Les Pères de l’Église/Tome 2/Tatien

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Texte établi par M. de GenoudeSapia (Tome secondp. 215-222).

Quoique Tatien ne soit pas compté parmi les Pères de l’Église, à cause des graves erreurs dans lesquelles il est tombé, nous avons cru devoir faire entrer dans notre traduction le seul ouvrage qui nous reste de lui, afin de n’omettre aucun des monuments de l’antiquité ecclésiastique. Nous le plaçons à la suite des notes de saint Justin :


Tatien, écrivain ecclésiastique du second siècle, était Assyrien d’origine et né dans la Mésopotamie. Il fut disciple de saint Justin, sous lequel il apprit à Rome pendant plusieurs années la doctrine chrétienne. Après la mort de ce saint martyr, il retourna dans sa patrie, et privé de son guide il adopta une partie des erreurs des valentiniens, des autres gnostiques, et des marcionites. Il est accusé par les Pères de l’Église d’avoir enseigné, comme Marcion, qu’il y a deux principes de toutes choses, dont l’un est souverainement bon ; l’autre, qui est le créateur du monde, est la cause de tous les maux. Il disait que celui-ci a été l’auteur de l’ancien Testament, et que le nouveau est l’ouvrage du Dieu bon. Il condamnait l’usage du mariage, de la chair et du vin, parce qu’il les regardait comme des productions du mauvais principe. Il soutenait, comme les docètes, que le Fils de Dieu n’a pris que les apparences de la chair ; il niait la résurrection future et le salut d’Adam. Il voulait que l’on traitât durement le corps, et que l’on vécût dans une parfaite continence. Cette morale rigide séduisit plusieurs personnes ; ses disciples furent nommés encratites ou continents, hydroparastes ou aquariens, parce qu’ils n’offraient que de l’eau dans les saints mystères ; tatianistes, à cause de leur chef ; apostoliques, apotactiques, etc.

Tous les anciens s’accordent à dire que Tatien avait beaucoup d’esprit, d’éloquence et d’érudition ; il connaissait parfaitement l’antiquité païenne. Il avait composé beaucoup d’ouvrages ; presque tous ont péri. Il reste seulement de lui un Discours contre les païens, qui manque d’ordre et de méthode ; le style en est diffus et souvent obscur, mais il y a beaucoup d’érudition profane. Tatien y prouve que les Grecs n’ont point été les inventeurs des sciences ; qu’ils ont emprunté beaucoup de choses des Hébreux, et qu’ils en ont abusé. On y trouve des réflexions sur la théologie ridicule des païens, sur la contradiction de leurs dogmes, sur les actions infâmes des dieux, sur les mœurs corrompues des philosophes. Cet ouvrage est placé à la suite de ceux de saint Justin, dans l’édition des Bénédictins. Il y en a eu aussi une très-belle édition à Oxford en 1700, in-8o, avec des notes, et qui a été donnée par Worth, archidiacre de Worcester.

Tatien avait aussi composé une concorde, ou harmonie des quatre évangiles, intitulée Diatessaron, par les quatre ; cet ouvrage a été souvent nommé l’Évangile de Tatien ou des encratites, et il a encore eu d’autres noms ; il est mis au nombre des évangiles apocryphes. On n’accuse point l’auteur d’y avoir cité ou copié de faux évangiles ; aussi cet ouvrage fut goûté par les orthodoxes, aussi bien que par les hérétiques. Théodoret, qui en avait trouvé plus de deux cents exemplaires dans son diocèse, les enleva des mains des fidèles, et leur donna en échange les quatre évangiles, parce que l’auteur y avait supprimé tous les passages qui prouvent que le Fils de Dieu est né de David, selon la chair. On a été longtemps persuadé que cet ouvrage n’existait plus ; celui qui a été mis sous le nom de Tatien dans la bibliothèque des Pères a été fait par un auteur latin bien postérieur au second siècle ; mais le savant Assémani découvrit dans l’Orient une traduction arabe du Diatessaron, et la rapporta à Rome (Biblioth. Orient. tome I, à la fin.) On pourrait vérifier si ce livre est conforme à ce que les anciens ont dit de celui de Tatien.

