Les Pardaillan/XLI

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Livre I
XLI. Le Gîte
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En quittant la maison de la rue des Barrés, le père et le fils discutèrent en se promenant sur les bords de la Seine, de l’endroit où ils se cachaient et de ce qui leur restait à faire. Tout en discutant, ils descendaient le cours du fleuve, et ils vinrent à passer devant une ginguette que fréquentaient des mariniers.

— J’ai faim ! dit le chevalier en jetant un coup d’œil à la guinguette qui, entourée d’un jardin tapissé de verdures tendres, avait une mine des plus réjouissantes.

— Et moi, j’enrage de soif ! dit le vieux routier. Entrons !

Mais comme ils se dirigeaient vers l’entrée du cabaret, ils s’arrêtèrent soudain.

— J’espère que tu as de l’argent pour payer une omelette et une bouteille ? dit le père.

Le chevalier se fouilla et fit un signe négatif.

— J’ai tout donné à Catho ! reprit le vieux routier. Ah ! la jolie pensée que j’ai eue là !

— Monsieur, je pense que nous ne devons pas la regretter. Catho nous a sauvé la vie…

— Je ne dis pas non ; mais si nous mourons de faim et de soif, elle n’aura pas sauvé grand chose !…

Avec un soupir, les deux hommes s’éloignèrent de la guinguette. Tristes et silencieux, ils continuèrent à descendre le cours du fleuve, et leurs pensées prenaient décidément une teinte des plus mélancoliques, lorsque derrière eux, ils entendirent un grondement, et quelque chose qui était lancé à toute vitesse déboula dans leurs jambes.

Ce quelque chose, c’était Pipeau ! Et Pipeau tout en courant pour rattraper son maître, grondait fort, entre ses mâchoires serrées. Le chien qui gronde ainsi avertit les gens qu’ils aient à ne pas toucher ce qu’il tient dans sa gueule.

En effet, Pipeau, le fidèle Pipeau avait suivi son maître pas à pas ; avait assisté à la bagarre de la rue Saint-Antoine, et même distribué quelques coups de croc ; puis il s’était couché devant la porte de la maison de Marie Touchet lorsque le chevalier y était entré. Enfin, il s’était mis à le suivre à sa sortie. Or, tout en le suivant, il s’était dit ce que le chevalier venait de dire à son père :

— J’ai faim !

Et Pipeau, dans son raisonnement que ne compliquaient pas les embarras humains, raisonnement simple, limpide, d’une logique profonde et irréfutable, ajouta :

— Puisque j’ai faim, je dois manger !

En vertu de cette même logique, que nous avons osé qualifier d’irréfutable, le chien, tout en suivant son maître, se mit à regarder à droite et à gauche ce qu’il pourrait bien manger, — puisqu’il avait faim !

Divers tas d’immondices qu’il flaira en passant ne lui révélèrent rien de bon, et Pipeau, à chacun d’eux, témoigna tout son mépris de la façon la plus cynique, c’est-à-dire la façon des chiens à qui les urinoirs sont inconnus.

D’ailleurs, les urinoirs n’étaient pas inventés.

Pipeau se demandait déjà s’il allait mourir de faim — et il se le demandait par des bâillements prolongés — lorsqu’il s’arrêta soudain, en arrêt, le bout du nez un peu de travers, le bout de la queue en bataille.

Pendant ce temps, le chevalier et son père continuaient leur chemin et tournaient à droite, sur les berges de la Seine. Pipeau, simplement, avait vu une devanture de marchand de chair cuite, en d’autres termes, une devanture de charcutier. Il y avait là un étalage magnifique, lequel se terminait par une série de jambonneaux du plus radieux effet.

C’est le dernier de ces jambonneaux que Pipeau considérait du coin de l’œil en se disant :

« Voici bien le dîner qu’il me faudrait, le voici bien ! »

Pipeau, chien voleur s’il en fût, n’était pas chien à se perdre en muettes rêveries et en longues contemplations.

