Les Parisiennes de Paris/9

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IX

LA JEUNE FILLE HONNÊTE


— Claire —

— Comment ! elle aussi, cette figure angélique et suave qu’il faut peindre, non pas au milieu d’un paysage gai ou mélancolique, mais se détachant sur le bleu pur et appuyée sur un grand lis ; elle aussi, le sourire de la Saint-Valentin, la goutte de sang d’où naît la rose rouge aimée par le rossignol du poëte, le souffle qui fait vibrer la harpe de sainte Cécile, vous la rangez parmi les femmes extraordinaires, amazones et bacchantes furieuses, qui ne peuvent exister qu’à Paris et pour Paris, entre la Femme de treize ans et Galatée Idiote ! — Ô critique ! n’ajoute pas un mot, je m’explique tout de suite, sans prendre le temps de rallumer ma cigarette ni d’envoyer ma constante pensée à celle qui est blonde comme l’Amour même, à celle dont la chevelure est dorée comme l’or de la lyre ! Certes, je le sais aussi bien que toi et mieux que toi, il y a partout, dans ces modestes petites villes, cachées derrière une rivière d’argent et un rideau de peupliers, des jeunes filles qui sont honnêtes, et qui, dans leurs rêves, sous les rideaux blancs de leur couche enfantine, peuvent parler à la vierge Marie et lui laisser voir leur âme toute nue. Celles-là, je les ai suivies du regard sur ce mail encadré par les coteaux voisins, sur lequel plane, depuis le temps du roi Charles VII, une poétique et tranquille tristesse. Je les ai adorées avec leur robe d’organdi et leur joli mantelet, un peu taillé à la mode de l’année dernière ; je les ai épiées dans ce coin de jardin mal ratissé où roucoulent deux colombes blanches penchées vers l’eau couverte de verdure, près des mûres et des groseilliers ! Mais quoi ! Paris seul, qui a tout enfanté, produit dans sa perfection grandiose ce type abstrait qui domine les civilisations et les littératures, la jeune fille honnête, ce phénix idéal, ce diamant éclatant de lumière, cet être moitié ange et déesse, Séraphitus-Séraphita, debout sur une montagne de glace incendiée par le soleil, au sommet de laquelle n’atteignent pas nos faibles regards. Une tache plus petite cent fois que la prunelle d’un insecte invisible, et ce Koh-innor n’est plus qu’un caillou grossier ; un rayon de moins sur la tête de ce séraphin héroïque, il ne sera plus digne de s’avancer en souriant sur les neiges éternelles. Ô toi dont ma pauvre plume n’ose plus écrire le nom sur les pages de ce petit livre, permets-moi du moins de t’emprunter encore une fois ce titre, pareil au cachet apposé sur un coffret précieux, que tu donnais à tes pensées ciselées dans l’or pur !


AXIOME

Une jeune fille qui, de près ou de loin, fût-ce même par une haute fenêtre, fût-ce en passant une minute dans une rue, a entrevu le spectre de la Misère ; Celle qui a été saluée par un pauvre sans pouvoir lui faire l’aumône elle-même ;

Celle qui a lu un roman de Walter Scott, ou un volume des poésies d’Alfred de Musset, ou qui a aperçu la couverture d’un livre de Paul de Kock (même de loin et sans avoir eu aucune perception des caractères qui y étaient imprimés) ;

Celle devant qui on a nommé le théâtre du Palais-Royal ;

Celle devant qui deux personnes se sont tutoyées, fût-ce son père et sa mère, ou son frère et sa sœur ;

Celle devant qui un homme s’est montré tenant un cigare, même non allumé, fût-ce au bord de l’Océan ;

Celle qui a assisté à une soirée où des musiciens jouaient du flageolet ou du cornet à piston ;

Celle qui a brodé, pour une loterie, des pantoufles ou tout autre objet à l’usage d’un homme ;

Celle qui connaît, même de nom, le cold-cream, la poudre de fleur de riz à l’iris, la poudre rose à polir les ongles, et les peignes d’écaille blonde ;

Celle qui porte des robes de soie et des brodequins d’étoffe ailleurs que chez elle, et des mouchoirs bordés d’une dentelle ou d’une broderie plus large que le fond qu’elles entourent ;

Celle qui a parlé à un orfèvre ou à un lapidaire ;

Celle qui a prononcé dans le salon de sa mère une phrase aux périodes harmonieuses, ayant un commencement, un milieu et une fin ;

Enfin, celle qui sait « comment viennent les roses ; »

Peut être parfaitement honnête et parfaitement jeune, mais ce n’est pas elle qui est La Jeune Fille Honnête.

