Les Pamphlets de Marat/Supplément de l’Offrande à la Patrie

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Texte établi par Charles VellayCharpentier et Fasquelle (p. 37-70).

SUPPLÉMENT
DE L’OFFRANDE À LA PATRIE

(Avril 1789)

C’est également avant l’ouverture des États-Généraux que parut le Supplément de l’Offrande à la Patrie, en avril 1789. Cette nouvelle brochure, comme la précédente, fut publiée sans nom d’auteur, et elle porte la même épigraphe : Quiquid delirant Reges, plectuntur Achivi. En voici le titre complet : Supplément de l’Offrande à la Patrie, ou discours au Tiers-État, sur le plan d’opérations que ses députés aux États-Généraux doivent se proposer ; sur les vices du Gouvernement, d’où résulte le malheur public ; sur la lettre de convocation, et sur le règlement qui y est annexé[1].

Avertissement

On ne peut qu’applaudir au zèle des publicistes qui ont épousé la défense des intérêts de la Nation : mais je ne sais si ce déluge d’écrits futiles, dont le public est inondé depuis quelque temps, n’a pas nui plus qu’il n’a servi à une si belle cause. Le moyen de douter qu’en fatigant et dégoûtant le lecteur, ils n’aient du moins empêché les ouvrages solides de faire une aussi forte impression ; reproche que je craindrais pour moi-même, si l’accueil favorable fait à l’opuscule dont celui-ci est la suite, ne m’avait un peu rassuré.

Parmi le petit nombre d’écrits qui méritent d’être distingués de la foule, à peine en est-il quelques-uns où l’on n’ait recours à une simple réforme d’administration, pour remédier aux abus et aux désordres de tous genres, qui ont mis le comble aux calamités publiques ; remède bien faible contre de si grands maux, ou, pour mieux dire, vues bien fausses aux yeux du penseur qui a observé de près les ressorts du gouvernement et le jeu de la Politique.

Quand l’histoire du passé ne servirait pas à nous instruire sur l’avenir et à nous rendre sages, il faudrait peu connaître les hommes pour attendre de la réforme du ministère le salut de l’État, et abandonner au gouvernement les destinées de la Nation. Quoi ! toujours supposer aux Princes l’amour du bien public qu’ils devraient avoir et qu’ils n’ont presque jamais ! Fussent-ils nés avec les plus heureuses dispositions, et eussent-ils reçu l’éducation la plus sage, encore y aurait-il de l’imprudence à leur confier l’autorité suprême : quelle vue assez ferme ne serait pas éblouie du faux éclat d’un pouvoir sans bornes, quel cœur assez pur pourrait y résister ? Quand ils seraient au-dessus de Titus, de Trajan, de Marc-Aurèle[2], ils ne peuvent ni tout voir, ni tout faire par eux-mêmes. Or, leurs ministres sont hommes, et trop souvent avec toutes les imperfections de l’humanité : ainsi, se reposer sur les soins d’une bonne administration serait bâtir sur le sable ; au premier souffle, l’édifice croulerait, et la nation se verrait replongée dans l’abîme.

Que faut-il donc pour cimenter la félicité publique ? Trois choses : aux sujets des droits sacrés, à l’État des lois inflexibles, au gouvernement des barrières insurmontables ; et comment réussir à leur en donner, si la Nation n’a en main le pouvoir de corriger les abus, si elle ne prend soin elle-même d’assurer son repos, et de veiller à son bonheur ? Il faut donc à la France un Conseil national, revêtu de la souveraine puissance, et (pour tout dire en peu de mots) une constitution sage, juste et libre, au lieu d’un gouvernement absolu.

Tels sont les moyens que j’ai osé proposer, comme les seuls efficaces : en vain aurait-on recours à tout autre, une triste expérience en démontrerait bientôt l’insuffisance et l’inutilité. Quant à l’exécution, je le sens trop, l’entreprise est aussi difficile qu’elle est noble et hardie : mais avec de la sagesse et du courage on surmonte les plus grandes difficultés.

Ce plan de réforme, j’en conviens, pourrait occasionner quelques commotions à la machine politique ; aussi est-il peu du goût de ces citadins imprudents qui ont aventuré toute leur fortune sur la foi du Prince, de ces hommes timides qui tremblent de compromettre leur repos, et de ces lâches égoïstes qui ne veulent que jouir en paix des douceurs de la vie. Pleins de patience pour les maux du peuple qu’ils ne ressentent point, ils ne prêchent que la résignation ; et trouvant toujours dans les calamités publiques matière à leurs vains discours, ils clabaudent contre toute mesure énergique propre à régénérer l’État, ils proposent mille petits tempéraments, et ils s’efforcent de sacrifier la Nation à leurs vues pusillanimes.

Chercher à ramener les esprits est toujours une tentative louable ; mais se flatter de réussir est souvent le rêve d’un homme de bien. Comment se le dissimuler ? Les intérêts des Compagnies, des Corps, des Ordres privilégiés, sont inconciliables avec les intérêts du peuple ; c’est sur l’abaissement, l’oppression, l’avilissement et le malheur de la multitude, que le petit nombre fonde son élévation, sa domination, sa gloire et son bonheur. Or, si le peuple n’a rien à attendre que de son courage, pour l’engager à rompre ses fers, il ne faut pas exténuer à ses yeux les torts, l’injustice, les outrages de ses tyrans : dans la crainte que de sots ménagements pour les ennemis du bien public ne tournassent contre lui, je n’ai donc point cherché à retenir ma plume ; mais en l’abandonnant au sentiment, je l’ai soumise au frein de la raison et de la justice : peut-être pouvais-je me mettre à mon aise, quelque chargé que fût le tableau, il serait encore au-dessous de l’original.

Je n’ignore pas que ces hommes apathiques, qu’on appelle des hommes raisonnables, désapprouvent la chaleur avec laquelle j’ai plaidé la cause de la Nation ; mais est-ce ma faute s’ils n’ont point d’âme ? Insensibles à la vue des calamités publiques, ils contemplent d’un œil sec les souffrances des opprimés, les convulsions des malheureux réduits au désespoir, l’agonie des pauvres épuisés par la faim, et ils n’ouvrent la bouche que pour parler de patience et de modération. Le moyen d’imiter leur exemple, quand on a des entrailles ? Et comment le suivre envers des ennemis incapables d’aucun retour généreux, envers des ennemis sourds à la voix de la justice, et dont le cœur est fermé à celle des remords ? Depuis tant de siècles qu’ils oppriment le peuple, qu’a-t-il gagné à ses paisibles réclamations ? se sont-ils relâchés de leur barbarie à l’aspect de ses misères ? se sont-ils laissé toucher à ses gémissements ? Forts de sa faiblesse, ils s’élèvent avec fureur contre lui, et crient au meurtre sitôt qu’il parle de leurs prérogatives. Pour avoir la paix, faudra-t-il donc toujours qu’il se laisse dépouiller en silence, et qu’il les invite, par sa lâcheté, à toujours s’abreuver de son sang ?

Renonçons aux suffrages de ces censeurs timides : les seuls que j’ambitionne sont ceux des hommes sages, fermes et généreux, qui s’oublient sans regret pour sacrifier au devoir. C’est à eux que j’offre avec déférence ces légères marques de mon dévouement à la Patrie et je m’applaudirai de mes faibles efforts, si je parviens à développer quelques moyens d’assurer la félicité publique.

Au surplus, en cherchant à transmettre au lecteur le zèle qui m’anime, je n’ai point cherché à lui faire illusion ; j’ai dédaigné et réticences et sophismes, armes toujours indignes des défenseurs de la liberté, et qui n’en imposent point à des adversaires clairvoyants : je n’ai donc rien dissimulé ; j’ai découvert l’abîme, j’en ai sondé la profondeur, mais j’ai fait voir aussi nos ressources ; j’ai compté sur le courage du Tiers-État, sur la sagesse et la vertu de ses représentants, et je ne désespère point du salut de l’Empire.

Définitions exactes

de termes dont on abuse continuellement, accompagnées de quelques notions élémentaires, indispensables pour l’intelligence des ouvrages politiques bien écrits, et propres à servir de pierre de touche à la logique des Auteurs.

Le Souverain d’un État est la Nation elle-même, assemblée en corps ou représentée par ses Députés.

