Les Pardaillan/L

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Livre I
L. La Fin d’une douleur
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Le lendemain matin, un rayon de soleil passant par la lucarne arrondie en forme d’œil de bœuf réveilla le vieux Pardaillan. Il aperçut son fils qui, un coude sur le genou, le menton dans la main, paraissait absorbé dans quelque pénible réflexion. Une tristesse extraordinaire s’étendait sur le visage du jeune homme. Il ne soupirait pas, et le sourire ironique de ses lèvres avait simplement un pli amer. Le père le regarda longuement, puis brusquement :

— Eh ! qu’as-tu, chevalier ! Voilà dix minutes que je te surveille du coin de l’œil, et si je n’entends pas les gémissements que tu pousses en toi-même, je les devine ! As-tu la corde au cou ? La hache se lève-t-elle sur toi ?

— Je ne gémis pas, mon père : je réfléchis.

— Peut-on savoir à quoi ?

— À ces soldats qui gardent la porte.

— Hum ! tu as vu ?

— Oui. Or, il faut que j’aille trouver le maréchal de Montmorency, et que je l’amène ici, continua le chevalier avec un désespoir concentré.

— Ah ! ah !

— J’y réussirai, mon père ! acheva fiévreusement le jeune homme. Je suis sûr d’y réussir, y eût-il mille gardes dans cette rue ! Car j’ai fait à la mère de Loïse une promesse qui sera tenue… j’en suis trop sûr !

— Ah ! ah ! trop sûr !…

— Oui, mon père ! J’amènerai ici le maréchal, et alors…

— Alors ? achève, voyons !

— Eh bien, mon rôle sera terminé, mon père. Le maréchal, c’est tout naturel, emmènera sa fille. Et c’est tout. Vous voyez qu’il n’y a pas là de quoi être triste, comme vous le disiez. Alors, mon père, il ne me restera plus qu’à assister au mariage de Mlle de Montmorency avec le riche et puissant seigneur que lui destine sans aucun doute le maréchal, et puis nous serons libres… nous reprendrons nos vieux projets, nous parcourrons ensemble le monde, nous ferons le tour de l’univers…

— Tu veux dire le tour de la place de Grève[1] ?

— Que voulez-vous dire ?

— Que notre bout du monde, à nous, si toutefois nous quittons Paris, s’appelle Montfaucon[2] !

— Ah ! ah ! fit à son tour le chevalier dont le visage s’éclaira d’une joie funeste. Par ma foi, vous avez raison, mon père, et je n’y songeais pas !… C’est pardieu vrai ! nous sommes ici prisonniers sur la foi de la mère de Loïse, et nous ne pouvons…

— Oh ! il n’y a pas que la foi de la dame de Piennes ! Il y a les gardes !

Le chevalier haussa les épaules, non pour ce que venait de dire son père, mais pour répondre à sa propre pensée. Avec quelle ardeur il eût souhaité que ces gardes pussent l’empêcher de passer ! Et qu’il ne pût rejoindre le maréchal ! Il ferait tout au monde pour passer !… mais enfin, s’il ne passait pas !… Déjà il entrevoyait une bataille, la dame de Piennes et Loïse emmenées par lui hors de Paris… et alors…

Mais cette caution, cette parole donnée par la dame de Piennes ! Eh bien ! Tout cela n’existait plus si les gardes commençaient les hostilités, s’ils rompaient eux-mêmes la trêve. Et Pardaillan se faisait fort de les obliger à commencer la bataille. Son regard étincela. Ses narines se dilatèrent.

« Cela va mieux ! » songea le vieux routier.

Mais, presque aussitôt, le chevalier retomba dans son morne accablement : il fallait qu’il ne pût arriver à sortir de la maison, et il sentait qu’il surmonterait tous les obstacles.

— En tout cas, reprit son père comme s’il eût suivi sa pensée, tu as demandé trois jours pour aller chercher le maréchal.

Le chevalier secoua la tête.

— J’ai demandé trois jours, dit-il, parce que je me croyais plus sérieusement blessé que je ne suis. Mais je suis fort. Le pansement que vous allez me faire va achever de cicatriser ces misérables égratignures.