Il prit son air le plus honnête, le plus détaché des biens de ce monde, et se glissa tout doucement vers l’étalage.

— Voilà vraiment un beau chien ! dit le charcutier, qui était au fond de sa boutique.

Mais tout aussitôt, il bondit de son escabeau et s’élança en hurlant :

— Au voleur ! Arrête ! Arrête !…

Peine inutile ! Clameurs superflues ! Le « beau chien » était déjà loin et n’en courait que de plus belle.

— Mon plus beau jambonneau ! constata tristement le charcutier. Ah ! le misérable chien !

C’était en effet un jambonneau que Pipeau venait de saisir délicatement dans sa gueule et qu’il emportait de sa course la plus rapide. Si le charcutier avait exagéré en disant que c’était son plus beau jambonneau, il faut pourtant avouer que ledit jambonneau était de taille raisonnable et tel qu’un honnête chien ne pouvait, en somme, en souhaiter de plus appétissant…

En quelques minutes, Pipeau eut rejoint le chevalier et déboula dans ses jambes. Puis, certain de ne pas perdre son maître, il se coucha dans le sable et s’apprêta à fêter sa trouvaille ou plutôt sa prise.

Mais le vieux Pardaillan avait vu !

Il fondit sur le chien et lui arracha le jambonneau…

Et comme Pipeau le regardait d’un air d’étonnement menaçant, il lui dit :

— Je t’ai, ce matin, offert un râble de lièvre tout rôti ; tu peux bien m’offrir un tiers de ton jambonneau ! Voici notre dîner, mon fils :

— Je t’ai pourtant bien défendu de voler ! dit gravement le chevalier à Pipeau.

Celui-ci remua doucement son bout de queue, ce qui voulait dire qu’il promettait de ne plus recommencer.

Les trois amis s’assirent sur le sable de la berge — nous voulons dire les deux hommes et le chien.

Le vieux Pardaillan tira sa dague et fit trois parts du jambonneau.

Ce fut ainsi que le chevalier et son père purent dîner ce jour-là.

Quand ils eurent fini le jambonneau, ils puisèrent de l’eau à la Seine qui coulait, claire et fraîche, et burent tous trois ; les deux hommes dans le creux de leur main, le chien en lapant.

Ce repas inattendu, bien qu’il fût le produit d’un vol, restaura les deux hommes.

Leurs pensées, qui étaient au noir, s’éclaircirent quelque peu.

— Il s’agit maintenant de trouver un gîte, dit le vieux, routier.

— Un gîte ! fit machinalement le chevalier.

Il baissa la tête tristement, et un soupir gonfla sa poitrine.

— Il s’agit de trouver un gîte ! avait dit le vieux Pardaillan de sa voix la plus naturelle, sans nulle amertume, en homme qui a passé soixante ans sur les routes et qui tous les soirs, à la nuit tombante, s’est demandé : Où vais-je coucher ?

Et il y avait dans cette indifférence toute la résignation instinctive du pauvre homme qui sait bien qu’il n’aura jamais de logis assuré, qui, toujours, sera encore trop heureux de rencontrer un chêne touffu pour se mettre à l’abri de la pluie, une bonne pierre pas trop rugueuse pour y reposer sa tête…

Mais le fils !… Ah ! dans le fils s’éveillaient des pensées confuses qui n’étaient pas de son temps et qui balbutiaient :

— Hélas ! Il y a donc de pauvres gens qui cherchent un gîte, alors qu’il y a tant de palais qui hérissent la ville !

Ainsi, chez le père, c’était encore la résignation du moyen âge.

