Les Pardaillan/III

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Livre I
III. La Gloire du nom
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Une heure plus tard, François pénétrait dans le manoir de Montmorency… Il avait remis la jeune épousée toute en pleurs aux mains de la nourrice, confidente de leurs amours, et, serrant Jeanne dans ses bras, il lui avait dit qu’il serait de retour près d’elle à la pointe du jour, dès qu’il aurait salué son père dont un cavalier lui avait annoncé l’arrivée.

Lorsque François entra dans la salle des armes, il vit le connétable Anne de Montmorency assis dans un somptueux fauteuil surélevé de trois marches, sous un dais de velours frangé d’or que soutenaient des lances.

L’immense salle était éclairée violemment par douze candélabres de bronze supportant chacun douze flambeaux de cire. Les murs étaient couverts de tapisseries énormes sur lesquelles scintillaient de lourdes épées et fulguraient des dagues.

Une dizaine de portraits s’encadraient dans ces panoplies. Et sur le panneau qui faisait face au trône, c’était le portrait du premier ancêtre, de ce Bouchard aux traits rudes, qui, un moment, avait tenu dans ses mains violentes la couronne de France. Les armures, cuirasses, brassards, casques empanachés luisaient au pied de ces tableaux, et il semblait que les aïeux n’eussent eu qu’à descendre pour s’en revêtir.

Sur son trône ; le vieux connétable, cuirassé, bardé d’acier, son casque aux mains d’un page près de lui, ses deux mains appuyées sur le formidable estramaçon[1], ses sourcils froncés. Cinquante capitaines immobiles à ses côtés attendaient en silence.

Et lui-même semblait un de ces antiques guerriers qui décidaient du sort des batailles géantes.

Depuis Marignan, où François 1er l’avait embrassé, jusqu’à Bordeaux, où il avait massacré en masse les huguenots et sauvé la religion, que de terribles coups il avait portés !…

François n’avait pas vu son père depuis deux ans. Il s’avança jusqu’au pied du trône.

Près de ce trône, se tenait Henri, arrivé depuis un quart d’heure. Il était blême et tremblant.

À quoi songeait ce jeune homme de vingt ans ?

Quelles confuses et funestes pensées de fratricide roulaient lourdement dans sa tête comme des nuées fuligineuses sur un ciel d’ouragan ?

François de Montmorency ne vit pas le sanglant regard de son frère ; profondément, il s’inclina devant le chef de famille.

Le connétable, voyant la forte carrure de son aîné et sa taille vigoureuse, eut un sourire : ce furent toutes ses effusions paternelles.

Alors, sans un geste, il parla, tranquille et terrible :

— Écoutez-moi. Vous savez le désastre qu’a subi l’empereur Charles Quint sous les murs de Metz[2], au dernier mois de décembre. Le froid et la maladie, en quelques jours, ont détruit sa grande armée de soixante mille hommes d’armes et reîtres… Tous nous jugeâmes alors que c’était la fin de l’Empire ! L’Espagnol détruit, le huguenot écrasé par moi dans les pays de langue d’oc, la paix semblait assurée ; et, tout ce printemps, Sa Majesté Henri II l’a passé en fêtes, danses et tournois… Le réveil est terrible !

Le connétable ajouta plus sourdement :

— Oui, les éléments qui se mêlent parfois de donner aux conquérants d’effroyables leçons ont infligé à Charles Quint une mémorable défaite ! Oui, l’empereur a pleuré en abandonnant ses quartiers où il laissait vingt mille cadavres, quinze mille malades et quatre-vingts pièces d’artillerie !… Mais le voila qui relève la tête ! Il s’avance. Il est sur nous !…

François écoutait son père avec un sourd frisson d’angoisse. Henri, les bras croisés, l’œil sombre, tenait son regard attaché sur son frère.

Le connétable promena ses yeux d’aigle sur ses capitaines, et poursuivit :

— Hier, à trois heures, la première nouvelle nous en est arrivée : l’empereur Charles Quint se prépare à envahir la Picardie et l’Artois ! Cet homme de fer a reconstitué sa grande armée. Et à l’heure même où je parle, un corps d’infanterie et d’artillerie se porte à marches forcées sur Thérouanne. Écoutez tous, Thérouanne prise, c’est la France envahie, vous entendez bien ! Voici ce que Sa Majesté et moi nous avons décidé : mon armée se concentre sous Paris et partira dans deux jours. Mais, en attendant, un corps de deux mille cavaliers va courir à Thérouanne, s’y enfermer et y lutter jusqu’à la mort pour arrêter l’ennemi.

