Les Pardaillan/XXXII

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Livre I
XXXII. Monsieur Pardaillan père
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Deux mois environ avant les événements que nous venons de raconter, deux hommes, vers le soir d’une froide journée, s’arrêtèrent dans l’unique auberge des Ponts-de-Cé, près d’Angers.

L’un d’eux avait le costume et les allures de quelque capitaine rejoignant sa compagnie à petites étapes ; l’autre paraissait être son écuyer.

Or, ce capitaine, c’était le maréchal de Damville qui, venant de Bordeaux pour se rendre à Paris, s’était détourné de son chemin pour s’arrêter aux Ponts-de-Cé.

Et s’il voyageait en modeste équipage, c’est qu’il tenait sans doute à ne pas attirer l’attention sur lui.

D’autre part, s’il avait fait un crochet assez considérable, ce n’était ni pour admirer les si jolis paysages d’Anjou, avec leurs forêts touffues sous des ciels de satin, avec leurs rivières lentes et comme lascives se traînant mollement parmi les prairies, ni pour se rafraîchir de vin clair et mousseux en mangeant de ces rillettes qu’on fabriquait si excellentes dans ce gracieux village, ni enfin pour conter fleurette à ces accortes paysannes aux riches et longues coiffes blanches qui passaient pour les plus jolies et les moins farouches du pays de France.

Simplement, le maréchal avait un rendez-vous dans l’auberge des Ponts-de-Cé.

À tout moment, l’écuyer sortait sur la route et regardait dans la direction d’Angers.

À huit heures, l’aubergiste voulut fermer sa porte ; mais le maréchal l’en empêcha, disant qu’il attendait quelqu’un.

Enfin, à la nuit noire, un cavalier s’arrêta devant l’auberge, et sans descendre de cheval, s’informa d’un voyageur qui devait être arrivé la veille ou le jour même. Et comme on lui répondit qu’un voyageur et son écuyer étaient en effet dans l’auberge, il mit pied à terre et entra.

Cet homme fut mis en présence d’Henri de Montmorency qui esquissa un signe mystérieux.

Sur un signe semblable, que fit le nouveau venu, le maréchal ferma soigneusement sa porte et demanda vivement :

— Vous venez du château d’Angers ?

— Oui, monseigneur.

— Vous avez à me parler de la part du duc ?

— Quel duc, monseigneur ? fit le cavalier en se tenant sur la réserve.

— Mais… celui qui a dû, ces jours-ci, faire une visite… au château.

— Veuillez préciser, monseigneur…

— Le duc de Guise ! fit Montmorency à voix basse.

— Nous sommes d’accord. Excusez toutes ces précautions, monsieur le maréchal, nous sommes fort surveillés…

— Bon ! Guise est-il encore à Angers ?

— Non. Il en est reparti il y a trois jours et se rend à Paris. Le duc d’Anjou est parti hier.

— Savez-vous s’il y a eu entre eux quelque entente ?

— Je ne crois pas, monseigneur. Le duc d’Anjou est trop préoccupé de ses mignons, et de ses bigoudis.

— Vous m’apportez donc quelque mot d’ordre d’Henri de Guise ?…

—Oui, monseigneur ; le voici…

L’homme baissa la voix :

— Le 30 mars prochain, à neuf heures et demie du soir, à l’auberge de la Devinière, à Paris, rue Saint-Denis. Vous souviendrez-vous, monsieur le maréchal ?

— Je me souviendrai.

— Vous demanderez M. de Ronsard, le poète. Vous serez masqué. Vous aurez une plume rouge à votre toque.

— Le 30 mars au soir, rue Saint-Denis, à la Devinière, bien. Est-ce tout ?

— Oui, monseigneur. Puis-je me retirer ? Car il ne faut pas que mon absence ait été remarquée…

— Allez, mon ami, allez…

— Je vous serai reconnaissant de rendre compte à monseigneur Henri de Guise que je me suis bien acquitté de la commission, et de lui dire que je suis à lui corps et âme, bien que j’appartienne au duc d’Anjou… en apparence !

— Ce sera fait. Comment vous, appelez-vous ?

— Maurevert, pour vous servir, ici et à Paris où je dois être sous peu.

Et Maurevert, ayant salué, se retira ; et quelques instants plus tard, le maréchal entendit le galop de son cheval qui filait sur la route d’Angers.

— Voilà une vraie figure de coquin, songea-t-il. Comment Henri de Guise peut-il employer de pareils serviteurs ?… En voilà un qui trahit son maître aujourd’hui. Qui dit qu’il ne nous trahira pas demain ? Quant à ce rendez-vous en pleine rue Saint-Denis, j’irai, mais je prendrai mes précautions !

Nos lecteurs ont déjà vu qu’Henri de Montmorency devait effectivement assister à la réunion de la Devinière, en cette soirée où Ronsard et ses poètes firent semblant de tuer un bouc et où le duc de Guise et ses acolytes cherchèrent le moyen de tuer un roi.

Après le départ de Maurevert, l’écuyer monta dans la chambre du maréchal qui était au premier et donnait sur une petite, cour où se trouvaient les écuries.