Chez le fils, l’éveil de la Renaissance…

Mais — hâtons-nous d’enjamber les considérations philosophiques — ce qui attristait surtout le pauvre chevalier, c’était la poignante constatation de son infériorité sociale. Il est très vrai qu’une branche des Pardaillan faisait fortune, là-bas, en Languedoc. Il est vrai aussi que le nom était des plus honorables et des plus fiers. Mais quelle misère !…

Eh quoi ! Il en était réduit à chercher un gîte, une niche ! à partagé le repas volé par son chien ! Il avait les poches vides, et ce serait ainsi demain et toujours ?… Et il rêvait quoi ? Une alliance avec la plus noble et sans doute la plus riche famille de France, les Montmorency !…

N’était-ce pas insensé ! C’était à pleurer !… Et le chevalier songeait :

— Quel éclat de rire secouerait ces gens qui passent, et Paris tout entier, et la France, et le monde, si quelqu’un se mettait à crier : « Voyez-vous ce gueux qui n’a pas un sol en bourse, qui vient de dîner d’un jambonneau volé par son chien, qui ne sait quel toit l’abritera ce soir, que le guet cherche pour l’embastiller, que le bourreau attend pour le perdre ou le décapiter ? Eh bien, il aime Loïse, la fille, l’héritière des Montmorency !… » Ah ! quel éclat de rire !…

Et le chevalier se mit à rire, en effet.

Le vieux Pardaillan demeura d’abord stupéfait. Puis il considéra gravement son fils, et comprit à peu près ce qui se passait en son âme, car il lui mit une main sur l’épaule et lui dit :

— Courage, chevalier ! Du courage, par Pilate et Barabbas ! Je vois clairement ce qui vous taquine, et ce qui fait que, riant à vous démonter la mâchoire, vous avez les yeux pleins de larmes : nous sommes bien pauvres, n’est-ce pas ? Eh ! chevalier, pour des gens comme nous, la misère est une bonne compagnonne, une gaillarde maîtresse, une luronne qui nous donne de l’œil, du jarret et du poignet ! Écoutez, chevalier : j’ai toujours haï les chiens gras, qui, attachés à l’écuelle par une bonne chaîne, vivent et meurent serfs comme ils sont nés ; j’ai toujours réservé ma sympathie et mon admiration pour le renard qui ruse, la nuit, contre les forces formidables de l’homme à qui il tente d’arracher une proie ; pour le loup qui, maigre et l’œil en feu, parcourt les forêts dans l’ivresse de la liberté. Regardez-moi, chevalier ; je suis un de ces renards, un de ces loups. Par la mort-diable, quand j’ai ma rapière au poing, je me sens l’égal du roi ! J’ai plus vécu en soixante ans de misère que telle famille de bourgeois ou de seigneurs ne vivra en plusieurs générations. Qu’est-ce que la vie, mon cher ? Le vent qui souffle, la pluie qui tombe, les coteaux où mûrit la grappe, les collines où je chevauche, la terre entière, l’air que je respire, la joie d’aller, de venir, d’être un maître éphémère dans la minute qui passe, de toutes ces choses si bonnes et si belles qui sont la nature… voilà la vie, chevalier, voilà le bonheur ! Tout le reste, c’est l’ignoble chaîne du chien attaché à sa triste écuelle ! La ville, Paris, la vie parmi les hommes qui haïssent, et les femmes qui sourient, la vie aveugle et stupide avec son énorme labeur de chaque jour uniquement destiné à assurer l’écuelle du lendemain, ah ! chevalier, ce n’est pas la vie, cela : c’est la mort dans chaque minute ! Nous cherchons la pitance et le gîte… viens, chevalier, faisons-nous renards et loups… reprenons la route, la grande route ensoleillée par avril ou embuée par novembre, reprenons ensemble nos longues étapes que guide le hasard ; et ainsi causant, riant ou pleurant même si cela te plaît, nous parcourrons la France, nous verrons l’Italie, l’Allemagne, le monde entier, si tel est notre bon plaisir !…

Au discours du vieux routier, le chevalier répondit en secouant la tête — non qu’il se fût fait les réflexions sans aucun doute intempestives que nous venons d’exprimer — mais simplement, il ne voulait pas quitter Paris parce que Loïse était à Paris. Du moins, il avait la conviction qu’elle y était.

— Ainsi, reprit le père, tu refuses encore de me suivre ?

— Mon père, je vous l’ai déjà dit : plutôt que de quitter Paris, je mourrais.