La Constitution d’un État est l’ensemble des lois fondamentales qui règlent les différents pouvoirs du corps politique et les droits des sujets.

Le Législateur est le souverain exerçant le pouvoir législatif.

Le Gouvernement[3] est le corps dépositaire du pouvoir exécutif ; il comprend le Prince, ses Ministres et ses Conseillers.

L’Administration est l’exercice des fonctions du Gouvernement.

Les Tribunaux sont les Corps chargés du pouvoir judiciaire.

Dans un État bien constitué, ces différents pouvoirs doivent être chacun dans des mains différentes.

On voit du premier coup d’œil que le Souverain serait soumis à son Ministre, et la Nation à la merci de son Chef, si le Prince réunissait la puissance législative à l’exécutive ; réunion qui ne peut avoir lieu que par l’usurpation de l’autorité suprême ; car jamais peuple ne se remit volontairement à la discrétion de ses conducteurs. Une Nation n’est donc libre qu’autant qu’elle conserve la souveraineté, qu’elle peut réprimer le gouvernement, et qu’elle le surveille. Mais comme les droits des Nations ne sont pas moins sacrés et imprescriptibles que ceux de l’homme, elle peut toujours y rentrer, ou plutôt elle ne les perd jamais ; l’usurpation ne devenant jamais un titre valide, eût-elle dix mille siècles de possession.

On voit aussi du premier coup d’œil que dans un État bien constitué, les Tribunaux doivent toujours être indépendants du Prince, et toujours indépendants l’un de l’autre, mais tous subordonnés au Souverain.

Enfin on voit du premier coup d’œil que dans un État bien constitué, le Prince doit être soumis aux lois comme le dernier des sujets, et, loin de pouvoir soustraire à leur empire ses Ministres, ses favoris, ses créatures, il ne doit pas pouvoir s’y soustraire lui-même.

SUPPLÉMENT DE L’OFFRANDE À LA PATRIE

Premier Discours

Dans les temps de désordre et de confusion, c’est le devoir des amis de la Patrie de lui consacrer toutes leurs pensées : aussi, tant qu’il me restera quelque observation importante à faire, ne croirai-je jamais m’être acquitté de ce devoir sacré. Mes chers compatriotes, le désir de vous voir libres et heureux enflamme mon sein, et comme un feu dévorant, il le consume nuit et jour.

Défaisons-nous des préjugés de la vanité. L’étendue, la force, la puissance et la gloire de l’Empire peuvent flatter l’orgueil du Monarque : mais que font-elles au bonheur des Peuples ; ils n’y ont aucun intérêt… Ce qui les intéresse véritablement, c’est de jouir en paix de leur fortune ou du fruit de leurs travaux, c’est d’être gouvernés avec justice et modération. Le dirai-je ? nos malheurs viennent uniquement de l’incapacité et des vices de ces hommes superbes, chargés d’assurer notre bonheur. Et qui peut en douter encore ?

C’est à l’incurie du Gouvernement que nous devons la longue, la trop longue durée de ces lois iniques et barbares qui nous tyrannisent au nom de la justice éternelle.

C’est à la malheureuse ambition du Gouvernement que nous devons ces dépenses énormes qu’ont entraînées tant de projets insensés, tant de folles entreprises, tant de guerres désastreuses.

C’est à l’orgueil et à la faiblesse du Gouvernement que nous devons ce faste scandaleux de la Cour, ces rapines des Courtisans, ces prodigalités du Prince, qui nous ont appauvris et qui nous appauvrissent chaque jour.

C’est à l’inconduite du Gouvernement que nous devons ces emprunts onéreux, ces expédients calamiteux, ces déprédations criminelles qui nous ont épuisés et qui nous épuisent continuellement.

C’est à l’ineptie et aux vices du Gouvernement que nous devons ce mode ruineux de percevoir les impôts, ce brigandage affreux des traitants, ces concussions, ces extorsions, ces dévastations qui ne cessent de nous dévorer.

Ah ! s’il peut enfin recevoir une utile leçon, qu’il jette les yeux sur les désastres que traînent à leur suite l’orgueil, le dérèglement, et la soif ardente d’un pouvoir sans bornes ; qu’il contemple toute l’étendue de nos malheurs, les Peuples épuisés de misère, l’État sur le bord de sa ruine ; qu’il veuille le bien, et qu’il le veuille sérieusement.

Comment remédier à nos maux, comment en tarir la source ? Par une meilleure administration, direz-vous peut-être mais quelle forme lui donner ? En est-il quelqu’une sur laquelle on puisse faire fonds, lorsque le Prince n’est en état ni de bien choisir, ni de surveiller ses Ministres ? Voyons toutefois.

Un Monarque peut remettre à un seul la conduite des affaires, et lui confier toute son autorité, comme faisaient autrefois nos Rois aux Maires du Palais, et comme font aujourd’hui les Sultans aux Vizirs. Mais cette forme d’administration est quelquefois fatale au Prince lui-même, et cela seul a suffi pour la proscrire. D’ailleurs, qu’on ne s’y trompe pas, elle est presque toujours funeste aux Peuples ; et pour quelques moments brillants de sagesse et de gloire qu’ils pourraient espérer, ils ont toujours à craindre des siècles de désordres et de calamité.

Un Monarque peut partager les différentes fonctions du Gouvernement entre plusieurs ministres, comme font généralement les Princes de l’Europe. Mais c’est la forme d’administration sous laquelle nous gémissons depuis si longtemps.

Enfin, un Monarque peut confier les fonctions du Gouvernement à plusieurs conseils, comme font toutes les Républiques.

Sans doute cette forme d’administration a de grands avantages sur les deux autres.

D’abord, elle ne met pas de même la liberté publique en danger.

Ensuite, elle va plus sûrement au bien général, qui doit être le but de tout bon Gouvernement ; car il n’est pas si aisé à ceux qui font le rapport des affaires de les déguiser et de les altérer devant une Assemblée où se trouvent presque toujours quelques témoins des faits, que devant un Prince qui n’a rien vu que par les yeux de ses Ministres : les résolutions de l’État sont donc beaucoup mieux fondées. Les impôts sont aussi portés à un excès beaucoup moins insupportable, lorsque le Prince peut être éclairé sur la véritable situation de ses peuples et sur ses véritables besoins ; lumières qu’il trouve plus facilement dans un conseil dont les membres n’ont aucun maniement des finances, ni aucun ménagement à garder, que dans un Ministre intéressé à fomenter les passions de son Maître, à ménager les fripons en faveur, pour enrichir ses créatures et s’enrichir lui-même. D’ailleurs, les affaires, moins souvent suspendues ou bouleversées par le déplacement des Ministres, sont encore plus exactement expédiées, lorsque leur exécution est confiée à plusieurs Conseillers qui ont chacun leur département, que lorsqu’elles doivent sortir d’un même bureau.

Si cette forme d’administration paraît la moins susceptible de célérité et de secret dans la conduite des affaires, elle y apporte plus d’exactitude et de soins, plus de justice et de confiance. Elle a même peu besoin de secret et de célérité, avantages[4] toujours plus nécessaires dans un mauvais que dans un bon Gouvernement ; car l’esprit d’ordre et de prévoyance qui la caractérise, prévenant les maux, en a peu à réparer.

Elle n’attaque pas non plus le principe de la constitution politique, comme font les deux autres formes qui, corrompant et dégradant sans cesse les classes inférieures, exigeraient pourtant des hommes parfaits dans ce premier rang, où l’on ne peut guère monter et se maintenir qu’à force de crimes, ni bien se comporter qu’à force de vertus.

Enfin elle n’engendre pas les vices qui corrompent le Gouvernement, qui minent et détruisent l’État.

Tels sont les avantages de cette forme d’administration dans les Républiques ; mais dans les Monarchies, c’est toute autre chose. Voyez-la sous le Régent, quel bien procura-t-elle à la Nation ? La manière dont il s’y prit pour l’établir, fit assez voir qu’il s’était peu soucié qu’elle allât mieux, et qu’il avait moins songé à donner aux Membres du Parlement l’autorité qu’il feignait de leur confier, qu’à les faire mépriser du Peuple, en les rendant ridicules à ses yeux : aussi fut-elle réformée au bout de quelques mois, après avoir achevé de tout gâter.

