Les Pamphlets de Marat/Nouvelle dénonciation contre Necker

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Texte établi par Charles VellayCharpentier et Fasquelle (p. 165-196).

NOUVELLE DÉNONCIATION CONTRE NECKER

(1790)

Après l’Appel à la Nation, Marat, toujours réfugié en Angleterre, publiait sa Lettre sur l’ordre judiciaire[1], bientôt suivie de la Nouvelle dénonciation contre Necker. Cette nouvelle brochure n’était que la suite et le complément de la première. Marat y insiste particulièrement sur la question des moulins de Corbeil et de l’accaparement des grains, et il accumule contre le ministre tous les arguments qui lui paraissent de nature à mettre en lumière sa culpabilité. C’est un véritable historique de cette irritante question, mais un historique passionné, que Marat livre au public. Il parut, vraisemblablement en avril 1790, en une brochure in-8o de 40 pages, sous ce titre : Nouvelle Dénonciation de M. Marat, l’ami du Peuple, contre M. Necker, premier ministre des finances, ou Supplément à la dénonciation d’un citoyen contre un agent de l’autorité[2].

Notice de l’Auteur

Cet écrit aurait suivi de très près ma Dénonciation de M. Necker, pour l’expédition militaire[3] faite contre moi le 22 janvier 1790. Quel que soit l’intervalle écoulé, il ne viendra point trop tard, tant que l’homme dont il est destiné à éclairer l’administration sera au timon des affaires.

Il contient des preuves juridiques des inculpations du ministre des finances : preuves superflues pour le lecteur qui sait lire, et indispensables pour le lecteur qui n’aperçoit que les objets qu’il a sous les yeux.

Je ne doute nullement que des citoyens sans civisme ne taxent d’acharnement mon zèle à poursuivre M. Necker ; et je me piquerais moi-même moins de constance, si je connaissais moins son caractère ; je conviens qu’il ne serait pas aisé de le remplacer du côté des lumières : rarement trouverait-on un administrateur aussi instruit, aussi appliqué, aussi versé dans les affaires : mais, dans les circonstances actuelles, c’est précisément sa capacité qui m’alarme ; ce sont les ressources de l’esprit, la finesse, la subtilité, l’audace, la ténacité, qui rendent un premier ministre redoutable, quand il n’est pas animé de l’amour du bien public.

Assurément on n’enchaînera plus le peuple par la force : mais, après tout ce qu’il a fait pour recouvrer sa liberté, après les dangers auxquels il s’est exposé tant de fois, les fatigues incroyables qu’il a essuyées, la disette qu’il a soufferte si longtemps, il serait affreux qu’il vînt à perdre le fruit de tant de sacrifices, par l’astuce des hommes qui tiennent les rênes de l’État. Ils ne cessent de redemander le pouvoir exécutif, pour resserrer les liens de l’autorité, comme si c’était quelques mois de plus de relâchement, de souffrances, de misères, qui doivent empêcher la nation d’aller, avec sagesse, à son but. Le plus grand malheur qui puisse lui arriver, est de voir réduire en fumée les préparatifs de la régénération de l’empire, de voir les anciens ressorts du gouvernement se remonter. Et s’il est vrai qu’il y a de la folie à prétendre que le cabinet soit composé d’amis de la patrie, qui joignent les vertus aux talents ; ce qui peut lui arriver de plus heureux jusqu’à ce que la liberté publique soit assurée, c’est d’avoir à la tête du ministère des hommes sans fermeté, sans tenue, sans vues, sans capacité, des hommes incapables d’empêcher la machine politique de s’organiser de la manière la plus propre à faire triompher la justice, à ramener l’abondance[4] et à cimenter le bonheur commun.

Nouvelle dénonciation
de M. Marat, l’ami du peuple,
contre M. Necker,
premier ministre des finances

Lorsque j’ai accusé M. Necker[5] d’avoir amené sur la France les fléaux de la disette et de la contagion[6], en réduisant ses malheureux habitants à la cruelle nécessité de se nourrir d’un aliment gâté, dont ils ne peuvent pas même apaiser leur faim ; lorsque j’ai accusé la municipalité parisienne d’avoir connivé avec le ministre des finances, et de lui prêter l’appui de la force publique, pour consommer ces forfaits odieux, je n’avais en preuve de ses malversations que des faits indirects, mais notoires, et des inductions[7] irrésistibles, tirées de la marche des affaires comparée aux événements : inductions toujours sûres pour l’observateur qui connaît les ressorts de la politique, le jeu des passions humaines, les rubriques des agents de l’autorité.

Dès lors, des zélés citoyens m’ont fourni des preuves juridiques, à l’appui de mes inculpations. Ces preuves sont développées dans différentes lettres authentiques, qui se trouvent sous les scellés de mon appartement : elles sont de nature à dessiller enfin les yeux d’un peuple abusé. Je sens tout le poids qu’elles donneraient à cet écrit : mais le temps presse ; et si je me détermine à le mettre au jour, c’est que plusieurs faits notoires peuvent les suppléer, c’est que nos maux sont à leur comble, c’est qu’on ne peut trop se hâter d’y apporter remède en proscrivant leur auteur.

De tout temps parmi nous, des ministres, de grands seigneurs, des chefs de la magistrature, des employés et d’adroits fripons, ont exercé d’affreux monopoles : brigandages publics, auxquels se trouvent presque toujours intéressés des valets et des catins de la cour.

Dans le nombre des manuscrits trouvés à la Bastille, il en est un qui rapporte certain pacte de famine générale, dénoncé au Roi par le nommé Prévost, que le sieur de Sartine fit renfermer après lui en avoir arraché les copies. Voici les principales clauses de ce pacte exécrable : « Le 12 juillet 1765, M. de Laverdy, donnant à bail pour douze années consécutives le royaume de France à trois publicains, qui prenant la qualité d’intéressés dans les affaires du Roi, les autorise d’en enlever tous les grains qu’ils pourront amasser, et de les faire exporter où il leur conviendra. La caisse générale rendra ses comptes chaque année, au mois de novembre, et pour que le ciel verse ses bénédictions sur l’entreprise les intéressés offrent à Dieu vingt-cinq louis, qui seront donnés aux pauvres[8]. »

Nos trois publicains sont les sieurs Rey de Chaumont, Malisset et Goujet, prête-noms d’une multitude de seigneurs, de magistrats et d’hommes en place, bailleurs de fonds, parmi lesquels on comptait les sieurs Laverdy, Bertin et de Sartine.

À cette compagnie a succédé celle des Leleu pour l’entreprise des moulins de Corbeil[9], dans laquelle se trouvaient intéressés les sieurs Le Noir, Montanni, Berthier, de Montaran, de Bussy, etc.

Deux mémoires du chevalier Rutledge en faveur des boulangers de Paris, contre les sieurs Leleu, avaient mis sous les yeux du public des faits importants très propres à dévoiler les liaisons étroites qui existaient entre le ministre des finances et la compagnie de Corbeil. Nous en rappellerons ici quelques-uns, qui ne doivent échapper à personne.

On sait que peu après son rappel, en 1788, M. Necker s’empressa de jeter l’alarme dans le public sur les dangers d’une disette prochaine, qu’il provoqua lui-même en annonçant la cherté du pain pendant une année entière. Pour que l’augure sinistre ne fût pas démenti, il s’agissait d’empêcher les boulangers et les marchands de blé de s’approvisionner eux-mêmes, puis d’accaparer tous les grains du royaume : ce qui fut fait. À la manière dont s’y est pris le ministre adoré, on va voir s’il manque d’adresse.

D’abord il obligea les boulangers à se morfondre en allées et venues inutiles. Venaient-ils demander un ordre qui les autorisât à faire leurs provisions, il les renvoyait à l’intendant, l’intendant les requérait d’indiquer les marchés où ils voulaient se rendre ; s’ils refusaient, ils n’avaient point d’ordre ; s’ils consentaient, à leur arrivée, ils ne trouvaient plus de grains.

