Les Pardaillan/V

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Livre I
V. Loïse !
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par un faible vagissement, l’enfant, l’être tant espéré, tant adoré, l’enfant était là !…

— C’est une fille ! murmura la vieille nourrice avec ce sourire baigné de pleurs que les femmes ont devant le mystère de la naissance.

— Loïse ! balbutia Jeanne dans un souffle imperceptible.

Et avec l’étonnement infini, le ravissement extasié des jeunes mères, elle répéta :

— Ma fille… ma fille…

Elle tourna son visage vers l’enfant, n’osant le toucher, osant à peine bouger. Et souriante, bégayant des choses très douces, elle l’enveloppa de la caresse de son regard. Et tout à coup elle éclata en sanglots.

— Pauvre adorée… pauvre mignonne innocente… c’est donc vrai !… Tu n’auras pas de père !…

Alors, avec des précautions de douceur, Jeanne approcha ses lèvres du visage de sa fille. L’enfant vagissait délicatement. Et soudain, son poing s’ouvrit, sa main s’abattit sur la tête de la mère, ses doigts saisirent avec énergie une mèche des cheveux fins ; et, sous le baiser maternel, comme si elle fût sentie rassurée, la frêle enfant s’endormit subitement.

*******

Loïse grandit en force et en beauté. Dès que ses traits commencèrent à se former, il fut évident que cette fillette serait un miracle de grâce et d’harmonie. Ses yeux bleus riaient : c’étaient des aurores de lumière ; sa bouche était un poème de gentillesse. Chacun de ses mouvements, chacun de ses gestes avait on ne sait quelle élégance exquise. Nulle qualification de beauté ne pouvait convenir à cet adorable bébé : elle était la beauté même.

Jeanne avait cessé de vivre en soi-même.

Si nous pouvons dire, sa vie s’était transportée dans la vie de l’enfant.

Chaque regard de la mère était une extase ; chacune de ses paroles, un acte d’adoration. Elle n’aima pas son enfant, elle l’idolâtra. Et lorsqu’elle entrouvrait son corsage pour présenter à la petite Loïse son sein blanc comme neige, délicatement veiné de bleu, une telle tendresse éclatait dans son geste, elle se donnait si bien tout entière, il y avait dans son attitude une telle fierté naïve, auguste, sublime, qu’un peintre de génie eût désespéré de pouvoir jamais traduire un pareil rayonnement.

Elle était la Maternité, comme Loïse était la Beauté.

Le soir seulement, à l’heure où l’enfant s’endormait sur son cœur, une main dans ses cheveux selon un geste qui lui était vite devenu familier, à cette heure-là seulement, Jeanne parvenait à détacher non pas son âme, mais sa pensée, de sa fille… et elle songeait à l’amant… à l’époux… au père !

François !… le cher amant !… l’homme à qui elle s’était donnée sans restriction, tout entière !…

Était-ce donc vrai qu’il était parti honteusement, sous un prétexte de guerre ?… Était-ce donc bien vrai qu’il l’avait abandonnée, qu’il ne reviendrait plus ?

Mort ! peut-être… Aucune nouvelle !… Rien !…

Ah ! comme dans ces heures silencieuses son cœur se déchirait cruellement.

Et l’enfant qui dormait, parfois se réveillait soudain sous la pluie tiède des larmes désespérées qui tombaient sur son front…

Alors Jeanne redevenait la mère. Alors elle refoulait sanglots, souvenirs, amour, et prenait dans ses bras l’enfant du malheur, l’enfant sans père, et de son chant infiniment doux, de sa mélopée maternelle, elle endormait la mignonne créature tant adorée, cette mélopée que les mères se transmettent d’âge en âge, qui est la même dans tous les pays, dans tous les temps, et dont le souvenir attendri accompagne l’homme jusqu’aux portes de la tombe :

— Do… do… l’enfant do… Ma petite Loïse chérie… ange aimé dont le sourire illumine l’enfer où se débat ta mère… chérubin descendu du ciel pour consoler la pauvre affligée… do… do… l’enfant do…

L’hiver se passa. Jeanne sortait rarement et ne s’éloignait jamais du jardin. Elle avait conservé une sourde terreur de sa dernière rencontre avec Henri de Montmorency, et elle tremblait à la seule pensée de se trouver devant lui…

Puis le printemps revint, très précoce.

En mars, Loïse allait vers son sixième mois — les premiers bourgeons éclatèrent, et tout redevint radieux dans l’univers, excepté dans le cœur de la pauvre abandonnée.

Un jour, vers la fin de ce mois de mars, la nourrice et son homme allèrent couper du bois dans la forêt. Car c’étaient de pauvres gens qui vivaient un peu du commun de la terre.

Jeanne se trouvait dans sa chambre, contemplant avec une inexprimable tendresse Loïse endormie sur le lit.

Cette chambre donnait sur le jardin, par une fenêtre à ce moment entrouverte.

Tout à coup, un bruit de pas se fit entendre dans la première pièce qui donnait sur la route, et une voix s’éleva, implorant la charité. Jeanne entra dans cette pièce, et voyant un moine quêteur qui tendait sa besace, coupa une miche de pain et la tendit en disant :

— Allez en paix, bon père. En d’autres temps, j’eusse fait mieux sans doute…

Le quêteur remercia en nasillant, combla Jeanne de bénédictions, et finalement se retira.

Alors Jeanne rentra dans sa chambre. Son premier regard fut pour le lit où reposait Loïse.

Et un cri horrible, un cri sans expression humaine, un cri de louve à qui on arrache ses petits, un cri de mère, enfin, jaillit de tout son être épouvanté :

Loïse avait disparu !






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