Au demeurant, vouloir que des Conseils remplacent des Ministres, c’est vouloir donner au Gouvernement une marche rétrograde. Les trois formes d’administration que j’ai développées se rapportent manifestement aux trois formes spécifiques du Gouvernement suprême. Et comme toute Démocratie tend naturellement à l’Aristocratie, toute Aristocratie à la Monarchie, et toute Monarchie au despotisme ; de même, l’administration par Conseils tend à l’administration par Ministres, et l’administration par Ministres au Vizirat. C’est cette pente éternelle de la force publique vers le relâchement, qui oblige de tendre ainsi tous les ressorts de l’autorité ; et comme on n’arrive au despotisme qu’après que tous les autres ressorts sont usés, le moyen de prétendre abandonner cette forme pour une autre, lorsque aucune autre ne suffit plus à une Nation qui a pu supporter celle-là ? Ainsi, toujours en butte à lui-même, le Gouvernement engendre continuellement les vices qui le dépravent, et consumant l’État pour se renforcer, il le renverse enfin comme un édifice qu’on voudrait relever avec des matériaux tirés de ses propres fondements.

Mais quand l’administration par Conseils serait du choix du Monarque, et qu’il lui confierait réellement son autorité ; sous un Roi puissant, ses Membres seront-ils moins susceptibles de corruption, seront-ils moins de concert entre eux contre le bien public ? D’ailleurs, uniquement propre aux Rois laborieux, ne serait-elle pas plus souvent nuisible que favorable à l’expédition des affaires ? Et quelle sûreté de sa durée pourrions-nous avoir, que la volonté du Monarque régnant ?

Si, par quelque miracle de la Providence, un grand homme se trouvait appelé au trône, et qu’il tint les rênes de l’État, n’y aurait-il pas aussi des temps de lassitude, d’épuisement, d’indisposition, de maladie, d’infirmité, de vieillesse, de décrépitude, qui ne laisseraient souvent à la tête de l’Empire qu’un simulacre de Roi ? Enfin l’ordre établi pour la succession et la mauvaise éducation des héritiers de la Couronne, donnant toujours dix imbéciles pour un vrai Monarque, l’État serait bientôt replongé dans le désordre, et les peuples dans la servitude et la misère.

Laissons là les vains rêves ; à part quelques moments de crise, toujours le choix des Ministres dépendra des intrigues de la Cour ; et leur marche, changeant sans cesse avec les vues, les desseins, les projets du Cabinet, sera sans cesse assujettie aux caprices d’une politique versatile. Ainsi, ne cherchons plus dans aucune forme d’administration le remède aux abus effroyables d’un ministère inhabile, vicieux et corrompu. Après la longue, la cruelle, la déplorable expérience que nous en avons faite, et nos pères[5] avant nous, quel espoir nous reste-t-il de tarir la source de nos maux, si ce n’est de nous réfugier dans le temple de la liberté, et de donner à l’État une constitution inébranlable, fondée sur la raison et la justice ?

Second Discours

Enfin elles paraissent, mes chers Concitoyens, ces lettres de convocation, ces lettres si vivement désirées, si longtemps attendues.

Que d’empressement à les lire ! Mais, hélas ! quel sentiment de tristesse s’empare de mon âme en les parcourant ! J’y cherche ce ton simple et vrai d’un père tendre qui ne veut que le bien de ses enfants, qui s’émeut à l’aspect de leurs misères, qui s’indigne contre les coupables auteurs de leurs maux, qui se prépare à les tirer d’oppression, à leur rendre la liberté et la paix ; ce ton qui va au cœur et qui fait couler des larmes d’admiration : mais je n’y trouve que le langage trop ordinaire d’un Prince impérieux, dont les affaires sont dérangées, et qui veut bien recevoir les suppliques de ses sujets, pourvu qu’ils lui donnent, à leur tour, les moyens de sortir d’embarras ; je n’y vois que projet vague de rétablir l’ordre ; en un mot, j’y retrouve ce ton si lourdement employé dans tous les édits et ces promesses si décriées, que le peuple gémit d’avance, lorsque ses Maîtres lui parlent de leurs soins paternels. Est-ce donc là le langage d’un Prince juste, qui n’ignore plus que l’abus seul de son autorité a plongé l’État dans l’abîme ? Avec combien peu d’âme ses Ministres l’ont fait parler ! et quel motif peu généreux ils lui prêtent ! Ce ne sont point les calamités publiques, les tristes gémissements de ses sujets réduits au désespoir, qui troublent sa tranquillité ; c’est le mauvais état de ses finances qui l’inquiète, c’est l’épuisement de son trésor qui lui ôte son repos.

S’ils ont compromis la dignité du monarque, ils n’ont pas moins compromis les droits de ses sujets. Ah ! ce ne sont point des doléances, mais des griefs que nous porterons aux pieds du trône ; ce ne sont pas des plaintes, mais des cris d’indignation que nous élèverons contre les auteurs de notre misère ; ce ne sont pas des souhaits que nous ferons entendre, mais la réclamation des droits de l’homme et du citoyen ; ce n’est point une grâce que la Nation implore, c’est justice qu’elle demande et qu’elle attend.

Père du Peuple, rétablissez-nous dans ces droits sacrés que nous donna la nature ; aidez-nous à rompre nos fers, rendez-nous la liberté, et puis demandez-nous notre sang ; les sacrifices les plus durs, dictés par l’amour, ne coûteront plus rien à nos cœurs.

Ici, mes chers Concitoyens, je ne puis me défendre d’une réflexion douloureuse. À la vue de la Nation entière en mouvement, et de ces immenses préparatifs pour faire le bien, je me demande à moi-même, le bien est-il donc si difficile à faire, quand on le veut sincèrement ?

Le trésor public a été livré aux rapines, dirai-je au Prince, faites un exemple terrible des déprédateurs. Les finances sont en désordre ; rétablissez-les par votre économie. Les revenus publics sont la proie des traitants ; anéantissez ces vampires odieux. Le temple de la justice est habité par des oppresseurs ; réformez les lois criminelles et les tribunaux. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble qu’il ne faudrait au dépositaire de la force publique qu’un sens droit, de la bonne volonté, et de la fermeté, pour réformer tous ces abus criants, et donner au Gouvernement la marche qu’il doit avoir. Et les factions nombreuses des méchants intéressés au mal ? que peuvent-elles, quand on a pour soi la masse du peuple, corps de la Nation ? Montrez-lui donc, par des effets, et non par des paroles, que vous voulez réellement son bien ; commencez par réformer ce faste, cette vaine pompe qui n’ajoutent rien à la majesté du trône, à la dignité du monarque, et qui épuisent vos provinces ; tranchez dans le vif : cessez ensuite de prodiguer les grâces à vos favoris ; rappelez cette multitude de pensions qui ont été surprises par l’intrigue, ou arrachées par la faveur ; modérez celles qui sont excessives, quoique méritées ; faites rendre gorge aux traitants, aux exacteurs, aux concussionnaires, aux déprédateurs de l’État ; livrez-les à l’indignation publique ; et puis, sans avoir besoin d’accabler du poids de votre autorité ces factions odieuses, elles disparaîtront à votre aspect, comme des vapeurs légères disparaissent aux rayons de l’astre du jour. Après de pareilles marques de zèle pour le bien de vos peuples, si vous avez besoin de secours, comptez sur vos fidèles sujets.