Et avec un nouveau haussement d’épaules, il ajouta :

— Ces gens ne savent même pas frapper…

— Oui, dit tranquillement le vieux Pardaillan, nos coups à nous portent mieux…

Et il se mit à panser activement les blessures de son fils, blessures légères d’ailleurs et qui avaient déjà été pansées la veille.

— Or çà, dit-il alors, comment vas-tu sortir ? Moi qui n’ai rien promis, je t’avoue que je ne vois pas le moyen… du moins en plein jour. Je te conseille d’attendre la nuit.

— Le maréchal sera ici aujourd’hui même, dit le chevalier avec fermeté.

Le vieux Pardaillan se mit à siffler un air de chasse, et le chevalier commença ses recherches.

— J’ai trouvé ! dit-il au bout d’une heure.

Le vieux tressaillit et grommela :

— Au diable les donzelles ! Voyons, qu’as-tu trouvé ?

Le chevalier lui montra une lucarne qui ouvrait sur la toiture.

— Quoi ! Tu veux passer par les toits ?

— Puisqu’il n’y a pas d’autre chemin. Faites-moi la courte échelle, mon père, que je puisse atteindre cette chattière…

Le routier saisit la main de son fils et dit :

— Un dernier mot, chevalier. Tu ne voulus jamais en faire qu’à ta tête. Et pourtant, s’il m’en souvient, tu me juras bel et bien de suivre les avis que je te donnai. L’heure est venue de tenir ta parole. Que t’ai-je toujours dit ? De te méfier de tout le monde et de toi-même ! Et surtout de ne jamais te mêler de ce qui ne te regardait pas ! Or, pour n’avoir pas tenu le serment que tu me fis, tu nous as mis tous deux dans un cruel embarras. Tu ne t’es pas défié de ton cœur, chevalier, ah ! quelle engeance que les gens de cœur ! Et te voilà amoureux : tu t’es, du coup, rogné griffes et ongles. Mais soit, je passe l’éponge sur le passé, j’admets ta sottise d’être féru pour ta Loïsette et conviens que de plus malins que toi se fussent pris à ses cheveux d’or comme à une jolie toile, et à ses yeux clairs comme à une eau perfide. Je passe toute condamnation là-dessus. Tu aimes. Eh bien, par la mort-Dieu, laisse marcher les choses !… Tu veux amener ici le maréchal qui te tirera une belle révérence, te dira un grand merci, et emmènera sa fille en te souhaitant toutes sortes de bonheurs. Mais pourquoi ? De quoi diable te mêles-tu encore là ? Tu es dans une maison cernée. Qui t’oblige à t’aller rompre les os sur les toits ? Chevalier ! chevalier ! mêle-toi de ton amour, puisque tu es assez fou pour aimer ! Mais demeure en paix, et laisse tranquille ce digne maréchal qui ne t’appelle pas, auprès de qui personne ne t’envoie : cela ne te regarde pas !

— Vous vous trompez, mon père ! Cela me regarde.

— Ainsi, tu vas encore désobéir à ton père, à ton vieux père !

— Faites-moi la courte échelle !

— Tu es décidé ? Rien ne peut te convaincre que tu fais encore une sottise ? Dévouement, chevalerie, protection aux jolis minois dont les yeux pleurent, grands coups d’épée aux puissants larrons que nous devrions respecter… C’est cela qui te séduit ? C’est cela que tu veux ? Eh bien, je te suis !… C’est le renoncement à tous les bons principes d’après lesquels j’ai guidé ma vie…

Il n’y avait aucune ironie dans ce que disait là le vieux routier. Il parlait avec une entière conviction.

Le chevalier le serra dans ses bras.

Le vieux Pardaillan plaça ses mains entrelacées de façon que le chevalier pût y poser le pied comme sur une marche. Le jeune homme s’élança, atteignit les épaules, et levant les bras, se cramponna au rebord de la lucarne. Quelques instants plus tard, il était sur le toit de la maison.

Le chevalier se trouvait sur le revers de la toiture qui était opposée à la rue. Sa vue s’étendait sur une série de petites cours et de jardins. S’il descendait dans la cour de la maison, il était dans une impasse. Il n’y avait qu’un moyen. C’était de gagner le toit de la maison voisine. Là, il chercherait et découvrirait sans peine quelque lucarne par laquelle il pénétrerait dans la maison et gagnerait la rue.