La Jeune Fille Honnête sera belle sans doute et parfaitement belle, mais elle n’aura jamais une de ces beautés provoquantes et exceptionnelles qui ont été données à des courtisanes et à des femmes de théâtre, comme engins à piper les cœurs. Il est expressément défendu à la Nature tout autant qu’à la modiste de lui imposer des parures propres à scandaliser les âmes naïves.

Ainsi La Jeune Fille Honnête aura les cheveux bruns ou d’un blond foncé ; les splendides tons roux dont Titien ensoleille ses crinières, le noir violet, le blond doré et sidéral de l’Ingénue de théâtre, n’ont pas le droit de décorer son front, car toutes ces insolentes richesses appartiennent aux désœuvrées qui suivent le régiment du capitaine Amour. Surtout, elle ne sera pas ornée par cet assemblage irritant qui invite aux voluptés mortelles : des cheveux blonds avec des sourcils noirs et des cils noirs.

Elle n’aura pas des yeux voyants, pas plus qu’une robe voyante ! Ses prunelles ne seront ni bleu céleste, ni vert de mer ; pas de fibrilles d’or non plus, ni de petites pierreries chatoyantes dans ses prunelles profondes et calmes.

Elle ne sera ni grande, ni petite, ni d’une taille moyenne, mais presque grande. Car, si une taille moyenne est essentiellement bourgeoise, d’un autre côté la petite taille semble destinée aux personnes qui veulent jouer l’emploi de mademoiselle Scriwaneck, ou à ces femmes à qui les démons inspirent la détestable idée d’imiter et de parodier en leurs mièvreries le langage ingénu des petits enfants. Et les jeunes filles grandes, aux bras superbes, ne font-elles pas songer à ces amazones qui poussent leurs quadriges impétueux sur le sable de M. Arnault aîné ?

Elle n’aura ni les pâleurs funéraires des dames que l’on peut caractériser par l’apposition d’un nom de fleurs, soucis ou pensées ; ni ce teint blanc et rougissant dont la vue trouble le sang dans nos veines, ni cette peau dorée comme la jeune vigne que chante le poëte de Rosina, et qui s’harmonise forcément avec la lèvre à la turque. L’embonpoint et les lis des Autrichiennes du XVIIe siècle, la régularité de traits des figures des bas-reliefs d’Égine lui sont interdits comme indiquant des tendances païennes et sensuelles ; la maigreur, comme horrible. Tony Johannot a quelquefois dessiné et peint sa robe dans des eaux-fortes et dans des aquarelles ; il aurait aussi dessiné sa tête douce et gaie, bienveillante et fière, si ce charmant génie avait pu faire un pas de plus vers l’Idéal.

La Jeune Fille Honnête ne peut demeurer qu’au faubourg Saint-Germain, et dans un appartement donnant sur des jardins. Ai-je besoin de dire que ses parents ne doivent exercer aucune profession qui tienne à l’Industrie : que ne défloreraient pas les haleines du Monstre et les grincements de ses roues ?

Elle ne sait pas peindre de fleurs ni de paysages, et il faut qu’elle réalise ce difficile problème : savoir très-bien toucher du piano et ne pas être forte sur le piano. Sans doute, elle n’a pas regardé une romance moderne ! mais est-ce assez ! Non, le concierge même de la maison ne doit pas fredonner les chansons de Pierre Dupont et surtout celles de M. Nadaud, en se promenant de long en large sur les pavés blancs de la cour, où l’herbe pousse !

