparent leur départ. Protestations, récriminations, supplications seraient inutiles. On n’attendrit pas des gens résolus à tout et qui croient excuser les pires infamies en répondant : C’est l’ordre !

« Le commandant de place avait, primitivement, désigné douze hommes et douze femmes. Finalement, on ne prit que six hommes et six femmes. Les hommes partirent les premiers, le 6 janvier 1918 ; le départ des femmes eut lieu le 12. » Il faisait, ce jour-là, un temps glacial. Sur la neige durcie par le gel, une nouvelle couche de neige allait s’amoncelant. Péniblement, Mme V… descend les pentes rapides de la colline qui conduisent à la gare ; son mari l’accompagne. Les « otages » ont été autorisées à emporter cinquante kilos de gros bagages ; mais toutes, en outre, sont chargées de colis à main. Il leur a été recommandé de se munir de provisions pour plusieurs jours : « J’avais pris ma part de ravitaillement américain, dit Mme V… : du riz, une boîte de lait condensé, une boite de conserves et la portion de pain à laquelle j’avais droit pour trois jours… »

Les « otages » ont été convoquées pour onze heures. Elles se retrouvent sur le quai de la gare. Parmi elles, une jeune fille de vingt ans que les Allemands ont arrachée à sa famille. Aucune d’elles ne sait où on va les emmener ni pour combien de temps. Les Allemands ne sont pas seulement cruels avec brutalité : ils le sont, avec raffinement ; ils n’y mettent pas seulement de la grossièreté, ils y trouvent du plaisir. Il y a du sadisme dans leur cas : c’est là qu’il faut toujours en revenir.

Devant les groupes formés par les victimes et les membres de leur famille, des officiers allemands passent et repassent, un gros cigare aux lèvres, parlant et riant haut et, sur le cuir de leurs bottes, faisant claquer leur cravache. C’est une joie, une jubilation qu’ils ne cherchent pas à dissimuler…

Deux heures. L’instant suprême est arrivé ; mais si les Allemands ont escompté comme un divertissement le spectacle de la douleur de leurs victimes, grande est leur déception : pas de larmes dans les yeux de celles qui partent, pas d’exclamations de désespoir, nul geste de colère chez ceux qui restent. L’attitude des Laonnois n’est que de calme, de dignité.


« Les wagons où l’on fait monter les captives sont des wagons de troisième classe. Le train glisse doucement sur les rails ; il part. Les « otages » disparaissent. Leur voyage s’effectue avec lenteur. Plusieurs fois par heure, tant qu’on est en pays occupé, le convoi stoppe, pour prendre, au passage, soit dans les villes, soit dans de simples villages, les « otages » désignées pour les « camps de représailles » et qui ont été groupées par région. A Lille, notamment, arrivent une centaine de dames enlevées à Roubaix, à Valenciennes, à Saint-Amand, à Orchies. En attendant leur départ définitif, elles sont internées dans les abominables casemates de la caserne : ’ « Douze Lilloises ont été choisies, raconte Mme C… et je suis du nombre. Nous avons reçu l’ordre d’être à la gare à six heures du matin, heure allemande. Nous nous y rendons munies de petites lanternes électriques. » Dans le jour qui commence à peine à percer les ténèbres cette marche a quelque chose de lugubre. « Mgr Charost arrive à la gare presque en même temps que nous. Il voudrait s’approcher, nous adresser quelques paroles, mais les Allemands l’en empêchent avec grossièreté. Il peut seulement nous bénir de loin. Les Allemands le forcent à s’éloigner. », Le capitaine Himmel, tristement célèbre par la part qu’il a prise aux enlèvements de jeunes filles, préside au départ des otages que tout d’abord on fait monter dans des compartiments de seconde classe. Bien curieux l’aspect de ceux-ci. Tout ce qui est utilisable et n’est pas indispensable y a été supprimé : les filets pour les bagages à main, les rideaux, le drap qui garnissait banquettes et parois et qui a été transformé, dit-on, en guêtres pour les soldats allemands : « Au bout d’une heure, quand tout le monde nous supposa parties, on nous fit descendre, et monter en « troisièmes. » Impossible aux prisonnières de songer à s’évader. Si dans certaines parties du convoi, un seul soldat garde deux compartiments, dans d’autres, notamment dans les wagons occupés par les otages de la région flamande, il y a deux soldats armés d’un fusil chargé, baïonnette au canon et revolver au flanc, par compartiment. « Toutes nous étions courageuses et bien que notre angoisse fut grande de savoir où l’on nous emmenait, pas une seule de nous ne s’est plainte. »

