Les Pardaillan/XXX

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Livre I
XXX. Les Huguenots
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Téligny, gendre de l’amiral Coligny, était un homme de vingt-huit à trente ans. Il était fortement charpenté, et passait pour très fort aux armes comme il était excellent dans le conseil. Il avait une physionomie ouverte, des yeux très doux ; il était de manières exquises, d’une politesse raffinée, élégant d’allure, d’esprit très cultivé, et l’on comprenait parfaitement que la fille de l’amiral l’eût préféré à bien des partis plus riches, et notamment, disait-on, au duc de Guise lui-même.

Ayant introduit le chevalier dans la cour, le gentilhomme se hâta de refermer solidement la porte, appela un domestique et lui remit son pistolet en lui disant :

— Nous n’attendons plus qu’une personne, tu sais qui : tu n’as donc pas à te tromper…

Puis, saisissant Pardaillan par la main, il lui fit traverser la cour, lui fit monter un bel escalier de pierre et le fit entrer dans une petite pièce.

— Je veillais moi-même, expliquait-il tout en marchant, car nous avons réunion ce soir : l’amiral est là, M. de Condé aussi, et aussi Sa Majesté le roi de Navarre…

Pardaillan ne s’étonnait pas de l’extrême confiance qu’on lui témoignait ainsi. Mais il songea :

« Est-ce que je vais assister au pendant de la scène de la Devinière ? Après les Guises, vais-je voir comploter les huguenots ? »

Cependant, Téligny, après avoir introduit le chevalier dans le cabinet, l’avait serré dans ses bras avec une joie si évidente et si sincère que le Jeune homme en fut doucement remué.

— Voilà donc le héros qui a sauvé notre grande et noble Jeanne ! s’écria Téligny. Ah ! chevalier, que de fois en ces derniers jours nous avons désiré ardemment vous voir, vous remercier… C’est beau ce que vous avez fait là… d’autant plus que n’étant pas de la Réforme, vous n’aviez aucune raison de vous dévouer…

— Ma foi, je vous avouerai que je ne savais guère en l’honneur de quelle illustre princesse je tirais l’épée… mais excusez-moi, une affaire grave m’oblige à venir demander l’aide de mon ami Déodat, qui a bien voulu se mettre à ma disposition…

— Nous y sommes tous, chevalier ! s’écria Téligny. Quant au comte de Marillac…

— Le comte de Marillac ?

— C’est le véritable nom de notre cher Déodat. Je disais donc que, pour celui-là, vous l’avez ensorcelé ; il ne jure que par vous…

— Est-il ce soir en cet hôtel ?

— Il y est. Je vais le mander.

Téligny appela un valet et lui donna un ordre. Le valet s’éloigna, non sans que Pardaillan eût remarqué que cet homme, comme tous les domestiques de l’hôtel, était armé en guerre, ce qui donnait à l’hôtel de la rue de Béthisy l’allure d’une forteresse qui se prépare à soutenir un siège.

Quelques instants s’écoulèrent. Puis des pas précipités se firent entendre, une porte s’ouvrit, le comte de Marillac apparut et courut à Pardaillan les mains tendues.

— Vous ici, cher ami ! s’écria-t-il, serais-je assez heureux pour que vous eussiez besoin de moi ? Est-ce ma bourse, est-ce mon épée que vous êtes venu chercher ? Les deux sont à vous…

Le chevalier sentit son cœur se dilater.

Cette cordialité réelle, cette chaude amitié dont il se sentait enveloppé, lui qui avait toujours vécu seul, renfermé en lui-même, sans expansion de joie ou de chagrin, cette fraternité visible fondit les glaces factices de sa physionomie ; ses yeux se mouillèrent ; il comprit combien il était malheureux de son amour, et combien cette amitié lui était douce.

— Vraiment, balbutia-t-il, je ne sais comment vous remercier…

— Me remercier ! s’écria Déodat. Mais c’est moi qui suis votre obligé… nous le sommes tous ici, puisque vous avez sauvé notre grande reine… et je le suis, moi surtout, moi qui n’oublierai jamais l’heure si douce que j’ai passée près de vous !…

Téligny, voyant les deux amis partis dans le tête-à-tête, s’était retiré discrètement.