Quant aux marchands, l’artifice était encore plus recherché, mais non moins infaillible. Avant de partir pour les bléries[10], ils sont dans l’usage de convertir en rescriptions des fermes l’argent destiné à leurs achats, ils se rendent ensuite sur les lieux avec ces rescriptions, certains qu’elles seront acquittées a vue. Que fait le contrôleur-général pour assurer à ses agents le trafic exclusif des grains, et la liberté d’y mettre de prix ? Il prend le temps où les marchands ont coutume de faire leurs achats, donne ordre de suspendre pendant six semaines le payement des rescriptions, et les force ainsi de s’en retourner les mains vides.

Le chevalier Rutledge venait de soulever le voile. Les Leleu démasqués se mirent à clabauder, et leurs clameurs provoquèrent un arrêt du conseil ; arrêt sans date, sans signature, sans affiche, sans publication, qui supprime néanmoins, comme injurieux et diffamatoires, les mémoires des boulangers. En couvrant ainsi de sa protection ces ouvriers d’iniquité, M. Necker s’associait à leurs forfaits ; il fit plus, il chercha à les consoler du mépris public, par le témoignage de son estime particulière ; et il ne craignit pas de faire voir que ces accapareurs exerçaient leurs brigandages, et affamaient le peuple sous les auspices de l’administrateur des finances. C’est ici le lieu de dire un mot d’un petit trait de sa politique jésuitique, qui fera sentir toute la profondeur de l’astuce de cet homme de bien. Dès le 13 juillet, la municipalité parisienne s’était mise en possession de l’approvisionnement de la capitale. Son comité des subsistances, où tant d’intrigants mal famés[11] parvinrent à s’introduire, et dont les Leleu étaient l’âme, n’était pas fait pour inspirer la confiance : la manière indigne dont il fit le service souleva le public contre lui ; bientôt il fallut le destituer, et il fut renvoyé le 20 septembre. On le soupçonnait violemment de malversations : on lui demanda ses comptes, il refusa de les rendre, et ce qui paraîtra incroyable, c’est que dès lors il a été impossible de l’y amener. Cependant le ministre des finances, dans une lettre[12] adressée aux sieurs Leleu (lettre qu’ils ont produite comme pièce justificative), cherche à donner le change au public, en faisant accroire qu’ils s’étaient retirés d’eux-mêmes, et il va jusqu’à les prêcher de sacrifier leur ressentiment, si le comité des subsistances se déterminait à les rappeler. Mais une plume patriotique vient de les livrer à l’opprobre, en dévoilant, dans un mémoire très bien fait[13], le noir complot dont ils étaient la cheville ouvrière.

On voit dans ce mémoire le marché usuraire conclu par les Leleu avec le Roi, pour l’entreprise des moulins de Corbeil. On y voit ces faiseurs d’affaires s’engager de fournir annuellement à la halle, pendant six mois consécutifs, 23 000 sacs de bonne farine, du poids de 325 livres chacun, et d’avoir toujours en magasin 6 000 sacs prêts à être livrés à la première demande du lieutenant de police, sans toutefois dégarnir les marchés voisins.

On y voit le chevalier de Bussy, qui tenait en société les magasins de Beaulieu et ceux de l’Enfant-Jésus, courant les provinces pour faire, sous le nom de M. Necker, l’approvisionnement de Paris, enlevant tous les grains du Soissonnais, en mai et juin 1789, et les faisant passer à Rouen, où ils sont devenus invisibles. On y voit ce même accapareur, qui s’était rendu de nouveau dans le Soissonnais, avec une mission non signée de M. Necker, prendre la fuite crainte d’être accroché.

On y voit les Leleu exporter en tonneaux une immense quantité de blés, user d’artifice pour détourner les meuniers Grassin et Calle de faire leurs provisions à Provins, et prendre le temps où ils les amusaient, pour faire vider les halles de cette ville.

On y voit la compagnie Leleu, au mépris de ses engagements, n’avoir, en septembre 1788, pas un grain de blé dans ses magasins, en accaparer en trois mois 32 000 sacs, qu’elle avait enlevés de tous côtés au nom du Roi[14], et faire hausser considérablement le prix du pain.

On y voit les Leleu d’Amiens, les Jourdain, les de la Loge, et les autres correspondants de la compagnie de Corbeil, retenir en rade dans la Manche, trois ou quatre mois, plusieurs navires chargés de blés[15] ; quoique la province en manquât elle-même, et que le pain s’y vendît 6 à s. la livre.

Enfin on y voit les Leleu accusant eux-mêmes M. Necker d’être le grand accapareur, l’unique auteur de la disette.

L’indiscrétion avait laissé échapper ce fatal aveu, et bientôt il fut confirmé par mille preuves invincibles ; je me borne à celles que j’ai maintenant sous la main.

Depuis la révolution, les accapareurs ministériels, qui parcouraient les provinces, avaient besoin de l’appui des municipalités. Presque toutes composées de leurs anciens membres, elles ont concouru aux vues de l’administrateur des finances, avec le zèle aveugle des valets de la cour ; et partout cette coupable connivence a excité de vives réclamations. Qu’en est-il résulté ? — Toujours faites à la municipalité parisienne ou à l’Assemblée nationale, elles ont presque toujours été étouffées à l’instant même.

Dans le nombre des réclamations qui ont fixé l’attention publique, est celle des habitants de Vernon. Qui n’a point entendu parier de l’accapareur Plantère[16] ? Mais les efforts redoublés des municipaux parisiens pour le soustraire au châtiment ; mais les mensonges qu’ils se sont permis pour dénaturer l’affaire ; mais les impostures qu’ils ont forgées pour voiler ce mystère d’iniquité ; mais les ressorts honteux qu’ils ont fait jouer pour tromper le public, ne sont connus que de quelques observateurs.

En voici un exposé succinct. Dès l’instant que l’administration de l’hôtel-de-ville apprit que le sieur Plantère était arrêté par les citoyens de Vernon, alarmée des suites qu’aurait l’indiscrétion du détenu, et ne songeant plus qu’à l’arracher de leurs mains, elle fit partir à la hâte un détachement de trois cents gardes-nationaux, sous les ordres du sieur d’Hières[17], commandant de bataillon du district des Petits-Augustins, auxquels se joignirent les grenadiers du régiment de Flandre, et deux compagnies de dragons de Montmorency. Arrivé sur les lieux, cet indigne commandant, d’après les ordres qu’il avait reçus du général[18], fit mettre bas les armes à la milice nationale de Vernon, déposa la municipalité élective, réinstalla la municipalité royale, sévit contre les citoyens qui s’étaient montrés patriotes, en fit traîner plusieurs en prison, et commit cent atrocités. Crainte que la nouvelle de ces horreurs ne parvînt à Paris, on intercepta les lettres à la poste, on prévint même leur arrivée, en faisant publier une fausse missive, où Plantère jouait le rôle d’un négociant chargé de faire des approvisionnements sur les lieux pour la capitale, et où la punition de ce vil agent était représentée comme un assassinat commis par des brigands, dont les habitants de Vernon eux-mêmes demandaient vengeance. Bientôt les barbouilleurs de papier à gages répandirent de toutes parts des contes faits à plaisir. Cependant le fatal secret fut enfin dévoilé par les députés de cette ville, et il vient d’être consigné dans des mémoires en réclamation des outrages commis par le féroce d’Hières. Vaine réclamation, repoussée sans pudeur par les municipaux parisiens, dont elle dévoile l’iniquité, et que l’Ami du Peuple ne cessera d’appeler en témoignage, en attendant qu’on puisse un jour la porter au tribunal de la Nation.

Passons à d’autres faits non moins constants, quoique moins connus.

Vers la mi-octobre, le sieur Desnissart, fermier à Meaux en Brie, ayant été sommé de fournir des grains aux marchés de Tournon et de Chaumes, petites villes voisines, il n’en conduisit qu’au premier marché, que fréquentaient les accapareurs, et où était cantonné un détachement de milice parisienne. Les habitants de Chaumes et des environs se plaignant à lui de ce qu’il les laissait manquer de grain, il leur répondit : « Vous ch… trop blanc, si vous mangiez de mon blé. » Irrités de son insolence, ils se rassemblèrent en plus grand nombre le dimanche suivant, et ils accoururent en foule pour l’arrêter. Il s’était réfugié dans une église, d’où il informa l’Hôtel-de-Ville de Paris de ce qui se passait. À l’instant partit l’ordre au détachement de Tournon de se transporter à Chaumes. Desnissart fut reconduit chez lui, et deux canons placés à sa porte furent braqués contre le peuple.