La nuit vient. Les soldats redoublent de surveillance. Ceux qui ont la garde de deux compartiments, viennent tous les quarts d’heure compter leurs prisonnières. L’aube se lève tard en janvier. Quand elle monte au vitrage, la frontière est franchie, le convoi est entré en Allemagne. A droite, à gauche, uniformément, la campagne s’étend couverte de neige : vastes espaces immaculés que ponctue de traits noirs le vol bas des corbeaux. Cette terre désolée semble inhabitée : « Nous supposons qu’on a voulu, pour nous faire éviter les villes, nous transporter par une voie construite pour les nécessités militaires. Je ne me rappelle nous êtreêtées qu’à deux gares : Cassel, Gœttingue. »

Le voyage dure soixante-six heures, pendant lesquelles les voyageuses grelottent dans les compartiments qui, pour la plupart, n’ont été chauffés que la première nuit. Elles sont quatre cents, maintenant, et de tous les âges. Une vieille femme a plus de soixante-dix ans. Quand elle arrive au terme du voyage, son état est pitoyable. Elle ne fait que passer au camp de représailles. Presque immédiatement, il faut l’admettre au lazaret où elle doit demeurer tout le temps de sa déportation : « Nous ne souffrions pas seulement du froid, dit Mme V… mais de ne pouvoir descendre pour les besoins les plus nécessaires. Dans la partie de mon convoi, nous n’avons été autorisées à le faire qu’une seule fois chaque nuit et la sentinelle nous a accompagnées. »

Ce n’est qu’au milieu de la troisième nuit que les captives arrivent à Holzminden. Ordre leur est donné de descendre. Elles obéissent, s’acheminent vers la sortie. Des hurlements, des cris féroces viennent jusqu’à elles. Pour attendre les otages, pour les bafouer, les injurier, une partie de la population de la petite ville a veillé, dehors, dans la nuit glaciale ! Des hommes, des femmes, des enfants se pressent aux entours de la gare et non pas, comme on pourrait le croire, des gens du bas peuple. Beaucoup appartiennent à la « société. » Les prisonnières remarquent des dames en chapeaux élégants, enveloppées dans de précieuses fourrures. « Non contents de nous huer, de nous faire des grimaces, ces Boches ramassent des pierres, nous les jettent. » Les sentinelles regardent, laissent faire et les officiers qui commandent se moquent des captives. On est en janvier 1918, ne l’oublions pas : après plus de trois ans de guerre, la mentalité de nos ennemis n’a pas changé.

Les soldats font aligner les « otages », les pressent de se mettre en route : Los, los, schnell !

Sous les huées qui le poursuivent, le lamentable troupeau s’enfonce dans la nuit. Le ciel est d’un noir épais : drap mortuaire piqué de rares étoiles. Une vague clarté monte de la terre ensevelie sous la neige. Encadrées par les soldats dont les baïonnettes se dressent, menaçantes, les prisonnières cheminent péniblement. À chaque instant l’une d’elles glisse sur le verglas, tombe, se relève pour retomber quelques mètres plus loin : « Notre marche est rendue plus difficile par le fait que beaucoup d’entre nous sont chargées de leurs bagages à main. » Les Allemands ont bien envoyé une voiture pour les transporter, mais les imprudentes qui ont accepté n’ont pas tardé à le regretter : ou les bagages ne sont pas arrivés, ou ils n’ont été remis à leur propriétaire qu’après avoir été ouverts et en partie pillés. Et les Allemands ont le front de faire payer un mark cinquante pour le transport !

Le camp est à trois kilomètres de la ville. Il faut deux heures aux déportées pour les parcourir. Quand, enfin, elles arrivent, elles sont à bout. Elles franchissent les grillages qui enclosent le camp. Alors, les soldats, les ayant comptées encore une fois, les bousculent, les poussent devant eux comme du bétail. Un froid terrible règne dans les baraques où elles viennent d’entrer : « Prévenues de notre arrivée, les prisonnières du camp, des Belges, des Françaises, avaient pris soin de faire du feu : mais, à la nuit, elles avaient été bouclées dans leurs baraquements, et les Allemands s’étaient empressés de venir ouvrir nos fenêtres toutes grandes. »

Ainsi, jusque dans les moindres détails éclate la méchanceté de nos ennemis, leur volonté de faire souffrir.


