Les Parisiennes de Paris/4

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IV

LA MAÎTRESSE QUI N’A PAS D’ÂGE


— Henriette de Lysle —

En relisant Balzac, et en voyant avec quelle insistance ce grand historien a fait de Paris et de la Province deux mondes absolument divers, aussi différents et aussi éloignés l’un de l’autre que Jupiter et la Lune, les provinciaux se frottent aujourd’hui les mains et secouent la tête en souriant.

« Bien, disent-ils, pour l’époque ancienne que décrivait le poëte de La Comédie humaine, pour ces rapides années de la Restauration, envolées aussi loin de nous déjà que ces âges où la reine Berthe filait, et où, comme dans la Gabrielle de M. Émile Augier, la suprême vertu d’une femme du monde était de raccommoder les chaussettes ! Mais nous, aujourd’hui ! regardez nos champs et nos villes. Nous connaissons comme vous le linge à bon marché, le vin à bon marché et les objets d’art en zinc ! Comme le premier Parisien venu, nous savons nous faire de faux mobiliers artistiques avec de faux meubles de Boule et de fausses marqueteries, et marier le faux damas antique avec le noyer et le chêne sculptés par des charpentiers ! Nos femmes elles-mêmes ne font plus étinceler et ondoyer autour d’elles ces charivaris d’étoffes brillantes qui les faisaient ressembler à des potées de fleurs écloses sous les brosses d’Hippolyte Ballue ou de Narcisse Diaz. Bien plus, nous avons renoncé à la bijouterie du Palais-Royal et aux cannes à pommes de turquoises ! Nous faisons des mots d’après Le Piano de Berthe et La Vie de Bohême, et, depuis les chemins de fer, on voit, sur les enseignes de nos marchands, des lettres qui n’ont pas été, comme autrefois, peintes par des charcutiers. De sorte que Paris est devenu province et que la Province est devenue Paris, et cela pour toujours, et décidément, et si bien qu’en nous voyant passer tous vêtus de noir, provinciaux et Parisiens, on ne sait plus si c’est la Maison-d’Or qui est à Carpentras, ou si c’est la Cannebière qui est le boulevard des Italiens ! »

Les provinciaux se trompent, et la province sera la province et Paris sera Paris, tant qu’entier le monde durera !

Regardez bien, ici et là-bas, dans cette Chine non découverte encore et dans cette Athènes luxuriante, ville de Périclès et d’Alcibiade, il semble au premier abord que ces hommes-là et ces hommes-ci se livrent à une occupation rigoureusement identique. Depuis l’heure où l’Aurore aux ongles roses fait glisser sur leurs tringles d’or les portières de l’Orient, jusqu’à cette heure enchantée où la Concepcion Ruiz lance son dernier entrechat et son dernier sourire, tous ces mortels ont l’esprit tendu vers le même point. Ils tentent de gagner, d’acquérir, de trouver, de mendier, de déterrer, de décrocher, de gratter, d’empoigner, d’entasser, d’empiler l’or, l’argent, le cuivre monnoyé, les billets de banque, les bons au porteur, les coupons d’action, les promesses d’action, les coupons de rente, les créances, les titres, les valeurs, les champs de blé, les arpents de forêts, les vergers, les jardins, les coteaux de vignes, les droits d’auteur et le laurier d’or, le prix de la copie et le salaire du travail manuel, tout ce qui se vend, tout ce qui se place, tout ce qui s’escompte, tout ce qui se négocie et ce qui se monnoie, depuis les millions de l’Usure jusqu’aux quatre sous de la Poésie lyrique, depuis les baisers de la Torpille, qui valent mille écus la pièce, jusqu’aux paillettes d’Arlequin, qui se vendent vingt-cinq sous le mille au passage de l’Ancre !

Tous s’appliquent à devenir riches. Et puis ? Et puis, rien. Seulement, voici justement le point important et la différence capitale, cette Chimère aux ailes chatoyantes, si désespérément poursuivie dans une chasse enragée ; la divine et céleste Opulence que deviendra-t-elle entre les mains de celui qui parviendra à accrocher un mors de diamant dans sa bouche sanglante ? Aura-t-elle là-bas ou ici la même destinée ? Voilà où l’erreur serait grossière !