La position du chevalier était des plus dangereuses. En effet, le toit de la maison, comme tous les toits voisins, à pente raide, construits sur un angle très aigu, présentait un chemin à peu près impraticable. Il y avait neuf chances sur dix de rouler. Cependant, ce ne fut pas là ce qui arrêta le chevalier dans sa tentative. À la vue des difficultés qu’il lui fallait vaincre pour s’éloigner de la maison, il se dit que ces difficultés seraient exactement les mêmes lorsqu’il s’agirait d’y rentrer. Or s’il pouvait, lui, se risquer sur ces routes aériennes, le maréchal de Montmorency pourrait-il le suivre ?

Le chevalier comprit qu’il ne pouvait proposer au maréchal un pareil moyen de se retrouver en présence de Jeanne de Piennes. À coup sûr, François de Montmorency n’eût pas hésité. Mais lui, chevalier, ne pouvait risquer d’autre vie que la sienne propre. Très désappointé par ces réflexions, il allait se retourner vers la lucarne, lorsqu’il entendit un léger bruit, un signal d’appel.

— Psst ! faisait-on.

Il leva la tête vers le toit de la maison voisine, plus élevé que celui où il se trouvait et aperçut, encadrée dans une étroite fenêtre, une figure d’homme qui l’examinait avec un singulier intérêt.

« Où ai-je vu ce visage-là ? » pensa le chevalier.

L’homme était vieux. Il portait la barbe blanche. Il avait des yeux doux, calmes avec un regard lumineux et profond.

— Rentrez chez vous, dit cet homme.

— Que je rentre, monsieur ?

— Oui. Vous cherchez à vous sauver, n’est-ce pas ?

— En effet.

— Eh bien, le chemin que vous prenez est impossible. La maison où vous êtes prisonnier communique avec la mienne par une porte que j’ai condamnée, mais que j’ouvrirai. Rentrez donc, jeune homme, et attendez.

Le chevalier retint une exclamation de joie. Il voulut remercier le généreux vieillard. Mais celui-ci avait déjà disparu.

« Mais où diable ai-je vu cet homme-là ? » pensa de nouveau le chevalier qui se laissant glisser par la lucarne en se retenant par le bout des doigts, se laissa tomber dans le grenier.

— Que se passe-t-il ? demanda le vieux Pardaillan.

Le chevalier raconta ce qui venait de se passer. Le père et le fils se mirent aussitôt à déblayer le foin qui était entassé au fond du grenier et qui cachait évidemment la porte signalée par l’inconnu — si toutefois cette porte existait ! si cet inconnu n’était pas un traître ! À leur joie intense, la porte leur apparut enfin, et en même temps ils entendirent que derrière cette porte, on se livrait à un certain travail. Au bout de quelques minutes, la porte s’ouvrit, et un vieillard de haute taille, vêtu de velours noir apparut, souleva sa toque, examina un instant les deux Pardaillan, et dit :

— Monsieur Brisard, et vous, monsieur de La Rochette, soyez les bienvenus.

Les deux Pardaillan se regardèrent stupéfaits.

— Quoi ! reprit le vieillard, vous ne reconnaissez pas l’homme que vous avez sauvé rue Saint-Antoine, devant la maison de l’apothicaire, en même temps que cette jeune dame ?…

Le vieux Pardaillan se frappa le front.

— Les deux noms que je donnai à la dame ! murmura-t-il. Si fait, pardieu ! ajouta-t-il à haute voix. Je me souviens parfaitement de vous, monsieur…

— Ramus, dit le vieillard avec une noble simplicité.

— Ramus ! C’est bien cela. Seulement, je vais vous dire, monsieur. Je ne m’appelle pas Brisard et n’ai jamais été sergent d’armes, comme je vous le dis. Le chevalier que voici ne s’appelle pas M. de La Rochette…

Ramus souriait.

— Je vous donnai alors ces deux noms, parce que nous avions intérêt à nous cacher… Je m’appelle Honoré de Pardaillan, et monsieur que voici est mon fils, le chevalier Jean de Pardaillan.

— Messieurs, dit Ramus, j’ai assisté au terrible combat d’hier. Hélas ! En quels temps vivons-nous ?… Et je vais vous expliquer comment je me trouve ici. Mais veuillez d’abord entrer…

Les deux Pardaillan obéirent, et Ramus leur fit descendre un escalier. Ils se trouvèrent alors dans une belle salle à manger d’apparence cossue.