Pardaillan et Marillac s’assirent.

— Heure consolatrice ! poursuivit le comte. J’arrivais à Paris désespéré, l’âme ulcérée… votre bon regard, votre rire, votre esprit et votre cœur m’ont réconcilié avec moi-même. Tenez, cher ami, vous m’avez porté bonheur.

— Mais, en effet, on dirait que vous êtes moins sombre que le jour où vous me vîntes voir en mon auberge. Vos yeux s’éclairent, vos lèvres sourient… vous serait-il arrivé quelque heureux événement ?

— Dites un grand bonheur !…

— Et c’est ?… oh ! pardon, voilà bien ma manie de curiosité…

— Mon cher, fit le comte, j’ai pour vous une si vive affection que mon bonheur fût-il un secret — et il l’est en partie — je vous le raconterais encore, ne voulant rien avoir de caché pour vous. Mais en somme, ce bonheur n’est un secret que parce que je ne veux pas le dire à ceux qui m’entourent ici… non que je me méfie… mais j’ai peur de n’être pas compris.

— Et vous croyez que je vous comprendrai, moi ? fit Pardaillan avec un sourire.

— J’en suis sûr. Enfin, voici : je suis amoureux.

Pardaillan poussa un soupir.

— Amoureux depuis près d’un an, continua Déodat. Mais amoureux au point que j’ai donné mon cœur tout entier et pour toujours, tenez, amoureux comme vous le seriez vous-même…

— Ah ! fit le chevalier.

— C’est-à-dire que pour moi, plus rien n’existe en dehors de celle que j’aime. Elle est devenue mon univers. S’il me fallait renoncer à elle, j’en deviendrais fou… et si j’apprenais un jour qu’elle m’a trahi…

— Eh bien ?…

— Eh bien, j’en mourrais, dit le comte avec une simplicité grave. Or, voici où je crois que vous m’avez porté bonheur. Je venais à Paris avec la conviction que j’étais séparé d’elle pour longtemps, pour toujours peut-être. Or, d’après les ordres que j’avais reçus, je dus me rendre à Saint-Germain où la reine Jeanne me donna diverses missions et entre autres celles de vous apporter ses remerciements… Eh bien, c’est en venant vous voir que, près de Paris, dans un petit hameau, j’ai rencontré celle que j’aimais… C’est toute une histoire que je vous dirai plus au long… sachez seulement que je puis la voir deux fois par semaine, en attendant…

— En attendant…

— Que je puis la ramener en Béarn et l’épouser. Ma fiancée est seule au monde… je suis son frère jusqu’au jour où je serai son époux.

— Je comprends maintenant votre bonheur, fit Pardaillan avec un nouveau soupir.

— Voilà l’égoïsme de l’amour ! s’écria le comte. Je vous assomme avec mes histoires que vous avez la politesse d’écouter patiemment, et je ne songe même pas à vous demander…

— En un mot, voici la chose, dit Pardaillan ; je suis amoureux, comme vous.

— Quelle chance ! Nous célébrerons nos unions le même jour.

— Attendez… J’aime, comme vous, mon cher, de la façon que vous avez dépeinte… Moi aussi, je sens que je deviendrai fou si je suis séparé d’elle pour toujours… Et moi aussi, je crois que je mourrais d’une trahison. Seulement, vous pouvez voir votre fiancée deux fois par semaine, et moi je ne lui ai jamais parlé. Vous êtes sûr d’être aimé, et moi je redoute d’être haï ; vous savez où trouver ce que vous aimez, et celle que j’aime a disparu. Or, je veux la retrouver à tout prix, fût-ce pour m’entendre dire que je suis détesté. Et c’est pour cela que je suis venu vous demander votre aide.

— Comptez sur moi ! dit chaleureusement le comte. Nous fouillerons Paris ensemble. Mais ne pourriez-vous, dès maintenant, préciser les circonstances de la disparition ?