Jusqu’à présent les plus habiles critiques avaient pensé que son Discours contre les païens avait été écrit vers l’an 168, et avant que l’auteur fût tombé dans l’hérésie ; ils n’y voyaient aucun vestige des erreurs des encratites ni des gnostiques, mais plutôt de la doctrine contraire. Le Clerc, qui l’a examiné avec beaucoup de soin (Hist. Ecclés., an 172, § 1, p. 735), l’éditeur d’Oxford qui en a pesé toutes les expressions, les Bénédictins qui en ont fait l’analyse, Bullus, Bossuet, le père le Nourry, etc., en ont ainsi jugé. Mais Brucker, dans son Hist. crit. de la Phil., tome III, p. 378, soutient que tous se sont trompés, que ce discours renferme déjà tout le venin de la philosophie orientale, égyptienne et cabalistique, de laquelle Tatien était imbu ; qu’il y enseigne évidemment le système des émanations, qui est la base et la clé de toute cette philosophie ; que les apologistes de cet auteur ont perdu leur peine, en voulant donner un sens orthodoxe à ses expressions.

Pour contredire ainsi des hommes auxquels on ne peut refuser le titre de savants, il faut de fortes preuves ; voyons s’il y en a.

1° Tatien, dit Brucker, avertit qu’il a renoncé à la philosophie des Grecs pour embrasser celle des barbares : or, celle-ci était évidemment la philosophie des Orientaux.

Si Brucker n’avait pas commencé par supposer ce qui est en question, il aurait vu que, par la philosophie des barbares, Tatien a entendu la philosophie de Moïse et des Chrétiens, parce que les Grecs nommaient barbare tout ce qui n’était pas grec. Il s’en est clairement expliqué (Édit. Par. n° 29, Édit. Oxon, n° 46), car il dit : « Dégoûté des fables et des absurdités du paganisme, incertain de savoir comment je pourrais trouver la vérité, je suis tombé par hasard sur des livres barbares, trop anciens pour être comparés aux sciences des Grecs, trop divins pour être mis en parallèle avec leurs erreurs ; j’y ai ajouté foi, à cause de la simplicité du style, de la candeur modeste des écrivains, de la clarté avec laquelle ils expliquent la création de l’univers, de la connaissance qu’ils ont eue de l’avenir, de l’excellence de leur morale, du gouvernement universel qu’ils attribuent à un seul Dieu, n° 31 (48) ; il est à propos de faire voir que notre philosophie est plus ancienne que les sciences des Grecs. » Il prend pour termes de comparaison Moïse et Homère ; il prouve par l’histoire profane que le premier a devancé de longtemps le second. Peut-on reconnaître à ces traits la philosophie des Orientaux et des gnostiques ?

2° Tatien, continue Brucker, a enseigné le système des émanations, c’est-à-dire, que la matière et les esprits sont sortis de Dieu par émanation, et non par création ; c’était le dogme favori des Orientaux.

Le contraire est déjà prouvé par la profession de foi que cet auteur vient de faire, en disant qu’il a cru aux livres barbares, à cause de la clarté avec laquelle ils expliquent la naissance de l’univers : or, les écrivains sacrés n’enseignent point les émanations, mais la création. Il y a plus, chacun sait que ces hérétiques admettaient, non l’émanation, mais l’éternité de la matière. Ils pensaient sans doute que les deux premiers eons ou esprits étaient sortis de la nature divine par émanation ; mais l’un était mâle et l’autre femelle, et c’est de leur mariage que toute la famille des eons était descendue. Il est donc faux que l’hypothèse des émanations soit la clé de tout le système théologique des gnostiques et des Orientaux.

Mais il faut entendre parler Tatien lui-même, et voir les passages dont Brucker et tant d’autres ont abusé.