— Messieurs, dit Ramus, comme je vous le disais, je m’étais hier posté dans cette rue pour voir le passage du roi. Je vis donc le défilé du cortège, et j’assistai ensuite à l’effrayant combat que vous avez livré. Là, j’ai entendu vos noms. Mais la politesse m’obligeait à m’en tenir à ceux que vous m’aviez donnés vous-mêmes… Bref, une fois que vous fûtes entrés dans la maison voisine, une fois que j’eus vu les gardes s’installer devant la porte, je compris qu’un grand danger vous menaçait et que vous tenteriez peut-être de vous évader. Alors, j’ai fait mon petit plan. Vie pour vie ! Je vous devais la mienne. J’ai voulu racheter la vôtre…

Le vieux Ramus s’arrêta un instant et sourit malicieusement.

— Vous allez voir, continua-t-il, que pour un vieux bonhomme comme moi, mon plan ne manquait pas d’une certaine élégance… Hier, je vins donc trouver le propriétaire de cette maison, et je lui dis à brûle-pourpoint : « Monsieur, voulez-vous me louer votre maison pour huit jours ? — Bah ! me fait mon homme, pourquoi donc ? — Parce que je vais recevoir la visite de quelques parents qui habitent le Blaisois — Ah ! me fait l’homme, sans doute des gentilshommes qui sont venus de Blois avec Sa Majesté ? — Justement ! Ce sont de jeunes et dignes gentilshommes qu’il faut que je loge dans une maison convenable, et on m’a signalé la vôtre comme parfaitement bourgeoise. — Vous pouvez voir, monsieur ! » me dit l’homme flatté.

Le vieux Ramus souffla un moment, tandis que les deux Pardaillan le regardaient avec un étonnement mélangé de gratitude.

— Je vois ce qui vous étonne, messieurs, reprit le savant avec sa belle humeur de bon vieillard, vous vous demandez comment j’ai pu mentir ainsi… J’en rougissais bien un peu, mais il fallait vous sauver, et un petit mensonge par-ci, une petite flatterie par-là ne sont pas de bien gros crimes…

— Vous êtes un digne homme ! s’écria Pardaillan père.

— Bref, continua le savant, le propriétaire refuse de me louer sa maison pour huit jours. Je lui propose cent livres pour six jours, il refuse… deux cent livres pour cinq jours, il refuse… Enfin, j’obtiens la maison pour trois jours, je ne vous dirai pas à quel prix… Je m’y installe aussitôt… et me voici…

— Corbacque, monsieur, touchez-là ! s’écria le vieux routier.

Le savant laissa tomber sa main dans celle de Pardaillan, et ajouta simplement :

— Vous n’avez plus qu’à me suivre. Vous sortirez d’ici de la façon la plus naturelle du monde, c’est-à-dire par la porte, laquelle porte n’est point surveillée, car elle donne sur la ruelle…

— Monsieur, dit alors le chevalier, pour des motifs que monsieur mon père vous expliquera, nous ne pouvons partir… du moins pas tout de suite. Je serai donc seul, pour l’instant, à profiter de l’issue que vous nous offrez. Veuillez donc m’accompagner, je vous prie, jusqu’à la porte, je m’éloignerai, tandis que mon père vous donnera les explications nécessaires.

— Venez, jeune homme !

Le savant descendit encore un escalier. Le chevalier se trouva devant une porte qu’il entrebâilla. Il se tourna alors vers Ramus, s’inclina profondément, et dit :

— Mon père, je vous remercie…

Le savant tressaillit. Ce titre de père que lui accordait le jeune homme, le ton avec lequel il avait parlé l’émurent et lui parurent la plus digne récompense de ce qu’il avait fait.

Déjà le chevalier avait légèrement franchi la porte. Il constata alors qu’il se trouvait dans la ruelle aux Fossoyeurs, qui était perpendiculaire à la rue Montmartre. La ruelle n’était nullement surveillée.

Au lieu de prendre la rue Montmartre où il risquait de se heurter aux gardes, le chevalier descendit en courant la ruelle, fit un assez long détour, et prit alors le chemin de l’hôtel de Montmorency, où il ne tarda pas à arriver.

Ainsi donc, les choses s’accomplissaient d’elles-mêmes, par l’enchaînement le plus naturel et le plus implacable.