À quoi donc en veut-on venir ? À demander de l’argent, et promettre satisfaction. Je ne vous entretiendrai point ici, mes chers compatriotes, de ces dispositions du règlement sur la qualification des députés de la noblesse, de ces étranges compliments faits à tous les membres de l’Ordre, qui annoncent la faveur où il est ; de ce mode vicieux de remettre les cahiers, qui rend le Gouvernement arbitre suprême des réclamations et des droits des citoyens, de ce pouvoir[6] général exigé de tous les électeurs pour leurs députés, qui décèle le dessein de l’administration de prévenir tout ce qui pourrait s’opposer à ses vues ; de cette tenue des États sous les yeux de la Cour, qui menace la liberté des délibérations de vos Représentants. Je laisse de côté tous ces objets inattendus, bien propres à inspirer de la défiance, et je ne vous parlerai que des desseins avoués du Roi. Il veut s’aider des conseils de la Nation, afin que les abus de tout genre soient réformés et prévenus par de bons et solides moyens qui assurent à jamais la félicité publique. Voilà de magnifiques projets ; mais, hélas ! ces projets magnifiques, à quoi se réduisent-ils ? D’après les événements qui ont nécessité la convocation des États, on ne peut guère espérer qu’un nouveau plan de finances[7]. Or, la réforme générale qu’on nous promet ayant été sollicitée par le Ministre qui les dirige, il est peu probable qu’elle s’étende à tous les départements, moins encore à la refonte des lois criminelles, au rétablissement des jurés, à la proscription des coups d’État ! Comment se permettre d’en douter encore après la déclaration expresse du Monarque[8] ? D’en douter ? Et ne voyez-vous pas qu’elle doit se borner à l’établissement d’un ordre constant et invariable dans toutes les parties de l’administration ? ce qui réduit en fumée tous ces beaux projets ; car cet ordre constant et invariable, toujours dépendant de la volonté du Ministre dans chaque département, sera bouleversé à la première mutation, et peut-être ne durera-t-il pas deux jours.

Proposer un pareil établissement, c’est ne rien faire pour le soulagement des peuples, pour le bonheur de la Nation. Comment donc ressentirions-nous à jamais les effets salutaires que nous avons droit d’attendre de l’Assemblée des États-Généraux ?

« Le sage, s’il en est sur le trône, renonce à l’empire, ou le partage ; il consulte ses forces, et mesure sur elles les fonctions qu’il veut remplir. » Mais ce que ferait le sage n’est point ce que fera le gouvernement. Il veut le bien, dit-on, je le crois. Quelle illusion cependant de s’imaginer qu’il sacrifiera à ses devoirs, au salut de l’État, au bonheur des peuples, l’amour d’un pouvoir illimité ; qu’il circonscrira son autorité dans des bornes légitimes ! Au lieu de nous rendre la liberté, la paix, le bonheur, on cherchera donc de petits palliatifs à nos maux, et on nous proposera quelque légère réforme.

Ce que vous ne sauriez obtenir de la vertu, mes Concitoyens, vous pouvez l’obtenir de la nécessité. Je l’ai dit[9], et je ne saurais trop le redire ; point de salut pour l’État, point de bonheur pour ses membres, sans un Conseil suprême, permanent, et chargé de donner de bonnes lois à la Nation, d’établir les droits des citoyens, de circonscrire l’autorité du Prince, et de surveiller les Ministres : ce qui nous ramène à la souveraineté des assemblées nationales, comme à la seule forme d’une constitution légitime, sage et heureuse.

Rejetez donc hautement le mode de procéder par cahiers ; mode vicieux qui anéantirait la liberté laissée en apparence aux États, rendrait nulles leurs délibérations, et remettrait le sort des peuples à la décision du Cabinet. Malheur à qui se repose sur de vaines promesses : la réforme des abus ne sera effective, et vous ne rentrerez dans vos droits, qu’autant que vos députés transigeront solennellement avec le Monarque. Sans cela, dût-il accéder à toutes vos demandes, et les confirmer par autant d’édits, il n’y aurait rien de fait pour votre repos. Bientôt un nouvel édit anéantirait ces vains titres. Vous vous seriez dépouillés pour secourir le Prince, et vous vous retrouveriez enfin plus malheureux que jamais.

Ainsi, sans la ferme résolution de n’écouter aucune proposition sur l’article des impôts, et de n’accorder aucun secours au Gouvernement, qu’il n’ait consacré d’une manière solennelle les lois fondamentales du royaume, vous êtes perdus sans retour. Cette ferme résolution, vous devez l’imposer comme un devoir inviolable à vos représentants ; leur tracer à cet égard un plan de conduite ; les lier par le[10] serment, la conscience, l’honneur ; et désavouer à l’instant le lâche qui vous aurait manqué de foi.

Mais quoi ! le spectacle continuel de tant de pièges odieux, de tant de lâches trahisons, de tant de noirs forfaits, enfants de la politique, n’aurait-il pas fasciné ma vue ; et mes craintes cruelles ne seraient-elles point de vaines alarmes ? Un rayon d’espérance vient luire à mon cœur. Mes chers concitoyens, que l’horreur des méchants ne nous rende pas injustes… Non, les Princes ne se font pas tous un jeu de tromper leurs peuples. Il est encore des vertus sur le trône. La bonne foi, la véracité, la justice ont placé leur sanctuaire dans l’âme de Louis XVI. Il ne veut se montrer à ses sujets que comme un père tendre et généreux. Puisse-t-il bientôt renouveler, aux yeux de l’Univers, l’exemple trop longtemps délaissé des Titus et des Trajan.

Troisième Discours

Le voici qui s’approche, ce jour à jamais mémorable dans les annales de la France, ce jour à jamais fortuné pour le peuple et à jamais glorieux pour le Monarque. Non, mes chers compatriotes, il ne vous trouvera point endormis, mais préparés au combat, armés de courage, et sacrifiant à la nature, à la justice, à la liberté, sur les autels de la sagesse.

C’est par les représentants de la Nation que doivent être faites les lois qui assureront votre bonheur, et quoique chaque membre de l’Assemblée nationale puisse y développer ses vues, c’est au Président de fixer les matières sur lesquelles elle doit statuer.

Le droit de la présider est une des prérogatives de la Couronne ; prérogative sans inconvénients chez une nation barbare qui a toujours les armes à la main[11], mais dangereuse chez une nation paisible et civilisée. Car l’Assemblée nationale étant le Législateur suprême, qui ne voit que dès l’instant où le Prince seul peut lui assigner les objets de délibération, maître d’enchaîner son activité, il l’empêche de connaître des abus qu’il a faits de sa puissance, des atteintes qu’il a portées aux lois, et il ne lui laisse plus de liberté que celle d’écouter ses demandes, de satisfaire à ses besoins, et de concourir à ses projets ambitieux. Dès cet instant, le Souverain est lié par son mandataire, et l’État est dans la dépendance de son chef. Il importait donc à la souveraineté de l’Assemblée nationale que le Prince ne put jamais la présider[12], ni par lui-même, ni par ses ministres ; et si la constitution lui laissait quelque part au pouvoir législatif, ce devait être uniquement par le droit de consentir ou de rejeter les lois qui seraient passées, comme cela se pratique aujourd’hui chez les Anglais.

La liberté des délibérations exigerait que les États-Généraux fussent présidés par un membre indépendant ; mais ils ne sauraient se flatter de jouir de cet avantage : car lors même qu’il ne leur serait pas contesté par le Monarque, sur qui feraient-ils tomber le choix ? Partagés comme ils le sont en trois Ordres, qui n’ont ni les mêmes intérêts, ni les mêmes vues, chacun d’eux réclamerait la prééminence ; bientôt l’Assemblée nationale, agitée par la discorde, dégénérerait en cohue tumultueuse, et le bien public serait sacrifié à de vains débats. Ainsi, en vertu de l’usage antique, les États-Généraux seront présidés par le premier Prince de la Maison royale, ou par le premier Officier de la Couronne. Laissons donc à la couronne la prérogative de les faire présider, et occupons-nous des objets qui seront mis en délibération.

C’est ici, mes chers concitoyens, que paraîtront au grand jour les projets du Cabinet, et c’est ici que doit briller la sagesse de vos Députés.

On ne cesse de nous prêcher la subordination[13], en nous recommandant de nous presser autour du trône, de nous confier à nos défenseurs naturels. Sans doute il ne faut ni suspecter les vues salutaires de l’administration, ni accuser la sagesse du Monarque, ni repousser la main tutélaire du Gouvernement ; mais ce sont les actions seules qui manifestent la pureté des intentions, et c’est aux bienfaits que se reconnaît le bienfaiteur.