— Bon, bon… j’en reviens donc à ma première question : cherchons un gîte !

— Je crois, monsieur, en avoir trouvé un, fit le chevalier.

— Voyons. Est-ce quelque bel arbre bien feuillu ? Quelque auberge dont l’hôtesse n’aurait rien à te refuser ?

— Rien de cela, monsieur : c’est un palais, l’hôtel de Montmorency. Le noble duc m’a offert l’hospitalité. Allons la lui demander pour tous deux. J’ai des raisons de croire qu’il nous accueillera avec joie.

— Ouais, tu oublies donc, chevalier, que j’enlevai jadis sa fille et que ce digne maréchal doit avoir conservé quelque bonne dent contre ton père ?

— Vous vous trompez ; s’il y a eu rancune, cette rancune est maintenant évanouie.

— Je ne m’y fie pas. Mais enfin, puisque tu as l’hospitalité chez Montmorency, que ne le disais-tu plus tôt ? Cela m’eût épargné des inquiétudes. Voilà donc ton gîte tout trouvé.

— Le vôtre aussi, mon père. Car, pour rien au monde, je ne consentirais à dormir dans un bon lit, sachant que vous êtes à la dure.

— Ne t’inquiète pas de moi. Du moment que tu as un gîte, le mien est tout trouvé aussi.

— Et c’est ?

— Pardieu, l’hôtel de Mesmes ! Allons, chevalier, je t’accompagne jusqu’au bac, et puis je prendrai le chemin du Temple. Nous aurons ainsi un pied dans l’un et l’autre camp. Et si j’apprends du nouveau en ce qui concerne les deux prisonnières en question, tu en seras aussitôt informé.

Ce plan, après réflexion, parut le plus simple et le meilleur au chevalier qui l’adopta aussitôt.

Par une sorte de bravade outrancière, mais non sans prendre quelques précautions, les deux Pardaillan longèrent le Louvre ; le chevalier montra à son père la fenêtre par laquelle il avait sauté.

En arrivant au bac qui était presque en face le palais que Catherine faisait bâtir sur l’emplacement de l’ancienne Tuilerie, le père et le fils s’embrassèrent ; le bateau étant à ce moment sur l’autre rive, le chevalier dut attendre quelques moments et en profita pour dire à son père :

— Monsieur, vous m’avez déjà rendu le service d’aller à la Devinière pour en ramener mon chien Pipeau. Or, j’y ai laissé un autre ami auquel je tiens assez… surtout en raison du nom qu’il porte et du souvenir qu’il me rappelle en ce moment.

— Serait-ce un autre chien ?

— Non, monsieur, c’est un cheval.

— Diable ! Mais nous sommes riches. Un cheval vaut de l’argent, s’il est bon…

—Il est excellent. Mais gardez-vous de le vendre, mon père !

— Et pourquoi ?

— Parce qu’il s’appelle Galaor ! fit en souriant le chevalier.

— Galaor ! réfléchit le vieux routier. Galaor… où ai-je entendu ce nom-là ?… Galaor… j’y suis ! C’est aux Ponts-de-Cé… M. de Damville me racontait l’histoire d’une aventure à lui arrivée, et où il avait été sauvé. Ah çà ! mais c’est donc toi qui a sauvé Damville !…

Le chevalier sourit.

— Et tu ne le disais pas ! Vive Dieu !…

— Mon père, c’est qu’en cette circonstance, je vous avais si parfaitement désobéi…

— Je le crois bien que je ne le vendrai pas ! Mort-diable, Galaor, c’est peut-être la fortune !…

À ce moment, le bac accostait, et le chevalier embarqua, tandis que le vieux routier, tout joyeux, tout courant, prenait le chemin de la Devinière…

Le chevalier poussa un soupir (c’était son jour de tristesse !) en songeant qu’en cette aventure, il avait eu, en effet, bien tort de désobéir à son père, que s’il n’avait pas secouru Damville, celui-ci eût sans doute succombé, et que s’il avait succombé, il n’eût pas enlevé Loïse !… (On n’a pas oublié que le soir où il était intervenu contre les truands qui attaquaient Damville, le chevalier avait su le nom de l’homme qu’il venait de sauver, par le vieux serviteur qui escortait le maréchal. Pour toutes sortes de raisons, dont la principale était une sorte de délicatesse, le chevalier n’avait pas encore parlé de cette affaire à son père. Mais dans les circonstances présentes, il pensa que son père n’en serait que mieux accueilli de Damville, s’il revenait à l’hôtel de Mesmes, monté sur Galaor.)