Pardaillan raconta brièvement l’histoire de son amour, son arrestation au moment où Loïse l’appelait, son séjour à la Bastille, son départ, la lettre qu’il était chargé de remettre, enfin, tout ce que savent déjà nos lecteurs.

Il ne tut dans tout cela que le nom de Montmorency, se réservant de le dire au bon moment. Et ce moment serait celui où l’on commencerait les recherches.

— J’ai comme un vague soupçon, ajouta-t-il en terminant, du lieu où elle peut être et de l’homme qui a pu avoir un intérêt à enlever Loïse et sa mère. Et, si vous le voulez, nous commencerons nos recherches dans les environs du Temple.

— Très bien, cher ami ; quand voulez-vous que nous commencions ?

— Mais dès demain.

— Dès demain, bon ; je suis tout à vous. Maintenant, venez que je vous présente à certaines personnes qui ont envie de vous voir.

— Quelles sont ces personnes ?

— Le roi de Navarre, le prince de Condé, l’amiral… Venez, venez, pas de façons, mon cher, vous êtes connu ici, et votre histoire d’évasion de la Bastille va achever de vous valoir l’admiration de ces grands seigneurs…

Bon gré mal gré, Pardaillan fut entraîné par le comte de Marillac.

Celui-ci traversa rapidement deux ou trois pièces et parvint dans le grand salon d’honneur de l’hôtel Coligny.

Là, autour d’une table, étaient assis cinq personnages.

Pardaillan reconnut immédiatement deux d’entre eux :

Téligny, qu’il venait de voir, et l’amiral Coligny qu’il avait eu occasion de voir de loin deux ou trois fois.

Les trois autres lui étaient inconnus.

Le comte de Marillac, tenant toujours Pardaillan par la main, s’avança jusqu’à la table et dit :

— Sire, et vous, monseigneur, et vous, monsieur l’amiral, et vous, mon cher colonel, voici le sauveur de la reine, M. le chevalier Jean de Pardaillan.

À ces mots, ces personnages qui n’avaient pas vu sans inquiétude entrer un inconnu, bien que cet inconnu fût amené par un des leurs, ces personnages, disons-nous, levèrent sur le chevalier des yeux pleins de bienveillance, de cordialité et d’admiration.

— Touchez-là, jeune homme ! s’écria, le premier, Coligny. Vous avez été fort comme Samson, courageux comme David, et vous avez évité à la Réforme un irréparable malheur.

Le chevalier saisit la main qui lui était tendue avec un respect et une émotion visibles.

— Et moi aussi, je veux toucher cette main qui a sauvé ma mère, dit alors avec un fort accent gascon des plus désagréables un jeune homme de dix-sept à dix-huit ans, qui n’était autre que le roi de Navarre, futur roi de France sous le nom d’Henri IV.

Pardaillan plia le genou, selon les usages de l’époque, saisit la main royale du bout de ses doigts et s’inclina sur elle avec une grâce altière qui provoqua l’admiration du personnage placé à côté du roi.

C’était un tout jeune homme aussi, paraissant à peine dix-neuf ans, mais il y avait dans sa physionomie et ses attitudes, on ne sait quoi de chevaleresque et d’imposant qui manquait au Béarnais.

C’était Henri Ier de Bourbon, prince de Condé, cousin d’Henri de Navarre.

Le prince de Condé tendit, lui aussi, la main à Pardaillan ; mais au moment où celui-ci s’inclina, il l’attira à lui et l’embrassa cordialement en disant :

— Chevalier, Sa Majesté la reine nous a dit que vous étiez un vrai paladin des vieux âges ; faisons donc comme faisaient les paladins quand ils se rencontraient, et embrassons-nous… le roi de Navarre, mon cousin, le permet…

— Monseigneur, dit Pardaillan, qui reconnut à ces derniers mots le jeune prince de Condé, je puis aujourd’hui accepter ce titre de paladin, puisqu’il m’est donné par le digne fils de Louis de Bourbon, c’est-à-dire d’un vaillant preux, le plus vaillant parmi ceux qui sont tombés sur les champs de bataille.