En province, la richesse est le but ; à Paris, elle est le moyen. En dehors des fortifications, on s’enrichit pour pouvoir dire : « Mes forêts, mon château, mes vignes ! » A Paris, ce qu’on veut pouvoir dire, c’est… mais ceci demande une autre explication.

O spectateur de ce beau drame shakspearien aux cent actes appelé la Vie Parisienne, Paris vous trompe et se trompe lui-même ! Vous le croyez occupé de chanter, de penser, de travailler, de rebâtir ses palais, de tendre des fils électriques dont l’autre bout ira s’attacher sur les bords du Mississipi, à quelque pont de palmiers et de lianes ? Paris ne songe pas à tout cela. Il n’a qu’une pensée, il n’a qu’un rêve, il n’a qu’une idée fixe.

Paris, écoutez, je n’en rabattrai rien ! Paris tout entier vit dans une folie ardente, inguérissable, féconde, sublime, nourrice d’œuvres et d’efforts : la folie de l’Amour.

Être aimé, aimer au milieu du luxe, tel est l’Idéal auquel sont gaiement sacrifiées toutes ces existences que broie l’impitoyable meule du Travail incessant. À Paris, derrière le milieu qu’on ambitionne, il y a toujours une figure de femme qui sourit et qui vous appelle avec le geste délicieux des sirènes.

Dans les villas et dans les châteaux qu’on veut gagner au prix des innombrables martyres de l’Art et de l’Industrie, d’avance on dresse pour elle un berceau de feuillage et un banc de verdure ! D’avance, dans le boudoir où doivent marcher ses pieds délicats, on étend sous ses pas les tapis d’Aubusson, et on cloue sur le mur les soieries de la Chine aux mille oiseaux !

Ici les femmes savent comme nous quel est le but de la vie. À Paris seulement, elles sont déesses, adorées bien plutôt qu’aimées, et aussi elles ont la confiance et le respect de leur divinité. Sans cesse embellies et lavées à l’immortelle Jouvence, elles osent s’aimer elles-mêmes, et tâchent de gravir marche à marche l’escalier de cristal de la Perfection.

Et, pour nommer un chat un chat, voilà pourquoi l’homme qui possède, soit à titre de mari, soit à titre d’amant, une vraie femme, envié, admiré, célébré, haï, chansonné, traîné dans la boue et porté aux nues, est ici un personnage comme le savant, comme le millionnaire, comme le grand poëte, et plus que ces gens-là ensemble, puisqu’il se promène en pantoufles dans l’Eldorado qu’ils entrevoient à peine entouré de fossés et fermé de grilles, là-bas, là-bas, au bout de leur route.

Ne vous étonnez donc pas de la prodigieuse célébrité arrivée en un jour à un brave garçon nommé Pierre Buisson, dont le nom était resté parfaitement obscur, malgré d’assez beaux travaux littéraires et scientifiques, car sa maîtresse, Henriette de Lysle, fut le parangon même de la beauté, de la grâce et de l’élégance, admirable à faire douter si les soleils se promenaient dans la rue ?

Svelte et fière, hardie et chaste, la pâleur dorée de ses beaux traits s’harmonisait avec sa riche et soyeuse chevelure blonde, ses sourcils noirs ordonnaient et son sourire de reine était doux, et quel spectacle lorsqu’elle baissait ses paupières et qu’on pouvait admirer dans leur longueur ses cils bruns démesurés ! Son cou et ses mains, ceux de la Polymnie ; sa voix, une musique ! et en voyant ses pieds nus, aucun cordonnier n’aurait pu affirmer qu’ils eussent jamais été chaussés !

