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Les Pères de l’Église/Tome 2/Préface

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Texte établi par M. de GenoudeSapia (Tome secondp. iii-xxviii).

PRÉFACE.


D’UNE ATTAQUE CONTRE LE DISCOURS PRÉLIMINAIRE DES PÈRES.


Un journal ouvert à la discussion de matières philosophiques dans le sens et selon l’esprit du protestantisme a examiné, il y a quelque temps, dans un article notre introduction des Pères de l’Église. Ce journal, en rappelant ce que nous avons dit du principe catholique, s’exprime ainsi :

« En opposant le catholicisme à l’athéisme, M. de Genoude oublie de nous apprendre sur quoi il base ce contraste. Il nous dit bien que ce sont là les points extrêmes de la carrière que peut parcourir l’esprit humain ; mais il ne le prouve pas. Toute son argumentation repose sur l’infaillibilité de l’Église catholique ; mais cette infaillibilité, il nous la donne pour un axiôme hors de contestation. Celui-là est hérésiarque à ses yeux, qui rejette l’autorité de l’Église catholique, et il en conclut qu’il est inconséquent de la croire sur un point quelconque, si on ne la croit pas sur tous, puisque nier une seule des choses qu’elle affirme, c’est admettre qu’elle est faillible, etc., etc. » Ce journal ajoute plusieurs autres raisonnements à ceux que l’on vient de lire, mais on peut réduire toute son argumentation à ces points principaux : 1° On a tort d’opposer le catholicisme à l’athéisme comme les deux termes extrêmes que peut parcourir l’esprit humain.

2° Toute la force du Discours préliminaire des Pères repose sur l’infaillibilité de l’Église catholique, mais on la donne pour un axiôme hors de contestation. Il n’y a pas eu inconséquence de la part des hommes qui ont rejeté certains dogmes admis par l’Église romaine, puisque leur foi ne reposait pas sur l’assurance de son infaillibilité. Ils se sont trouvés quelquefois d’accord avec elle non par soumission, mais par rencontre.

Nous répondrons à ces objections :

1° Que le principal argument de l’athéisme c’est que Dieu n’a pas parlé à l’homme, et que par conséquent il n’y a aucune révélation qui prouve la divinité. Le moyen que nous avons de confondre les athées, moyen qui nous est commun avec les protestants, c’est d’établir qu’il est venu dans le monde un homme prédit pendant quatre mille ans, revêtu d’une autorité divine à laquelle la raison humaine est obligée de se soumettre. Le moyen par lequel nous attaquons tous les hérétiques, c’est d’établir qu’il y a dans le monde un tribunal fondé par Jésus-Christ, tribunal qui ne peut pas plus se tromper que Jésus-Christ ne pouvait se tromper lui-même. Les preuves à l’aide desquelles nous établissons avec les protestants la divinité de Jésus-Christ sont les mêmes qui établissent l’infaillibilité de l’Église. C’est sur les prophéties et sur les miracles qu’est établie l’autorité de Jésus-Christ ; c’est sur les prophéties et sur le miracle de son établissement, de sa perpétuité et de son unité, que nous établissons l’autorité de l’Église.

Si l’Église catholique instituée par Jésus-Christ pouvait nous tromper, l’autorité de Jésus-Christ serait infirmée et la révélation anéantie. Dès lors Dieu n’aurait pas parlé à l’homme, et les obscurités que fait disparaître la révélation, et dans lesquelles se perdent les athées, se reproduiraient de toutes parts. Supposition absurde, puisque Dieu n’a envoyé Jésus-Christ sur la terre que pour tirer l’homme de l’erreur et non l’y replonger ! Ainsi, pour les catholiques, la connaissance que l’homme a de la vérité de Dieu est aussi ancienne que le monde ; des patriarches elle a passé aux grands-prêtres, des grands-prêtres aux pontifes ; elle est un dépôt qui n’a pas cessé, comme la vie, de se transmettre avec les générations ; pour les anti-catholiques, il n’y a pas de révélation, pas de vérité sur la terre.

Voilà donc bien les deux termes extrêmes de l’esprit humain, le catholicisme et l’athéisme.