Le camp de Holzminden avait été organisé pour dix mille prisonniers. Il en comptait environ cinq mille ; quand les otages féminins y arrivèrent : « La partie qui nous y fut attribuée était entourée de grillages soutenus par des fils de fer barbelés et doublés d’une haute palissade sur trois côtés. Le quatrième côté, qui donnait sur la campagne, n’était pas palissade. » Une trentaine de sentinelles armées montaient continuellement la garde. Que de fois, la nuit, il arriva aux captives d’être éveillées en sursaut par un coup de feu brusquement. tiré ! « Pour nous il y avait quatre baraquements. Chacun devait contenir cent otages. Ces baraquements étaient partagés en chambres, ou plutôt en compartiments pour six, douze, quatorze, vingt-deux et cinquante personnes. » L’hygiène est chose sacrée en Allemagne. On en parle avec respect, avec superstition. Quant à en appliquer les prescriptions, — du moins en ce qui concerne les camps de prisonniers, — c’est une autre affaire !

Les « otages » sont entassées dans une promiscuité abominable. Leurs lits étroitement serrés se touchent chevet à chevet. On n’y peut accéder que par le pied : « Pour gagner le mien, dit Mme V… je devais me couler, ramper à quatre pattes. Quand, enfin, j’y étais montée, force était de m’étendre immédiatement. Impossible de me tenir assise à cause de la couchette qui était au-dessus de la mienne. » L’emplacement est si exigu que les lits sont superposés. Ceux du bas, nous les avons baptisés : les « niches à chien, » ceux du haut : les « perchoirs. » On atteint à ceux-ci par une échelle. Généralement, ils furent attribués aux plus jeunes des captives. Cependant, des femmes âgées y couchèrent. Maladroites à se hisser, à gravir les échelons, plusieurs, à maintes reprises, tombèrent rudement sur le sol et se blessèrent grièvement. L’une d’elles, admise d’urgence au lazaret, y fut trois jours en danger.

« Niches à chien » ou « perchoirs, » le couchage ne comportait que deux couvertures et une paillasse épaisse de cinq centimètres, remplie soit de foin pourri, soit de papier, et dont l’enveloppe était grise de crasse. Pas de traversin ni d’oreiller, pas de draps. Qu’on songe à la somme de souffrances que de telles privations représentent, pour des femmes dont la plupart n’étaient plus jeunes et qui étaient habituées à des soins minutieux, raffinés ! Cantonnées dans leurs baraques, les prisonnières ne disposent que de quatre tables d’un mètre trente de long pour cinquante et d’un escabeau pour trois. Les deux tiers d’entre elles sont donc contraintes, pendant la journée, ou à se tenir debout ou à rester couchées : « Pour nos vêtements, nous sommes obligées de les accrocher où nous pouvons, aux fenêtres, à une planche qui fait saillie. Celles qui couchent dans les « Perchoirs » passent leurs affaires à celles qui occupent les « Niches à chien. » « Avec toutes ces nippes pendues, notre chambrée ressemble à un campement de romanichels. »

Aussi bien un détail en dit long et nous renseigne sur l’installation des « otages. » Si les Allemands ont parfois autorisé qu’on fit des photographies de l’extérieur des baraques, ils se sont toujours refusés à ce qu’aucune vue fût prise des « intérieurs. » « Le matériel de l’établissement, ajoute Mme V… comportait, pour chacune de nous, une cuiller en fer, deux cuvettes émaillées et deux petits torchons gris, grands à peine comme un mouchoir et destinés indifféremment à l’essuyage de notre « vaisselle » et à notre toilette. Ils ne furent jamais remplacés pendant toute la durée de notre captivité. Pour nous laver, nous disposions d’un seau et d’un broc pour vingt-cinq ! Le matin, on nous apportait quelques seaux d’eau chaude ; mais les plus promptes, les plus débrouillardes avaient seules la chance d’en profiter. Encore cette eau servait surtout à nettoyer notre linge. Au début, nous avions laissé ce soin à des prisonnières du camp, mais elles s’en acquittaient si mal et elles étaient couvertes de tant de poux que, bientôt, nous en arrivâmes toutes à faire nos savonnages nous-mêmes… »