— Continuons-nous notre route, monseigneur ? demanda l’écuyer.

— Ma foi non ; nous ferons étape ici ; mais sois prêt demain matin à la première heure, et, en attendant, fais-moi monter à souper, la route m’a creusé l’appétit.

L’écuyer se retira en toute hâte pour exécuter les ordres de son maître.

À ce moment, Henri de Montmorency entendit des vociférations furieuses éclater sous sa fenêtre, dans la petite cour.

— Je vous dis que vous ne le mettrez pas là, morbleu ! Suis-je ou non le maître dans mon auberge ?

— Et moi, je vous dis qu’il est bien là ! Par Pilate ! Par Barabbas !

— Cette voix ! fit Henri en tressaillant.

— Cette écurie est réservée aux bêtes de ces seigneurs, hurla l’aubergiste.

— Et moi, je vous jure que mon cheval n’ira pas dans l’étable parmi vos vaches !

— Monsieur le mendiant, vous vous ferez jeter dehors !

— Monsieur mon hôte, vous vous ferez bâtonner !

— Bâtonner ! moi ! Ah ! pardine, oh a bien raison de dire : routier, argotier !

— On a bien raison de dire : Angevin, sac à vin ! Car vous êtes ivre, mon cher !

— Sac à vin ! Sac à vin ! Par la mordienne, tu vas me le payer cher…

Le reste de la phrase se perdit dans une série d’interjections féroces, qui bientôt se changèrent en hurlements, lesquels à leur tour devinrent des gémissements.

Henri était rapidement descendu dans la cour, et il aperçut deux ombres dont l’une rossait l’autre avec la conscience et l’entrain d’une main experte en ce genre d’exercices.

— À l’aide ! Au meurtre ! cria l’aubergiste en voyant arriver du renfort.

Car l’ombre rossée n’était autre que l’hôtelier :

Le rosseur, de son côté, suspendit son opération, salua courtoisement le nouveau venu, et lui dit :

— Monsieur, à votre épée et à votre allure, je vous devine gentilhomme. Je le suis moi-même, et je prétends vous faire juge de l’algarade, si vous y consentez.

Le maréchal fit un signe de tête approbatif, mais garda le silence.

— Donc, reprit l’inconnu en cherchant vainement à distinguer dans l’obscurité les traits de son interlocuteur, ce manant que je viens d’étriller de mon mieux, prétend que je dois retirer mon cheval de l’écurie pour lui faire passer la nuit dans l’étable.

— L’écurie n’est que pour trois chevaux, gémit l’aubergiste ; il y a juste place pour la bête de ce seigneur, son cheval de main et celui de son écuyer…

— Où il y a place pour trois, il y a place pour quatre. Est-ce vrai monsieur ?… Une si belle et si bonne bête ! Je veux vous la montrer, monsieur ! Vous jugerez mieux ensuite. Holà, notre hôte, un falot !

L’aubergiste, certain d’être appuyé par le voyageur qu’il supposait très riche, d’après la commande de son souper, se hâta d’allumer une lanterne.

Mais aussitôt, Henri de Montmorency s’en saisit et en dirigea la lumière sur l’inconnu qui défendait avec tant d’énergie son cheval. Il tressaillit, et un sourire détendit à demi ses lèvres.

« Lui ! songea-t-il. Je m’en doutais à la voix. »

En même temps, Henri poussait la porte de l’écurie, et jetant un coup d’œil à l’intérieur, apercevait auprès de ses trois chevaux un hongre d’une effrayante maigreur, les os perçant la peau, le sabot usé, les flancs raboteux, l’encolure démesurée, les arcades sourcilières proéminentes : on eût dit la bête de l’Apocalypse. Ce cheval, très haut sur jambes, la tête osseuse, la robe riche, paraissait avoir jeûné plus que de raison, et son œil mélancolique disait l’amertume des longues journées sans avoine. Pourtant, il semblait d’une solidité à toute épreuve et se tenait ferme sur ses jarrets.

— Voyez, monsieur, s’écriait cependant l’inconnu, voyez cette tête fine, ce noble garrot, ce poil luisant, ces jambes fines, et dites-moi si une pareille bête est digne de coucher à l’étable.

Montmorency se retourna, son falot à la main, et murmura :

— Vous avez raison, monsieur de Pardaillan, voilà un cheval de prix !

L’inconnu demeura la bouche bée, les yeux agrandis. Un cri, un nom allait lui échapper. Montmorency l’arrêta d’un coup d’œil, et reprit à haute voix :

— Monsieur, notre aubergiste consent à votre juste demande. Quant à vous, vous m’honoreriez en acceptant de partager mon souper. Point de façons ! Entre gentilshommes… Vous acceptez, n’est-ce pas ?

En parlant ainsi, à la grande stupéfaction de l’hôte, le maréchal de Damville avait passé son bras sous celui de Pardaillan et l’entraînait vers sa chambre.

Le vieux Pardaillan, plus stupéfait encore que l’aubergiste, se laissa faire sans prononcer un mot.