Cerné, pris dans la maison de la rue Montmartre, ayant constaté que toute fuite était impossible, voilà que la reconnaissance du vieux Ramus le guidait pour ainsi dire par la main jusqu’à la porte de l’hôtel de Montmorency !

Il frappa un coup furieux en se disant que son dernier espoir était que le maréchal fût soudainement parti comme il en avait d’ailleurs l’intention. Alors… oh ! alors, il revenait rue Montmartre, obligeait par quelque ruse les gardes à commencer les hostilités, rompait ainsi la trêve, sauvait Loïse et sa mère par quelque prodige de folle bravoure, les emmenait et obtenait Loïse en mariage…

Le chevalier en était là de ses rapides déductions, lorsque la porte s’ouvrit, et tandis que Pipeau, en manière de caresse et pour témoigner sa joie de retrouver son maître, lui mordait les mains en hurlant, le Suisse tout empressé lui disait : ‘

— Ah ! monsieur le chevalier, avec quelle impatience vous attend monseigneur !…

Le jeune homme eut un de ces sourires terribles, tels que dut en avoir jadis Oreste[3] lorsqu’il se débattait en vain sous la main de la fatalité.

— Ah ! fit-il simplement, monseigneur m’attend ?

— Oui, oui… venez vite !

Quelques instants plus tard, Pardaillan se trouvait en présence du maréchal qui, fiévreusement, lui dit :

— Vous voici, cher ami, je n’attendais plus que vous. Nous allons partir…

— Partir, monseigneur ! Quitter Paris ?

— Oui. J’ai des raisons de croire que nous continuerions en vain à fouiller Paris. On m’a signalé une mystérieuse escorte qui, sur la route de Guyenne, accompagne une voiture fermée… Elles sont là, chevalier ! La Guyenne, c’est le gouvernement de Damville. Il doit sous peu rejoindre son gouvernement. Il les a fait partir devant lui. Nous rejoindrons cette escorte, nous l’attaquerons. J’emmène douze de mes plus braves cavaliers. À vous seul, vous en valez douze autres, et moi-même…

— Monseigneur, j’oserai vous prier d’attendre jusqu’à ce soir pour quitter Paris, dit le chevalier qui à ce moment fut certainement sublime de tranquillité.

— Pourquoi, Pardaillan ? Pourquoi. Partons sans perdre une seconde ! Allons ! à cheval !…

— Monseigneur, j’insiste…

— Vous hésitez… vous !…

— Je n’hésite pas : je reste ! Et vous restez aussi, monseigneur ! Vous partirez, mais ce soir seulement. Pour le moment, je vous prie de m’accompagner seul, à pied…

L’accent du jeune homme était si singulier, que Montmorency s’écria d’une voix frémissante :

— Pardaillan, vous savez quelque chose !

— Venez, monseigneur ! dit le chevalier, avec ce même accent où il y avait à dose égale de l’ironie et du désespoir.

Le maréchal eut une dernière hésitation, puis il dit :

— Allons !… Mais songez que le temps est précieux. Si vous eussiez tardé une heure de plus…

— Eh bien, monseigneur, qu’eussiezvous fait, si je n’étais arrivé que dans une heure ?

— Je partais sans vous.

Le visage du chevalier demeura immobile. Mais une imprécation éclata au fond de son cœur.

L’instant d’après, ils étaient en route, et bientôt ils arrivaient à la ruelle des Fossoyeurs sans avoir fait la moindre rencontre qui pût les arrêter. Ils frappèrent. Ramus ouvrit. Ils entrèrent dans la maison, et arrivés dans cette belle salle à manger où Ramus avait introduit les deux Pardaillan, le chevalier dit paisiblement :

— Monsieur Ramus ; voulez-vous pousser votre générosité jusqu’à nous laisser seuls pour une heure dans cette salle ?

— Cette maison est à vous, mon enfant, tant qu’elle sera à moi, dit le vieux savant qui se retira aussitôt dans une pièce du rez-de-chaussée.

— Où sommes-nous ? fit le maréchal étonné, troublé, inquiet, en proie à cette indéfinissable angoisse qui précède les grands événements, bons ou mauvais.

— Monseigneur, dit le chevalier sans répondre à cette question, je vous demande de m’attendre ici quelques minutes…

— Faites ! murmura le maréchal.