En arrivant à l’hôtel de Montmorency, le chevalier, suivi de Pipeau, se fit conduire au maréchal.

— Monseigneur, lui dit-il simplement, la personne à qui je comptais demander l’hospitalité n’est pas à Paris…

Sans rien dire, le maréchal prit le chevalier par la main et le conduisit dans une chambre magnifique.

— Chevalier, lui dit-il alors, un soir, le roi Henri II, père de notre sire actuel, vint rendre visite à M. le connétable de Montmorency. Comme il s’attarda à causer guerre et batailles avec le connétable, et qu’il ne voulut point s’en retourner au Louvre, il coucha dans cette chambre, dans laquelle, depuis, nul n’a dormi. Ce sera la vôtre, car je vous estime à l’égal d’un roi et je vous remercie de l’insigne honneur que vous me faites.

Là-dessus, le maréchal sortit pour donner l’ordre que le chevalier fût considéré comme un hôte d’importance.

Le jeune homme était demeuré tout étourdi de cette réception, qui était bien loin de tout ce qu’il avait pu imaginer de plus favorable et son étonnement durait encore lorsqu’il vit entrer le suisse qui, humblement, venait se mettre à sa disposition pour ce qui concernait le service de la grande porte, dit-il.

— Seulement, ajouta le géant, j’oserai faire une question à monsieur le chevalier.

— Faites, mon ami…

— Est-ce que le chien demeurera ici ?… Ce que j’en dis, c’est pour lui préparer une pâtée convenable.

Le chevalier ne put s’empêcher de rire.

— Pipeau, dit-il, fais tes excuses à ce digne gardien, et tâche de le respecter désormais.

Pipeau aboya joyeusement.

— La paix est faite ! dit le chevalier. Vous pouvez vous rassurer…

Le digne Suisse se retira enchanté.

Pendant ce temps, M. de Pardaillan père arrivait à la Devinière, tout courant, se précipitait dans les cuisines et demandait d’une voix empressée :

— Où est Galaor ?…

— Galaor ? fit Landry stupéfait. Il est à son écurie. Mais cet homme que vous avez blessé…

— Quelle écurie, mort-diable ! interrompit Pardaillan.

— À droite de la cour, dit l’aubergiste effaré. La plus belle de nos écuries, monsieur ! Mais cet homme…

Le vieux routier n’entendait plus. Déjà il courait à l’écurie indiquée, suivi de maître Landry qui lui désigna un beau cheval aubère à tête fine et intelligente.

— Voici Galaor ! dit-il. Mais le blessé…

— Vous m’ennuyez, maître Landry, avec votre vicomte d’Aspremont, s’écria Pardaillan qui commençait à seller Galaor. Est-ce ma faute s’il est tombé sur la pointe de mon épée ? Eh bien, voyons, est-il mort.

— Je ne voulais pas dire que ce fût de votre faute, monsieur…

— Eh bien, alors ? Voyons, hâtons-nous ! Passez-moi la bride… bon, merci ! Ce pauvre vicomte ! J’ai le regret de l’avoir tué…

— Mais il n’est pas mort, monsieur !

— Diable !… Ah ! le misérable ! Et qu’en avez-vous fait ?

— C’est ce que je voulais vous dire. Après votre départ, quand il eu repris sens, il a dit que la chose vous coûterait cher !

— Bah ! vraiment ? fit le vieux routier en tirant Galaor par la bride.