N° 4 (6), il dit : « Notre Dieu n’est pas depuis un temps ; il est seul sans principe ou sans commencement, puisqu’il est le principe de tout ce qui a commencé d’être. Il est Esprit, non mêlé avec la matière, mais créateur des esprits matériels et des formes de la matière. Il est invisible et insensible, Père de tous les êtres visibles ou invisibles, n° 5 (7). Je vais exposer plus clairement notre croyance. Dieu était au commencement, et nous avons appris que le commencement ou le principe de toutes choses est la puissance du Verbe. Lorsque le monde n’était pas encore, le Seigneur de toutes choses était seul ; mais comme il est la toute-puissance, et la subsistance des êtres visibles et invisibles, tous étaient avec lui. Le Verbe qui était en lui était aussi avec lui par sa propre puissance. Par un acte de volonté de cette nature simple, le Verbe est sorti, ou s’est montré ; il n’est pas sorti du vide, c’est le premier acte de l’Esprit. Nous savons que c’est lui qui a fait le monde. Or, il est né par participation et non par retranchement. Ce qui est retranché est séparé de son principe, ce qui en vient par participation, et pour une fonction, ne diminue en rien le principe duquel il procède. De même qu’un flambeau en allume d’autres, sans rien perdre de sa substance, ainsi le Verbe naissant de la puissance du Père ne le prive pas de sa raison ou de son intelligence. Quand je vous parle, et que vous m’entendez, je ne suis pas privé pour cela de ma parole ; mais en vous parlant je me propose de produire un changement en vous. Et de même que le Verbe engendré au commencement a produit notre monde, après avoir fait la matière, de même, moi régénéré à l’imitation du Verbe, éclairé par la connaissance de la vérité, je donne une meilleure forme à un homme de même nature que moi. La matière n’est pas sans commencement comme Dieu, et n’étant point sans principe, elle n’a pas le même pouvoir que Dieu ; mais elle a été faite, elle est venue, non d’un autre, mais du seul ouvrier de toutes choses, n° 7 (10). Le Verbe céleste, Esprit engendré du Père, intelligence, a fait l’homme à la ressemblance de son créateur, et image de son immortalité, afin qu’ayant reçu de Dieu une portion de la divinité, il pût participer aussi à l’immortalité qui est propre à Dieu. Avant de faire l’homme, le Verbe a produit les anges. »

Remarquons d’abord que Tatien ne donne point ce qu’il dit du Verbe et de ses opérations comme une opinion philosophique, mais comme une doctrine apprise par révélation : Nous avons appris, nous savons que c’est lui qui a fait le monde. Il est évident qu’il avait dans l’esprit les premiers versets de l’évangile de saint Jean, et qu’il se sert des mêmes expressions.

3° On dira sans doute que dans tout ce long passage il n’y a point de terme qui signifie proprement et rigoureusement la création ; mais il n’y en a point non plus dans saint Jean, parce que le grec, non plus que les autres langues, n’avait pas de terme sacramentel pour rendre cette idée. Personne cependant ne s’est avisé de penser que saint Jean admettait les émanations. Ceux qui les ont admises n’ont jamais dit que la matière a eu un commencement, qu’elle a été faite ou produite, qu’elle est l’ouvrage de celui qui a fait toutes choses, comme s’exprime Tatien. Encore une fois, les gnostiques ont supposé, comme Platon, la matière éternelle. Pour qu’elle fût sortie de Dieu par émanation, il aurait fallu qu’elle fût en Dieu de toute éternité : or, Tatien nous avertit que Dieu ne fut jamais mêlé avec la matière. Selon sa doctrine, la production de la matière a été un acte de la puissance du Verbe ; suivant le sentiment des philosophes, les émanations se faisaient par nécessité de nature ; ils étaient persuadés que Dieu n’a jamais existé sans rien produire. Tatien enseigne le contraire.

Il dit que c’est le Verbe qui a fait ou produit les anges et les âmes humaines, et cela a été encore un acte de puissance ; ces êtres ne sont donc pas sortis de lui par émanation. Brucker lui reproche d’avoir appelé ces esprits matériels, en quel sens ? Tatien et d’autres Pères ont cru que Dieu seul est Esprit pur, toujours séparé de toute matière, au lieu que les esprits créés ne subsistent jamais sans être revêtus d’une espèce de corps subtil. Cette erreur n’est ni grossière ni dangereuse. Mais l’hypothèse des émanations est-elle compatible avec la notion d’Esprit pur, de nature simple, que Tatien attribue à Dieu ?

4° S’il est question dans son texte d’une émanation, c’est de celle du Verbe, avant la création, ou plutôt par la création du monde. Il dit, en effet, que le Verbe est émané, sorti, né, provenu du Père. Mais on a prouvé cent fois contre les ariens et les sociniens que dans le style des anciens docteurs de l’Église, lorsqu’ils parlent du Verbe Divin, émaner, sortir, naître, procéder, etc., signifient seulement se produire au dehors, se montrer, se rendre sensible par les œuvres de la création.