— Jusqu’à la mort ! rugirent les capitaines tandis qu’un frémissement secouait les panaches sur leurs casques, comme une rafale d’orage.

— Or, continua le connétable, pour cette aventureuse expédition, il fallait un chef jeune, indomptable, téméraire. Ce chef, je l’ai choisi !… François, mon fils, c’est toi !…

— Moi ? s’exclama François chancelant, avec un cri de désespoir.

— Toi ! Oui, toi qui vas sauver ton roi, ton père et ton pays à la fois !… Deux mille cavaliers sont là ! Revêts tes armes ! Sois parti dans un quart d’heure ! Va, et ne t’arrête plus que dans Thérouanne où il faudra vaincre ou mourir !… Henri, tu resteras au manoir et le mettras en état de défense !

Henri se mordit les lèvres jusqu’au sang pour étouffer un rugissement de joie furieuse.

« Jeanne est à moi ! gronda-t-il au plus profond de lui-même. »

François, livide, fit un pas, et haleta :

— Quoi ! mon père ! s’écria-t-il. Moi !… moi !…

Les yeux hagards, l’âme convulsée, il eut l’atroce vision de Jeanne… de l’épouse… abandonnée… pleurant aux pieds du cadavre, là-bas… sans consolations… seule au monde !…

— Moi ! répéta-t-il. Horreur !… Impossible !…

Le connétable fronça les sourcils, et d’une voix rauque, métallique :

— À cheval, François de Montmorency ! à cheval !…

— Mon père, écoutez-moi !… Deux heures ! une heure ! Je vous demande une heure ! cria François en se tordant les mains.

Le connétable Anne de Montmorency se dressa tout debout. Une effroyable colère faisait trembler ses joues. Sa parole tomba dans le silence implacable :

— Je crois que vous discutez les ordres du roi et de votre chef !

— Une heure ! mon père, une heure !… Et je cours à la mort !…

Le vieux chef d’armées, tout bardé d’acier, descendit les marches de son trône.

Et il éclata :

— Par le tonnerre du ciel ! un mot encore, François de Montmorency… un seul… et pour la gloire du nom que vous portez, je vous arrête de mes propres mains.

D’une voix de tempête qui fit trembler les assistants et s’entrechoquer leurs armures, le connétable poursuivit :

— La foudre m’écrase si je blasphème ! C’est, en cinq siècles, le premier de ma race qui hésite à mourir !

L’outrage était formidable. Il ne restait plus à François qu’à se tuer devant cette assemblée de guerriers dont les cœurs, comme les poitrines, semblaient bardés d’acier.

D’une violente secousse, il redressa la tête. Tout disparut de son esprit : amour, femme, rêve de bonheur. Ses yeux poignardèrent les yeux de son père. Et le grondement de sa parole couvrit la parole du vieux chef :

— Que la foudre écrase donc celui qui a jamais pu dire qu’un Montmorency recule ! Pour la gloire du nom, j’obéis, mon père, je pars ! Mais si je reviens vivant, monsieur le connétable, nous aurons un terrible compte à régler. Adieu !…

D’un pas rude, il traversa les rangs des capitaines épouvantés de cette provocation inouïe, de ce rendez-vous donné au maître tout-puissant des armées, au père !

Dès la porte, on l’entendit qui commandait à coups brefs et rauques :

— Mon valet d’armes ! Mon destrier de guerre ! Mon estramaçon de bataille !

Tous les visages, tournés vers le connétable, attendaient un ordre d’arrestation.

Mais un étrange sourire détendit les lèvres du chef, et ceux qui étaient près de lui l’entendirent murmurer :

— C’est un Montmorency !

Dix minutes plus tard, François était dans la cour d’honneur, cuirassé, harnaché, prêt à monter à cheval. Il se tourna vers un page :

— Mon frère Henri ! dit-il. Qu’on aille appeler mon frère.

— Me voici, François !…

Henri de Montmorency apparut dans la lumière des torches. Il ajouta avec effort :

— Je t’apportais mes vœux et mes adieux… puisque je reste, moi !

François le saisit par la main, sans remarquer que cette main brûlait de fièvre.

— Henri, dit-il, es-tu vraiment un frère pour moi ?

Henri tressaillit, rougit, balbutia :

— Qui te permet d’en douter ?

— Pardonne ! je souffre tant ! Tu vas comprendre. Je pars, Henri, je pars pour ne plus revenir, peut-être… et je laisse derrière moi une immense détresse…

— Une détresse ?