— Et qu’il vous tirerait autant de pintes de sang que vous lui en avez tiré de gouttes.

— Ce sera difficile. Il ne m’en reste pas tant !

— Et il a voulu être porté à l’hôtel de Mesmes !

— Diable, diable !… fit Pardaillan qui s’arrêta court et se mit à réfléchir.

— Bah ! s’écria-t-il tout à coup, Galaor arrangera tout cela !

— Galaor arrangera la blessure de M. le vicomte ? demanda l’aubergiste ahuri.

— Oui… Allons, adieu, maître Landry, et sans rancune !

— Comment, sans rancune, balbutia l’aubergiste en essayant de sourire. Mais, monsieur, vous m’aviez dit… vous m’aviez laissé espérer… vous saviez bien… ce vieux compte ?… Et même vous aviez frappé sur votre ceinture, qui avait rendu un son bien agréable.

— C’est pardieu vrai !… Ah ! vous n’avez pas de chance, maître Grégoire. J’ai tout donné à Catho !… Ne prenez pas votre air bégueule : Catho n’est pas une de mes maîtresses… Enfin, ce sera pour une autre fois.

— Laissez au moins le cheval ! larmoya Landry. Je comptais sur ce cheval pour me payer !

— Oui, mais moi, j’ai besoin de lui pour guérir la blessure de M. le vicomte d’Aspremont !

Sur ce, le vieux Pardaillan sauta en selle et s’éloigna au trot rapide de Galaor, laissant l’aubergiste effaré et morfondu.

Bientôt il arriva à l’hôtel de Mesmes, fit placer Galaor à l’écurie par Gillot qui reconnut aussitôt l’ancienne monture du maréchal, et se demanda grâce à quel sortilège ce cheval, qui avait disparu tout à coup, était ramené par l’homme qui lui voulait couper les oreilles. En effet, Pardaillan ne manqua pas de lui dire :

— Souviens-toi, mon ami, que j’ai une envie démesurée de tes oreilles. Si tu tiens à les conserver, ce en quoi tu aurais tort, car elles sont bien laides, tâche que Galaor soit bien étrillé et que sa mangeoire ne chôme pas !

À partir de ce moment, Gillot devint mélancolique, vécut dans le chagrin d’avoir bientôt à perdre ses oreilles, et porta un bonnet de coton enfoncé jusqu’au cou ; en sorte que Jeannette, après l’avoir jusque-là trouvé hideux, le trouva grotesque.

Cependant, le vieux Pardaillan s’était rendu au cabinet du maréchal.

— Je vous attendais, dit celui-ci. Nous avons diverses questions à régler.

— D’abord la question d’Aspremont ? fit Pardaillan.

— Oui ; je vous avais recommandé de vous faire son ami, et voici qu’on me le ramène en triste état ; vous me privez d’un fidèle serviteur…

— Je vous en ramène un autre, monseigneur.

— Où est-il ? fit vivement le maréchal.

— À l’écurie, monseigneur. Si j’osais vous faire une prière, ce serait de descendre avec moi jusqu’à vos écuries, car le serviteur dont je vous parle ne voudrait pas ou ne pourrait pas monter ici.

Le maréchal, intrigué, acquiesça d’un geste et suivit Pardaillan.

Celui-ci descendit dans la cour, ouvrit la porte de l’écurie et montra du doigt, sans rien dire, Galaor attaché à son râtelier.

— Mon ancien destrier de bataille ! fit le maréchal étonné. Qui l’a ramené ?… Vous ?…

— Moi, monseigneur. Il m’a été donné comme vous l’aviez donné ; et celui qui vient de m’en faire présent, c’est celui-là même qui, certain soir où vous étiez attaqué par des truands, vous prêta main forte. Il paraît qu’il était grand temps, et que sans lui, peut-être n’aurais-je pas l’honneur de vous parler en ce moment…

— C’est vrai ; cet inconnu m’a sauvé la vie, dit le maréchal.

— Est-ce que vous n’êtes pas quelque peu curieux de savoir son nom ?

— Si fait, par la mort-dieu !