Si le Gouvernement n’a en vue que le bonheur des peuples, il doit lui être indifférent que l’on commence à délibérer sur un point plutôt que sur un autre point, lorsque tous deux vont également au bien public ; ce qui ne serait pas indifférent à la Nation. Que dis-je ? Si le Gouvernement n’a en vue que le bonheur des peuples, il doit se hâter d’apporter remède aux maux les plus pressants et d’en extirper la cause. Au lieu de commencer par rompre les fers de la Nation, par en assurer la liberté et le repos, s’il débutait par proposer l’examen des finances, par chercher à faire consentir des impôts, pour combler le déficit, acquitter la dette publique et remplir le trésor ; s’il opposait des subterfuges ou une résistance opiniâtre au vœu de l’Assemblée ; s’il prétendait faire marcher ses intérêts particuliers avant le salut de l’Empire : serait-ce manquer de respect au Législateur provisoire, que de refuser d’aller en avant ? Serait-ce s’arroger une autorité perturbatrice, que de ne pas se soumettre à l’autorité providentielle du Mandataire universel de la Nation dispersée ? Serait-ce arborer l’étendard de la révolte sur les remparts de la liberté[14], que d’opposer aux desseins du Cabinet une fermeté invincible ?

Et qu’on ne dise pas que les besoins urgents de l’État forceront le Gouvernement de suivre cette marche ; on a si tôt terminé les plus grandes affaires, lorsqu’elles doivent faire le bonheur de ceux à qui on les propose ! Or, que feront quelques jours de plus ou de moins avant que de s’occuper de l’examen des finances ? Car de donner à l’État une constitution qui fasse à jamais son bonheur sera l’affaire de quelques jours, si le Cabinet n’y apporte point d’obstacle.

Quel sera donc le plan de conduite des Députés du Tiers-État ? Celui que prescrit la prudence.

Porter à l’Assemblée un esprit calme, également éloigné et d’une aveugle confiance et d’une défiance injurieuse, mais éclairé sur tous les points, mais en garde contre toute surprise ; puis voir venir le Prince.

S’il a réellement dessein de rétablir la Nation dans ses droits, qu’ils bénissent sa bienfaisance, qu’ils l’invitent, l’engagent, le sollicitent de commencer par le grand œuvre de la régénération de l’État, et qu’ils s’empressent de le consacrer.

S’il ne parle que de réformer l’administration, qu’ils fassent, avec respect, valoir le vœu des peuples.

S’il persiste dans ses projets, qu’ils lui opposent une fermeté inébranlable.

C’est une hydre à cent têtes que la tyrannie sous ses différentes formes ; pour l’abattre, il faut la vertu d’Alcide. Vos Députés, mes chers compatriotes, seront les chevaliers de la Nation pour eux le Conseil suprême se changera en champ de Mars ; mille ennemis puissants viendront tour à tour les assaillir ; mais l’amour de la Patrie en fera des héros.

Peut-être la Noblesse et le Clergé, cherchant à rendre nulle la convocation de l’Assemblée nationale, ou à la faire tourner à leur avantage, demanderont-ils que chaque Ordre délibère séparément. Gardez-vous de ce mode gothique que la raison réprouve, qui n’a été suivi que dans les temps de l’anarchie féodale, et qui ramènerait le règne désastreux de la barbarie.

Si le salut de l’État exige que l’on commence par délibérer sur les lois fondamentales du royaume, l’unité des décisions exige que les trois Ordres se réunissent pour délibérer sur toutes les affaires de quelque importance ; usage seul conforme à la raison, et constamment suivi pendant plusieurs siècles[15], où les Assemblées de la Nation étaient vraiment nationales. Et quel autre mode pourrait-on sérieusement proposer ? Quoi ! chaque Ordre délibérerait séparément sur des choses d’un intérêt commun ! Mais en demandant à se séparer du Tiers-État, le Clergé et la Noblesse voudraient-ils paraître moins empressés que lui de concourir à la liberté, au repos, à la prospérité de la Nation ; ou pourraient-ils se résoudre à se déclarer de la sorte les ennemis jurés de la félicité publique ?

Enfin la Noblesse et le Clergé prétendront peut-être, sous prétexte d’établir l’égalité, que chaque Ordre soit compté pour une voix. Rejetez de même ce mode inique et absurde, qui rendrait illusoire la justice que vous avez obtenue d’avoir un nombre de Députés égal au leur, et d’en pouvoir contrebalancer l’influence.

Si l’unité des décisions exige que les trois Ordres délibèrent en commun, la raison veut qu’ils opinent par tête ; sans cela point d’équilibre dans les suffrages. Vainement auriez-vous cherché à peser les prétentions et les prérogatives, à balancer les avantages et les désavantages des différentes classes de citoyens. Vainement auriez-vous fait parler l’intérêt public. Vainement vous seriez-vous assemblés pour assurer le repos et le bonheur des peuples ; la liberté qu’on vous aurait laissée de faire valoir leurs droits, ne serait qu’une dérision insultante ; le Tiers-État, sans défense, se verrait à la merci des deux Ordres privilégiés, et la Nation gémirait à jamais sous le joug d’une poignée d’oppresseurs, sans aucun espoir de le secouer.

Telles sont les principales règles à suivre dans le travail des États-Généraux ; règles dont la justice et la sagesse doit sauter aux yeux de tout homme qui n’est pas aveuglé par la passion ou esclave des préjugés ; car elles sont fondées sur les premières notions du simple bon sens et sur les premiers principes de la simple équité. Espérons qu’enfin et Nobles et Prélats ne se refuseront plus de les avouer. Rendus au vœu de la Nation, devenus citoyens, et n’écoutant que la voix de la raison, du devoir, de l’honneur, ils se réuniront à vous comme à des frères, et ne verront plus dans l’Assemblée nationale que les enfants d’une même famille, dont le Monarque se montrera le père.

Écartons ici, mes chers concitoyens, tout triste présage ; mais si le ciel, sourd à nos prières, n’étouffait dans l’âme des méchants ni projets désastreux, ni prétentions injustes, il vous reste la vertu pour vous distinguer par une conduite sage, ferme, héroïque, et par un plan aussi mûrement réfléchi qu’unanimement adopté, faire échouer les projets des ennemis de la Patrie… Ô vous sur qui elle aura porté ses regards, vous à qui elle aura confié ses intérêts les plus chers, Députés du Tiers-État, illustres dépositaires de ses dernières espérances, montrez-vous dignes de son choix. Supérieurs aux petitesses de l’amour-propre, accordez à l’âge, aux rangs, aux dignités, les égards consacrés par l’usage ; dédaignez les préséances, et ne voyez que les grands objets qui doivent vous occuper.

Le temps qui vous sera laissé pour servir la Patrie est mesuré ; gardez-vous de le consumer en discours oiseux, en disputes frivoles, en vaines discussions ; remettez à une conjoncture moins sérieuse le désir si naturel de briller ; qu’avant la tenue des États, chacun de vous se réunisse à ses collègues, s’entende, et se concerte avec eux. Tous animés du même esprit, choisissez parmi vous, pour porter la parole, un homme sage, ferme, éloquent. Ne souffrez point que l’Assemblée se dissolve avant d’avoir statué sur les lois fondamentales du royaume, et ne sondez les plaies du Gouvernement qu’après avoir rompu les fers de la Nation[16]. Ah ! si la foi religieuse du serment, si la loi imposante du devoir, si la voix impérieuse de l’honneur ne suffisent pas pour armer votre vertu, que le plaisir délicieux de devenir les libérateurs de vos concitoyens s’unisse encore à la gloire éternelle de sauver l’État. Trop fortunés mortels ! la France en pleurs attend de vous ses destinées, et l’Europe étonnée a les yeux attachés sur vous.

Quatrième Discours

Je voudrais, mes chers compatriotes, vous offrir le ravissant tableau des avantages qui résulteront infailliblement des Assemblées nationales devenues permanentes ; mais je ne puis qu’en tracer une esquisse légère.

Ne cessons de le répéter : le seul but légitime de tout Gouvernement est le bonheur des Peuples qui y sont soumis, but qu’il atteindrait toujours sans le défaut de capacité, d’intégrité, et de désintéressement de ceux qui sont à la tête des affaires. Or, on doit trouver plus de lumières et de vertus dans le Conseil de la Nation, où l’intérêt public appelle des hommes de mérite, que dans le Conseil du Prince, où la faveur n’appelle que des intrigants.

Mais quand on y trouverait tout aussi peu de désintéressement et d’intégrité, on y perdrait peu encore.

Lorsqu’un ministre propose dans le Cabinet quelque projet conçu pour son avantage personnel, il lui est facile de séduire le Prince, presque toujours ignorant ou borné, et de l’engager aux entreprises les plus funestes, par ces grands mots d’honneur de la couronne, de gloire de l’État : d’autant plus intrépide dans ses malversations, qu’il se flatte de les dérober au grand jour, ou de les couvrir du voile de l’intérêt public, si même il ne se met effrontément au-dessus de l’opinion, des murmures, et des clameurs.