Pourtant, dans le trajet de la cour à la chambre, il avait réfléchi sans doute ; car à peine la porte se fut-elle refermée sur le maréchal et sur lui que, se campant sur ses hanches, la main gauche à la garde de la rapière, la droite ébouriffant sa moustache grise, il prononça sans la moindre émotion apparente :

— Enchanté de vous revoir en bonne santé, monseigneur !

Puis, se redressant après le salut, et se campant, la tête haute, les yeux plissés :

— Un peu vieilli, par exemple… Ah ! dame, vous aviez quelque chose comme dix-neuf ans la dernière fois que j’eus l’honneur de vous présenter mes hommages et, si je sais compter, vous devez en avoir trente-cinq ou six ; vous étiez alors ce qu’on appelle un joli brun, monseigneur, et vous n’aviez pas votre pareil pour donner à votre moustache un pli gracieux et terrible à la fois… Comme on change !… Quoi, est-ce bien des cheveux gris que j’aperçois à vos tempes ? Quel pli amer a pris cette bouche ! Et puis, comme votre visage s’est durci ! Je dois dire qu’il n’était déjà pas si tendre… Moi, comme vous voyez, je suis à peu près le même… C’est que, passé un certain âge, nous autres, vieux routiers, nous ne vieillissons plus… Vers la quarantaine, j’étais déjà ce que vous me voyez, et si je meurs centenaire, comme j’ose l’espérer, je mourrai tel que je suis. À propos, monseigneur, mes humbles félicitations. J’ai souvent ouï parler de vous, et toujours comme d’un pourfendeur di primo cartello, comme disait tel truand de mes amis ; il paraît que vous fendez un crâne en deux, fort proprement ; et qu’on ne compte plus les huguenots que vous tuâtes… Eh ! Par Pilate, c’est moi qui vous ai mis l’estramaçon à la main et qui vous enseignai le coup de tête, ainsi que le coup de banderolle, item le coup de pointe. Si j’étais vaniteux, je m’enorgueillirais d’un élève tel que vous. Je ne le suis pas, Dieu en soit loué, mais je m’enorgueillis tout de même. Plaît-il ? Vous dites, monseigneur ?… Tiens, vous ne dites rien ?… Alors, monseigneur, comme je vous le disais, enchanté de vous avoir revu en bonne santé… Permettez-moi donc de vous souhaiter le bonsoir, et d’enfourcher ma bête, car il faut que je sois cette nuit même à Baugé… une jolie étape. Dieu vous tienne en joie, monseigneur ! Vous permettez ?…

— Monsieur de Pardaillan, dit Henri de Montmorency, faites-moi donc le plaisir de partager mon souper.

Le vieux routier, qui déjà entrouvrait la porte, se retourna tout court, par un demi-tour des plus militaires. Son œil gris loucha fortement vers la table sur laquelle l’aubergiste, pendant son discours, venait de déposer des choses succulentes et des flacons ventrus. Mais ce même œil ayant ensuite exécuté un quart d’oblique vers le maréchal, Pardaillan, avec un reniflement de regret, répondit :

— Excusez-moi, monseigneur, je suis attendu… Vous permettez ?…

Un geste de Damville arrêta de nouveau tout net l’aventurier.

— Vous êtes si peu attendu, que vous vous disputiez tout à l’heure pour obtenir un coin d’écurie à votre cheval. D’ailleurs, si vous n’acceptiez pas, je penserais que vous avez peur.

Pardaillan eut un haut-le-corps et un éclat de rire.

— Peur ! fit-il. Pour avoir peur, il me faudrait rencontrer le diable en personne. Et encore, je ne sais pas si je ne le prendrais pas par les cornes et si je ne lui tirerais pas ses oreilles pointues en lui disant : Monsieur Satanas, vous êtes un petit garçon. Saluez votre maître ! Vous voyez bien, monseigneur, que je ne puis avoir peur en votre compagnie, même si vous étiez le diable, ce qui n’est pas, j’aime à le supposer.

En parlant ainsi, le vieux Pardaillan jeta sur le lit sa toque et son manteau, dégrafa son ceinturon, enfin fit ses préparatifs pour souper à son aise ; cependant, il garda près de lui sa longue rapière debout contre la table.

Montmorency remarqua parfaitement ce détail ; il se défit de son épée et alla la jeter en travers du lit ; ce que voyant, le vieux routier alla déposer sa rapière au même endroit.

Le maréchal de Damville s’assit et, d’un geste, invita son commensal à en faire autant.

— Par obéissance, monseigneur ! fit Pardaillan qui s’assit, et aussitôt, avec un large soupir, décoiffa un grand pot de grès, lequel étant ouvert, répandit dans la chambre, une odeur de fines rillettes.