Les chambres étaient garnies de poêles. On les allume une partie de la journée ; mais le bois et le charbon sont parcimonieusement mesurés ; les prisonnières souffrent cruellement du froid. Les minces cloisons de planches de leurs baraques ne les protègent qu’imparfaitement contre la température excessive du dehors. Presque toutes ne tardent pas à tousser. Quand vient l’été, elles subissent un supplice opposé. Le soleil qui darde ses rayons sur les baraques en transforme l’intérieur en fournaises. L’air est irrespirable, on étouffe là-dedans. « La sueur nous coulait, sans arrêt, le long du visage, sur tout le corps et collait nos cheveux à nos tempes. » Pour surcroit de souffrances, les insectes se mettent à pulluler. Les paillasses grouillent de puces et souvent de punaises. « de celles-ci, en une seule nuit, une des prisonnières tua quatre-vingts. « Quand nous étions couchées, il nous en tombait sur la figure, comme une pluie. Nous ne pouvions plus dormir un seul instant. Toutes, nous avions le corps couvert de boutons. »


Le lendemain de leur arrivée, les « otages » durent subir une visite corporelle. « On nous fit défiler entièrement nues devant des Allemandes qui nous examinèrent curieusement ; on procéda à l’inspection de nos vêtements, de notre linge, de nos chaussures. Jusque sous les rubans de nos chapeaux les Allemandes s’ingénièrent à découvrir s’il ne se cachait pas quelque papier séditieux… On nous fit remettre tout le numéraire que nous possédions. L’or fut pris, les billets de banque et l’argent comptés ; en échange de quoi, on nous délivra des « coupures » qui n’avaient cours que dans le camp. Peu de jours plus tard on nous appela à nouveau. Cette fois, ce fut à un bureau devant lequel, par un temps glacial, une tempête de neige, nous dûmes longtemps faire queue. Chacune de nous reçut un numéro matricule gravé sur une plaque avec ordre de porter toujours celle-ci, ostensiblement sur la poitrine, et menace de « cachote, » ainsi que prononçaient nos geôliers, si on la perdait. »

Ces Françaises qui appartiennent aux familles les plus honorables., les Allemands affectent de les traiter constamment comme des criminelles. Elles doivent obéir, sur-le-champ et de la façon la plus absolue à tous les ordres, quels qu’ils soient. La discipline est impitoyable : défense de dire un mot aux sentinelles ou aux prisonniers français qui, à heures régulières, apportent la soupe ; ordre de rentrer dans les baraques dès le crépuscule en hiver, dès huit heures, en été. Inutile d’espérer respirer un peu d’air pur, quand la fraîcheur du soir est douce. La moindre jouissance est interdite aux otages ! Il faut qu’elles souffrent. Il est bon, pour l’Allemagne, qu’elles souffrent !

Les punitions de « cachot, » les amendes pleuvent à tout propos : cachot pour n’avoir pas obéi assez vile à un commandement, amende s’il a été égaré quelque objet du précieux matériel : deux mark pour la cuiller en fer ; quinze mark pour la couverture ; « trois mark, à notre arrivée, parcs que nos prédécesseurs avaient enlevé des planches aux water-closets pour se chauffer… »

« A tout moment, nous devions subir des revues… Une fois, on nous annonce que nous allons avoir une « revue de mains. » Nous étions fort intriguées. On nous fait aligner. Le feldwebel passe. C’était un Hanovrien, un colosse fort brutal et très grossier dont on assurait que, dans le civil, il était charretier !… A celles de nous qui avaient des gants, il crie : « Tirez-les, tirez-les….. » Il nous fait étendre les mains… » Toutes celles qui ont des bagues en aluminium, don de nos poilus, se les voient enlevées : l’aluminium est un métal précieux pour l’armée allemande !