Dira-t-on que le Prince porte constamment dans le Conseil les résolutions prises dans le Cabinet ? Quand cela serait, est-il donc si difficile à un ministre entreprenant d’en imposer par des exposés falsifiés, des prétextes spécieux, des raisons captieuses, à des hommes qui n’ont aucun intérêt de rechercher la vérité, et qui sont toujours prêts à favoriser les projets désastreux d’un collègue toujours disposé à favoriser les leurs à son tour : ce qui ne saurait arriver dans le Conseil national.

Quoi donc, les membres de ce Conseil ne sont-ils pas des hommes comme les ministres du Prince ? et qui doute qu’ils n’aient souvent des intérêts opposés à ceux de la Nation ? Soit ; mais dans une Assemblée nombreuse, dont les membres, tirés des différents Ordres de l’État, sont généralement instruits, attentifs, clairvoyants, et dont aucun n’a les mêmes vues, chacun entreprendrait en vain d’amener les autres à ce qui lui convient personnellement ; il ne ferait que se rendre suspect de corruption et d’infidélité. Qu’en résultera-t-il ? Les intérêts particuliers, trouvant de toutes parts une opposition invincible, cesseront de balancer l’intérêt général, et la voix du bien public sera seule écoutée ainsi, chacun faisant de nécessité vertu, sacrifiera ses projets de fortune au soin de sa réputation ; et, soit feinte, soit réalité, l’effet en sera le même pour le bonheur commun.

Sans cesse abusé par l’apparence des choses, le Prince sacrifie à ses vues ambitieuses les intérêts du peuple. Est-il sans ambition ? il abandonne le timon des affaires, pour se reposer aveuglément sur ses ministres, et le peuple n’y gagne rien. Des ministres soigneux à tirer parti de tout, et déterminés à perdre l’État s’il le faut, plutôt que leur place, travaillent sans relâche à se rendre nécessaires ; et trop souvent le moyen qu’ils choisissent pour réussir est de plonger l’État dans le désordre et la confusion, ou d’engager le Prince dans quelque guerre dont il ne puisse se tirer sans eux, et qui leur fournisse l’occasion de vexer le peuple sous prétexte des nécessités publiques, d’assouvir leur avarice, de gagner sur les marchés, de faire mille odieux monopoles, etc. ; désordres qui disparaîtront par l’établissement du Conseil national : chargé de surveiller l’administration, il contiendra le Cabinet, et l’empêchera de sacrifier perpétuellement le bien de l’État aux projets du Prince ou aux vues particulières des ministres. Ainsi les guerres n’étant plus provoquées, seront et beaucoup plus rares et beaucoup moins cruelles : de là tous les avantages attachés à une paix plus solide et plus durable ; l’épargne des frais de la guerre, qui, après avoir absorbé les revenus publics, sont encore à charge à l’État, et ne cessent d’épuiser les peuples ; de là aussi tous les avantages attachés à la libre continuation du commerce ; de là encore tous les avantages qui tiennent aux soins que le Gouvernement pourra porter à faire fleurir les Arts, les Manufactures, l’Agriculture ; à former des établissements utiles, qui augmenteront et ses propres ressources et la richesse du peuple.

Il y a plus ; les Ministres surveillés consulteront à leur tour le bien public ; il y aura donc un plan d’opérations arrêtées après mûr examen ; chaque nouveau venu ne se fera plus un point d’honneur de détruire tous les établissements de son devancier ; les mêmes projets, sous cent formes différentes, ne seront plus quittés et repris avec une légèreté révoltante, et une entreprise ne sera plus abandonnée, que lorsqu’elle aura été reconnue défectueuse, mauvaise, ou impossible.

Les Ministres eux-mêmes auront plus de stabilité, et on ne verra pas sans cesse des novices appelés au timon des affaires, puis renvoyés lorsqu’ils commencent à acquérir des lumières.

Forcés de s’observer, ils cesseront de se reposer sur leurs commis, ils deviendront appliqués, prendront des connaissances nettes et approfondies des affaires, et seront enfin en état de corriger les abus que les passions ou les préjugés ont introduits dans l’administration. Leur gestion pouvant être recherchée, ils seront intéressés à surveiller leurs subalternes, crainte d’être taxés de négligence ou de connivence ; ce qui préviendra encore les malversations des commis[17], qui auront moins le temps de s’arranger pour leurs friponneries, et qui, se voyant à la discrétion de leurs maîtres, seront plus réservés à ne pas commettre des infidélités qui pourraient les perdre. Ainsi, l’œil attentif du Conseil national contiendra dans le devoir tous les départements du ministère, et leurs opérations en iront mieux au bien général.

Mais, pour mieux sentir les avantages attachés à l’établissement du Conseil national, opposons-les aux inconvénients d’une administration arbitraire.

D’un côté, mutations perpétuelles dans chaque département ; politique versatile, soit au dedans, soit au dehors ; nul plan d’opérations qui tende au bonheur public.

Nulle sûreté personnelle contre les abus de l’autorité.

Nulle sûreté personnelle contre la prévarication des Magistrats.

Nulle assurance de jouir du fruit de ses propres travaux, continuellement dévoré par un essaim d’exacteurs, de concussionnaires, et de déprédateurs ; découragement de tous les sujets laborieux, oppression d’une multitude d’infortunés, désolation continuelle des peuples.

Affaiblissement de l’État, et impossibilité de jamais établir un bon Gouvernement.

De l’autre côté, suppression de toute exaction, concussion, et déprédation.

Anéantissement de toute oppression.

Sûreté entière des biens et des personnes.

Diminution des impôts, et augmentation des revenus publics.

Progrès de l’Agriculture, des Arts, du Commerce, et de la population.

Facilité de tous les établissements qui peuvent augmenter la gloire du Prince, les ressources de l’État, et le bonheur des peuples.

Si jamais vérité morale fut démontrée, c’est l’utilité des États-Généraux rendus permanents ; le bien qu’ils produiront est évident, incontestable, immense qu’on réalise leur existence pendant quelques années, c’en est assez pour la rendre éternelle, tant chacun trouvera son intérêt particulier dans l’intérêt commun.

Je ne m’étendrai pas ici sur la forme à donner à la constitution, pour la rendre solide et durable : j’observerai simplement qu’elle dépend d’une sage distribution des différents pouvoirs de l’État, distribution qui doit être telle qu’en laissant au Gouvernement toute son activité et le secret de ses délibérations, elle circonscrive néanmoins l’autorité arbitraire, et assure aux citoyens la liberté civile, la paisible jouissance de tous leurs droits ; ce qui fera du corps politique un tout parfait, et le chef-d’œuvre de la Législation.

Mais ce chef-d’œuvre ne peut se réaliser aujourd’hui que par le concours de la Nation et du Prince.

Comme il est à l’avantage réciproque des parties contractantes, rien ne peut s’opposer à son exécution, que les conseils perfides des traîtres à la Patrie qui assiègent le Trône. En effet, diront-ils, c’est enlever au Monarque ses prérogatives que de transférer au Conseil national le pouvoir suprême, le droit de faire les lois, de contrôler l’administration, de surveiller les Ministres, de gêner[18] la gloire des conquêtes : et quel sera le prix de tant de sacrifices ?

Comment ? ce serait enlever au Monarque ses prérogatives, que de ne lui pas attribuer un pouvoir qui ne lui fut jamais confié ! Ce serait lui enlever ses prérogatives, que de ne pas lui laisser les moyens d’abuser de l’autorité, d’être injuste quand il lui plaît, et de faire mourir ses sujets de faim, pour grossir son trésor, gorger ses favoris, et fournir aux déprédations de ses Ministres ! Ce serait lui enlever ses prérogatives, que de rendre les guerres plus rares, et de réprimer la fureur des conquêtes, cette rage meurtrière, dont tant de Rois tirent leur gloire et leur bonheur ! Ce serait lui enlever ses prérogatives, que de le mettre dans l’heureuse impuissance de souiller son règne d’exactions, de rapines, de violences, de sang, de meurtres, de carnage ; en un mot, de le mettre dans l’heureuse nécessité d’être sage, juste, bon… Et l’on demande quel sera le prix de tant de sacrifices !