— Oh ! oh ! fit Pardaillan, c’est franche lippée, ce soir ! Je ne sais si vous êtes comme moi, monseigneur, mais j’ai un faible pour les rillettes, ce qui ne m’empêche pas d’avoir des égards pour l’omelette au lard dans le genre de celle-ci, et de professer une véritable vénération pour les cuissots de chevreuil, tels que celui qui nous attend là. Morbleu ! Parlez-moi d’une table comme celle-ci, à deux pas d’un bon feu, quand la bise souffle au dehors, que les aubergistes font grise mine, qu’on a vingt lieues dans les jambes… de son cheval et que… et que…

— Et qu’on se demandait comment on se coucherait, après avoir probablement peu ou pas dîné, n’est-ce pas ?

— Ah ça ! songeait-il, mais il ne me parle de rien… aurait-il oublié l’aventure en question ?… Vous avez mis le doigt sur la chose, continua-t-il à haute voix. Ah ! monseigneur, c’est que je loge plus souvent à l’auberge de la belle étoile qu’en tout autre hôtellerie. Et cette auberge-là, vous l’ignorez peut-être, n’a ni fourneaux, ni rôtissoires, ni marmitons, ni chefs : si on y voit une flambée, c’est celle que vous envoie un rayon de lune ; si on y respire un parfum, ce n’est ni l’odeur d’un pâté, ni celle d’une honnête omelette, mais le parfum des genêts et des bruyères ; si on y reçoit une averse, c’est l’eau du nuage qui passe et non le glouglou d’un flacon. Aussi, devant une aubaine comme celle-ci, vous voyez, monseigneur, que j’essaie de rattraper de mon mieux le temps perdu…

En effet, Pardaillan, qui parlait comme deux, n’en perdait pas un coup de dent pour cela et mangeait comme quatre.

Damville le regardait d’un œil pensif.

— Que diable médite-t-il ? pensait le vieux routier. Il a un sourire sarcastique qui n’annonce rien de bon. Et il se tait. Mauvaise affaire ! Les silencieux me glacent, moi ! Bah, nous verrons bien !

Comme pour rassurer son hôte, Henri se mit alors à parler.

— Vous m’avez félicité tout à l’heure, dit-il avec un accent incisif et âpre, il faut que je vous rende la pareille. Tudieu ! Vous n’avez pas vieilli, vous ! Je vous ai reconnu rien qu’au geste. Et puis, d’ailleurs, j’avais gardé un tel souvenir de vous !… (Le routier dressa l’oreille.) Par exemple, ce qui a vieilli, c’est votre costume ! Dieu me damne ! on dirait que c’est encore la même casaque que vous portiez le jour où vous m’avez si vivement quitté. (Nous y voilà ! songea Pardaillan qui engloutit un restant de pâté et se versa une forte rasade.) Pauvre casaque ! Que vois-je ? Un trou au coude gauche… une pièce sur le devant…, et des reprises… ah ! ma foi, je renonce à les compter ! Et vos bottes ! vos pauvres bottes ! crient-elles assez grâce et merci ! Mort-Diable ! mais vous portez un éperon en fer et un autre en acier ! Eh ils n’ont même pas la même longueur ! Êtes-vous assez maigre ! Écoutez, j’ai rarement vu cheval mieux réduit à l’état osseux que le vôtre ! Mais vous êtes encore plus parfait que le cheval. Comment faites-vous l’un et l’autre pour accomplir vos étapes ? Mais, lorsque vous allez par monts et par vaux, l’un sur l’autre, et que le vent s’engouffre à travers les trous que je vois à votre manteau, et que les ombres du soir commencent à vous envelopper tous les deux, on doit sûrement vous prendre pour un fantôme de cavalier chevauchant une ombre de cheval !

Pendant que le maréchal, se baissant, se tournant à droite et à gauche, s’amusait à répondre au portrait tracé par le vieux routier, par ce portrait aussi exact que peu généreux, Pardaillan avait pris l’attitude de fausse modestie de quelqu’un que l’on complimente outrageusement et qui succombe sous le poids des éloges.

— Que voulez-vous, monseigneur ! fit-il d’une voix hérissée d’ironie, j’ai toujours eu la coquetterie de la misère ! Et puis, si la fantaisie nous prenait de porter de bons pourpoints de drap neuf, il n’y aurait plus moyen de reconnaître les gens de cœur d’entre les malandrins !…

Sur cette phrase ambiguë que le maréchal était libre de tourner à son avantage, le vieux routier vida un gobelet de Saumur et cligna des yeux en happant sa rude moustache du bout des lèvres.

— Ma foi, ajouta-t-il, je me souviendrai longtemps de notre rencontre, monseigneur !

Montmorency avait posé son coude sur la table et, son menton dans sa main, il contemplait fixement son hôte.

— Or çà, fit-il tout à coup, qu’êtes-vous devenu depuis que je ne vous ai vu ?

— Moi, monseigneur ? Je suis devenu ce que vous voyez, c’est-à-dire ce que j’étais avant que votre illustre père le connétable ne m’eût amené au château.

— Mais encore… qu’avez-vous fait ?

— J’ai vécu, monseigneur.

— Où avez-vous habité ?

— Sur toutes les routes logeables, sous tous les cieux hospitaliers : pourtant, je dois dire que j’ai habité Paris pendant deux années environ.