Riches tous deux, Pierre et Henriette, je ne crois pas qu’il y ait jamais eu sur la terre un pareil bonheur. Elle pouvait chanter Auber et jouer du Mozart, elle était spirituelle, elle comprenait tout, même elle savait lire et elle ne faisait pas de fautes d’orthographe ! Pourtant, comme le sybarite est toujours couché sur une feuille de rose, Pierre s’inquiétait un peu d’admirer chez son amie une ineffable sérénité et une pureté de gestes pour ainsi dire musicale, dont rien, chez aucune, femme, n’avait pu lui donner l’idée, car il semble qu’il ait dû falloir mille ans pour apprendre ainsi à imiter naturellement le calme harmonieux des statues : mais Henriette avait la jeunesse d’un lys !

Toujours reçu chez Henriette, Pierre Buisson s’affligeait souvent qu’elle n’eût jamais voulu franchir le seuil de son logement de garçon. Une fois il eut à faire un voyage de quatre jours, et, à son retour, il trouva madame de Lysle l’attendant chez lui au coin du feu. Pendant l’absence de Pierre, elle avait fait installer et meubler chez lui une salle de bains et un cabinet de toilette absolument pareils à ceux qu’il admirait, dans l’appartement d’Henriette ; et, depuis lors, elle vint toutes les fois qu’il l’en pria.

Henriette avait la douce respiration d’un enfant et dormait avec la grâce immobile des toutes jeunes filles. Son souffle était si doux et ses mouvements si ailés, qu’un homme endormi ne pouvait s’apercevoir qu’elle s’éveillât ; pourtant, je ne sais par quel indicible instinct, Pierre eut le sentiment qu’il était toujours seul à ces premières heures du matin où l’âme lutte entre la mort et le réveil, et qu’alors Henriette n’était plus auprès de lui. Mais cette impression ne se formula pas, et d’ailleurs, noyé dans le ciel des anges, il n’y avait de place en lui pour aucune pensée.

Donc, une si rare félicité fit émeute dans Paris. On en parla, on en cria, tout le monde embrassait Pierre Buisson dans l’espoir de l’étouffer ; on lui prêtait de l’argent de force, quoiqu’il n’en eût pas besoin, et je crois que s’il se fût promené la nuit dans une forêt, fût-ce au bois de Boulogne, il aurait été égorgé comme un loup ou empoisonné comme un chien.

Par un soir de juin, il y a deux ans de cela, une société toute parisienne était réunie dans le parc du château que M. V… occupait alors à Auteuil ; des dames charmantes d’abord, puis M. Achille B…, M. Nestor R…, M. S…-B…, le comte Horace de V…, Adolphe A…, Paul S…, René, et j’en passe. Comme Pierre Buisson était le lion du moment, et comme sa liaison était le plus grand succès parisien depuis La Dame aux Camélias, tout le monde louait à l’envi Henriette de Lysle, celui-ci décrivant ses pieds comme un statuaire, celui-là racontant sa voix de brise et de lyre, cet autre arrangeant en poëme de prose parlée le poëme de ses ajustements et de sa parure.

On était dans une telle veine de phrases heureuses que chaque convive enivrait tous les autres ; on se serait cru dans ces féeries où les lèvres laissent tomber des pierres précieuses ; seulement on voyait la bouche de Nestor R… se plisser de ce sourire fin qui court sur ses lèvres au moment où il va lancer un de ces traits qui restent vingt ans dans la blessure, et on en avait peur.

En effet, il prit son air bonhomme et fit des ronds sur le sable avec sa canne, et, comme on célébrait avec plus d’enthousiasme encore Henriette belle, Henriette majestueuse et pleine de grâce, Nestor R… baissa les yeux et demanda comme négligemment :

— « Quel âge a-t-elle ? »

À ce mot, il sembla que tout le monde s’éveillait ; il se fit un affreux silence.

Pierre Buisson crut sentir qu’on lui mordait le cœur ; il devint pale comme un linge, un nuage de sang passa devant ses yeux. Il s’évanouit, et fut heureusement secouru par le docteur L… qui se trouvait là ; puis, revenu à lui, il se sauva, à pied et comme un fou, sur la route de Paris.