Tortionnaires méticuleux, les Allemands descendent aux détails les plus infimes et les plus vils, pour humilier leurs victimes et les vexer sans arrêt. Toutes les occasions leur sont bonnes. Y a-t-il une inspection dus baraquements ? Les « otages » sont maintenues dehors, pendant une heure et demie ou deux heures, sous la pluie battante, au vent ou au grand soleil. « Ils se plaisaient, en outre, à nous froisser constamment dans notre pudeur : tous les quinze jours, nous étions soumises à une douche que nous recevions par groupe de vingt-cinq… Les water-closets, établis dans une baraque, se composaient d’une planche de dix mètres de long, percée de dix trous sans séparation… Il fallait faire longtemps queue pour enfin avoir une place et nous nous y trouvions en contact, comme d’ailleurs à tout moment, avec les prisonnières de droit commun qui étaient internées dans le camp. Beaucoup étaient des femmes de mauvaise vie dont les propos nous révoltaient. »

Afin d’abattre le courage des prisonnières, on ne les autorise pas une fois à écrire à leurs parents restés en pays envahi. « Pendant toute la durée de ma captivité, mon mari n’a pu obtenir de savoir ce que j’étais devenue, quand je lui serais rendue, et je n’ai pas eu de ses nouvelles… »

Cependant, pas un instant, les prisonnières ne se laissent abattre. Nulle privation, nulle torture n’entame leur force morale. Les Allemands n’en reviennent pas ! Cette fierté qui dresse contre eux leurs captives, cette maîtrise de soi que conservent nos compatriotes dans leurs épreuves, faute de la comprendre, ils la qualifient d’indifférence, d’apathie.

— Ces Françaises, rien ne leur fait ! s’exclament-ils.

Et, une autre fois, dans un accès de fureur, apostrophant directement une de leurs victimes :

— Mais vous ne comprenez donc pas que vous êtes entre nos mains ? Nous pouvons vous broyer si nous le voulons, vous faire souffrir davantage !…


Chaque matin, dès cinq heures et demie, en pleine nuit, tant que dure l’hiver, les otages sont réveillées par une sonnerie de clairon. Elles rangent rapidement leur couchette, procèdent à un semblant de toilette. À six heures, dans d’immenses marmites semblables à des poubelles, des prisonniers apportent le premier déjeuner : une tranche de pain noir, deux cents grammes pour toute la journée et un peu de café où entrent, comme ingrédients, la carotte et la betterave. En effet, le café de glands qui constituait une boisson assez nourrissante est devenu trop cher. Les glands sont rares ; on les réserve pour nourrir les porcs : « À midi, on nous distribuait la soupe ; nous nous avancions, en file, nos gamelles à la main. » D’aspect semblable au brouet de compère Renard, cette soupe faite de rutabagas ou de betteraves pourries exhalait une odeur si nauséabonde qu’il fallait faire effort pour pouvoir l’avaler.

« Le soir, nous recevions la même soupe qu’à midi. Parfois, au lieu de soupe, nous avons eu du café comme le matin et un petit morceau d’une espèce de boudin exécrable. Il est arrivé aussi que, pour tout repas, le soir, on nous ait donné une demi-cuillerée à café de confitures, sorte de gelée, substitut quelconque aromatisé chimiquement. Si nous ne sommes pas mortes de faim au début, c’est au comité de secours français du camp que nous le devons. Celui-ci nous prit en pitié et, tous les dix jours, nous fit distribuer une boite de conserves, une boite de lait, un peu de riz ou un peu de légumes secs que nous faisions cuire sur l’un des poêles de la chambre ; mais sur ces poêles on ne pouvait mettre que quelques casseroles en même temps et il fallait attendre des heures pour s’en approcher. »

Les prisonnières souffrent tellement de la faim qu’elles ne tardent pas à dépérir. Trop de privations et si dures les exténuent. Leur faiblesse devient extrême. Les mauvais rhumes, les bronchites se multiplient, s’aggravent sur ces organismes débilités : « Dans le lit voisin du mien, j’ai vu lentement dépérir une jeune femme atteinte de bronchite. Elle ne cessait de tousser ; sa maigreur était devenue effrayante ; littéralement, ses os perçaient la peau. On finit par la transporter au lazaret. Elle y mourut au mois de juin. »

Un médecin, un prisonnier russe, était bien affecté au service des otages. Deux fois par jour, il faisait sa visite et sa contre-visite dans les baraquements ; mais, sauf quelques pastilles laxatives, il ne disposait d’aucun médicament ! Les Allemands, d’ailleurs, avaient dû le choisir à cause de sa dureté. A plusieurs reprises, les prisonnières furent vaccinées sous son contrôle. Quand elles le furent contre la fièvre typhoïde, — trois fois de suite à huit jours d’intervalle, — le coup de lancette fut donné, non dans le dos, ainsi que cela se pratique généralement, mais au sein, ce qui, pour les patientes, fut extrêmement douloureux.