— Eh bien, c’est le chevalier de Pardaillan, fils unique et héritier de votre humble serviteur !


— Venez ! dit le maréchal qui, sortant de l’écurie, remonta rapidement à son cabinet, agité, silencieux, tandis que le vieux routier l’examinait en dessous, en souriant dans sa rude moustache grise. Enfin, le duc de Damville se jeta dans un fauteuil, regarda fixement son compagnon, et dit :

— Expliquez-moi tout d’abord votre duel avec Orthès…

Pardaillan qui s’attendait à une autre question, tressaillit. Si fin qu’il fût, il ne devina pas que le maréchal voulait se donner le temps de réfléchir, et répondit :

— Mon Dieu, monseigneur, c’est bien simple : lorsque je suis arrivé ici, M. d’Aspremont m’a regardé et m’a parlé d’une façon qui m’a déplu. Je le lui ai dit. En galant homme qu’il est, il a compris. Aujourd’hui, nous avons trouvé l’occasion de nous exprimer en douceur toute l’estime que nous avons l’un pour l’autre. Et, afin de rendre nos expressions plus piquantes et nos arguments mieux sentis, nous avons laissé la parole aux épées. Je crois qu’en causant trop vivement, M. d’Aspremont s’est mis en sueur… seulement, il a sué rouge ; voilà toute l’affaire, monseigneur…

— Ainsi, pas de haine entre vous ? Une simple querelle, comme m’a dit Orthès ?

— Pas la moindre haine, dit sincèrement Pardaillan.

— Bon. Venons-en donc à Galaor, c’est-à-dire à votre fils. Vous dites que c’est lui qui, si heureusement, me prêta main-forte ?

— La preuve, monseigneur, c’est qu’il m’a donné Galaor en signe de reconnaissance.

— Votre fils, mon cher, est un vrai brave. J’en ai eu aujourd’hui encore une preuve. Vous m’aviez promis de me l’amener.

Le vieux routier réfléchit un instant ; et, pour dérouter entièrement le maréchal, pour demeurer plus fort que lui dans cette minute où de si graves décisions allaient sans doute être prises, il résolut d’employer l’arme la plus redoutable : la vérité.

En effet, les hommes sont si habitués à se mentir les uns aux autres et à considérer le mensonge comme le meilleur moyen de tromper un adversaire, qu’il est facile de les tromper en disant la vérité. Celui qui dit la vérité est peut-être plus impénétrable que celui qui ment avec la plus terrible habileté. Pardaillan, pour cette fois, et tout instinctivement, fut donc sincère.

— Monseigneur, dit-il, j’ai proposé à mon fils d’être à vous : il ne l’a pas voulu parce qu’il est déjà à M. de Montmorency. Expliquons-nous donc une bonne fois à ce sujet. Mon fils, monseigneur, a surpris un redoutable secret, vous ignorez lequel et je vais vous le dire : il a assisté à votre entrevue de l’auberge de la Devinière. Il a donc tout lieu de redouter votre colère ou la terreur de quelqu’un de vos acolytes, monsieur de Guitalens, par exemple. Il est persuadé que si vous le teniez, vous l’enverriez à la Bastille d’où il s’est échappé par miracle. Voilà les bonnes et solides raisons qu’il m’a données pour ne pas venir ici. En outre, comme je vous le disais, il est à Montmorency. Or, je suis à vous, moi ! Il en résulte que je me trouve dans la nécessité ou de vous trahir, ce qui serait abominable, ou de devenir l’ennemi de mon fils, ce qui me paraît plus impossible encore. La situation étant ainsi posée aussi nettement que je l’ai pu, je dois en tirer des conclusions franches… Ou vous m’avez engagé pour faire campagne contre le roi, ou vous avez espéré autre chose de moi. Si vous me demandez de rester dans notre traité, je demeure pour vous un compagnon loyal, fidèle, et, j’ose le dire, de quelque valeur. Si, au contraire, sous le couvert d’une lutte politique, votre dessein est de m’employer à vos guerres de famille, je m’en vais, monseigneur. Car, à aucun prix, je ne serai l’ennemi de mon fils.