Les protestants rompent la chaîne ; au moment où ils ont paru, la vérité, selon eux, n’existait plus sur la terre. Luther a apporté une nouvelle révélation, et cette révélation il l’a donnée sans prouver sa mission. L’action de Dieu aurait donc cessé, et l’action de Luther apparaît à la place. Celui qui conteste le lien entre Dieu et l’homme, la religion, est donc très-fort contre les protestants comme contre tous les hérétiques qui ont rompu la chaîne un peu plus tôt ou un peu plus tard, et l’athée domine le déiste et l’hérétique ; car si Dieu a voulu que la vérité fût connue de l’homme, non-seulement il a dû révéler cette vérité, mais conserver cette révélation, de même que la création du monde physique n’est pas un fait isolé, mais un fait qui se perpétue par la conservation du monde créé. Peu importe les abus qui peuvent se trouver à côté de la vérité révélée. Les maladies transmises avec la vie dans la race humaine ne détruisent pas le fait de la transmission de la vie. La vie transmise dans l’ordre physique par la paternité, la vérité transmise dans l’ordre spirituel par le sacerdoce, voilà les deux grandes lois de l’humanité. Il n’y a donc de conséquent que l’athée qui nie Dieu, parce qu’il ne voit pas la révélation perpétuée sur la terre, et le catholique qui voit cette révélation maintenue sur la terre par une tradition vivante depuis Adam jusqu’à Grégoire XVI.

Il nous semble que ces réflexions prouvent très-bien que le catholicisme et l’athéisme sont le deux termes contraires de l’esprit religieux, et que tout ce qui est entre deux est frappé d’inconséquence.

On nous a dit, 2° que ceux qui admettent certains points en accord avec l’Église catholique se sont trouvés d’accord avec elle, non par soumission, mais par rencontre : n’avons-nous pas le droit de répondre qu’ayant reconnu cette autorité sur plusieurs points, ils sont inconséquents de ne pas la reconnaître sur d’autres ?

Il est de fait que le protestantisme, admettant la Trinité, l’Incarnation, la Rédemption, reconnaît par cela même l’autorité de l’Église ; car quelle garantie aurait-il de la vérité des évangiles, si l’Église n’avait pas admis ces livres comme inspirés par Dieu même ?

D’ailleurs le protestantisme reçoit la tradition des trois premiers siècles et le concile de Nicée. Nous sommes donc en droit de lui dire que s’il lui a plu un jour de ne point se soumettre à l’autorité de l’Église, quoiqu’il n’eût pas d’autre base de ses croyances sur les points qu’il conservait, c’est là de sa part une opinion particulière.

Tillotson a prouvé aux sociniens que la Trinité à laquelle ils croyaient était un dogme fondé sur les mêmes arguments que l’Incarnation, et qu’on ne pouvait attaquer l’un sans détruire l’autre. Cette observation s’applique tout aussi bien à la transsubstantiation et à l’infaillibilité de l’Église niées par les protestants.

Nous avons le droit encore ici d’accuser le protestantisme d’inconséquence, puisque les dogmes qu’il conserve ont les mêmes fondements que ceux qu’ils repoussent.

Des hommes ont regardé les dogmes de la transsubstantiation et du purgatoire comme contraires à leur religion, et pour cela ils se sont séparés de l’Église. Mais alors il en est venu d’autres qui ont trouvé que les dogmes de la Trinité, de l’Incarnation, du Baptême, de la transsubstantiation, etc., n’étaient pas suffisamment démontrés pour leur raison, et se sont séparés des premiers dissidents. De proche en proche, et de division en division, on en est venu à nier Jésus-Christ, puis Dieu, puis l’âme ; car toutes les erreurs sont engendrées par une première erreur, qui est la négation de l’autorité, sans laquelle tout est livré au doute et aux disputes.

Cette vérité est mise dans le plus grand jour par cette apostrophe adressée aux sectaires, aux déistes et aux athées, par un des plus éloquents apologistes de la religion chrétienne :

Calvin, sur quel fondement nies-tu la présence réelle que l’Église entière croit et atteste ? — Sur le fondement de ma raison, qui ne saurait comprendre ce mystère. — Ainsi donc le témoignage des apôtres et de leurs successeurs, avec qui Jésus-Christ a promis d’être tous les jours, jusqu’à la consommation des temps, devra céder à ta raison individuelle ; et il faudra que l’Église, cette Église que saint Paul appelle le fondement de la vérité, ait menti, parce que tu ne comprends pas !

Rousseau, sur quel fondement nies-tu la révélation, le Médiateur ? toi qui as dit : « Les faits de Socrate dont personne ne doute sont moins attestés que ceux de Jésus-Christ. » — Sur le fondement de ma raison, qui ne saurait comprendre la nécessité de la révélation ni les dogmes révélés par le Médiateur. — Ainsi donc, le témoignage de tant de millions de Chrétiens qui ont cru sur des preuves de fait, le témoignage même du Fils de Marie, dont la vie et la mort sont d’un Dieu, devra céder à ta raison individuelle ; et il faudra que Jésus-Christ, le Verbe incarné, ait menti, parce que tu ne comprends pas !