— Paris ? Ah ! ah !… Et pourquoi l’avez-vous quitté ?

— Pourquoi je l’ai quitté ? fit Pardaillan dont l’œil gris pétilla de malice. Eh bien, je vais vous le dire, monseigneur. J’étais donc à Paris, fort tranquille, et logé dans une fort bonne et belle hôtellerie… j’étais heureux, je devenais gras, même j’en avais honte par moments… Or, un soir… tenez, c’était en octobre dernier…

Le maréchal tressaillit.

— Un soir, donc, j’aperçus au détour d’une rue quelqu’un… une vieille connaissance à moi. Il faut vous dire, monseigneur, que je tenais essentiellement à éviter ce quelqu’un… figurez-vous que cet homme voulait absolument faire mon bonheur malgré moi. Je me dis aussitôt : Si je demeure à Paris, tôt ou tard, je finirai par me trouver nez à nez avec lui ! Et alors, adieu ma jolie misère que j’aime tant ! Il faudra être heureux, et puis parler, et puis donner des explications, et puis… bref ! je déménageai sans tambours ni trompettes, et repris la grande route du hasard et de l’inconnu !… Notez, monseigneur, que s’il ne s’était agi que de moi, je fusse resté… mais j’avais près de moi quelqu’un… à qui je tenais beaucoup, et il est certain que mon homme n’eût pas voulu se contenter de faire mon bonheur, mais qu’il eût entrepris aussi celui de mon fils… ah ! ma foi, j’ai lâché le mot !

— Mais, fit Montmorency, j’étais justement à Paris à l’époque que vous dites.

— Tiens, tiens ! Comme cela se trouve, monseigneur ! que ne vous ai-je rencontré de préférence à l’homme en question !…

— Oui, j’y étais, reprit le maréchal ; et même, il me souvient d’une aventure qui m’arriva vers ce moment-là ; attaqué un soir par des truands, j’allais succomber lorsque je fus sauvé par un digne inconnu à qui je fis don du meilleur de mes chevaux, mon bon Galaor…

— Au diable soit le sauveur ! grommela le vieux routier. Un fier service qu’il m’a rendu là !…

Il y eut quelques minutes de silence. Le maréchal réfléchissait. Il examinait avec une sombre satisfaction le visage insoucieux et intrépide de son hôte, et lorsqu’il détaillait l’évidente misère du routier, sa satisfaction semblait s’accroître.

— Mon cher monsieur de Pardaillan, fit-il tout à coup, avez-vous remarqué une chose : c’est que nous ne nous sommes pas revus depuis seize ans, que je vous tiens là devant moi depuis deux bonnes heures, et que je ne vous ai pas encore demandé compte de votre trahison.

« Pan ! Il est venu ! » songea Pardaillan. Quelle trahison ? fit-il tout haut en louchant fortement du côté de sa rapière.

Et comme Henri gardait le silence, hésitant peut-être à éveiller les fantômes qui dormaient en lui.

— J’y suis, fit Pardaillan qui se frappa le front. Monseigneur veut sans doute me parler de ce gueux, de ce sacripant, de ce traître, de ce misérable qui avait tué un cerf dans les bois de monseigneur ? Vous le fîtes pendre à la basse branche d’un châtaignier que je vois encore. Bel arbre ma foi ! Il est vrai, et je m’en accuse en toute humilité, dès que monseigneur eut tourné les talons, je dépendis le fripon ; à preuve qu’il se sauva sans même me dire merci ; ça m’apprendra. Ce fut une trahison, Je le confesse.

— J’ignorais ce détail, monsieur de Pardaillan, fit Montmorency.

— Diable ! Ce n’est pas cela que monseigneur appelle une trahison ? Au fait, parmi tant de pendus, un de plus, un de moins… pour le coup, j’y suis ; un beau soir, monseigneur avait lié la partie avec quelques hauts barons comme lui d’aller, à là nuit tombante, enfoncer la porte de certaine chaumière, d’enlever la jeune épousée qui venait de se marier le jour même, et de la tirer au sort avant que le mari… suffit !… Monseigneur et ses amis trouvèrent la cabane vide et l’oiseau envolé ; le rouge m’en vient au front ; ne croyez pas au moins que ce soit cynisme, mais je suis bien forcé de convenir que c’est moi qui avais prévenu le jeune mari de la donzelle…

— J’avais oublié l’oiseau et la cage vide, monsieur de Pardaillan…

— Ah ! pour le coup, monseigneur, je donne ma langue au chat. Vous permettez, monseigneur ? Quand j’ai bien soupé, il m’est impossible de bien digérer si je ne sens pas ma rapière dans mes jambes, manie de vieux ferrailleur…

Pardaillan s’était levé ; vivement il saisit son épée et la ceignit avec un soupir de soulagement.

Henri de Montmorency eut un de ces sourires livides qui parfois donnaient à son visage une si cruelle expression de basse ironie.

— Maintenant, dit-il, je suis sûr que la mémoire va vous revenir !