Mais, demanderai-je à mon tour à ces lâches ennemis de la Patrie, n’est-ce pas se rendre coupable du crime de lèse-majesté, que de mettre le Prince à la place de l’État ? et n’est-ce pas attenter à l’honneur du Prince lui-même, que de le représenter comme un insensé qui préfère le plaisir de commander à des esclaves, au bonheur de régner sur des hommes libres ; comme un tyran odieux qui regrette de ne pouvoir, à son gré, livrer ses peuples à l’oppression, au pillage, à la famine, aux horreurs de la guerre, et comme un monstre furieux qui s’afflige de n’avoir personne à massacrer ?

Ainsi, le seul sacrifice que la Nation demande au Monarque, est de renoncer à des droits qu’il n’a point, et qu’il ne peut avoir.

Ce nouvel ordre de choses ne diminuera donc en rien les prérogatives de la Couronne, et, en cimentant la félicité publique, il assurera pour toujours l’autorité, le repos, et le bonheur du Roi.

Trop souvent un Prince ambitieux s’indigne à l’idée de renoncer au pouvoir arbitraire, semblable à un pilote insensé qui aimerait mieux flotter entre des écueils durant la tempête, que d’assujettir son vaisseau par des ancres. Pour augmenter sa puissance et ses revenus, il continue donc à employer les ressources trompeuses qui l’égarent depuis si longtemps, et il a enfin recours à des moyens qui le perdent à jamais ; car il est un excès d’inconduite et d’oppression qui réduit les sujets au désespoir, pousse les peuples à la révolte, renverse le trône, et livre l’État sans défense aux entreprises des ennemis. Combien d’infortunés Monarques ont regretté trop tard, dans leur exil ou leur prison, d’avoir tout sacrifié à cet état d’indépendance absolue qui les soustrait à l’empire des lois, pour les soumettre aux caprices de la fortune[19] ! Ce sont ces malheurs que les limites données à la puissance royale peuvent seules prévenir. Ainsi, tout Prince qui consulte ses véritables intérêts, doit être prêt à souscrire aux sages précautions qui empêchent l’autorité de dégénérer en tyrannie, faibles sacrifices qui ne supposent qu’un peu de raison pour sentir ce qui est utile, et un peu de courage pour vouloir son propre bonheur.

Mais, quoi ! est-ce donc dans un siècle éclairé qu’il faut prouver qu’un gouvernement doux et juste est préférable, même pour le Prince, à un gouvernement injuste et violent ; et montrer au meilleur des Rois les moyens d’assurer la félicité publique, sera-ce (comme on le dit) l’exciter à s’y opposer ? Laissons, mes chers concitoyens, aux ennemis de l’honneur de Louis XVI cette défiance injurieuse ; sa belle âme ne connaît point le crime, il abhorre les plaisirs odieux des tyrans, il n’a besoin que de gloire, et il sait que le meilleur moyen de se distinguer de la foule des Monarques est de faire régner la justice et de rendre ses peuples heureux.


  1. S. l. ; Au temple de la liberté, 1789 ; in-8o de 62 pages.
  2. Marc-Aurèle ne sacrifia-t-il pas le bonheur de son peuple à son fils Commode, dont il connaissait le caractère atroce ? Il le nomma son successeur, et il pouvait en adopter un autre, comme il avait été adopté lui-même. (Note de Marat)
  3. On donne aussi le nom de Gouvernement à la forme de la constitution, qui peut être ou démocratique, ou aristocratique, ou monarchique, ou mixte ; mais quelque forme qu’elle ait, le Gouvernement est toujours absolu, lorsque le pouvoir législatif est entre les mains des Nobles ou du Prince. (Note de Marat)
  4. Elle pourrait, au besoin, se procurer ces avantages par des commissions extraordinaires, si l’exemple de l’ancien Sénat de Rome et celui de Venise ne prouvait que ces commissions ne sont pas toujours nécessaires pour expédier promptement et secrètement les affaires les plus importantes. (Note de Marat)
  5. Les maux qui nous travaillent ont travaillé nos pères : tant le Gouvernement a toujours été fidèle à ses maximes d’oppression, de vexation, d’inconduite et de mauvaise foi. Entre mille exemples de cette triste vérité que présente la longue histoire de nos malheurs, je choisirai celui des troubles qui précédèrent la guerre de la Fronde.

    À la fin du règne de Louis XIII, et au commencement du règne de Louis XIV, le désordre des Finances excita, parmi la noblesse, la magistrature et le peuple, la même fermentation qu’il excite aujourd’hui ; époques si frappantes de nos annales, que les mêmes personnages paraissent y figurer sous des noms différents. Philippe joue le rôle de Gaston conduit par Puilaurens ; Conti, celui de Condé ; le duc de Chabot, celui du duc de Beaufort ; d’Arles, celui du cardinal de Retz ; le Coigneux, celui de son aïeul ; d’Épréménil, celui de Broussel, etc.

    Quant aux événements, ils sont communs la plupart. Les Parlements s’élevèrent contre les acquits comptants, frondèrent l’administration désastreuse d’Émeri, et le firent renvoyer par leurs clameurs, comme ils ont fait renvoyer Calonne. Ivres de ce premier succès, ils s’opposèrent à la taxe des aisés, comme ils se sont opposés à l’impôt territorial ; les payements de l’Hôtel-de-Ville furent arrêtés, et peu s’en faut qu’ils ne le soient à présent. Le Sénat parisien tint de continuelles séances, où les Princes et les Pairs invités se trouvèrent quelquefois. La populace ayant rempli l’enceinte du Palais, enhardi par sa présence, il parla en maître, et força le Roi de déclarer qu’il ne ferait plus usage des lettres de cachet. Le premier ministre et le garde des sceaux déplaisaient : l’un fut obligé de fuir, l’autre fut renvoyé, comme ils l’ont été de nos jours. Les esprits s’échauffèrent de plus en plus. Ici finit le parallèle ; mais achevons le tableau. Le monarque abandonna sa capitale ; le Parlement arbora l’étendard de la révolte, établit des impôts, leva une armée, et la bataille de Saint-Antoine se donna. Au milieu de tant de scènes de fureur, ce Sénat ambitieux, qui n’avait cessé de vanter son amour respectueux pour le Roi, osa traiter avec lui d’égal à égal, et bientôt il foula sous ses pieds ceux qui l’avaient élevé. Déjà la dureté de cette domination aristocratique paraissait insupportable ; les ministres proscrits reparurent : ils furent reçus avec acclamation, et la multitude insensée, courant au-devant du joug, reprit ses fers.

    Tirons le rideau sur ces cruelles dissensions, dont le peuple n’a jamais su profiter pour recouvrer sa liberté. Flatté tour à tour par le Gouvernement et le Corps de la Magistrature, tant qu’ils ont eu besoin de son appui ; à peine ont-ils cru pouvoir s’en passer, qu’ils ont oublié leurs promesses, et qu’il s’est vu à leur merci. Il est temps qu’il ouvre enfin les yeux, qu’il reconnaisse la fausseté de leurs serments, qu’il cesse d’être leur dupe éternelle, qu’il sente que toutes ses ressources sont dans ses mains, et qu’il revendique avec courage ses droits sacrés et imprescriptibles. (Note de Marat)

  6. Comme le Directeur actuel des Finances fait faire l’analyse de tous les écrits publics sur les affaires nationales, on pourrait croire qu’un article du Ve Discours de l’Offrande à la Patrie a donné lieu à cette disposition du Règlement. Je suis bien éloigné de chercher à élever des obstacles aux opérations de ce sage Ministre, dont je respecterai toujours les bonnes intentions ; mais je plaide pour la Patrie, et elle seule a tous mes vœux. Or, s’il serait insensé d’arrêter inconsidérément la marche des opérations, il ne le serait pas moins de ne prendre aucune mesure pour qu’elles aillent au bien général : car, quel que soit le désir du gouvernement de rendre les sujets heureux, ce désir perdrait sans doute beaucoup de sa vivacité, si l’on commençait par consentir les impôts, et les États seraient immanquablement dissous avant d’avoir rien fait pour assurer la félicité publique.