Diderot, sur quel fondement nies-tu l’existence de Dieu attestée par la tradition universelle du genre humain ? — Sur le fondement de ma raison, qui ne saurait comprendre Dieu. — Ainsi donc, le témoignage unanime des peuples attestant de siècle en siècle un fait révélé primitivement devra céder à ta raison individuelle ; et il faudra que tout le genre humain, que Dieu même ait menti, parce que tu ne comprends pas !

Vainement fait-on la distinction entre croire l’Église ou croire avec l’Église. Tout consiste dans ce que l’on croit. Mais croire avec l’Église sans croire l’Église, c’est croire individuellement, en vertu de sa propre raison, et se placer ainsi à la source de toutes les erreurs ; car si un particulier pouvait être meilleur juge de la foi que l’Église universelle, il n’y aurait plus de garantie contre toutes les aberrations de l’esprit humain.

Dans cette discussion, il ne faut pas oublier, comme on le fait trop souvent, le principe qui domine tous les autres, le principe divin. La divinité du fils de Dieu étant admise, sa mission sur la terre étant reconnue, l’établissement de son Église étant hors de question, l’autorité a une base immuable d’infaillibilité. Le tort de nos adversaires est qu’ils partent de l’homme au lieu de partir de Dieu.

« Accepter le principe catholique, dit le Semeur, c’est ne croire qu’un seul dogme, celui de l’infaillibilité de l’Église romaine, et n’admettre tous les autres que comme contenus dans celui-là. La foi devient ainsi une simple opération de l’esprit ; les dogmes ne nous touchent plus directement ; l’autorité de l’Église est toujours entre eux et nous. Nous sommes appelés à aller de foi en foi ; mais ces progrès sont impossibles du moment où on admet qu’une seule doctrine enferme toutes les autres ; c’est substituer l’Église à l’expérience chrétienne et nier ainsi le développement qui résulte de ce que l’action de la religion a d’individuel. »

Il y a ici, ce nous semble, une assez grande confusion. L’autorité de l’Église, pour nous, est un dogme, et n’embrasse pas tous les dogmes ; elle est une partie du symbole, et n’est pas tout le symbole. Ce n’est pas l’Église qui a fait les dogmes, elle les a trouvés dans les Écritures, et n’a fait que les transmettre en leur assignant leur sens véritable. On ne peut donc pas dire que ce soit là une opération de l’esprit ; car les mystères de la religion échappent à l’esprit aussi bien que l’existence de Dieu, le plus grand de tous les mystères ; et l’on aura beau aller de foi en foi et de progrès en progrès, il restera toujours à douter et à nier tant que l’action individuelle, se substituant à l’autorité, ne reconnaîtra pas des vérités fondamentales et irrévocables. Or, ce sont ces vérités fondamentales qu’enseigne l’Église, qui ne dit rien d’elle-même, qui n’innove pas dans la doctrine, et ne fait que suivre et déclarer la révélation de la parole et de l’Écriture. En enseignant la vérité révélée, elle ne se met donc pas entre le dogme et nous ; elle place son infaillibilité sous la garantie de la tradition ; en un mot, elle se lie à la foi, et ne lie point la foi à elle.

Des vérités fondamentales reconnues comme dogmes sont-elles un obstacle au progrès chrétien ? Mais d’abord il ne peut y avoir de progrès dans les choses révélées, à moins qu’il n’y ait une nouvelle révélation. Les mystères, les dogmes, sont hors de la loi du progrès. Pour tout le reste, l’Église se développe sans doute, mais en corps, mais dans son unité, mais selon sa propre expérience ; car l’expérience et l’action individuelles mènent trop facilement à l’absurdité, comme nous l’avons vu, et l’absurdité est tout ce qu’il y a de plus contraire au progrès.

Le journal qui nous attaque semble croire que le principe de notre foi dans la révélation repose uniquement sur notre foi dans l’infaillibilité de l’Église, et il en conclut que pour nous les dogmes de l’infaillibilité de l’Église renferment toutes les vérités de la religion. Nous n’admettons pas ce mode d’argumentation. Nous croyons à l’infaillibilité de l’Église parce que nous croyons à l’infaillibilité de Jésus-Christ, et nous croyons à l’infaillibilité de Jésus-Christ parce que nous croyons à l’infaillibilité de Dieu. Voilà l’ordre de nos croyances et de notre argumentation. Toutes les vérités ne sont pas enfermées dans l’infaillibilité de l’Église ; l’infaillibilité de l’Église est le moyen de conserver parmi les hommes toutes ces vérités.