Les journées passaient toutes semblables dans leur cruelle monotonie : « D’événements importants, dit Mme V… d’épisodes dramatiques propres à frapper l’imagination, je n’en revois aucun. Du temps de ma détention je n’ai gardé que le souvenir d’une souffrance continue : souffrance morale causée par l’ignorance où j’étais du sort des miens ; souffrance physique causée par la faim, le manque de sommeil… » Sauf le matin, où les otages avaient la consolation d’entendre la messe que célébrait dans une baraque transformée en chapelle, un prisonnier, les heures se traînaient inutiles et lentes. Les « otages » avaient l’autorisation, — on ne peut dire de se promener, — mais de circuler dans l’étroit passage laissé libre entre les baraques de leur camp. Dans les premiers mois, cela même leur fut impossible. Le temps demeura constamment épouvantable : neige, verglas.

Quand le ciel s’adoucit, le dégel transforma le sol en un cloaque où l’on enfonçait jusqu’au-dessus de la cheville : « à tel point que les Allemands finirent par installer un chemin de planches pour nous permettre d’aller à la fontaine et à la chapelle ; sur ces planches, nous sabotions à qui mieux mieux. Nos chaussures s’étant usées, nous n’avions trouvé à les remplacer que par des sabots. » Certaines prisonnières, prises au dépourvu, avaient emporté d’élégantes toilettes, et c’était un spectacle lamentable, dans cette plaine de boue, que de les voir vêtues de manteaux de soie ou de velours et grossièrement chaussées à la manière des paysannes.

Une cantine était bien ouverte aux prisonnières, mais au comptoir tenu par une lourde Gretchen, on ne trouvait que des inutilités : des babioles, des bibelots : vases en porcelaine enluminée de filets d’or et autres « petites horreurs » qui étaient offertes aux otages à prix exorbitant, « comme souvenir du camp ! » « Afin de tromper la longueur des journées, nous essayions de travailler ; malheureusement, au bout de quelques semaines, la laine, le fil, les aiguilles nous firent défaut. »

La conversation elle-même n’était pas une ressource. Les captives n’avaient pas tardé à s’apercevoir qu’elles étaient sans cesse, non seulement surveillées, mais épiées. Leurs moindres paroles étaient entendues, rapportées et, souvent, dénaturées. Chacune finit par vivre repliée sur soi.

Pour réagir, pour lutter contre la tristesse déprimante, des « dames » organisèrent quelques réunions. Ce furent les rares bons moments de ce séjour de souffrances, ceux où, grâce à la magie des vers, de la musique, on parvenait à oublier.


À plusieurs reprises, un grand remue-ménage eut lieu dans les baraquements. Ordre fut donné d’y tout ranger, d’y tout nettoyer méticuleusement. Une visite de neutres allait avoir lieu ! « Nous avons vu ainsi défiler des commissions d’Espagnols et de Suisses : quatre, autant que je me rappelle. Pour les premières, stricte défense nous fut faite de parler aux délégués. Quand vint la dernière, au contraire, on nous encouragea à exposer nos griefs. Nous le fîmes avec modération, car, je ne sais sur quels indices, nous soupçonnions que ces neutres étaient de faux neutres. Nous nous plaignîmes de la façon dont nous étions logées et nourries, dont nous étions traitées. L’un des membres de la Commission, un vieux bonhomme à lunettes, aussi grand que gros, nous répondit, avec l’air de se moquer :

— Il faut écrire à vos députés, protester auprès de votre Gouvernement… faire pression sur lui. »

À cette réponse, les otages ne doutent plus de la véritable nationalité des neutres prétendus. Les Allemands ont imaginé une abominable comédie. « Alors, dit Mme  V… nous répondîmes que nous ne réclamerions pas auprès de notre gouvernement, car, dans l’ignorance où nous étions de ce qui se passait, nous ne pouvions savoir si nos réclamations ne viendraient pas contrarier des projets importants ; nous ne voulions pas que des intérêts généraux fussent sacrifiés à notre intérêt particulier. Les délégués écoutèrent et se retirèrent furieux. C’étaient bien des Allemands ! » Cependant, les visites des neutres, les visites authentiques, ne furent pas absolument inutiles. Elles eurent, parfois, indirectement, un résultat heureux. C’est ainsi qu’avant le passage d’une commission suisse, les Allemands s’aperçurent subitement de l’entassement où vivaient les « otages. » Les lits furent dédoublés et le nombre des baraques, de quatre, fut porté à huit.