Quoiqu’en dise Brucker, ceux qui ont soutenu que Tatien a enseigné l’éternité et la divinité du Verbe n’ont pas eu tort. En effet, Tatien dit que Dieu est sans commencement ; qu’avant d’émaner de lui pour créer le monde, le Verbe était en lui et avec lui, non en puissance comme le monde qui n’existait pas encore, mais avec une puissance propre, par conséquent subsistant en personne. Il dit que le Verbe est émané de Dieu par participation : à quoi a-t-il participé, sinon à la puissance et aux attributs de Dieu ? Il dit qu’en sortant du Père il ne s’en est pas séparé, parce que Dieu n’a jamais pu être sans son Verbe, sans sa raison ou son intelligence éternelle. Si ce langage n’exprime point la divinité du Verbe, aucune profession de foi ne peut suffire ; mais il est bien différent de celui des philosophes orientaux, des gnostiques, des cabalistes, des ariens.

5° Le Clerc (Hist. Ecclésiast. an 172, p. 378, § 3) dit que toute cette doctrine de Tatien est fort obscure, que les païens n’en pouvaient rien conclure, sinon que les Chrétiens admettaient deux dieux, l’un supérieur et par excellence, l’autre engendré de lui, et nommé le Verbe, créateur de toutes choses ; qu’il aurait été mieux de s’en tenir aux paroles des apôtres, et de ne point entreprendre d’expliquer des choses inexplicables.

Cela eût été bon, si les païens eussent voulu s’en contenter ; mais ils répétaient sans cesse que la doctrine des Chrétiens n’était qu’un amas de fables et de contes de vieilles, bons tout au plus pour amuser des enfants. Tatien voulait leur faire voir que c’était une doctrine profonde et raisonnée, une philosophie plus vraie et plus solide que toutes les visions des prétendus sages du paganisme. La manière dont il expose l’émanation du Verbe au moment de la création ne ressemble en rien aux généalogies ridicules des dieux, admises par les païens, ni aux émanations des eons, forgées par les gnostiques.

6° Origène et Clément d’Alexandrie reprochent à Tatien d’avoir dit que ces paroles de la Genèse : Que la lumière soit ! expriment plutôt un désir qu’un commandement, et qu’il a parlé comme un athée, en supposant que Dieu était dans les ténèbres. Or, dit Brucker, c’était un dogme de la philosophie orientale, égyptienne et cabalistique.

Mais ce n’est point dans le Discours contre les gentils que Tatien a ainsi parlé ; peu nous importe de savoir ce qu’il a rêvé lorsqu’il est devenu hérétique, et qu’il a embrassé la plupart des visions des gnostiques.

7° Nous ne nous arrêterons point à prouver que dans ce discours il n’a enseigné ni la matérialité ni la mortalité de l’âme ; les éditeurs de saint Justin l’ont justifié à cet égard (Préf., 3e part., chap. xii, n° 3). Il a du moins déclaré positivement que l’âme humaine est immortelle par grâce ; cela nous suffit.

8° L’éditeur d’Oxford prétend que Tatien y a réprouvé le mariage ; il dit n° 34 (55) : « Qu’ai-je besoin de cette femme peinte par Périclymène, qui mit au monde trente enfants dans une seule couche, et que l’on prend pour une merveille ? Cela doit être regardé plutôt comme l’effet d’une intempérance excessive. » Mais autre chose est de condamner l’usage modéré du mariage, et autre chose de blâmer l’intempérance dans cet usage. Utentis modestiâ non amentis affectu.

9° Enfin, Brucker prétend que Tatien a emprunté de Zoroastre et des Orientaux le système des émanations et l’opinion que la chair est mauvaise en soi. Cependant, nous voyons par le Zend-Avesta que Zoroastre n’a enseigné ni l’un ni l’autre ; on ne connaît aucun autre philosophe oriental dont on puisse prouver les sentiments par ses ouvrages.

Il serait inutile de pousser plus loin l’apologie du Discours de Tatien ; nous ne prétendons point soutenir qu’il est absolument irrépréhensible, mais il y a de l’injustice à y chercher des erreurs qui n’y sont point. Brucker a commencé par supposer sans preuve, ou plutôt malgré toute preuve, que cet auteur était déjà pour lors imbu des opinions de la philosophie orientale ; ensuite il part de cette supposition fausse pour en expliquer toutes les phrases dans le sens des gnostiques. Dès que son principe est faux, toutes les conséquences qu’il en tire, toutes les interprétations qu’il donne, sont illusoires. On sait que le plan de philosophie orientale présenté par les critiques protestants n’est qu’un système conjectural, imaginé pour travestir la doctrine des Pères de l’Église.