    Il importe donc à la nation d’imposer à ses représentants le devoir de ne délibérer, ni sur le déficit, ni sur la dette royale, ni sur les impôts, que les lois fondamentales du Royaume ne soient consacrées. Pour tout le reste, carte blanche : car s’ils ont besoin de sagesse et de vertu, c’est pour élever l’édifice d’une constitution juste et libre. (Note de Marat)

  7. Ce nouveau plan ayant pour but de répartir les impositions entre les citoyens proportionnellement à leurs facultés, sera extrêmement avantageux sans doute ; mais sera-t-il général, s’étendra-t-il aux pays d’État, dont le Règlement ne dit pas un mot ? (Note de Marat)
  8. Depuis la publicité des lettres de convocation, mes espérances sont un peu moins vives, mais je n’ai point changé de sentiment sur le compte de l’homme d’État qui est à la tête des Finances. Il s’en faut de beaucoup qu’il soit le maître d’arranger les choses au gré de ses désirs, en butte, comme il l’est, à l’horrible conjuration du Clergé, de la Noblesse, des Parlements et de la Finance. D’ailleurs on lui doit beaucoup de reconnaissance pour la manière dont il remplit tous les devoirs de sa place, et, sans sa vigilance extrême, peut-être la famine aurait-elle désolé la capitale.

    Au reste, si sa vertu venait un jour à se démentir, je cesserais à l’instant d’être son apologiste ; mais ce qui ne changera point en moi, c’est mon zèle pour la Patrie, c’est mon amour pour la justice et la liberté. (Note de Marat)

  9. Voyez le cinquième Discours de l’Offrande à la Patrie. (Note de Marat)
  10. Ils doivent s’engager, par un serment solennel, de se conformer aux vœux de leurs commettants, de n’écouter aucune promesse, et de n’accepter aucun emploi, ni pour eux, ni pour leurs proches, ni pour leurs amis, tant qu’ils auront la gloire de représenter la Nation. (Note de Marat)
  11. Chez une nation guerrière, cette prérogative appartient naturellement à la couronne ; car le Prince n’étant que le chef de l’armée, il est simple qu’il propose les expéditions projetées, et qu’il soit l’âme des conseils. (Note de Marat)
  12. Les Monarques dédaignent maintenant de présider les Assemblées nationales : ils ne croient représenter dignement qu’à la tête de leur conseil. Que serait-ce si le Souverain ne leur avait laissé le droit de paraître à ces Assemblées augustes qu’en qualité de simples membres de l’État ? (Note de Marat)
  13. Point de liberté sans ordre, nous dit-on ; point d’ordre sans subordination ; point de subordination sans autorité ; point d’autorité sans un Législateur provisoire. Or, en France, le Législateur provisoire, le fondé de procuration par l’État, le représentant suprême, le mandataire universel de la Nation dispersée, c’est le Monarque. Fort bien ; mais avec ces quatre mots, ordre, subordination, autorité, législateur provisoire, la Nation liée par son chef sera précipitée dans l’abîme.

    Au demeurant, ne confondons point les cas ; il ne s’agit point ici de la marche ordinaire d’un Conseil, mais d’un traité de la Nation avec son chef, puisqu’elle est réduite à capituler avec lui : or, ce traité une fois conclu solennellement, les délibérations de l’Assemblée nationale prendront un cours réglé, par la police qu’elle aura établie. (Note de Marat)

  14. L’écrivain estimable (et à plus d’un titre) dont j’ai cité quelques mots, s’est élevé avec raison contre les gens d’un parti qui ne considèrent qu’une chose ou qu’un moment : il a cherché à combiner l’ensemble et l’avenir, et il a cru embrasser tout le tableau ; mais ne pourrait-on pas lui reprocher de n’en avoir examiné qu’un seul coin ? Je l’invite à reprendre sa plume éloquente, à développer un peu plus ses idées, et à joindre ses efforts à ceux des vrais amis de la Patrie, pour achever de fixer l’opinion publique sur quelques points d’où doit dépendre le salut de l’État. (Note de Marat)
  15. En 1355, les trois Ordres demandèrent à délibérer ensemble.

    En 1356, les trois Ordres délibérèrent ensemble, et le Tiers-État composait la moitié de l’Assemblée.

    En 1440, les trois Ordres délibérèrent ensemble.

    En 1483, les trois Ordres délibérèrent ensemble.

    Et ce mode de délibérer fut constamment suivi depuis 1355 jusqu’en 1560, époque à laquelle les dissensions intestines de l’anarchie féodale dénaturèrent le Gouvernement, mirent le royaume en feu, et livrèrent la Nation aux horreurs des guerres civiles. (Note de Marat)

  16. Ce plan de conduite devrait être arrêté par les Électeurs des Députés du Tiers-État. (Note de Marat)
  17. Sans un horrible brigandage, comment un petit commis à cent pistoles lors de son entrée dans un bureau de la guerre, de la marine, ou des finances, etc., se ferait-il, dans l’espace de douze à quinze ans, quarante, cinquante, soixante mille livres de rente, en vendant aux fournisseurs la préférence, c’est-à-dire le privilège de voler l’État ? (Note de Marat)
  18. « Si la guerre est le plus cruel des fléaux, c’est un malheur affreux pour une Nation d’avoir à sa tête un Prince ambitieux, dévoré de la soif des conquêtes, et maître de disposer à son gré du trésor et des armées. »

    « Un conquérant ne fait pas moins la guerre à son peuple qu’à ses ennemis : ses lauriers, toujours arrosés du sang de ses sujets égorgés, le sont encore des larmes de ses sujets épuisés de misère ; et quel que soit le sort des armes, la condition des vainqueurs n’est guère meilleure que celle des vaincus. J’ai battu les Romains, écrivait Annibal aux Carthaginois, envoyez-moi des troupes ; j’ai mis l’Italie à contribution, envoyez-moi de l’argent : voilà l’éternel refrain des généraux victorieux. Après cela, que pensez-vous de la stupide allégresse que les peuples font éclater à la nouvelle des triomphes de leurs maîtres ? »

    « Indépendamment de la surcharge des impôts que la guerre nécessite, de la suppression du commerce et de l’épuisement des finances qu’elle entraîne, de la dépopulation qu’elle cause, de la multitude innombrable d’infortunés qu’elle livre à l’indigence ; elle est toujours fatale à la liberté publique. »

    « D’abord elle distrait les citoyens, dont l’attention se porte des affaires du dedans aux affaires du dehors ; et le Gouvernement n’étant plus surveillé, fait bientôt circuler ses projets. »

    « Ensuite, elle donne au Prince les moyens d’affaiblir des sujets indociles, et de se défaire des sujets remuants. Comme il aime mieux commander à un peuple pauvre et soumis, que de régner sur un peuple florissant et libre, le degré de puissance qu’il a en vue ne se mesure pas toujours sur des succès ; quelquefois il lui est utile d’essuyer des revers, et en politique habile, il sait tirer parti de ses propres défaites. Jaloux de commander pour s’enrichir, et de s’enrichir pour commander, il sacrifie tour à tour l’un et l’autre de ces avantages à celui des deux qui lui manque ; mais c’est afin de parvenir à les réunir un jour, qu’il les poursuit séparément ; car, pour devenir le maître de tout, il faut avoir à la fois et l’or et l’empire.

    « Enfin, la guerre et le despotisme s’entr’aident mutuellement : on prend à discrétion, chez un peuple d’esclaves, de l’argent et des hommes, pour en asservir d’autres : la guerre, à son tour, fournit un prétexte aux exactions pécuniaires, et au désir d’avoir toujours sur pied de grandes armées, pour tenir le peuple en respect.

    « Ainsi il est plus important au bonheur des Nations qu’on ne le pense, de ne laisser au Gouvernement la liberté de faire la guerre, que dans les cas où elle est purement défensive. »

    Ce tableau est tiré d’un ouvrage anglais, intitulé Les Chaînes de l’Esclavage, ouvrage également remarquable par son énergie et par sa profondeur. On dit qu’une société patriotique s’occupe actuellement du soin de le faire traduire, pour mettre la Nation en état de profiter des grandes leçons qu’il contient. (Note de Marat)

  19. Tarquin, Arminius, Marobodius, Catnalda, Vannius, Italus, Childéric, père de Clovis, Childéric l’Insensé, Charles Ier et Jacques II en ont été de tristes exemples. (Note de Marat)