Ce n’est rien pour elle non plus que la devise de l’hermine : plutôt mourir ! Car, non-seulement il faut qu’elle ne soit jamais souillée, mais aussi que ni les hommes, ni la Nature, ni le Hasard même n’aient voulu tenter de souiller l’air qui frémit autour d’elle. Ô coiffures bouffantes, anglaises et sévignés, accroche-cœurs, larges tresses relevées en ferronnières, c’est vous que nous pouvons livrer à la brise imprudente et folâtre, et qu’elle fasse de vous ce qu’elle voudra ! Mais ces bandeaux lisses, et non lissés, le vent même les respectera, car si une mèche s’en séparait, si un caillou imprudent faisait aux bottines de cette jeune fille une visible déchirure, si une goutte d’eau de pluie tombait sur son gant, elle ne serait plus La Jeune Fille Honnête. Tout doit s’entendre et conspirer pour ne pas froisser tant de puretés délicates ; mais elle, cet ange qui sera une femme, s’il doit pleuvoir demain, il ne faut pas qu’elle sorte aujourd’hui, même en voiture, dans la voiture de sa mère.

Vous me pardonnerez si vous voulez, mains rouges et jupes trop courtes, ceintures bleues ! chapeaux de province, fleuris comme les jardins de Babylone, bouches en cœur qui vous ouvrez pour chanter Les Oiseaux du fou et Les Oiseaux de Notre-Dame, vous aussi vous êtes des signes évidents de virginité : ce n’est pas vous que je célèbre ! Elles s’en souvient, cette rue de Lille, quelle fête c’était pour son ciel, et quelle joie, lorsque au premier rayon de soleil mademoiselle Claire de T… paraissait avec sa mère ! Alors les dalles du trottoir et des pavés se séchaient et blanchissaient soudain à mesure qu’elles allaient être touchées par ses petits pieds, et devenaient pareilles à des tapis de mosaïque, et les nuages, tout à coup chassés, laissaient bleu l’immense azur. Elle ne s’appelle ni Sédille ni Palmyre, elle s’appelle Décence et elle s’appelle Grâce, la couturière qui avait taillé et cousu ces robes de cachemire, ces mantelets qui valaient cent francs ou cent mille francs. Elles allaient à la messe aux Missions-Étrangères, mais non point les jours où l’on y exécutait cette musique où Gounod laissait gronder les orages de son âme, hésitante entre la nature et Dieu. Mademoiselle Claire n’a jamais entendu l’orgue ; elle tenait à la main un livre ! beau comme elle : Thouvenin, conseillé par Nodier, n’aurait pas pu en faire un pareil. En donnant une pièce de monnaie à un pauvre, elle lui parlait, et, à ce son de voix, le pauvre, comme transfiguré, croyait emporter chez lui tous les millions des Rothschild !

Il y a six ans, elle avait dix-huit ans alors, mademoiselle de T… faillit mourir d’une maladie de langueur. Après avoir longtemps ignoré la vérité, M. de T…, dont les yeux s’ouvrirent enfin, se repentit de l’imprudence qu’il avait commise en accueillant chez lui un secrétaire jeune et beau, un exilé italien, le comte Angelo C… Quoique absolument pauvre, le comte C… était de la meilleure noblesse de Florence. Lorsque M. de T… vit que sa fille avait déjà les pâleurs du tombeau, il la supplia en pleurant d’avouer sa fatale passion ; mais Claire fut muette, même avec sa mère, même avec son directeur, et voulut se confesser à un autre prêtre. Dieu la sauva pourtant.

Deux ans après, M. de T…, complétement ruiné, alla refaire sa fortune en Australie. Sous son toit, jusque-là honoré, la gêne fut telle qu’un vieillard osa faire pressentir je ne sais quelles infâmes pensées. Enfin, un jour, Claire comprit que bientôt peut-être il y aurait une reprise au mouchoir de batiste avec lequel madame de T… essuyait ses larmes. Pour la première fois de sa vie elle sortit seule, et rentra frappée à mort, serrant convulsivement dans sa main un petit portefeuille tout gonflé. Elle eut avec sa mère un entretien mystérieux. Quand M. de T… et le comte Angelo furent revenus, riches tous deux, et que Claire continua, comme par le passé, à refuser de devenir comtesse C…, on ne put leur arracher un mot, ni à l’une ni à l’autre. Mais le ciel fit à Claire cette grâce spéciale : elle succomba, non pas à l’anévrisme qui allait la tuer, mais à une fluxion de poitrine qu’elle avait gagnée pour s’être promenée au jardin un soir que ses dents claquaient de fièvre ; car cette chaste victime ne pouvait pas mourir d’une maladie romantique.