Le maréchal avait écouté ces paroles avec une indicible satisfaction.

— Mais, demanda-t-il, pourquoi le jeune homme est-il contre moi ?

— Il n’est pas contre vous, il est avec Montmorency, voilà tout. Il vous en veut si peu, monseigneur, et il a si peu envie de chercher à vous nuire, qu’il va quitter Paris dès ce soir…

— Et pourquoi diable quitte-t-il Paris ?… Pardaillan, franchise pour franchise. Il est très vrai que j’ai eu un instant l’idée de le rendre à Guitalens, dont il a surpris la conversation avec moi, je veux que le diable m’écorche vif, si je sais comment ! (Le vieux routier sourit en lui-même et prit un air des plus étonnés.) Mais tel que je le vois, tel que je l’ai vu, le chevalier est incapable de trahir un secret… Son audace à pénétrer ici même, l’attitude qu’il a eue chez le roi, la façon dont il est sorti du Louvre et qu’il a dû vous raconter (Pardaillan fit un signe affirmatif), tout enfin, sans compter qu’il m’a sauvé, sans compter ce que vous venez de me dire, tout fait que je désire ardemment l’avoir parmi nous… Pardaillan, votre fils a le génie de la bravoure ; mais il est pauvre, seul, sans appui. Amenez-le moi : je l’enrichis, je le marie, j’en fais un personnage dans la prochaine cour de France…

— Vous oubliez, monseigneur, qu’en raison même de cette attitude qu’il a eue au Louvre, il est poursuivi, traqué, et qu’il lui faut quitter Paris sous peine d’être pendu.

Damville sourit :

— Dans mon hôtel, dit-il, le chevalier sera plus en sûreté que dans le château où sans aucun doute mon frère l’envoie. Dites-le lui, Pardaillan, il faut qu’il reste.

— Mais, si je ne me trompe, il doit déjà être parti. La chose pressait, monseigneur. En effet, voici ce qui nous est arrivé.

Ici, Pardaillan raconta le siège du Marteau qui cogne, récit que le maréchal écouta avec une admiration stupéfiée.

— Vous voyez, acheva le vieux routier, qu’il était temps que le chevalier quittât Paris.

— Mais alors, vous êtes tout aussi compromis que lui ! Pourquoi êtes-vous resté ?

— Parce que je vous avais promis de vous aider, monseigneur, dit simplement Pardaillan.

Le maréchal tendit sa main au vieux routier qui s’inclina, plutôt pour cacher son sourire que par respect.

Ce fut ainsi que Pardaillan père fit sa rentrée à l’hôtel de Mesmes, et grâce à sa sincérité rusée, il se trouva plus en faveur que jamais. Ce fut ainsi que les deux Pardaillan, après avoir failli se trouver sans gîte, eurent définitivement chacun un véritable palais pour demeure.


◄   XL XLII   ►

Trois jours après la scène du Louvre, ainsi qu’il l’avait annoncé à son frère, François de Montmorency se rendit à l’hôtel de Mesmes, résolu à terminer d’un coup de foudre, cette haine de dix-sept ans. Il y alla seul, simplement précédé d’une sorte de héraut d’armes.

Le chevalier de Pardaillan avait insisté vainement pour l’accompagner.

Le maréchal traversa donc Paris dans le plus simple appareil, il avait revêtu sa cuirasse de peau de daim non tannée, et ceint une épée de combat. Ce fut dans ce costume demi-guerrier qu’il alla à la recherche de son frère. Il montait un cheval tout noir, de même que son écuyer.

On a pu remarquer déjà que dans les actes extérieurs de François, il y avait toujours une sorte d’apparat, un côté de mise en scène. Et ceci demande une explication.

François ne songeait guère à étonner les passants ou à frapper l’esprit des gens par une pompe théâtrale. Simplement, il suivait les traditions. Il représentait l’antique maison féodale des Bouchard