Le chevalier sortit et François de Montmorency demeura seul. Le jeune homme regagna rapidement le grenier où il avait dormi. Il y retrouva le vieux Pardaillan qui s’écria aussitôt :

— Elles t’attendent ; elles s’inquiètent de toi…

Le chevalier s’assit, ou plutôt se laissa tomber sur une botte de foin.

— Mon père, dit-il, ayez la bonté de prévenir Mme de Piennes et Mlle de Montmorency que le maréchal est là qui les attend.

— Diable ! fit simplement le vieux routier qui, s’approchant de son fils et lui mettant la main sur l’épaule, murmura :

— Chevalier !…

— Mon père ?…

— Tu souffres, hein ?… raconte-moi un peu cela…

— Vous faites erreur, mon père, dit le chevalier de cette voix qui était si terrible dans sa tranquillité ; j’ai été chercher le maréchal de Montmorency pour qu’il emmène sa fille. Il est là. Il attend. Voilà tout. Seulement, rappelez-vous que vous m’avez toujours recommandé de tomber avec élégance, le jour où je tomberais. Ici, l’élégance, il me semble, consiste à ne pas souffrir.

« Bon, bon ! grogna en lui-même le vieux routier. Tu veux garder pour toi ta douleur. Garde-la, tout à l’heure, nous pleurerons ensemble… Mort de tous les diables ! Qu’allait-il faire chez le maréchal. »

En même temps il descendit à l’étage où se trouvaient Jeanne de Piennes et Loïse… Quant au chevalier, il chercha un coin obscur du grenier afin qu’elles ne le vissent point, lorsqu’elles traverseraient pour entrer dans la maison de Ramus.

François de Montmorency était demeuré immobile, les yeux tournés vers la porte par où avait disparu le chevalier, se débattant contre cette angoisse dont nous avons parlé, essayant d’adoucir les violents battements de son cœur en le comprimant d’une main. L’homme n’est ni entièrement bon ni entièrement mauvais. Et nous devons dire qu’à cette minute, dans cette belle âme, se glissa une mauvaise pensée.

Il eut la sensation qu’il avait été entraîné dans un guet-apens. Et pourtant, il avait dans le chevalier une confiance sans borne. Mais qui pouvait affirmer, à ces époques sanglantes, que l’ami le plus dévoué en apparence n’était pas un traître, un envoyé de l’ennemi ? Le silence était profond dans la maison, et les minutes s’écoulaient. Ce sentiment de malaise s’accrut au point que le maréchal porta la main à sa dague.

— Qui sait ? murmura-t-il.

À ce moment, la porte s’ouvrit lentement, Jeanne de Piennes apparut. Elle était toujours habillée de ces vêtements noirs qui rehaussaient la tragique beauté de son visage pâle, illuminé par ses deux grands yeux profonds. Elle vit François et s’arrêta comme pétrifiée, les mains jointes, le regard fixe.

Pourtant le vieux Pardaillan l’avait prévenue !… Et il semblait qu’il y eût surtout dans ce regard un étonnement infini, cette sorte d’étonnement qu’on a au moment de mourir. Si nous pouvons parler ainsi, elle s’évanouit dans sa pensée, tandis qu’elle demeurait debout, pareille à une statue du Deuil. Avait-elle conscience de ce qui se passait ? Ce n’est pas certain.

François, en la voyant, fut secoué comme par une furieuse décharge électrique. Il voulut prononcer le nom de Jeanne, et ses lèvres n’émirent qu’un son rauque, inintelligible. Ses yeux s’exorbitèrent comme devant la funeste apparition d’un fantôme ; une buée humide les voila d’un brouillard ; puis, dans le même instant, les larmes commencèrent à couler une à une, lentes et régulières, de ces yeux, tandis que le visage gardait une immobilité de pierre. Et ce fut ainsi qu’il la regarda avec une avidité qui tenait du rêve, où il y avait de l’effroi, de la douleur, de l’amour, de la pitié, oh ! surtout de la pitié…

Il marcha vers elle…

Comme elle, il avait joint ses mains…

Il marcha à petits pas alourdis, appesantis par le poids des pensées qui l’écrasaient…

Il marcha, sans un mot, sans un gémissement, sans un sanglot, tandis que, sur son visage immobile, d’une pâleur de cire, les larmes tombaient une à une, lentes, régulières.