— Bien dit, veïntre-seïnt-gris ! s’écria le Béarnais.

Le jeune prince, doucement ému par cet éloge qu’avec un tact et un à-propos charmants, le chevalier donnait à son père mort, au lieu d’essayer de le flatter lui-même, répondit :

— Vous êtes aussi spirituel que brave, monsieur, et j’aurai grand plaisir à vous entretenir.

Le dernier personnage, qui n’avait encore rien dit, félicita à son tour le chevalier, en disant :

— Si l’amitié du vieux d’Andelot peut vous être agréable, elle vous est acquise, jeune homme…

— Le colonel d’Andelot, répondit Pardaillan, se trompe sans doute en m’offrant son amitié ; il a voulu dire son exemple et ses leçons ; et jamais plus pur exemple de dévouement, de modestie et de bravoure n’aura été proposé à un jeune aventurier comme moi qui a encore tout à apprendre…

— Sauf l’esprit ! dit le prince de Condé.

— Et le courage ! ajouta le roi. Chevalier, vous êtes un hardi compère et vous me plaisez étrangement. Quant à mon vieux d’Andelot, si vous le croyez bon pour vous être donné en exemple, il l’a été déjà pour nous, n’est-ce pas cousin ?

— Sire ! murmura le soldat.

— Je sais ce que je dis ; et ce n’est pas ma faute s’il n’est pas maréchal ; mais je lui donnerai l’épée dorée de connétable.

— Oh ! Sire !… vous me confondez ! fit d’Andelot, rouge de plaisir.

Et comme Pardaillan était la cause directe de ces belles paroles que venait de prononcer le roi, il en résulta que le vieux soldat tout ému serra à la broyer la main du chevalier et lui glissa à l’oreille :

— Jeune homme, je suis à vous, à la vie à la mort…

— C’est bien, reprit le Béarnais, je te dis que tu seras connétable, comme mon cousin de Condé sera lieutenant général, comme mon vénéré père, l’amiral, sera grand-maître de mon Conseil, comme Téligny sera adjudant général de ma cavalerie, comme Marillac sera le premier de mes gentilshommes du palais… Ventre-saint-gris ! Je veux que tant de dévouement reçoive sa récompense, un jour ou l’autre… je ne veux voir que des yeux riants autour de moi, et des visages larges d’une aune… patience, patience… Après la pluie, le beau temps, sandis ! Laissez-moi grandir, et vous verrez ! En attendant, empochez toujours ça.

Ça, c’était les promesses que le Béarnais venait de distribuer avec une si magnifique libéralité, et surtout avec une si belle humeur et un accent d’astuce gasconne si plaisamment exagérée que tout le monde éclata de rire.

— À la bonne heure ! s’écria Henri de Navarre ; voilà des figures comme je les aime !… Monsieur le chevalier, que diriez-vous d’un royaume où tout le monde rirait ainsi ?

— Je dirais, Sire, que ce royaume aurait le bonheur de posséder un roi de génie.

— Bravo, fit Henri, mais ce n’est peut-être pas tant de génie qu’il faut pour rendre les gens heureux. Un jour, dans mes montagnes du Béarn, je m’en revenais, les chausses déchirées, le pourpoint en lambeaux, tant j’avais fourragé à travers les ronces ; je m’étais égaré ; j’avais peur, en rentrant, de recevoir la fessée ; j’avais faim, j’avais soif ; bref, j’étais aussi malheureux que possible, lorsque j’avisai une cabane de bûcheron d’où sortait une chanson si joyeuse que je me dis aussitôt : Là doit demeurer un brave homme. En effet, le bûcheron me fit boire à sa gourde d’une certaine piquette dont je me lèche encore les lèvres quand j’y pense ; il me fit manger des pommes et des poires tapées qu’il conservait pour l’hiver ; et quand je fus rassasié, il me remit sur mon chemin.