Ce n’est pas là, comme le dit le même journal, fonder une autorité humaine ; car l’Église déclare qu’il n’y a de vérité catholique que celle qui a été crue par tous, partout, perpétuellement, ab omnibus, ubique, perpetuiter. L’Église catholique reconnaît donc par là qu’elle n’a que le dépôt et l’interprétation des vérités, et c’est là le sens de ce qui est dit au sacre de chaque évêque : Depositum custodi. Ainsi, en fait de dogme, il ne peut rien y avoir de l’autorité humaine, puisque le principe de l’Église catholique c’est de ne croire que ce qui a été révélé par Jésus-Christ.

De même que lorsqu’on a trouvé l’autorité de Jésus-Christ établie sur ses miracles et sur les prophéties, il est nécessaire de croire à sa parole comme à la parole de Dieu même. Ainsi, par rapport à l’Église, quand on sait que son autorité repose sur la parole de Jésus-Christ, on doit avoir foi dans son infaillibilité, qui ne peut pas plus nous tromper que Jésus-Christ lui-même. Ce moyen est le plus simple, le plus à la portée de tout le monde pour arriver à la vérité, et c’est ce que prouve très-bien Fénelon dans le passage suivant que nous allons citer :

« Tous les hommes, et surtout les ignorants, ont besoin d’une autorité qui décide, sans les engager à une discussion dont ils sont visiblement incapables. Comment voudrait-on qu’une femme de village, ou qu’un artisan examinât le texte original, les éditions, les versions, les divers sens du texte sacré ? Dieu aurait manqué au besoin de presque tous les hommes, s’il ne leur avait pas donné une autorité infaillible pour leur épargner cette recherche impossible, et pour les garantir de s’y tromper. L’homme ignorant, qui connaît la bonté de Dieu, et qui sent sa propre impuissance, doit donc supposer cette autorité donnée de Dieu, et la chercher humblement pour s’y soumettre sans raisonner. Où la trouvera-t-il ? Toutes les sociétés séparées de l’Église catholique ne fondent leur séparation que sur l’offre de faire chaque particulier juge des Écritures, et de lui faire voir que l’Écriture contredit cette ancienne Église. Le premier pas qu’un particulier serait obligé de faire pour écouter ces sectes serait donc de s’ériger en juge entre elles et l’Église qu’elles ont abandonnée. Ou quelle est la femme de village, quel est l’artisan qui puisse dire sans une ridicule et scandaleuse présomption : Je vais examiner si l’ancienne Église a bien ou mal interprété le texte des Écritures. Voilà, néanmoins, le point essentiel de la séparation de toute branche d’avec l’ancienne tige. Tout ignorant qui sent son ignorance doit avoir horreur de commencer par cet acte de présomption. Il cherche une autorité qui le dispense de faire cet acte présomptueux et cet examen dont il est incapable. Toutes les nouvelles sectes, suivant leur principe fondamental, lui crient : Lisez, raisonnez, décidez. La seule ancienne Église lui dit : Ne raisonnez, ne décidez point ; contentez-vous d’être docile et humble ; Dieu m’a promis son esprit pour vous préserver de l’erreur. Qui voulez-vous que cet ignorant suive, ou ceux qui lui demandent l’impossible, ou ceux qui lui promettent ce qui convient à son impuissance et à la bonté de Dieu ? Représentons-nous un paralytique qui veut sortir de son lit, parce que le feu est à la maison : il s’adresse à cinq hommes qui lui disent : Levez-vous, courez, percez la foule, sauvez-vous de cet incendie ; enfin, il trouve un sixième homme qui lui dit : Laissez-moi faire, je vais vous emporter entre mes bras. Croira-t-il à cinq hommes qui lui conseillent de faire ce qu’il sent bien qu’il ne peut pas ? Ne croira-t-il pas plutôt celui qui est le seul à lui promettre le secours proportionné à son impuissance ? Il s’abandonne sans raisonnement à cet homme, et se borne à demeurer souple et docile entre ses bras. Il en est précisément de même d’un homme humble dans son ignorance ; il ne peut écouter sérieusement les sectes qui lui crient : Lisez, raisonnez, décidez ; lui qui sent bien qu’il ne peut ni lire, ni raisonner, ni décider. Mais il est consolé d’entendre l’ancienne Église qui lui dit : Sentez votre impuissance, humiliez-vous, soyez docile, confiez-vous à la bonté de Dieu qui ne nous a point laissés sans secours pour aller à lui. Laissez-moi faire, je vous porterai entre mes bras. Rien n’est plus simple et plus court que ce moyen d’arriver à la vérité. L’homme ignorant n’a besoin ni de livre ni de raisonnement pour trouver la vraie Église : les yeux fermés, il sait avec certitude que toutes celles qui veulent le faire juge sont fausses, et qu’il n’y a que celle qui lui dit de croire humblement qui puisse être la véritable. Au lieu de livres et de raisonnements, il n’a besoin que de son impuissance et de la bonté de Dieu pour rejeter une flatteuse séduction, et pour demeurer dans une humble docilité. Il ne lui faut que son ignorance bien sensée pour décider. Cette ignorance se tourne pour lui en science infaillible. Plus il est ignorant, plus son ignorance lui fait sentir l’absurdité des sectes qui veulent l’ériger en juge de ce qu’il ne peut examiner. D’un autre côté, les savants même ont un besoin infini d’être humiliés et de sentir leur incapacité. À force de raisonner, ils sont encore plus dans le doute que les ignorants ; ils disputent sans fin entre eux, et ils s’entêtent des opinions les plus absurdes. Ils ont donc autant de besoin que le peuple le plus simple, d’une autorité suprême qui rabaisse leur présomption, qui corrige leurs préjugés, qui termine leurs disputes, qui fixe leurs incertitudes, qui les accorde entre eux, et qui les réunisse avec la multitude. Cette autorité supérieure à tout raisonnement, où la trouverons-nous ? Elle ne peut être dans aucune des sectes qui ne se forment qu’en faisant raisonner les hommes, et qu’en la faisant juger de l’Écriture au-dessus de l’Église. Elle ne peut donc se trouver que dans cette ancienne Église qu’on nomme catholique. Qu’y a-t-il de plus simple, de plus court, de plus proportionné à la faiblesse de l’esprit du peuple, qu’une décision pour laquelle chacun n’a besoin que de sentir son ignorance, et que de ne vouloir pas tenter l’impossible ? Rejeter une discussion visiblement impossible et une présomption ridicule ; vous voilà catholique. »