À présent, il songeait, il comprenait tout, une lumière terrible s’était faite en lui. Il embrassait d’un coup d’œil idéal toute la beauté d’Henriette, et recommençait à se poser à lui-même l’implacable question : « Quel âge a-t-elle ? » La vie de la femme est comme une perpétuelle enfance, et le jour où sa beauté arrive à être parfaite, elle commence déjà à se dégrader. Même au moment où elle voit son ouvrage se détruire, la Nature ne renonce jamais à ce travail de perfectionnement qu’elle fait sur toutes ses créatures. Ce sont les mains qui de jour en jour se précisent, c’est une rougeur vermeille qui disparaît pour laisser plus pur un méplat d’ivoire ; c’est la chevelure qui se replante mieux et s’arrange à l’air du visage. Chez Henriette, rien de tout cela ! Elle est accomplie comme la Vénus de Cléomène et comme Ninon de Lenclos à son dernier amour, achevée comme une fleur, polie comme une pierre précieuse. Doute effroyable : Quel âge a-t-elle ?

L’histoire de Pandore est l’histoire de toutes les boîtes qu’on ne doit pas ouvrir. Vous devinez les luttes, les remords, les paradoxes où s’égara Pierre Buisson, et qu’un jour enfin, à force de lassitude et de haine contre lui-même, au moment où Henriette cachait sa belle tête sur le sein de ce lâche amant, un démon lui arracha les paroles coupables, et qu’il balbutia à voix basse, comme un assassin, ces mots qui en passant lui brûlèrent les lèvres : « Je voudrais savoir ton âge ! »

Tel sans doute le dieu Amour cria de douleur en s’éveillant sous la goutte d’huile brûlante de Psyché ; pareille à une lionne blessée et à une femme insultée, Henriette s’arracha des bras de Pierre en poussant un grand cri de désespoir et d’amour trompé, un cri tel que la grande Rachel aurait seule pu le retrouver dans ses délires. Et elle s’enfuit.

Quinze jours après, comme Pierre Buisson, assis sur un divan, cachait sa tête dans ses deux mains, son domestique lui remit un paquet soigneusement cacheté. L’adresse était écrite de la main d’Henriette de Lysle ; l’enveloppe ne contenait qu’un papier : l’acte de naissance d’Henriette de Lysle.

Pierre leva les bras au ciel.

— « Oh ! murmura-t-il, c’était donc vrai !

— » Eh bien ! oui, dit en entrant la gentille et pimpante Naïs, elle a cet âge-là ! Vous le savez : vous voilà heureux ! Sans compter que vous avez tout à fait agi comme un imbécile, en sacrifiant votre vie au spectre d’une ombre et à l’écho d’un murmure ! Et qui vous consolera ? Ni moi ni d’autres, car on ne console pas d’une Henriette ! Tenez, j’ai vingt-trois ans, et vous le savez. Eh bien ! voici des rides, voici des cheveux qui s’éclaircissent ; mais Henriette était, non pas une jeune femme, mais la Jeunesse même ! Sculpteur et statue, elle s’était faite divine après que Dieu l’avait faite belle ! Celui qui a dit le premier : On a l’âge qu’on parait avoir, a dit là une grande naïveté ; il fallait écrire en lettres d’or : On a l’âge qu’on a la puissance et la vertu de se donner. Mais vos cœurs battent pour des papiers timbrés ! Pourquoi n’allez-vous pas aussi demander à Lamartine s’il ne se sert pas d’un Dictionnaire des rimes ? Car vous voulez tout savoir ! Eh bien ! sachez donc ce que faisait Henriette quand vous ne la sentiez pas à vos côtés : à quatre heures du matin, en janvier, comme Diane de Poitiers, elle se baignait dans l’eau froide, pour rendre sa beauté pure et immortelle. »

Pierre Buisson a vendu au bouquiniste du passage des Panoramas ses livres, ses chères éditions de prix aux reliures princières, et maintenant il vit dans le cabinet de toilette qu’Henriette avait fait faire chez lui ; là, silencieux, les yeux fixés sur les peignes d’écaille et d’ivoire qui ont touché la chevelure de son amie, et sur les blondes éponges qui lui donnaient le baiser glacé des eaux vives, il tâche d’apprendre la Sagesse.