D’après les termes de la « convention » qui fut alors affichée dans le camp, les prisonnières auraient dû être libérées immédiatement. Elles attendirent encore des semaines !

On touche à la mi-juillet. Voilà six mois et demi que les otages ont été enlevées. « Un soir, raconte Mme V… je suis avertie de faire mes paquets et de me rendre aux « baraques noires. » Soixante-dix de mes compagnes reçoivent le même ordre. Ces « baraques noires, » — leur nom leur venait de la couleur dont elles étaient peintes, — servaient de lieu de quarantaine aux prisonnières qui quittaient le camp. Aucune de celles qui y avaient été enfermées n’en étant revenue pour raconter ce qui s’y passait, on s’en faisait, dans le camp, « un véritable épouvantait. » Sur ces mots impressionnants, « les baraques noires, » les imaginations excitées trottaient à l’envi. En réalité, sauf leur couleur, ces baraques étaient semblables aux autres : « Nous n’y sommes d’ailleurs restées qu’une nuit, dit Mme V… Dans la matinée, on nous en fit sortir. »

Sous le grand soleil, cette fois, les prisonnières refont, en sens inverse, le trajet qu’elles ont parcouru dans les ténèbres d’une glaciale nuit d’hiver.

On les fait monter en wagon. Elles roulent.

Le convoi longe des champs, des campagnes semées de bouquets d’arbres. Paysage changeant, vastes étendues ! Les prisonnières en goûtent la douceur dans toute sa plénitude. Depuis tant de mois, elles étaient condamnées au spectacle immobile de leur camp, de ses baraquements !

« Nous arrivons à Rastadt. On nous fait descendre. On nous conduit au camp. Nous ne savons pas combien de temps nous devrons y rester, mais l’on nous apprend que nous allons être rapatriées ; alors, la durée de notre séjour à Rastadt, subitement, nous devient égale. Nous n’y demeurons, au surplus, que quarante-huit heures. »

A nouveau, les otages sont embarquées. Elles atteignent la frontière suisse ; après tant d’épreuves, c’est l’émotion d’un accueil affectueux et qui trouve mille formes délicates pour se manifester. Les otages traversent la Suisse. Des cris, des chants, la Marseillaise : c’est la France !

Huit jours plus tard, les « otages » qui ont demandé à rentrer dans la région encore envahie reçoivent, à leur tour, l’ordre de préparer leurs bagages : « Après avoir signé notre libération, raconte Mme V… un officier nous dit : — Mesdames, vous pouvez garder votre matricule comme souvenir, mais à la condition de payer un mark… Nous avions été internées quatre cents, cela faisait donc quatre cents mark. La somme n’est pas grosse, mais les Allemands ne dédaignent aucun petit profit. »

Le départ a lieu sans incident ; cependant, bientôt, les émotions ne manquent pas aux voyageuses, non plus que les souffrances. Bonnement, elles s’imaginaient qu’on allait les ramener, en droite ligne, aux villes où on les avait enlevées. Il n’en est rien : « À Montmédy, on nous fait toutes descendre de wagon, on nous emmène à la forteresse, on nous y emprisonne. Les unes sont enfermées dans les casemates, les autres obtiennent, par faveur, de coucher dans l’église de la citadelle. On nous donne quelques mauvaises paillasses ; nous les portons nous-mêmes jusque dans le chœur ; mais il n’y en a pas assez pour tout le monde ; beaucoup couchent par terre ou dans les bancs, dans les stalles. « On nous laisse ainsi durant six jours, et, comme nous n’avons plus de provisions, nous retombons à la gamelle, à l’infecte soupe aux rutabagas. »

Enfin les prisonnières sont extraites de la citadelle et reprennent leur voyage. Elles sont rendues à leurs familles. Leur émotion est grande, leur joie infinie : « Après tant d’épreuves, m’a dit l’une d’elles, il nous semblait que nous sortions d’un tombeau pour renaître et la vie. »


HENRIETTE CELARIE.