LE CHRISTIANISME A-T-IL FAIT QUELQUE EMPRUNT AU PLATONISME ?


Nous nous proposions de réfuter l’erreur de quelques écrivains modernes qui ont prétendu que les Pères des premiers siècles, saint Justin, Athénagore, Tatien, avaient emprunté leurs idées au platonisme, quand nous avons trouvé dans un journal la dissertation qu’on va lire, et qui fait justice de cette idée si bizarre de la nouvelle école ennemie du Christianisme[1] :

On sait que dès les premiers siècles de l’ère vulgaire les païens accusèrent le Christianisme d’avoir copié ces idées de Platon. Celse fut surtout le promoteur de cet étrange système. Depuis lors, elle a souvent été reprise et soutenue. Leclerc, auteur de la Bibliothèque universelle, a ressuscité avec une grande véhémence, au commencement du dix-huitième siècle, l’accusation de Celse, et l’apparence d’érudition dont il s’entoure semble avoir convaincu depuis lors beaucoup de gens. Il y a aujourd’hui un homme de grand savoir qui s’est laissé prendre aux arguments de Leclerc : c’est M. Cousin. En plusieurs endroits de ses leçons de philosophie, et dans l’introduction qu’il a mise, l’an dernier, aux œuvres d’Abélard, il revient sur ces prétendus emprunts faits par les premiers Chrétiens au platonisme, et il y revient comme un homme parfaitement convaincu, c’est-à-dire sans daigner discuter le moins du monde ce qu’il avance. Un autre écrivain, moins connu que M. Cousin, mais grand travailleur d’idées, M. Pierre Leroux, adopte aussi sans discussion la vieille accusation de Celse, dans plusieurs articles de l’Encyclopédie nouvelle ; enfin, M. de Vidaillan l’accepte comme un point vidé et établi, dans le premier volume de son ouvrage.

Nous n’avons pas besoin de faire remarquer à quel point la question est grave, car on voit qu’il s’agit tout simplement de savoir si le Christianisme est une religion révélée ou une philosophie humaine, s’il a pour auteur Dieu ou Platon.

Eh bien, le dirons-nous ? tout en reconnaissant l’immense acquis de Leclerc, tout en nous inclinant devant la science profonde de M. Cousin, tout en ayant pour l’opinion de M. Pierre Leroux et de M. Vidaillan la déférence sincère dont elle est digne, nous n’hésiterons pas à déclarer que nous ne comprenons pas comment des hommes pareils, des hommes de savoir et d’étude, ont pu soutenir comme ils l’ont fait une aussi monstrueuse erreur ; nous sommes presque tenté d’ajouter une aussi insigne folie. Venons au fait.