— En effet, dit froidement Pardaillan ; je me souviens de certaines trahisons du genre de celles que j’exposais. Monseigneur voudrait-il par hasard faire allusion à l’affaire de Margency, après laquelle j’ai eu le regret de le quitter ?

— Vous m’avez quitté parce que vous avez pensé que vous seriez pendu.

— Pendu ! Fi ! monseigneur ! Écartelé, roué vif à la bonne heure ! Mais simplement pendu… je ne me serais pas donné la peine d’entreprendre d’aussi longs voyages. Quant à l’affaire, je la confesse comme les autres, monseigneur ; je vous ai trahi, ce jour-là ; j’ai rendu la petite à sa mère. Que voulez-vous ! J’ai entendu pleurer cette mère ; je lui ai entendu dire des choses qui m’ont donné le frisson ; je ne savais pas que la douleur humaine put trouver de tels accents ; et je ne savais pas qu’il pût y avoir de telles douleurs. Aussi, je me suis dit que si vous aviez entendu pleurer cette mère, vous m’auriez aussitôt donné l’ordre de rendre l’enfant ; j’ai devancé votre ordre… puis, je me suis dit aussi que devant une telle douleur, vous auriez sans doute horreur du crime que j’avais commis en enlevant la petite et que, rempli de cette juste horreur, vous ne manqueriez pas de me jeter en quelque cachot, c’est pourquoi je me suis éloigné. Laissez-moi achever une confession tout entière ; depuis seize ans, il n’est pas un jour où je ne me sois repenti de vous avoir obéi ce jour-là et d’avoir été cause de grands malheurs. Et vous, monseigneur ?

Henri de Montmorency demeura quelques instants silencieux, puis il dit :

— C’est bien, maître Pardaillan. Je vois que vous avez bonne mémoire. J’en reviens donc maintenant à ce que je vous disais : vous m’avez trahi. Je ne cherche pas et ne veux pas savoir les motifs de votre trahison ; je la constate, voilà tout. Or, je vous prie de remarquer que cette trahison, je ne vous la reproche pas. J’ai oublié. Je veux oublier.

Pardaillan écoutait avec une attention soutenue.

Le maréchal se leva, et avec une sorte de dignité rude, ajouta :

— Je veux oublier également qu’il y a un instant, vous avez saisi votre rapière, pensant qu’il y aurait discussion de vous à moi ; je veux oublier que vous avez pu croire que je croiserais mon épée contre votre fer.

Pardaillan se leva et croisa les bras.

— Votre épée, monseigneur, a pu croiser de moins nobles rapières. Je ne suis pas de ces barons qui font métier de voler des femmes ou des enfants ; je ne suis pas de ces ducs qui, armés chevaliers pour protéger le faible et rudoyer le fort, ravalent leur chevalerie à trembler devant les princes, et cherchent ensuite à laver leur bassesse dans le sang de leurs victimes. Non, monseigneur ! je n’ai point de bois dont je puisse transformer les arbres en potences, ni de villages où je puisse promener l’orgueil de mes injustices, ni de châteaux à oubliettes, ni de baillis louangeurs, ni de gardes au pont-levis que franchit pourtant le remords par les nuits d’hiver, alors que les sifflements du vent ressemblent si bien à des gémissements ou à des cris de vengeance. En conséquence, je ne suis pas ce qu’on appelle un grand seigneur. Mais il est bon que parfois les grands seigneurs comme vous entendent des voix comme la mienne. C’est pourquoi je vous parle sans colère et sans crainte, sachant que vous êtes un homme et que j’en suis un autre, sachant que ma rapière vaut votre épée, et que si l’idée vous venait en ce moment de m’imposer silence, j’aurais assez de générosité, moi, pour oublier d’inoubliables souvenirs et honorer votre fer du choc de mon fer.

Henri de Montmorency haussa les épaules, et dit :

— Monsieur de Pardaillan, veuillez vous asseoir ; nous avons à causer…

Le maréchal avait-il entendu la véhémente apostrophe du routier ? Oui, sans doute. Mais peut-être se disait-il que parties de si bas, ces paroles ne pouvaient l’atteindre. Ou peut-être l’attitude de Pardaillan lui inspirait-elle une admiration qui le confirmait dans le projet qu’il avait conçu.

Ce fut donc très froidement que, s’étant assis lui-même, il reprit :

— Je vois, maître Pardaillan, que vous êtes toujours aussi friand de la lame ; mais si vous le voulez bien, ce n’est pas ce soir que vous tirerez l’épée. Assez d’autres occasions vous seront offertes. Je vous tiens pour un bon et digne gentilhomme, j’accorde à votre rapière l’estime que vous réclamez si âprement ; vos paroles ne m’offensent pas ; je ne veux y voir que le cri d’un homme brave et loyal. Écoutez-moi donc, s’il vous plaît, car je veux vous faire des propositions que vous serez libre d’accepter ou de refuser ; si vous refusez, vous tirerez de votre côté, moi du mien, et tout sera dit. Si vous acceptez, il ne pourra en résulter pour vous qu’honneur et bénéfice.

— Voilà qui est parler franc, monseigneur !