Le sieur Robert, marchand de blés et propriétaire de trois moulins situés à Lisi-sur-Ourgue, près Meaux, accaparait les grains de tous les marchés et de toutes les fermes du voisinage. Pour faire cet infâme trafic avec moins de danger, il avait loué une chambre au Soleil d’Or (auberge de Lisi), où les fermiers des environs lui apportaient des échantillons, et où il leur comptait le montant des parties qu’il achetait. Sur la fin d’octobre, s’étant rendu un jour de marché à la Ferté-Milon, pour enlever grand nombre de voitures de blé, sous prétexte de les expédier à Paris, les habitants ne voulurent point les laisser partir. Outrés de l’audace de cet accapareur, ils le poursuivirent jusque dans l’asile où il s’était retiré, et d’où il réclama la protection de la Municipalité parisienne, qui lui envoya sur le champ [une] garde avec deux pièces de canon prises en chemin dans une petite ville voisine, où elles avaient été déposées. On voit que, pour protéger les accapareurs partout où elle pouvait étendre son influence, la prévoyante Municipalité avait envoyé des détachements et du canon, dans tous les marchés considérables fréquentés par ces agents ministériels de famine et de désolation.

Enfin, rappelons ici un trait dont le simple souvenir fait frissonner d’horreur ; c’est que le sieur Berthier, après son arrestation, a déclaré à M. Rivière, avocat en Parlement, qu’il avait dans son portefeuille une lettre de M. Necker, où ce vertueux ministre lui ordonnait de faire couper les blés dans l’étendue de la généralité de Paris ; déclaration articulée en pleine audience et sous la foi du serment, dans l’interrogatoire que cet estimable citoyen subit au Châtelet, relativement au baron de Bézenval.

Tant de faits constatés développent les causes secrètes de la famine qui nous assaille depuis si longtemps. D’autres faits constatés vont dévoiler les horribles manœuvres employées à altérer la qualité du pain, qui continue à répandre par tout le royaume des germes de mortalité.

M. Necker ayant fait une double spéculation sur l’aliment le plus nécessaire à la vie, et dont aucun Français ne peut se passer, mit tout en œuvre pour masquer ses opérations.

D’abord il essaya de rejeter sur les boulangers le mécontentement public. À l’entrée de l’hiver 1788, les ayant rassemblés pour leur demander une déclaration religieuse de leurs provisions, « il dit aux uns qu’ils étaient assez approvisionnés, aux autres qu’ils l’étaient trop ; à tous, que le pain était trop beau ; et il leur demanda s’ils ne pourraient pas mélanger leurs farines ». Bientôt il leur en épargna la peine. Il est certain que les sieurs Leleu faisaient moudre aux moulins de Saint-Jean des faverolles et de la vesce, dont ils mêlaient les farines à celle du blé.

Mais ce sont surtout les perquisitions des commissaires du district de Saint-Martin-des-Champs qui ont dévoilé ces œuvres de ténèbres. Il est constant par leur procès-verbal du 16 octobre, dressé à l’École-Royale-Militaire, qu’ils y ont trouvé des tas de blé, d’orge et de seigle[19], dont plusieurs étaient de mauvaise qualité ; des sacs et des tonneaux de farine pelotée, d’une saveur désagréable, et dans un tel état de fermentation, qu’elle exhalait une odeur infecte.

Ils y ont surpris des manœuvres occupés à faire le mélange de ces farines gâtées ; et après avoir reçu la déclaration du commis chargé par le Comité municipal des subsistances de diriger cette manipulation[20], ils ont été requis de lever les scellés qu’ils avaient mis sur ces tonneaux. L’examen du registre du principal inspecteur des farines a prouvé que du premier au 16 octobre, il en a été envoyé chaque jour à la halle[21] 60 sacs, plus ou moins, chacun de 217 liv.

Dans ce registre, ouvert au hasard, ils ont vu (sous la date du 28 août) l’entrée de 7 948 liv. de marons ; et (sous la date du 27) la sortie de 7 854 liv. de farine de marons ; sans doute de marons d’Inde, à en juger par les mauvais grains et les farines gâtées qui ont servi à l’approvisionnement de la capitale.

Ainsi, tandis que l’administrateur des Finances laisse passer la fleur de nos grains chez l’Empereur, il nous fait manger du pain d’orge et de seigle, du pain de féveroles et de vesce, du pain de végétaux que les pourceaux rebutent, du pain de farines gâtées, du pain détestable, uniquement propre à délabrer la santé, et à produire diverses maladies épidémiques.

Ces honteuses opérations se faisaient clandestinement. Les réticences, les tergiversations, les déclarations contradictoires des employés, les mensonges des chefs boulangers[22], des principaux commis[23] et des inspecteurs[24], qui tous s’efforçaient de dérober aux commissaires patriotes le fatal secret, les précautions du Comité Municipal des subsistances, pour faire conduire les convois à l’École-Royale-Militaire, par des guides qui en ignoraient eux-mêmes la destination, et auxquels on recommandait en partant d’arrêter aux barrières à leur retour, et de venir prendre l’ordre à la ville ; en un mot, toutes ces manœuvres ténébreuses attestent à la fois et les craintes de ces ouvriers d’iniquité, et la perfidie de l’administrateur des Finances, et l’infamie de la Municipalité, qui a prêté son ministère pour perpétuer ces affreuses malversations, et qui s’est elle-même avilie jusqu’au mensonge pour les voiler aux yeux des citoyens[25].

Dans ces découvertes des commissaires de Saint-Martin-des-Champs, tout est fait pour alarmer, tout est fait pour jeter l’effroi dans les âmes. Encore n’est-ce là qu’un aperçu pris sur les lieux : que serait-ce, s’ils avaient approfondi l’affreux mystère, s’ils avaient eu communication des registres d’entrée et de sortie, dont le directeur en chef leur avait d’abord offert l’examen, et qu’il leur a refusé ensuite, sous prétexte de travailler à un relevé pour le Comité des subsistances !

Mais rien n’est plus propre à faire sentir toute l’horreur[26] de ces manœuvres que les dépenses énormes où l’on a constitué l’état pour en dérober la connaissance au public.

Les transports de Rouen à cet entrepôt se sont faits par terre, et ont coûté 80 livres le millier, au lieu de 12 liv. qu’ils auraient coûté par eau : ce qui fait une perte de 68 liv. par millier ; et sur 70 milliers qui formaient l’envoi dont cet aperçu est tiré, une perte de 4 760 liv.

On a établi à l’École-Royale-Militaire 98 moulins à bras, qui occupent 1 592 hommes, chacun à raison de 30 s. : ce qui fait une dépense journalière de 2 388 liv.

De compte réglé, la mouture d’un setier revient à 25 l. ; elle n’aurait coûté que 30 sous aux moulins ordinaires, et elle aurait été infiniment supérieure : ainsi le 16 dix-septième des frais sont en pure perte.

Ces moulins en action toute la journée ne rendent pas 200 septiers de farine, dont les frais ordinaires n’iraient qu’à 300 liv., et dont les frais extraordinaires sont portés à 2 388 liv., ce qui fait une perte journalière de 2 088 liv., et une perte annuelle de 772 320 liv.

À cette somme qu’on ajoute au moins 300 000 l. pour l’excédent des frais de transports, et 300 000 pour les appointements des chefs, sous-chefs, maîtres, contremaîtres, meuniers, gardes-moulins, engraineurs, portefaix, frais de bureau et de caisse, entretien des moulins, sans parler de leur construction, on aura 1 370 328 liv. en frais perdus.

Cette somme, uniquement relative aux manipulations de l’École Militaire, serait au moins décuplée, si on y ajoutait celles qu’exigent les manipulations de l’entrepôt de l’Abbaye Saint-Martin, et de vingt autres pareils tripots répandus dans les provinces. Voilà donc une dilapidation de 13 723 200 liv., dans un temps de calamité, où l’administrateur des finances n’a pas honte d’arracher aux malheureux leur dernière ressource, par une contribution vexatoire.