Ceux qui ont soutenu et développé la thèse de Celse prétendent : 1° qu’on trouve à peu près mot pour mot, dans Platon, d’abord une foule de passages contenant des vérités essentielles du Christianisme sur la création, sur les peines et les récompenses de l’autre vie, et sur l’immortalité de l’âme ; ensuite le mystère de la Sainte-Trinité avec le Père, le Fils et le Saint-Esprit ; 2° que les Pères de l’Église, élevés presque tous dans les écoles du platonisme, en ont tiré la plupart des dogmes du culte chrétien. De tout cela, ils concluent que les parties essentielles du Christianisme ont été empruntées à la philosophie platonicienne.

Avant de montrer l’effroyable confusion qu’il y a dans ces reproches, qu’on nous permette trois observations préliminaires qui nous paraissent de quelque poids :

Si le Christianisme, avec ses dogmes essentiels, se trouve dans Platon, comment se fait-il qu’il ne se soit pas répandu dans le monde du temps de Platon, qui était son auteur, au lieu de se répandre du temps de Jésus-Christ, qui était son plagiaire ? N’est-il pas étrange qu’après avoir été prêché dans la plus belle langue du monde, par l’homme le plus éloquent et le plus illustre des temps antiques, dans la capitale du monde le plus éclairé parmi les anciens, il soit resté près de cinq cents ans parfaitement ignoré, et que tout d’un coup il ait pris l’essor, ranimé par un pauvre charpentier sans littérature, et par douze pêcheurs ignorants, en un petit coin de la Syrie ?

Si le Christianisme, avec ses dogmes essentiels, se trouve dans Platon, comment se fait-il que lorsqu’il a été prêché par Jésus-Christ, par les apôtres et par les premiers confesseurs, il ait été reconnu unanimement, dans tout le monde païen, comme une doctrine si neuve, si étrange, si paradoxale, si monstrueuse, que son auteur a été mis en croix, et ses sectateurs poursuivis, tourmentés, jetés au feu et au cirque ? N’y avait-il donc plus, ou en Grèce, ou en Italie, ou en Orient, un seul platonicien, pour faire remarquer aux prêtres et aux empereurs du paganisme qu’ils proscrivaient leurs propres idées ?

Si les dogmes du Christianisme sont en même temps les dogmes du platonisme, comment se fait-il que ces mêmes dogmes aient engendré des deux côtés une morale contradictoire ? N’est-il pas étrange que ces dogmes aient conduit, par exemple, dans le Christianisme, à la monogamie ; dans le platonisme, à la polygamie ; dans le Christianisme, à la chasteté ; dans le platonisme, à une promiscuité horrible ; dans le Christianisme, à la paternité ; dans le platonisme, à la communauté des enfants ; dans le Christianisme, à la séparation des sexes ; dans le platonisme, à des relations si infâmes, que nous n’osons pas les nommer ; dans le Christianisme, à l’égalité humaine et à la liberté ; dans le platonisme, à la justification et à la sanctification de l’esclavage ?

Ce ne sont là néanmoins que des considérations préjudicielles, dont on tiendra le compte qu’on voudra ; venons aux preuves.

Quand on dit que le Christianisme est sorti de la philosophie platonicienne, on fait, disons-nous, une grande confusion de mots et d’idées. En effet, il y a deux platonismes, l’ancien et le nouveau ; le platonisme de Platon et de l’Académie, le platonisme de Plotin et de l’école d’Alexandrie. Considérés comme doctrines, nous montrerons qu’ils se ressemblaient fort peu ; considérés comme faits historiques, ils sont séparés par sept siècles d’intervalle, le premier ayant fleuri environ quatre cents ans avant Jésus-Christ ; le second, trois cents ans après lui.

D’un autre côté, quand on dit, sans distinguer, que la plupart des vérités du Christianisme se trouvent dans la philosophie platonicienne, on fait une confusion non moins abusive que la précédente. En effet, on trouve bien dans Platon des passages évidemment identiques, malgré les erreurs qui y sont mêlées, à d’autres passages de Moïse et des prophètes ; mais on ne trouve que dans les nouveaux platoniciens des troisième et quatrième siècles de l’ère vulgaire des passages identiques à d’autres passages du nouveau Testament. Par exemple, il n’y a pas dans Platon un seul mot sur la Trinité et sur le Saint-Esprit. Cela change bien la question, comme on le voit ; car s’il y a dans Platon et dans Moïse, dans Amélius et dans saint Jean, des passages identiques, il s’agit de savoir si ce sont les anciens qui ont copié les modernes, ou bien si ce sont les modernes qui ont copié les anciens.