« Sire, me dit-il, voici votre route et voici la mienne. À bien vous revoir, Sire ! »

— Je vis alors qu’il m’avait reconnu et je lui demandai :

« Brave homme, je vois que tu es parfaitement heureux, plus heureux que moi ; il est vrai que tu n’es pas forcé d’apprendre le grec, comme moi, et que tu n’as pas à redouter la fessée pour avoir été dénicher des chardonnerets ; mais comment fais-tu pour être si heureux dans ta cabane ? »

« Eh ! Sire, me dit-il, je ne savais pas que je fusse si heureux. Mais enfin, puisque heureux je suis d’après vous, je crois que mon bonheur vient de ce que personne ne s’occupe de me vouloir rendre heureux. Je suis perdu au fond de ces bois. On m’ignore. J’ignore donc la corvée, l’impôt, et tout ce qui sert à rendre heureux les gens malgré eux. Tâchez de vous souvenir de cela quand vous régnerez, Sire ! » Voilà, dit en terminant le roi de Navarre, ce que me raconta le bon bûcheron. Vous voyez bien qu’il n’y faut pas tant de génie, et qu’en somme il suffit de laisser la paix aux gens parce qu’ils s’arrangent un bonheur… au petit bonheur !…

— Votre anecdote est charmante, Sire, dit le prince de Condé. Mais permettez-moi de la compléter…

— On t’écoute, cousin.

— Il y a près de trois ans, à la bataille de Jarnac, je chargeai près de mon père. Vous savez l’effroyable malheur qui me frappa ce jour-là. Mon père fut pris, et moi je fus entraîné par les nôtres assez loin de là ; on m’attacha sur ma selle, parce que je voulais charger tout seul pour délivrer mon père. Dans les mouvements désordonnés que je fis, mon cheval se retourna, et voici alors l’affreux spectacle que j’eus sous les yeux : sous un grand chêne, je distinguai parfaitement mon père ; il avait dû être blessé au bras, car un chirurgien était en train de le panser ; il était debout ; un gros de cavaliers du duc d’Anjou était là, pied à terre ; tout à coup, l’un de ces forcenés s’élança, je vis luire un éclair, j’entendis la détonation du pistolet, je vis mon père tomber, la tête fracassée, lâchement assassiné, alors que, prisonnier, il était sous la sauvegarde de ses ennemis.

Le jeune prince de Condé s’arrêta un instant, la gorge serrée par ces souvenirs.

— Je m’évanouis, reprit-il. J’avais alors un peu moins de seize ans, et cette faiblesse eût été excusable même chez un plus vieux routier… Mais avant de m’évanouir, j’avais eu le temps d’entendre un des nôtres s’écrier :

« C’est ce misérable Montesquiou qui vient de tuer le prince ! »

— Bon. Si je pleurai, vous le croirez sans peine, car j’adorais mon père. Cependant, au bout de six mois, je songeai que j’avais peut-être autre chose à faire que de pleurer, je pris un congé, et je vins à Paris…

— Ah ! ah ! fit le roi de Navarre, tu ne nous avais jamais dit ça !

— Ma foi, l’occasion est bonne, et je la saisis. Je vins donc à Paris où j’appris bientôt que ce Montesquiou était le capitaine des gardes de M. le duc d’Anjou. Je me cachai dans la maison d’un de nos amis qui voulut bien accepter une commission que je lui donnai…

— Nul n’a jamais su ce qu’était devenu ce Montesquiou, interrompit d’Andelot.

— Patience ! reprit le prince de Condé. La commission consistait à aller prier le capitaine de se trouver à la brume sur les bords de la Seine, un peu plus bas que l’ancienne Tuilerie… Montesquiou accepta galamment le cartel, je dois le dire ; il vint seul au rendez-vous à l’heure indiquée, et il m’y trouva seul. En m’abordant, il me dit :

« Que me voulez-vous, jeune homme ?

— Vous tuer.

— Diable !… Vous êtes bien jeune ; j’aurai honte à croiser le fer avec vous…

— Dites que vous avez peur, Montesquiou !

— Qui êtes-vous ! fit-il, étonné.