Deux jours avant que ces mystères odieux eussent été découverts, l’assemblée nationale avait dissous son comité des subsistances, et fait remettre au premier ministre l’approvisionnement du royaume, dont il a refusé de se porter garant[27] : tandis que la municipalité a paru prendre quelques mesures pour assurer enfin celui de la capitale. Mais l’administrateur général, loin de renoncer à l’infâme trafic de ces tripots, y a fait construire de nouveaux moulins[28].

Je l’ai accusé de nous avoir réduits à la cruelle alternative de périr de faim, ou de vivre d’un aliment dangereux, portant le germe de plusieurs maladies redoutables ; et j’ai inculpé la Municipalité parisienne d’avoir connivé avec lui. Dès lors les preuves juridiques ont été acquises, elles sont complètes[29] aujourd’hui : mes inculpations à cet égard étaient donc bien fondées ; mon crime est donc d’avoir été trop clairvoyant.

Je viens de donner la clef des manœuvres secrètes de l’administration des finances, et des attentats de la municipalité.

À son rappel au ministère, M. Necker ayant trouvé le trésor public épuisé, et les finances extrêmement délabrées, sentit bien qu’il ne pouvait tenir en place sans argent, et comme il voulait s’y maintenir à quelque prix que ce fût, il forma l’horrible projet de faire, d’un trafic honteux sur les grains, une source abondante de richesses.

On voit maintenant pourquoi sa première opération fut de répandre l’alarme en annonçant les dangers d’une disette chimérique, pour en amener une réelle.

On voit pourquoi voulant vendre le pain à très haut prix, il débuta par afficher la crainte que le Roi n’eût pas le pouvoir d’empêcher qu’il ne fût cher toute l’année ; pourquoi, ayant un si grand intérêt d’aveugler le peuple sur les moyens employés à l’affamer, il l’entretenait éternellement de ses inquiétudes au sujet des subsistances.

On voit pourquoi il fit d’abord venir, à grand bruit, quelques grains avariés de l’étranger ; pourquoi il fit ensuite annoncer, avec tant d’apparat, qu’il [allait] travailler à en tirer encore à tout prix, et que le Roi ne cessait de faire les plus grands sacrifices, afin de pourvoir aux besoins de ses sujets.

On voit pourquoi les provinces étaient inondées de ses agents qui couraient les fermes, mettaient partout l’enchère, et enlevaient tous les grains, sous prétexte d’approvisionner Paris ; pourquoi voulant ménager à ses agents les facilités de tout accaparer, il invitait les boulangers et les marchands à s’approvisionner eux-mêmes dans le temps qu’il leur en ôtait les moyens, dans le temps qu’il se jouait d’eux, et qu’il les forçait de revenir des marchés les mains vides.

On voit pourquoi, ayant besoin d’entrepreneurs stylés pour effectuer un accaparement général, il prenait un si tendre intérêt aux sieurs Leleu ; pourquoi il forgea un arrêt du conseil pour déclarer calomnieux les mémoires du chevalier Rutledge, qui avait dévoilé leur turpitude ; et pourquoi, présumant trop de la crédulité publique, il se flatte de les réhabiliter en les couvrant de son estime.

On voit pourquoi, ayant besoin d’une exportation réelle, pour effectuer une importation simulée, et ne pouvant se passer d’entremetteurs qui eussent des correspondants, et dans les provinces et dans les ports de mer, il attachait tant d’importance aux services des sieurs Leleu ; pourquoi, lorsqu’ils furent balayés avec l’ancien comité des subsistances, il essaya d’effacer cette avanie, en donnant le change au public ; pourquoi, lorsqu’on les poursuivait pour les amener en compte, il les consola si affectueusement de cette humiliation.

On voit pourquoi n’étant pas sûr des municipalités des provinces, où quelques-uns de ses agents avaient failli d’être accrochés, il refusait de faire exécuter rigoureusement les décrets sur la libre circulation des grains, et pourquoi il en arrêta l’envoi si longtemps.

On voit pourquoi, ayant fait une seconde spéculation de la vente du pain d’orge et de seigle pour pain de froment, et même d’en altérer la qualité avec des farines de féveroles, de vesce, de marons d’Inde, avec des farines gâtées, il constitua l’État dans des dépenses énormes pour la construction, l’entretien et le travail imparfait d’une infinité de moulins à bras ; tandis que Paris était environné d’une infinité de moulins à eau et à vent, qui restaient dans l’inaction.

La capitale étant le grand marché de consommation, cette entreprise honteuse d’accaparement général, ce projet infernal d’affamer et d’empoisonner le peuple pour remplir les coffres ministériels, ne pouvant s’exécuter depuis la révolution, sans le concours de la municipalité, il en capta les chefs[30] qui firent entendre raison aux intéressés, et amenèrent la troupe moutonnière à souscrire aveuglément à toutes les délibérations.

On voit maintenant pourquoi la municipalité était si jalouse du privilège de nommer ses administrateurs, et pourquoi le bureau des représentants s’est permis tant de supercheries pour tromper le vœu des districts.

On voit pourquoi le maire s’est efforcé si longtemps de conserver les membres de l’ancien comité des subsistances, afin de ne pas rompre la chaîne des opérations, comme il le disait si ingénûment.

On voit pourquoi les Leleu étant l’âme de ce comité, les districts n’ont jamais pu lui faire rendre compte, et pourquoi le nouveau comité n’a jamais fait à ce sujet que des efforts simulés. On voit pourquoi, et l’ancien et le nouveau comités ont toujours concouru aux manœuvres clandestines de l’École-Royale-Militaire et de l’abbaye Saint-Martin, pourquoi tous les grains qui arrivaient à la halle étaient portés à ces tripots, malgré les réclamations des boulangers ; pourquoi la municipalité a cherché tant de fois à rejeter sur eux tout le blâme de la disette ; pourquoi elle leur a fait tant de fois des offres dont elle connaissait toute l’inutilité ; pourquoi elle était si soigneuse de faire marcher des détachements de la milice parisienne, contre les milices provinciales, pour soutenir les accapareurs ; pourquoi elle tenait du canon et des troupes dans les marchés qu’ils fréquentaient, pourquoi elle était si empressée de soustraire au châtiment les accapareurs dont on s’était servi ; pourquoi elle a fait marcher des troupes à 20 lieues pour accrocher [arracher] des mains des habitants de Vernon le sieur Plantère, dont elle redoutait les aveux indiscrets : tandis qu’elle n’a rien fait pour sauver les malheureux boulangers égorgés à sa vue ; pourquoi elle a soudoyé tant de folliculaires[31], pour donner le change au public sur les causes du manque de pain ; et pourquoi la disette n’a cessé qu’après que les honteuses manœuvres de l’administrateur[32] des finances ont été dévoilées, et qu’il a craint les traits de quelques plumes qui ne sont pas à vendre.

On voit pourquoi le Ministre et la Municipalité, tremblants de voir leurs malversations exposées au grand jour, ont été si empressés de se mettre à couvert derrière le rempart d’une loi martiale ; pourquoi ils ont ensuite été si ardents à persécuter les auteurs qui les avaient démasqués ; pourquoi l’Ami du Peuple a été décrété ; pourquoi le chevalier Rutledge a été emprisonné ; pourquoi MM. Martin et Duval[33] ont été jetés dans des cachots. On voit pourquoi ils ont si violemment attenté à la liberté de la presse ; pourquoi ils ont arrêté tant de colporteurs, enlevé tant d’écrits patriotiques, gratifié tant d’espions, et pourquoi, voulant enchaîner pour toujours la plume des amis de la patrie, ils viennent de corrompre la foi des imprimeurs, et de les transformer en vils délateurs par l’appât du gain[34].

Les attentats ministériels de M. Necker n’ont point de terme ; ils se succèdent continuellement, comme les flots pressés d’une mer orageuse.