Oui, Celse le disait, il y a dans Platon et dans Moïse des passages semblables, et si voisins les uns des autres, même par l’expression, qu’il faut de toute nécessité que l’un les ait pris à l’autre ; Celse, qui n’était pas un grand critique, disait que Moïse avait copié Platon. Nous, qui savons que Platon est postérieur au moins de six siècles à Moïse, nous sommes forcés d’être d’un sentiment diamétralement opposé au sentiment de Celse.

L’opinion que la Bible avait été connue de Platon était fort répandue au quatrième siècle, non-seulement parmi les Pères, mais encore parmi les platoniciens. Numénius disait de Platon qu’il était Moïse parlant en grec, Moïse atticisans. Du reste, la version des Septante n’était pas la première qui eût été faite en grec des livres hébreux. Aristobule, un noble juif, qui est cité dans le second livre des Machabées, disait, dans une lettre adressée à Ptolémée-Philométor, que longtemps avant la traduction de Ptolémée-Philadelphe on en avait fait une autre, et que Platon s’en était servi. Flavius Josèphe dit la même chose dans le second livre contre Appien. Un fragment du préambule de la traduction des Septante, par Aristée, conservé par Eusèbe et par saint Jérôme, confirme le même fait, et nous apprend que deux Grecs, Théopompe et Théodecte, avaient inséré, longtemps avant la traduction nouvelle, des passages des livres hébreux dans leurs histoires.

D’ailleurs, si nous n’étions pas arrêtés par l’espace, nous ferions remarquer que les Grecs et les Juifs n’ont peut-être pas été si étrangers qu’on le croit les uns aux autres ; et, par exemple, rien ne prouve que les Lacédémoniens n’aient pas été des Juifs devenus idolâtres. Flavius Josèphe rapporte textuellement, au douzième livre de son Histoire ancienne des Juifs, une lettre écrite par les Lacédémoniens au grand sacrificateur Onias ; dans cette lettre, qui est de l’an 174, avant l’ère vulgaire, les Lacédémoniens se prétendent fils d’Abraham, comme les Hébreux. Trente-neuf ans plus tard, les Juifs envoyèrent des ambassadeurs à Sparte ; ces ambassadeurs dirent, dans leur discours, qu’ils avaient trouvé dans les archives de Jérusalem la lettre écrite à Onias et faisant mention de leur commune origine. Ils ajoutèrent que cette origine commune était justifiée par leurs livres saints.

Si l’on prétextait que tout cela a été écrit par Josèphe sous Titus, c’est-à-dire longtemps après l’événement, on pourrait citer un passage de Thucydide, antérieur de près de trois cents ans à la lettre adressée à Onias, et dans lequel il dit que les Spartiates observaient fidèlement le sabbat, et qu’ils ne se battaient pas ce jour-là, ce qui leur était commun avec les Juifs, et ce qui ne pouvait leur être commun qu’avec eux parmi tous les peuples de l’antiquité.

Ainsi, les passages de Platon contenant des vérités chrétiennes appartiennent à l’ancien Testament, mais non pas au nouveau, ce qui est fort essentiel ; et comme Moïse et les prophètes sont de beaucoup antérieurs à Platon, et qu’il est certain d’ailleurs que les livres hébreux ont été traduits en grec longtemps avant Ptolémée-Philadelphe, il est bien clair qu’en ce qui touche ces passages, c’est le platonisme qui a copié le Christianisme.

Ce n’est que dans les nouveaux platoniciens d’Alexandrie, à partir de Plotin leur chef, qui vivait sous Galien, qu’on trouve des lambeaux du nouveau Testament, notamment tout le dogme de la Trinité. Or, comme le dogme de la Trinité existait dans le Christianisme depuis trois siècles, le moyen de dire que le Christianisme l’a emprunté à la philosophie platonicienne ?

C’est par l’effet de cette incroyable confusion, pardonnable à Celse et aux écrivains du quatrième siècle, mais impardonnable aux auteurs du dix-huitième et du dix-neuvième, que M. Leclerc, M. Cousin, M. Pierre Leroux et M. de Vidaillan ont affirmé que la religion chrétienne avait emprunté ses principaux dogmes aux platoniciens, tandis que ce sont les platoniciens qui ont constamment pillé, les premiers, l’ancien Testament ; les seconds, le nouveau.