Et Pardaillan se dit à lui-même :

— Comme l’âge vous change un homme ! Autrefois, pour le quart de ce que je lui ai dit, il m’eût chargé l’épée et le poignard aux mains… mais que peut-il me vouloir ? Il a oublié l’affaire de Margency, ou n’en garde pas rancune ; il me cajole, il me flatte, aurait-il besoin de moi ?

— Monsieur de Pardaillan, reprit le maréchal après un instant de réflexion, savez-vous que bien des jeunes gens, et des plus braves, envieraient la fermeté de votre regard, la souplesse de vos gestes… Autrefois, vous étiez redoutable ; maintenant, vous devez être terrible…

— Heu ! on connaît son métier de ferrailleur, voilà tout !

— Mais l’âge ?

— Ah ! monseigneur, vous m’avez dit vous-même que je n’avais pas vieilli. Il est de fait que les années me sont légères…

— En sorte que, comme ce jour où je vous vis tenir tête à trois spadassins…

— Eh ! monseigneur, s’ils ne sont que trois, tout ira bien.

— Ainsi, vous n’avez rien perdu de ce beau sang-froid, de cette souplesse et de cette force que j’admirais tant ?

— Monseigneur, à courir les routes, on fait force rencontres, et il ne s’est point passé de semaine où je n’aie dû en découdre. Ce n’est pas pour vous en faire le reproche, mais je me rouillais en votre castel de Montmorency ; depuis, j’ai fait assez d’exercice, Dieu merci, et reconquis ce que j’avais pu perdre.

— Bon ! fit le maréchal avec un regard d’admiration ; et ce furieux appétit d’aventures qui vous distinguait ?

— L’appétit va, monseigneur ; ce sont les occasions de le satisfaire qui manquent.

L’équivoque et le ton étaient si drôles que le maréchal ne put s’empêcher de rire de bon cœur.

« Bon ! songea le routier, il ne m’en veut décidément pas. »

— En sorte, reprit Henri, continuant la plaisanterie, que si on vous offrait de dîner tous les jours à votre faim…

— Cela dépend du genre de repas qu’on m’offrirait. Il y a aventure et aventure. Certaines m’excitent ; d’autres, au contraire, me rebutent et font… que j’ai dîné avant que de me mettre à table.

— Bien, fit le maréchal en reprenant cet air sombre qui le quittait si rarement ; écoutez-moi donc avec toute votre attention, car ce que j’ai à vous dire est de la plus haute gravité.

Il parut avoir une dernière hésitation, puis, se décidant :

— Monsieur de Pardaillan, que pensez-vous du roi de France ?

Le routier ouvrit de grands yeux.

— Le roi de France, monseigneur ! Et que diable voulez-vous qu’un pauvre hère comme moi puisse en penser, sinon que c’est le roi ! Le roi ! C’est-à-dire la toute-puissance incarnée, c’est-à-dire un être un peu moins que Dieu, mais beaucoup plus qu’homme et sur lequel on ne doit pas lever les yeux, crainte d’être ébloui…

— Pardaillan, je suppose que vous êtes de ceux qui n’ont pas craint d’être ébloui… Vous avez donc regardé ; dites-moi ce que vous pensez, et je vous engage ma parole que nul ne connaîtra jamais votre pensée.

— Monseigneur, je serais beaucoup plus à mon aise, si vous-même vous commenciez…

— Soit ! dit le maréchal de sa voix terriblement calme, je pense que Charles IX n’est pas un roi…

Pardaillan tressaillit. Il crut voir un abîme s’ouvrir près de lui, et au fond de cet abîme, s’agiter des ombres étranges se ruant vers un but inconnu.

— Monseigneur, dit-il, je ne connais pas Sa Majesté : on dit le roi faible et méchant ; on le dit atteint d’une maladie qui peut lui donner des accès de fureur ; on dit qu’il est sans pitié comme sans courage ; voilà ce qu’on dit ; mais moi, je ne sais rien… rien qu’une chose ; c’est qu’un roi pareil est incapable d’inspirer de véritables dévouements.

— Si telle est bien votre pensée, je crois que nous pourrons nous entendre ; vous êtes libre, vigoureux, plein de bravoure et d’adresse ; au lieu de gaspiller ces qualités en piètres aventures de grand chemin, vous pourrez les employer à une œuvre grandiose. Il y a du danger. Mais le danger n’est pas pour vous déplaire. Que diriez-vous, à là place de ce roi maniaque, soupçonneux, impitoyable et malade, que diriez-vous d’un roi qui serait la générosité faite homme, d’un roi qui serait grand par le cœur et grand par la race, jeune, enthousiaste, rêvant sans doute de s’illustrer, et par conséquent capable de donner à tous ceux qui l’entoureraient l’occasion de s’illustrer eux-mêmes ?

— Monseigneur, vous me proposez tout bonnement de conspirer contre le roi…

— Oui ! fit nettement Montmorency.

Pardaillan hocha la tête et fit entendre un long sifflement.