Pour réduire le peuple au désespoir, et le forcer, par la crainte de la misère, à se rejeter dans les bras du despotisme, c’est trop peu de l’accaparement des grains, il a aussi recours à l’accaparement du numéraire, devenu déjà si rare par la perte du crédit public[35].

Depuis longtemps le Ministre travaillait à effectuer cet horrible projet, par l’établissement d’une banque nationale, qui devait mettre en circulation des billets de différentes valeurs, jusqu’à ce qu’elle eût absorbé tout l’or du royaume. Il en présenta le plan à l’Assemblée nationale ; et, dans la crainte que de trop justes sujets de défiance ne le fissent rejeter, il engagea les membres du Comité des finances à le reproduire avec de légères modifications, presque au moment même où il avait engagé l’un des chefs de la maltôte[36] à en proposer un autre peu différent, dont il approuva les bases en feignant d’en critiquer les détails. Aucun de ces plans ne fut adopté : mais loin de perdre courage, il redoubla d’efforts, marcha plus ouvertement à son but, se tourna du côté de la caisse d’escompte, fit entrer les administrateurs dans ses vues, et eut recours à une suite d’opérations désastreuses qui enlèvent chaque jour l’argent échappé à l’avarice des capitalistes, et qui finiront par ne pas nous laisser un écu.

Tant que le crédit de la caisse se soutient, rien de si facile à un ministre des finances, que d’inonder le public de billets, d’absorber tout le numéraire, et de ruiner la nation. Mais quoique le crédit de la caisse soit tombé, le Ministre peut encore aller à son but, en donnant un cours forcé aux billets. Ce parti violent était laissé à M. Necker, et il l’a pris sans balancer.

Les sommes immenses que le gouvernement a puisées à différentes fois dans la caisse d’escompte, ont toujours été remplacées par du papier : Dieu sait avec quelle profusion ! La perte du crédit public ayant mis les administrateurs dans la gêne, ils ont profité d’un édit du Conseil attribuant force de monnaie aux billets, et autorisant à ne donner en espèces qu’un à compte sur ceux d’une certaine valeur, édit funeste, qui leur a ménagé les moyens de retenir la plus grande partie du numéraire, représenté par le papier en circulation. Le cours naturel des choses a fait le reste. L’embarras des administrateurs ayant excité des craintes, chacun s’est empressé de réaliser des effets discrédités, et l’on s’est porté en foule à la caisse. Pour éviter le tumulte, ou plutôt pour empêcher qu’on ne connût la quantité énorme des billets qui circulaient, et prévenir la banqueroute qui en était la suite infaillible de leur présentation, il fallait en retarder le paiement. Diverses rubriques furent mises en usage. D’abord on obligea les porteurs de se faire inscrire, puis de se pourvoir de cartes d’admission. Mais tandis que le public se morfondait aux portes, l’accès était, ouvert aux administrateurs, aux actionnaires, aux agents ministériels ; pour être admis, leurs domestiques même n’avaient qu’à se présenter ; de la sorte, l’administration avait souvent l’air de payer, sans que l’argent sortît de ses mains. Au milieu des peines incroyables qu’on avait à toucher de légers à comptes, arrivèrent les spéculateurs sordides de l’agiotage des intrigants empressés de profiter du malheur des temps, offrirent d’escompter les billets à 3, 4, 5, 6 pour cent de perte, et les citoyens se virent impitoyablement rançonnés.

Ils ne l’étaient encore que par des hommes privés ; ils le furent bientôt par des hommes publics ; sous prétexte de venir à leur secours, on les invita de s’adresser à des commissaires chargés de leur faire passer le montant de leurs billets les demandes en étaient faites par lettres ; elles restèrent la plupart sans réponse ; et pour être expédié promptement, il fallut capituler, comme on l’avait fait pour l’escompte.

Cependant l’agiotage allait son train, il augmentait même chaque jour, et la chronique scandaleuse assure qu’il se faisait presque tout pour le compte du gouvernement ; chose possible, mais improbable ; s’amuse-t-on à glaner quand on peut moissonner ?

Un nouveau mode d’accaparer le numéraire, pratiqué soudain par tout le Royaume, ne permet pas de douter que M. Necker, pressé de consommer ses projets, n’ait mis sur la place une énorme quantité de papier. En vertu de ses ordres, on donnait des billets de caisse pour comptant au trésor, aux barrières, à la ville ; mais on refuse de les y recevoir ; et comme si les rentrées étaient trop lentes au gré de ses désirs, ses agents vont attendre les marchands, les voituriers, les rouliers, à quelque distance des villes de commerce, pour leur proposer, avec remise, des billets contre de l’argent. Ces faits sont de notoriété publique. De quelque vernis qu’on les couvre, il est certain que l’accaparement du numéraire ne peut se faire par les agents de la caisse et des fermes, sans l’appui du ministère ; comme l’accaparement des grains ne peut se faire par les monopoleurs, sans l’appui des municipalités : il se fait donc pour le compte du gouvernement.

C’est par le moyen des agioteurs que le ministre a mis son projet à exécution. Quand on se rappelle les principes austères qu’il n’a cessé d’afficher ; quand on se rappelle le zèle avec lequel il a frondé la gestion de ses prédécesseurs ; quand on se rappelle ses sorties contre les funestes spéculations de l’agiotage ; on est un peu surpris et de l’intimité de ses liaisons et de la multiplicité de ses opérations avec les administrateurs de la caisse d’escompte : mais en réfléchissant que l’hypocrisie est un de ses traits caractéristiques, et la soif de commander sa passion dominante, on conçoit qu’un ambitieux déterminé à Paris, plutôt que d’abandonner le timon des affaires, n’est guère retenu par la crainte puérile de passer pour inconséquent. Quoi qu’il en soit, après avoir accaparé tout le numéraire et converti nos fortunes en papier sans valeur, M. Necker nous réduira donc à la cruelle nécessité de mourir de faim à côté de nos capitaux dénaturés, car si les receveurs des deniers publics refusent les billets de caisse, comment le boulanger et le boucher s’en chargeront-ils ? Ainsi les Français pris par leur bourse et leur estomac, seront tenus par les deux plus forts liens qui puissent enchaîner les hommes.

Jusqu’ici les vampires fiscaux avaient cherché à couvrir leurs concussions d’un simulacre de justice : mais il était réservé à l’agioteur insigne, à l’accapareur général, de fouler aux pieds, scrupules, pudeur, remords, pour dépouiller les citoyens et arracher aux infortunés leur dernière ressource, afin d’alimenter le faste de la cour, fournir aux prodigalités des proscrits, payer les plaisirs des hommes en place qui l’appuient, et gorger les sangsues de l’État qui secondent ses projets.

N’en doutons pas ; remettre la Nation aux fers, et régner sur elle sous le nom du monarque, fut toujours le but du ministre adoré : mais le moyen d’y parvenir sans argent ! Aussi la seule chose qui l’ait crucifié au milieu des calamités publiques était l’épuisement du trésor. L’inconduite du cabinet, le discrédit des effets royaux, la peur d’une banqueroute, et la diminution des revenus ne lui laissaient entrevoir aucun moyen de faire face aux événements, et il ne cessait de solliciter l’Assemblée nationale de rendre au Prince le pouvoir de forcer la perception des impôts, et de lui présenter des plans pour égaler la recette à la dépense. Désespéré de voir repousser ses spéculations désastreuses, malgré le vernis séducteur dont elles étaient couvertes, malgré les tentatives du comité des finances pour les faire adopter, malgré les efforts du fidèle Dupont[37], malgré les éloges éternels des folliculaires à gages ; alarmé de la résolution prise[38] d’éclairer toutes les parties de son administration, tremblant de voir enfin ses malversations exposées au grand jour, il a joué de son reste ; et couronnant sa carrière par le dernier des forfaits, il a tout mis en œuvre pour fatiguer les citoyens de leur liberté naissante, pour les travailler par les terreurs de la famine, pour les soulever par des vexations inouïes, pour les réduire au désespoir, pour intimider l’Assemblée nationale par la crainte des dissensions civiles, pour faire abandonner aux pères de la patrie le dessein généreux de porter le flambeau dans les détours ténébreux de l’antre ministériel, pour leur arracher des décrets qui consolident ses nouvelles spéculations, et l’affermissent dans sa place. Mais pour empêcher les ressorts usés de la machine politique de rompre, aller en avant et rester maître de l’État, il fallait remplir les coffres. D’abord il entreprit le monopole des grains ; puis il imagina la contribution patriotique, nouveau genre d’impôt[39], dont presque tout le poids porte sur le peuple qu’il voulait écraser ; enfin il eut recours à l’accaparement du numéraire, qui lui offrait le double avantage, et d’avoir à ses ordres une armée de satellites dévoués[40], lorsque le moment serait venu, et d’ôter aux citoyens les moyens de résister.