— Je suis le fils de Louis Ier de Bourbon, prince de Condé, assassiné par toi à Jarnac ! »

Alors il ne fit plus d’objection, mit bas son manteau et tira sa rapière. J’en fis autant, et nous tombâmes en garde sans plus dire une parole. J’étais comme fou. Je ne sais ni comment j’attaquai, ni comment je parai ou ripostai. Ce que je sais seulement, c’est qu’au bout de trois minutes, je sentis mon fer s’enfoncer comme dans du vide ; je regardai à travers le brouillard sanglant qui couvrait mes yeux, je vis mon épée toute rouge, je vis le capitaine Montesquiou étendu à terre frappant du talon le sable de la grève sur lequel se crispaient ses doigts. Je compris qu’il allait mourir. Alors, je me penchai sur lui et je lui dis :

— Quelqu’un t’avait-il poussé à ton acte ? Parle ! Dis la vérité, puisque tu vas mourir !

— Personne ! fit-il dans un râle.

— Personne ?… Pas même ton maître, le frère du roi ?

— Personne ! répéta-t-il. J’ai agi de ma propre volonté.

— Mais pourquoi ! Pourquoi, dis ! Pourquoi ce crime sur un prisonnier !

— On m’avait persuadé que la mort du prince était nécessaire au bonheur du royaume et qu’il n’y avait ni paix ni bonheur possible tant que des gens refuseraient la messe !… Je vois maintenant que je m’étais trompé… »

En disant ces mots, il rendit un flot de sang et poussa le dernier soupir. Quant à moi, je montai à cheval et je m’en allai, je me sauvai plutôt, à fond de train, heureux d’avoir vengé mon père, et me disant que bien des crimes seront commis encore tant qu’on voudra forcer les gens à prier en latin plutôt qu’en français…

— Ce qui veut dire, mon cousin, fit le roi de Navarre, qu’un roi ne doit pas s’inquiéter de la religion de ses sujets. Eh bien, j’accepte la leçon ! Qu’ils prient en français, grec ou latin…

Le Béarnais s’arrêta tout à coup : un pli soucieux barrait le front de Coligny.

Mais en lui-même, le Gascon ajouta :

« Et même, qu’ils ne prient pas du tout !… pourvu que je règne à Paris !… »

Le jeune prince de Condé demeurait assombri par le récit qu’il venait de faire. Pardaillan l’examinait avec une sympathique curiosité. Cette physionomie ouverte, ces yeux francs, ce regard, tantôt d’une grande douceur, tantôt plein d’éclairs, ce visage d’une charmante fraîcheur et d’une réelle beauté, cet ensemble de grâce et de force lui apparaissaient en plein contraste avec la physionomie du roi.

Celui-ci, bien que plus jeune que son cousin, portait les signes d’une ruse fanfaronne qui déguisait sans doute des pensées d’égoïsme. C’était une figure plus rusée que fine. Le Béarnais riait souvent et à tout propos. Il riait bruyamment et parlait haut ; ses yeux pétillaient, mais il évitait de regarder en face ; il avait la plaisanterie facile et souvent grossière ; par là, il a passé pour avoir de l’esprit, comme si l’esprit était dans le bon mot ; il affectait ce genre de plaisanterie qui s’appelle de la gauloiserie, racontait des histoires de femmes, se glorifiait de ses succès avec une vantardise toute naturelle dans un esprit aussi « gaulois ».

Il était loin d’être antipathique, d’ailleurs ; c’était un de ces bons gros égoïstes à qui la foule pardonne bien des choses parce qu’ils savent rire ; au fond, le type du commis-voyageur, tel qu’on le représente dans les romans d’il y a trente ans, et aussi dans les chansonnettes… « Qu’il pleuve ou vente, toujours il chante »… Il eut le bonheur inouï de rencontrer Sully. Réputation surfaite comme celle de François Ier. Il est d’ailleurs à remarquer que le peuple a conservé une sorte d’amitié pour les rois paillards. Il maudit encore Louis XI, parle de chevalerie quand il est question de François Ier, et sourit avec indulgence en parlant d’Henri IV.