— Un malheur ! Écoute de toute ton âme ; car de ta réponse va dépendre ma suprême résolution. Tu connais Jeanne… la fille du seigneur de Piennes…

— Je la connais ! répondit sourdement Henri.

— Eh bien, voici le malheur… Je pars… Et Jeanne et moi, nous nous aimons !…

Henri étouffa un rugissement de rage.

— Tais-toi, continua François. Écoute jusqu’au bout. Depuis six mois, nous nous aimons ; depuis trois mois, nous sommes l’un à l’autre ; depuis deux heures, elle s’appelle Montmorency… comme moi !

Une sorte de gémissement râla dans la gorge d’Henri. Comme s’il n’eût rien vu, rien su !…

— Ne t’étonne pas, poursuivit fiévreusement François ; ne t’exclame pas ! Elle-même te dira demain que le chapelain de Margency nous a unis cette nuit. Mais ce n’est pas tout ! En ce moment Jeanne pleure sur un cadavre : le seigneur de Piennes est mort ! Mort dans l’église même, tout à l’heure, en me jetant un dernier regard qui m’ordonnait de veiller sur le bonheur de son enfant ! Et ce n’est pas tout encore ! Margency fait retour à la maison du connétable ! Oh ! Henri, Henri, ceci est affreux ! Je laisse Jeanne seule au monde, sans défense ni ressource… m’entends-tu ? me comprends-tu ?

— J’entends… je comprends !…

— Frère, écoute-moi bien à présent. Acceptes-tu le dépôt que je veux te confier ? Me jures-tu de veiller sur la femme que j’aime et qui porte mon nom ?…

Henri frissonna longuement, mais il répondit :

— Je te le jure !…

— Si la guerre m’épargne, je retrouverai l’épouse dans la maison de son père, sans que jamais elle ait souffert en mon absence. Car tu seras là pour la protéger, la défendre. Me le jures-tu ?

— Je te le jure !

— Si je succombe, tu révéleras ce secret au connétable et tu lui imposeras la volonté de ton frère mort : que ma part du patrimoine mette à jamais ma veuve à l’abri de la pauvreté, et lui fasse une existence honorée. Me le jures-tu ?

— Je te le jure ! répondit Henri pour la troisième fois.

François l’étreignit alors dans ses bras en disant :

— C’est bien. Maintenant, je puis partir !…

Et mettant toute son âme dans ce mot, il prononça lentement :

— Tu as juré… souviens-toi !…

À peine fut-il en selle qu’il alla se placer à la tête des deux mille cavaliers rassemblés sur une esplanade, sombre masse confuse hérissée de lueurs de sabres.

Une minute, François se tourna vers Margency.

Et il pleura !

Car ce fils aîné de la grande race guerrière avait un cœur tout vibrant de jeunesse et d’amour.

Il pleura et, à travers les larmes, ses yeux fouillèrent les ténèbres pour se reposer une dernière fois sur le toit qui abritait la bien-aimée.

Mais la nuit était profonde, la vallée noire, le bourg invisible. Il murmura :

— Adieu, Jeanne, adieu !…

Et aussitôt, levant le bras, d’une clameur éclatante et désespérée que le vieux Montmorency dut entendre du fond de son manoir, il cria :

— En avant ! Jusqu’à la mort !

Les deux milles cavaliers — les deux milles sacrifiés —, d’un accent sauvage, rugirent :

— Jusqu’à la mort !

Alors, la lourde masse de cavaliers s’ébranla d’un trot pesant, roula comme un grondement de tonnerre et s’enfonça vers l’horizon noir, avec ses torches rouges, ses éclairs d’aciers, ses cliquetis d’armes, pareille à un mystérieux météore qui passe dans la nuit…

Le connétable, du haut du perron, écouta ce bruit d’avalanche qui s’éloignait…

Quand ce fut fini, il poussa un profond soupir, et, montant à cheval à son tour, prit le chemin de Paris…

Henri demeura seul.




Notes[modifier]

  1. Estramaçon : ancienne épée large, à deux tranchants.
  2. En 1552, Henri II s’est emparé des Trois Évêchés, Metz, Toul et Verdun. Charles Quint assiège Metz, mais il est repoussé par le duc de Guise (26 décembre). En 1553, il reprend l’offensive, met le siège devant Thérouanne, place forte aux confins de la Flandre et de l’Artois. La ville est prise et rasée.




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