Ces perfides projets sautaient aux yeux de tout observateur clairvoyant ; il était du devoir de tout vrai patriote de les dénoncer, et mille faits connus (je le répète) auraient conduit à la preuve les mandataires provisoires de la commune, s’ils avaient été fidèles à leurs commettants, s’ils ne s’étaient pas vendus au cabinet.

Oublions le Corps Municipal, il ne joue ici qu’un rôle subalterne : il pouvait aspirer à l’honneur de servir la patrie, sans doute, mais aucun de ses membres n’est fait pour prétendre à la célébrité, pas même son chef, qui a sacrifié sa petite réputation d’auteur à la fortune d’un bas valet. Mais vous, Monsieur, vous, fameux parvenu, vous, premier Ministre des Finances, vous, que la nation plaçait à la tête de ses défenseurs, et qui l’avez trompée si indignement, après en avoir imposé à toute l’Europe ; vous, qui avez lâchement sacrifié un peuple entier qui vous adorait à des hommes superbes qui vous méprisent ; vous, qui pouviez jouir de la gloire immortelle de sauver la France, et qui avez préféré d’en être le fléau ; quels fruits attendez-vous de vos manœuvres criminelles ? — Rester l’âme du cabinet, vous faire nommer Régent du royaume, et régner sous le nom du Monarque ? Ne vous en flattez pas ; à peine aurez-vous relevé les ennemis de la Patrie, qu’ils vous renverront sans pitié. — Laisser la réputation d’un grand homme ? Ne vous en flattez pas ; les temps sont passés où l’on admirait un adroit fripon ; aujourd’hui il faut des vertus, et l’horrible entreprise d’affamer et d’empoisonner un peuple qui implorait vos soins paternels, vous rendra pour toujours l’exécration des Français, l’opprobre du genre humain.

Quant aux hommes qui pensent, il y a longtemps qu’ils vous ont apprécié ; ils vous regardent comme un heureux intrigant, un adroit faiseur d’affaires : mais vous venez de déchirer le voile qu’ils ont soulevé ; vous vous êtes mis à votre place, et vous n’êtes plus à leurs yeux qu’un fourbe du premier ordre, le Tartuffe par excellence, le Roi des Charlatans.

Aveuglé par votre folle passion, vous avez renoncé aux jouissances de l’administrateur intègre, pour le clinquant de l’homme en place ; aux hommages d’une nation puissante, pour les cajoleries des ennemis de l’État ; aux bénédictions du public, pour les sourires de la Cour : votre règne est fini, votre chute est prochaine, vos grandeurs s’évanouiront comme un songe : aucune douce réflexion ne vous consolera dans votre disgrâce ; il ne vous restera de votre élévation aucun souvenir, que celui des maux que vous avez faits ; et vous n’emporterez dans votre retraite que les malédictions des infortunés, le mépris des sages, la haine des gens de bien.

Mais en attendant que vous y alliez ensevelir votre honte et votre désespoir, les amis de la patrie doivent sans cesse avoir les yeux ouverts sur vous. Redoutable ennemi de notre liberté, quel autre posséda comme vous l’art d’en imposer sous le masque de la bonne foi, quel autre que vous aurait assez d’assurance pour tromper perpétuellement le peuple, quel autre que vous aurait assez d’astuce pour l’enchaîner, quel autre que vous aurait assez de tenue pour ne point lâcher prise ? Vous l’avez immolé à votre ambition. Que nos ennemis consentent à laisser dans vos mains les rênes de l’État, et vous êtes prêt à renouer les fils de leur trame odieuse, et vous êtes prêt à rétablir les ordres privilégiés, et vous êtes prêt à sacrifier les deniers de l’État à la foule innombrable des déprédateurs, des concussionnaires, des satellites, des espions, et vous êtes prêt à payer des dons faits à la patrie, les hommes atroces qui cherchent à l’anéantir, à remettre au monarque le sceptre de despote, à nous replonger dans l’abîme.

Si cet écrit ne suffisait pas pour dessiller les yeux de nos aveugles concitoyens, ma plume est libre encore, et tant que vous serez au timon des affaires, elle vous poursuivra sans relâche : sans cesse elle dévoilera vos malversations, sans cesse elle éventera vos projets funestes, sans cesse elle publiera vos attentats ; pour vous ôter le temps de machiner contre la patrie, elle vous arrachera au repos, elle rassemblera autour de votre chevet les noirs soucis, les chagrins, les craintes, les transes, les alarmes, jusqu’à ce que laissant tomber de vos mains les chaînes que vous nous préparez, vous cherchiez vous-même votre salut dans la fuite.


  1. Lettre de M. Marat, l’ami du peuple, contenant quelques réflexions sur l’ordre judiciaire ; in-8o de 8 pages, s. d. ; de l’Imprimerie de Caillot, rue Saint-André-des-Arcs, no 115.
  2. À Londres, et se trouve à Paris, chez les marchands de nouveautés ; 1790. — Comme les deux brochures précédentes, celle-ci porte en épigraphe la devise de J.-J. Rousseau : Vitam impendere vero.
  3. Tout le monde sait que la municipalité, ou plutôt le ministre des finances, mit sous les armes douze mille hommes pour me faire enlever : par cette belle équipée, on peut sentir à quel point il redoutait le peuple, dont je ne cessais de défendre les droits. (Note de Marat)
  4. On parle de remplacer M. Necker par M. Clavière, autre agioteur genevois, dont quelques charlatans intéressés ne cessent de prôner les talents, mais qu’il importe souverainement d’écarter du timon des affaires : il commencerait par nous fasciner de quelque nouveau projet, et finirait par épuiser nos dernières ressources. Je le répète, ce n’est qu’en tranchant dans le vif, en réduisant l’armée de moitié, en supprimant toutes les pensions accordées aux hommes qui ont de la fortune, en réformant toutes dépenses superflues dans chaque département de l’administration, et en simplifiant la gestion des deniers publics, que l’État peut revenir au-dessus de ses affaires. On dit que les sources de l’abondance sont taries : je n’en crois rien ; faites voir au peuple que vous voulez sincèrement son bien et il s’empressera de venir à votre secours. (Note de Marat)
  5. Voyez les numéros 12, 15, 22, 25 et 26 de L’Ami du Peuple. (Note de Marat)
  6. Dans le nombre, il en est une qui équivaut aux preuves directes les plus palpables ; c’est que la disette et la mauvaise qualité du pain, qui n’avaient pour prétexte que la rareté du blé, durent encore malgré la dernière récolte, récolte si abondante qu’elle suffirait seule à l’approvisionnement du royaume pendant deux années. (Note de Marat)
  7. Depuis cinq mois on a proposé à l’Assemblée nationale d’ordonner à M. Necker de représenter tous les traités que le gouvernement a faits avec des compagnies au sujet des subsistances. Soit que l’Assemblée ait négligé de faire cette demande, soit que le ministre l’ait éludée, on est encore à avoir là-dessus le moindre renseignement. La présentation de ces pièces est indispensable, de même que l’examen scrupuleux de toutes les opérations de ce genre. Mais il importe que cet examen ne soit pas fait par les membres du comité des finances, au nombre desquels ceux qui font le travail avec le ministre ne sont ni les plus instruits ni les plus désintéressés. (Note de Marat)
  8. On trouvera le texte complet du fameux pacte de famine, et des renseignements sur toutes les circonstances qui l’ont entouré, dans le Moniteur du 15 septembre 1789 (Réimpression, tome I, pp. 465 et suiv.).
  9. Sur les Leleu et sur les attaques dont ils furent l’objet, voir notamment : Compte rendu au public par les sieurs Éloi-Louis et Dominique-César Leleu, négocians, sur l’établissement des moulins de Corbeil (Paris, 1789 ; in-4o de 27 et 16 pp.) ; Réplique aux deux Mémoires des sieurs Leleu, insignes meuniers de Corbeil, en présence de M. Necker, par Camille Desmoulins (Paris, an Ier de la liberté ; in-8o de 45 pp.) ; Dénonciation sommaire faite au Comité des recherches de l’Assemblée nationale contre M. Necker, ses complices, fauteurs et adhérens, par James Rutledge (Paris, mars 1790 ; in-8o de 61 pp.) ; v. aussi le Moniteur du 16 septembre 1789 (Réimp., I, p. 475).
  10. Ils nomment ainsi les marchés où ils vont faire leurs provisions. (Note de Marat)
  11. Dans le nombre étaient le sieur Gallet, qui vient d’être condamné aux galères pour friponneries dans sa gestion, et le sieur de Leutre, joueur de profession, fameux par sa complaisance, et l’adresse avec laquelle il a fait fortune, en ruinant le comte de Balbi, le marquis de la Salle et d’autres dupes de qualité. (Note de Marat)
  12. Copie d’une lettre de M. Necker, en date du 26 septembre 1789, à MM. Leleu et compagnie, entrepreneurs des subsistances. « J’ai vu, Messieurs, avec une véritable peine, que vous avez été exposés à des inquiétudes et à des chagrins, dont votre service et votre conduite auraient dû vous garantir et s’il convenait au comité des subsistances de Paris de vous conserver la direction des établissements où vous avez donné des preuves de votre zèle, je crois que vous ne pouviez lui refuser vos soins, soyez persuadés qu’en toute occasion vous me trouverez prêt à vous donner des preuves d’estime et d’intérêt. Signé, Necker. »