Quand il fut près d’elle, il se mit à genoux, son front se courba jusqu’aux pieds de la statue du Deuil, et alors les sanglots firent explosion dans sa gorge et sur ses lèvres, les gémissements emplirent la salle de leur musique effroyable et divine, et un mot, un seul, un mot qui tremblait, qui criait, qui se lamentait, et qui prenait toutes les formes de l’effroi, de la pitié, éclatait parmi ces gémissements surhumains :

— Pardon… pardon… pardon !…

Combien de temps François demeura-t-il ainsi prosterné ?

Combien de temps l’effroyable parole qui se tordait sur ses lèvres roula-t-elle parmi les cris étouffés, les sanglots et les gémissements ?

Peu à peu, François se redressait…

Ses mains saisissaient les mains glacées de Jeanne…

Puis, de ce même mouvement insensible, comme s’il se fût haussé vers le ciel, il se mettait debout, l’enlaçait de ses bras, son visage était près du visage de Jeanne…

Maintenant, il voulait parler, tout ce qu’il avait dans le cœur voulait s’échapper, il essayait d’agencer ses pensées, de combiner les mots pour dire ce qu’il avait souffert et combien il s’était maudit de son crime, c’est-à-dire de son injuste soupçon…

Et comme il allait parler, Jeanne, d’un mouvement très doux, mit ses deux bras autour de son cou et avec un sourire de pure extase, laissa tomber sa tête sur l’épaule de François…

Ah ! pourquoi François, à cet instant, fut-il saisi d’une terreur étrange ?

Ce mouvement des bras de Jeanne, il le reconnaissait ! Cet enlacement de son cou, il le reconnaissait ! Ce sourire, cette attitude de la tête chérie qui se penche sur son épaule, il les reconnaissait !…

C’était comme à Margency, là-bas, près de la maison de la nourrice, dans la terrible nuit du mariage et du départ !… Même mouvement, même geste, même attitude, même sourire !…

— Jeanne ! Jeanne ! bégaya François dans un délire d’angoisse.

Et ses cheveux se hérissèrent, l’angoisse devint de l’horreur, lorsqu’il reconnut la voix, l’accent, l’intonation que Jeanne avait eue dans la nuit de Margency… cette voix troublée, oppressée, hésitante, expression souveraine d’une joie infinie et d’une crainte timide.

Et Jeanne murmurait.

— Ô mon bien-aimé, tu vas le savoir enfin, le cher secret que je n’ose t’avouer depuis trois mois… Il faut que tu le saches enfin… et puis nous irons ensemble le dire à mon père…

— Jeanne ! Jeanne ! cria le maréchal pantelant.

— Écoute, mon François… écoute-moi bien… cette minute est solennelle… Mon bien-aimé, je suis ta femme, et notre union est bénie…

— Jeanne, Jeanne ! hurla le maréchal.

— Écoute… voici le cher secret, si doux et si redoutable… François, tu vas être père…

Et elle leva vers lui ses yeux purs, ses yeux candides de jeune fille, ses yeux où toutes les pensées humaines s’étaient évanouies, et où ne resplendissait qu’un seul sentiment, pareil à une étoile d’or qui brille au zénith, dans la nuit de tout… le sentiment qu’elle traduisit dans un adorable sourire par ce mot :

— François, je vais être mère…

Une clameur de désespoir, une imprécation terrible, un mot s’exhalèrent ensemble des lèvres du maréchal :

— Folle !… Elle est folle !

Et il tomba à la renverse, foudroyé, sans connaissance.

*******

Le maréchal de Montmorency venait de retrouver celle qu’il avait tant aimée.

Qu’allait-il advenir de la réunion de ces deux êtres qui se chérissaient, du jeune amour du chevalier de Pardaillan, des grands intérêts et de la lutte engagée entre huguenots et catholiques.

Ce que nos lecteurs connaîtront prochainement.




Notes[modifier]

  1. Place de Grève (actuellement Place de l’Hôtel de Ville).
  2. Montfaucon (village hors de Paris, actuellement Buttes-Chaumont). Deux endroits où avaient lieu les exécutions capitales et où se dressait le gibet le plus célèbre du Moyen Age.
  3. Oreste, héros mythologique grec marqué par la fatalité du destin.




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