Les Pétrels

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La Petite Gironde26 septembre 1940 (p. 4-9).

Les pétrels

(Conte)


Il faut dire avant toute chose que les pétrels sont des oiseaux myopes. On attribue à cette infirmité congénitale l’incertitude de leur vol, ainsi que leurs mœurs à la fois imprudentes et timides. Le fait même qu’ils vivent dans un milieu un peu flou et dont l’éclairage laisse à désirer, expliquera peut-être, s’il ne l’excuse, l’entreprise hors du sens commun dans laquelle ils se jetèrent un jour, sans raison valable.

Il pouvait être sept heures du soir, et les pétrels se reposaient sur le sable tiède d’une plage peu fréquentée, au long de cette limite d’écume que la mer trace d’habitude à ses conquêtes illusoires avant de redescendre. Un chasseur de mouettes et son chien les eussent pris de loin, pour des pierres blanches alignées parmi d’autres débris. Quelques méduses miroitaient encore çà et là ; une flaque reflétait un nuage ; un navire paraissait immobile à l’horizon.

Arrondi, enfin, tel qu’une grosse lune aveuglante, le soleil ― il brille hélas ! pour tout le monde ! ― se disposait à tomber dans l’eau devant son public habituel des stations balnéaires, attentif à ne pas manquer le rayon vert final.

Mais les pétrels, qui savent combien la nuit leur est plus profonde qu’aux autres oiseaux, sentirent en eux une grande tristesse. L’un d’eux se leva, dressant le cou, et poussa une plainte brève. Les autres, au signal, battirent silencieusement des ailes, sans quitter le sol, comme pour écarter l’ombre. C’était une ancienne coutume qui leur restait des âges superstitieux, presqu’une religion à laquelle ils ne croyaient plus. Ce rite accompli, les pétrels auraient dû songer, ainsi que chaque soir, à s’endormir sur une patte, oublieux du jour fini, certains d’un lendemain identique. Aucun, même parmi les plus âgés, ne donna l’exemple de la sagesse. Ils ne surent pas détourner leurs regards du soleil, qui s’attardait indéfiniment à tous les détails du cérémonial prescrit à son coucher.

Alors, pareil à l’inquiétude qui, vers certaines époques, saisit et rassemble les tribus migratrices, un désir subit et plus fort que la raison les fit courir, foule maladroite, sur la pente douce de la plage, jusqu’à la mer. Là, toutes les ailes s’ouvrirent ensemble ; et le vol, hésitant au-dessus des premières vagues, puis formé en triangle régulier et ramant l’air à la cadence de la chanson des grands voyages, fonça tout droit sur les vestiges éblouissants de la lumière. Il doubla la ligne avancée des récifs qui semble surgir ou s’affaisser selon la respiration lourde du flot. Il croisa une barque de pêche qui rentrait au port, à peine inclinée par le vent, et dont un flanc était rouge et l’autre noir de crépuscule. Les phares s’allumaient en clignant des yeux, un à un, le long de la côte.

D’abord les pétrels cinglèrent presque au ras des lames dont leurs ailes grand ouvertes ont depuis longtemps, « comme celles de tous les oiseaux de mer », emprunté la courbe. Les moutons du large fuyaient sous eux en troupeaux éperdus. Un goéland, qui planait très haut, traça dans le ciel un cercle indifférent, puis s’éloigna sans comprendre. Des marsouins, qui sautaient hors de l’eau et croyaient ainsi ressembler aux dauphins du poète Arion, les suivirent un instant, cherchant à deviner quelle proie les attirait si loin ou quel danger leur causait tant d’effroi.

Mais les pétrels ne rencontrèrent pas ― on l’a regretté souvent ― le cormoran sagace et de bon conseil, qui leur eût dit : « Oiseaux myopes, vous n’avez pas la notion des choses ! Allez dormir ! Allez dormir ! Un soleil perdu ne se rattrape pas. »

Ils s’élevèrent jusqu’aux régions de l’espace d’où l’Océan s’arrondit et semble pacifié. L’Occident y conserve dans la nuit une pâleur qui le distingue des autres points de l’horizon désignés par la rose des vents. Ils passèrent dans l’ombre épaissie comme une rafale blanche d’ailes et de cris. On dit même qu’ils déchirèrent sans le vouloir un nuage isolé de la caravane, qui attendait le jour pour reprendre sa route vers les continents. Mais bientôt ils se virent enfermés dans les limites de cet hémisphère uniformément nocturne que givre seule, en haut, la froide géométrie des étoiles. Dès lors, il leur fallut chanter plus fort pour rassurer leur foi que ne guidait plus aucune trace de clarté.

Quelques-uns, épuisés à la longue, se détachaient brusquement du groupe pour tomber, comme un coup de fusil, la tête en avant et les ailes pliées. D’autres avaient des gouttes de sang qui perlaient à leur bec et s’éparpillaient aussitôt dans le vent. Tous les plumages étaient froissés, et l’on rapporte que cette nuit-là, il neigea des duvets sur la mer. Rien ne put convaincre l’espoir têtu de la race ignorante et bornée.

Le petit nombre qui, paraît-il, survécut à cette aventure, n’a pas encore compris comment le soleil, qu’ils poursuivaient depuis la veille, les surprit par-derrière le lendemain matin. Aussi la réputation des pétrels se trouve-t-elle aujourd’hui définitivement établie.

Beaucoup, par les nuits de grand vent, s’écrasent la tête contre la lanterne éclatante des phares.


Jean
de LA VILLE DE MIRMONT