    Se serait-on douté que ces hommes intéressants pour lesquels le ministre déploie une si vive sensibilité, sont des intrigants qui, en quelques années, ont fait une fortune presque aussi scandaleuse que la sienne, en pillant l’État, et en affamant le peuple ? Des richesses immenses acquises par des voies criminelles ne sont pas le seul titre à l’estime de l’administration des finances : l’analogie de caractère est un autre lien de rapprochement : analogie si frappante, que le mémoire justificatif des frères Leleu paraît être sorti de la boutique de l’agioteur genevois ; partout même protestation de dévouement au public qu’ils immolent, partout même profession de désintéressement au public qu’ils dépouillent, partout même désir d’assurer l’abondance au public qu’ils affament, partout même charlatanisme. Citons-en quelques passages. — « Les moulins et magasins de Corbeil n’offraient pour tout appât au spéculateur que l’intérêt de ses fonds : mais à côté d’un aussi médiocre bénéfice se trouvait la noble ambition d’être utile à sa patrie, d’assurer l’abondance dans la capitale, de combattre l’accaparement ; et les calculs de l’esprit s’évanouissent devant ceux du cœur. Nous cédâmes donc aux élans d’une effervescence patriotique ; et mon frère et moi souscrivîmes un traité avec le Roi. » — Ne croirait-on pas entendre M. Necker lui-même, donnant sa profession de foi ? Les généreux patriotes que ces frères Leleu ! Mais pour se targuer de désintéressement, du moins faut-il avoir les mains pures, et ne pas afficher une fortune de dix millions. Au demeurant, c’est le comble de l’impudence, lorsque les fripons prétendent lever boutique pour empêcher le public d’être trompé. (Note de Marat)

  13. Réplique de M. Desmoulins aux deux mémoires des sieurs Leleu. (Note de Marat)
  14. C’est précisément l’époque où les marchands de grains ne purent faire leurs achats, par la suspension du paiement des rescriptions. (Note de Marat)
  15. Ce sont vraisemblablement les blés exportés par la compagnie elle-même, qu’elle trouvait moyen, par ce petit manège, de vendre comme blés étrangers. (Note de Marat)
  16. Planter était chargé de veiller, à Vernon, sur les approvisionnements destinés à Paris. Au cours des troubles qui éclatèrent à Vernon dans les derniers mois de l’année 1789, Planter fut pendu deux fois, et chaque fois il fut délivré avant la fin de son supplice. Sur ces incidents de Vernon, sur la personnalité de Planter, sur les violences dont il fut l’objet, et sur la répercussion qu’eurent ces événements à la Commune de Paris, voir Sigismond Lacroix, Actes de la Commune de Paris, II, pp. 506-509, 529-530, 563, 575, III, pp. 441-442, 459-461.
  17. Dières.
  18. Pour justifier ces ordres barbares, le marquis de La Fayette, l’âme damnée du ministère des finances, avait supposé un faux décret de l’Assemblée nationale. Voir les mémoires des députés de Vernon. (Note de Marat)
  19. D’après le relevé, il y avait 910 septiers d’orge, 1 011 de froment, et 7 550 de seigle : ainsi le seigle était au froment ce que 7 est à 1. (Note de Marat)
  20. P. 8 du procès-verbal. (Note de Marat)
  21. Ibidem, p. 13. Notez que les mêmes opérations se font à l’abbaye Saint-Martin, et dans d’autres tripots, tant de Paris que des provinces. (Note de Marat)
  22. Les sieurs Vallery et Valette : pag. 5. (Note de Marat)
  23. Ibidem. (Note de Marat)
  24. Le sieur Perronet. (Note de Marat)
  25. Voici [voir] sa déclaration du 5 ou 6 octobre, sur l’emploi des moulins de l’École Royale Militaire, et l’ordonnance dérisoire du mois d’août, signifiée aux meuniers de moudre même les fêtes : tandis qu’ils se lamentaient de n’avoir rien à faire. (Note de Marat)
  26. Si de pareilles malversations avaient été commises à Londres, les employés à l’École Militaire, le premier ministre des finances, les Leleu, le comité municipal des subsistances, et peut-être toute la municipalité, auraient été aux fers le même jour, et on leur aurait fait leur procès comme à des empoisonneurs publics. (Note de Marat)
  27. Il n’aurait pu s’en porter garant qu’il n’eût mis ses malversations d’accapareur à découvert. (Note de Marat)
  28. Voyez la page 18 du procès-verbal de Saint-Martin-des-Champs ; j’apprends que depuis peu ils ont été transportés dans les environs de Paris. (Note de Marat)
  29. Une multitude de faits connus aurait conduit à la source de la disette qui a désolé la capitale, les mandataires provisoires de la commune, s’ils avaient été fidèles à leurs commettants, et s’ils n’avaient pas été vendus au cabinet. En voici quelques-uns.

    Les sieurs Leleu, dans leur réponse à la municipalité sur la lettre de M. Necker, relative à l’approvisionnement de Paris, affirment avoir abandonné les moulins de Corbeil, le 22 juillet 1788 ; leur traité avec le gouvernement pour 1789, étant plus que rempli : de sorte qu’ils ont laissé la capitale totalement dépourvue trois mois entiers. Or, il était du devoir de la municipalité d’enjoindre aux sieurs Leleu de produire les ordres en vertu desquels ils avaient anticipé les fournitures aux termes de leur traité, sous peine d’être poursuivis comme accapareurs de grains, et auteurs de la disette qui a été la suite de cette anticipation : ce qu’ils n’ont point fait.

    D’où vient ce silence criminel des administrateurs municipaux ? Faut-il le demander ? De leur connivence avec le cabinet.

    Un autre point bien essentiel à éclaircir, c’est la mixtion dangereuse des farines fournies par les sieurs Leleu : la municipalité devait donc leur enjoindre parallèlement de produire les ordres en vertu desquels ils les avaient altérées, et faute par eux d’en justifier, elle devait les poursuivre comme accapareurs et empoisonneurs publics : ce qu’elle n’a point fait. — D’où vient ce silence criminel des administrateurs municipaux ? De leur connivence avec le cabinet.