— Vous voyez, reprit le maréchal, la confiance que toutes vos trahisons m’ont donnée en vous ; les hommes de votre trempe sont rares, et lorsqu’on en rencontre un, on comprend alors tout le bonheur qu’il y a de parler à cœur ouvert…

— Je ne dis pas non, monseigneur : seulement, ce bonheur-là peut conduire à l’échafaud.

— Auriez-vous peur ?

— De quoi pourrais-je avoir peur, puisque je n’ai même pas eu peur de vous ?

— Alors, qui vous arrête, fit Montmorency en souriant de cette adroite flatterie. D’ailleurs, je dois vous prévenir que je ne vous demande pas une action directe, mais une action de seconde main.

— Expliquez-vous, monseigneur, expliquez-vous. C’est étonnant comme je comprends difficilement quand on ne me parle pas en bon français !

— Voici : je suis engagé dans cette aventure ; quelle qu’en soit l’issue j’irai jusqu’au bout. Or, il peut surgir tel événement où j’aurai besoin autour de moi de quelques hommes dévoués. En cas de défaite, seul ou avec des indifférents, je me défendrais mal. Enfin, j’ai besoin de quelqu’un qui veille sur moi tandis que je garderai toute ma liberté d’action. Si je vais au combat, ce quelqu’un sera près de moi, prêt au besoin à parer les coups. ; si je suis pris, il s’ingéniera à ma délivrance. Or, nul plus que vous ne possède les qualités de ruse et de souplesse nécessaires dans une guerre de ce genre ; d’autant que j’ai besoin d’un ambassadeur, vous seriez le dépositaire de ma pensée et pourriez parler en mon nom…

— Je commence à comprendre, monseigneur. Je serai le bras qui agit sans qu’on puisse connaître le cerveau qui a dirigé ce bras.

— À merveille. La chose vous convient-elle ?

— Oui, si j’y trouve un intérêt.

— Que demandez-vous ? Parlez et ne craignez pas de demander.

— Rien pour moi, sinon d’être défrayé de mes pas et démarches.

— Vous toucherez cinq cents écus par mois tant que, vous, resterez à mon service pour cette campagne. Est-ce assez ?

— C’est trop. Mais ceci, monseigneur, c’est un paiement et non une récompense.

— Si vous ne voulez rien pour vous, pour qui demandez-vous ?

— Pour mon fils.

— Ah ! Vous avez un fils !

— Ne vous l’ai-je pas dit, monseigneur ?

— C’est vrai. Eh bien, que demandez-vous pour ce fils ?

— Si la campagne échoue, une somme de cent mille livres qui lui seront assurées par donation.

— Et si la campagne réussit ?

— C’est-à-dire si nous plaçons sur le trône un roi de notre choix ? Alors, monseigneur, ce n’est plus de l’argent que je demande. Mais il me semble qu’une lieutenance avec promesse de capitainerie serait la digne récompense du fils de l’homme qui vous aurait servi. D’autant que ce fils, si je ne me trompe, nous apportera une épée qui, je vous l’assure, n’est pas à dédaigner.

— Quant aux cent mille livres, dit le maréchal, je m’y engage dès à présent. Quant à la lieutenance, je m’engage, à la mettre sur la liste des conditions que je compte imposer pour ma définitive acceptation.

— Très bien, monseigneur, votre parole me suffit… pour l’instant… Et quand commence cette campagne ? En d’autres termes, quand voulez-vous que je me trouve à Paris ?

Le maréchal réfléchit quelques instants.

— Mais, dans deux mois par exemple, finit-il par dire. D’ici là, rien de grave ne sera préparé. Il suffirait donc que vous soyez en mon hôtel dans les premiers jours d’avril.

— On y sera, monseigneur, et même avant.

— Non pas. Il serait bon au contraire qu’on ne vous vît pas à Paris jusque-là. De même, lorsque vous arriverez, il sera bon que vous vous rendiez directement à l’hôtel de Mesmes sans qu’aucune figure de connaissance n’ait été rencontrée par vous.

— J’arriverai la nuit, dans la première huitaine d’avril.

— Ce sera parfait ainsi. Maintenant, d’ici là, qu’allez-vous faire ?

— Peuh ! Je vais tout doucement me rapprocher de Paris en bon flâneur.

— Avez-vous besoin d’argent ?

Sans attendre la réponse, le maréchal appela son écuyer et lui dit quelques mots à voix basse. L’écuyer sortit, et rentra quelques instants plus tard avec un petit sac rebondi qu’il posa sur la table.

— Voilà, fit le vieux routier, un genre de dessert auquel je n’ai pas goûté depuis fort longtemps.

Et ce disant, il s’empara du sac, qui disparut à l’instant même dans une de ses poches.

Une heure après cette scène, tout dormait dans l’auberge. Seuls, Montmorency et Pardaillan réfléchissaient encore avant de s’endormir, l’un dans son lit, l’autre sur le foin du grenier où il avait élu domicile.

« Je viens, songeait le premier, de faire une acquisition que le duc de Guise eût payée au poids de l’or. »

Et l’autre se disait :

« Je risque ma tête, mais j’assure la fortune de mon enfant… »

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