Nous regrettons vivement que le défaut d’espace nous empêche de faire voir à quel point les platoniciens d’Alexandrie ont ridiculement copié le Christianisme ; nous montrerions Amélius, disciple de Plotin, transcrivant, mot pour mot, tout le début de l’Évangile selon saint Jean ; nous montrerions toute l’école d’Alexandrie, jalouse des miracles de l’Écriture, fabriquant un long inventaire de miracles à Plotin, à Porphyre, à Jamblique, à Proclus et à ses disciples, au point d’attirer aux néo-platoniciens la risée des Pères, et de leur faire donner par Théodoret le nom de singes des Chrétiens.

Il nous reste à discuter maintenant l’accusation qui consiste à dire que les premiers évêques, élevés dans le platonisme, en ont transporté les dogmes dans le culte chrétien.

Ici, il faut débrouiller encore cette confusion d’idées qui a donné lieu aux erreurs que nous combattons.

Dans quelles écoles platoniciennes auraient donc été élevés les premiers évêques qui ont formulé, d’après l’Évangile, les dogmes du Christianisme ? Serait-ce dans les écoles du platonisme de l’Académie ? Mais elles n’existaient plus. Serait-ce dans les écoles du platonisme d’Alexandrie ? Mais elles n’existaient pas encore.

Durant les deux premiers siècles de l’ère vulgaire, le platonisme de Platon, le platonisme de l’Académie, n’existaient plus ni à l’état de doctrine ni à l’état d’école. Aussitôt après la mort de Platon, Speusippe, Xénocrate et Polémon, ses successeurs, s’éloignèrent complètement de ses dogmes. Après ceux-ci, vint Arcésilas, disciple de Polémon, qui s’éloigna encore bien plus de Platon, et qui alla jusqu’à soutenir que Platon n’avait jamais enseigné aucun dogme, mais qu’il avait appris à douter de tout, comme Socrate, son maître. L’école d’Arcésilas fut nommée la deuxième académie. Après Arcésilas vint Carnéade, qui se sépara à la fois de Platon et d’Arcésilas, et qui fut le chef de la troisième académie. Après Carnéade, vinrent Philon, maître de Cicéron, et Antiochus, leur contemporain. Philon et Antiochus fondèrent la quatrième et la cinquième académie ; enfin, du temps de Néron, Sénèque écrivait qu’il n’y avait plus personne de quelque distinction qui soutînt soit les opinions de l’ancienne Académie, soit les opinions de la dernière.

Ce ne fut que sous Galien, c’est-à-dire vers l’an 260 à peu près de l’ère vulgaire, que Plotin ouvrit à Rome une école de platonisme, mais d’un platonisme considérablement corrigé, et augmenté d’un immense attirail de théurgie, de magie et de miracles, toutes choses dont Platon n’avait jamais eu l’idée. De l’école de Plotin sortit Porphyre ; de celle de Porphyre, Jamblique ; de celle de Jamblique, Soprate, Édésius, Maxime et toute l’école d’Alexandrie, jusqu’à Proclus, Damasius, Isidore de Gaza, Simplicius de Cilicie et les autres.

Le nouveau platonisme, qui aurait fourni les principaux dogmes du Christianisme, ne s’est donc produit qu’à partir de la seconde moitié du troisième siècle. Or, à cette époque l’Église catholique était complètement organisée, au point de vue du dogme et au point de vue de la discipline ; il y avait eu trente conciles, entre autres un concile d’Éphèse, en 245, où fut condamné Noet sur le dogme de la Trinité. Il est donc bien clair que l’école d’Alexandrie n’a pu matériellement entrer pour rien dans l’établissement de vérités qui lui sont antérieures de trois siècles.

En ce qui touche les Pères, on s’est exagéré singulièrement la fréquentation qu’ils ont faite des écoles platoniciennes. On peut voir, par le catalogue des hommes illustres de saint Jérôme, que la plupart des Pères sont sortis non pas des écoles de philosophie, mais des écoles de rhétorique ; tels furent Cyprien, Tatien, Melchion, Arnobe, Lactance et saint Augustin. Il n’y a que saint Justin et saint Augustin qui aient étudié le platonisme, et, en vérité, il n’y a pas de bonne foi robuste qui puisse affirmer, à la lecture de leurs livres, et à la vue des foudres qu’ils lancent contre le platonisme, qu’ils en aient accepté les opinions.

On ne se représente pas assez, en effet, que les écoles philosophiques du troisième et du quatrième siècles étaient les seuls foyers qu’eût conservés le paganisme ; et il est plus qu’étrange, il est absurde, de s’imaginer que les Chrétiens allaient s’instruire de leur propre religion chez les païens.


  1. Cette dissertation est de M. Granier de Cassaignac.