    Parmi les papiers trouvés sur le sieur Berthier, après son arrestation, était une lettre du comte de Ravillac, en date du 5 juillet dernier, dans laquelle il demandait à cet intendant de toucher des fonds sur le produit de la vente des grains faite par le gouvernement ; péculat dont il était du devoir de la municipalité de demander publiquement raison à M. Necker ce qu’elle n’a point fait. — D’où vient ce silence criminel des administrateurs municipaux ?

    De leur connivence avec le cabinet. Dans l’interrogatoire que M. Rivière, avocat au Parlement, a subi au Châtelet dans l’affaire du baron de Bezenval, il a déposé sur la foi du serment, que le sieur Berthier lui avait déclaré que son portefeuille (qu’il croyait égaré) contenait une lettre de M. Necker, par laquelle ce ministre lui ordonnait de faire couper les blés verts dans la généralité de Paris. Cette déposition, dont il est impossible de révoquer en doute la vérité, vu les dangers auxquels s’exposait son auteur, une fois devenue publique, il était du devoir de la municipalité d’en prendre acte pour dénoncer le ministre des finances, et l’amener en jugement : ce qu’elle n’a point fait. — D’où vient le silence des administrateurs municipaux ? De leur connivence avec le cabinet.

    Que dis-je ? N’ont-ils pas eu la clef du portefeuille qui renfermait cette lettre importante : mais loin d’avoir fait aucune démarche pour se procurer cette pièce de conviction, ils ont laissé le portefeuille entre les mains du neveu de l’intendant de Paris ; ils en ont renvoyé la clef au président de l’Assemblée nationale, dont les sentiments leur étaient connus, et ils ont tout fait pour étouffer cet horrible attentat, pour empêcher l’affreuse vérité de percer.

    Et dans l’affaire de Vernon, n’ont-ils pas également mis en œuvre le vert et le sec pour donner le change au public et le tromper sur tous les points ?

    Enfin, qu’on me cite un seul cas où ces administrateurs n’aient pas employé tour à tour contre le peuple l’hypocrisie, la fourbe, la violence et la trahison. Je les ai accusés de conniver avec le gouvernement, et j’en ai donné cent preuves irrésistibles pour tout autre lecteur que des Parisiens. Lorsque j’ai dit que le maire et ses confrères ne sont, dans les mains du principal ministre, que des instruments dangereux ; qu’ai-je donc dit qui ne soit conforme à la plus exacte vérité ?

    Cette connivence criminelle qui remettra la nation dans les fers, qui la retiendra sous le joug, et qui la replongera dans l’abîme, je la dénonce aujourd’hui à l’Assemblée nationale, s’il reste encore à la majorité de ses membres quelque intérêt pour le salut public, quelque sentiment honnête, quelque pudeur. Suspendre plus longtemps la recherche des coupables auteurs de nos maux, serait trahir la partie et consommer sa perte.

    Il est constant que le ministre des finances et les administrateurs municipaux ont prévariqué dans leur gestion, et abusé de leur pouvoir pour ruiner la liberté publique. L’information doit être également dirigée contre eux, le devoir et l’honneur leur imposent également la loi de se justifier complètement. S’ils ne sont pas coupables, ils ont mille moyens de faire triompher leur innocence, de confondre leurs détracteurs : et ils doivent être les premiers à demander qu’on leur fasse leur procès, qu’on l’instruise en public. Mais, hélas ! qu’attendre de l’Assemblée nationale, lorsque nous la voyons conniver elle-même avec le cabinet, lorsque nous voyons échapper tous les criminels d’État, lorsque nous n’avons pu obtenir encore que le ministre favori comparût comme accusé devant le Châtelet, lorsque les juges et les municipaux réussissent toujours à éluder cette demande ; lorsqu’ils s’enfoncent eux-mêmes dans les ténèbres ; et que pour perdre la patrie, ils emploient tour à tour impunément l’astuce, l’imposture et les outrages. Qu’attendre d’hommes esclaves de leurs vices, d’hommes dont la conscience est à prix ? (Note de Marat)

  30. C’est cette vérité bien sentie qui m’a porté à inculper la municipalité, dans un temps où le public était à genoux devant elle, dans un temps où je n’avais d’autres preuves de ses malversations que l’indifférence avec laquelle elle se portait au bien, que le refus de remplir ses devoirs. (Note de Marat)
  31. C’est avec regret que je trouve dans la liste de ces écrivains complaisants ou vendus le nom de M. Brissot de Varville. En vain chercherait-on dans sa feuille une seule réclamation contre les attentats de la municipalité ; un seul mot patriotique en faveur du marquis de Saint-Huruge, dont l’absolution a bien montré l’injustice de la détention ; un seul mot en faveur de MM. Rutledge, Martin et Duval, indignement sacrifiés à la vengeance du corps municipal. Mais en revanche, on y verra qu’il n’a pas laissé échapper une seule occasion de donner le change au public, en propageant des bruits faux et ridicules contre les boulangers et des accapareurs privés imaginaires, pour cacher les accapareurs ministériels ; voilà les manœuvres du Comité des subsistances, les délits du Comité de police, et les lenteurs du Comité des recherches, dont il est membre.

    Ses premiers écrits ne l’avaient pas fait placer dans la classe des écrivains distingués ; mais ils l’avaient fait regarder comme un patriote, titre glorieux qu’il a sacrifié à des vues particulières, et peut-être à de vaines promesses. (Note de Marat)

  32. Ces manœuvres honteuses durent encore, seulement on a soin de mêler une moindre quantité de mauvaises farines à de bonnes, afin de rendre la qualité du pain moins détestable. (Note de Marat)
  33. Jean-Marie Martin et Pierre Duval de Stains étaient, l’un commissaire du district de Saint-Martin-des-Champs, l’autre citoyen du même district. Tous deux furent arrêtés le 24 octobre 1789 et ne furent remis en liberté qu’en février 1790 (Cf. Sigismond Lacroix, Actes de la Commune de Paris, II, pp. 432-436).
  34. Le Comité de police vient de faire proposer à tous les imprimeurs qui trahiront la confiance des auteurs, et livreront leurs manuscrits, un salaire double de ce qu’ils auraient compté pour leurs frais d’impression : raffinement de politique digne du spéculateur genevois, et dont les grands inquisiteurs de Sartine et Lenoir ne s’étaient pas encore avisés. (Note de Marat)
  35. Je ne sais si la plupart des causes auxquelles on attribue la rareté du numéraire ont beaucoup de solidité : quoi qu’il en soit, il est certain qu’il a disparu tout à coup du milieu de nous, peu après le rappel de M. Necker au ministère : ce qui doit provenir de ce que les capitalistes l’ont enfoui. (Note de Marat)
  36. Le plan de M. de la Borde établissait des billets au-dessous d’un louis. S’il eût passé, on se mettrait aujourd’hui à genoux devant un écu. (Note de Marat) — Il s’agit de Laborde de Méréville, député à l’Assemblée constituante, qui proposa, le 5 décembre 1789, la conversion de la caisse d’escompte en une banque nationale.
  37. Il s’agit du député de Nemours à la Constituante, qui avait appuyé le plan de Necker sur la Caisse d’escompte.
  38. Voyez la motion de M. Freteau, du [2] octobre. (Note de Marat)
  39. Pour pouvoir l’appliquer à ses desseins, il lui importait que le produit n’en fût pas connu, et il a pris des mesures pour le cacher. Les dons patriotiques présentés à l’Assemblée nationale se trouvent-ils bien couchés sur ses registres : mais ceux qui ont été portés directement à la monnaie, en connaît-on le montant ? S’il est vrai, comme on l’assure, que les préposés refusaient d’en donner des reçus. Au demeurant, que sont devenus les dons faits à l’État ? Pères de la Patrie, vous en avez laissé le maniement au ministre des finances qui en a disposé à son gré, vous lui avez remis les clefs du trésor public, et vous vous êtes bornés au triste rôle de receveurs. (Note de Marat)
  40. Il est constant que le corps entier des officiers de l’armée, à quelques individus près, est au désespoir de la révolution. J’ai, là-dessus, des preuves non équivoques. Heureusement les soldats sont presque tous dans des dispositions contraires. (Note de Marat)