Mais il est temps d’en revenir à notre histoire.

Que faisaient à Paris Coligny, le prince de Condé, le roi de Navarre ?

C’est ce que nous ne tarderons pas à savoir.

Ce qui nous intéressait pour l’instant, c’était la présentation du chevalier de Pardaillan à ces divers personnages que nous venons de mettre en scène.

La réunion devait d’ailleurs être déjà terminée au moment où se fit cette présentation.

Pourtant, comme nous l’avons vu au début de ce chapitre, on attendait encore quelqu’un.

Cependant, le jeune roi de Navarre fixait un œil rusé sur le chevalier, et il cherchait peut-être quelque moyen de l’attacher à sa fortune, lorsque la porte s’ouvrit ; un de ces domestiques armés en guerre que Pardaillan avait remarqués alla vivement à l’amiral Coligny et lui glissa deux mots à l’oreille :

— Sire, dit Coligny avec un certain accent de joie, M. le maréchal de Montmorency a bien voulu se rendre à mon invitation. Il est là. Et il attend le bon plaisir de Votre Majesté.

Un éclair de satisfaction brilla dans le regard du Béarnais : mais cet éclair s’éteignit aussitôt ; et, avec sa bonne humeur gasconne, le roi s’écria :

— Ce cher François ! Je serai heureux de le voir. Qu’il entre ! qu’il entre ! Monsieur l’amiral, et vous, mon cousin, vous voudrez bien demeurer près de moi pendant cette entrevue.

Les autres personnages de cette scène se levèrent pour se retirer.

— Eh bien !… fit Déodat, en saisissant le bras de Pardaillan, à quoi songez-vous donc ?

Pardaillan tressaillit, comme s’il s’éveillait d’un rêve. L’annonce que le maréchal de Montmorency allait entrer dans cette salle l’avait plongé dans une sorte de stupeur.

— Pardon, balbutia-t-il.

Et il s’inclina devant le roi de Navarre qui, pour la deuxième fois, lui tendit la main, et lui dit :

— Le comte de Marillac m’a fait savoir que vous ne prisiez rien tant que votre indépendance, et que vous entendiez vous tenir en dehors de toutes querelles ; cependant, je veux croire que notre rencontre aura un lendemain et quant à moi, je serais heureux de vous voir parmi les nôtres.

— Sire, répondit Pardaillan, je dois à tant de bienveillance une entière franchise : les guerres religieuses m’effraient parce que j’ai le malheur d’être à peu près sans religion… mon père ayant oublié de m’en donner une.

Pardaillan ne vit pas le mouvement qu’avait esquissé Coligny et n’eut pas l’air de se douter qu’il venait de dire une énormité. Devant cette énormité, le futur Henri IV s’était d’ailleurs contenté de sourire. Et ce sourire en disait long sur les sentiments religieux du Béarnais.

— Mais, acheva le chevalier, j’avoue pourtant à Votre Majesté que si l’ardente sympathie d’un pauvre diable comme moi peut lui être utile, cette sympathie, vienne l’occasion, ne lui fera pas défaut…

— Bien, bien… nous reprendrons cet entretien, dit le roi.

Pardaillan sortit avec Marillac. Le vieux d’Andelot et Téligny étaient déjà sortis ensemble.

— Quelle faiblesse vous a pris tout à l’heure, cher ami ? demanda alors Marillac. Vous avez paru tout ému et vous êtes encore pâle.

— Écoutez, fit Pardaillan, c’est bien le maréchal de Montmorency qui va être introduit auprès du roi ?

— Lui-même ?

— François de Montmorency, n’est-ce pas ?

— Mais oui, fit Marillac étonné.

— Eh bien, ce Montmorency, c’est le père de celle que j’aime ! Il faut que je lui remette la lettre que j’ai là sous mon pourpoint et qui me brûle la poitrine. Si je ne lui remets pas cette lettre, je suis un félon et j’enlève à Loïse sa protection la plus naturelle et la plus sérieuse. Et si je la lui remets, cet homme va me haïr, et Loïse est perdue à jamais pour moi !…




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