Aller au contenu

Les Parlers Parisiens/Introduction

La bibliothèque libre.
H. Welter (p. I-XXXI).

En France, on a toujours eu soin de bien prononcer et de suivre, dans la prononciation comme dans la syntaxe et dans le lexique, ce qu’on appelait et ce qu’on appelle encore: le bon usage. Dès le 12e siècle, les Français de l’Île de France étaient persuadés qu’ils possédaient le monopole du beau langage et déjà les pronvinciaux d’alors admettaient cette prétention, non, toutefois, sans résister et sans défendre les droits de leurs dialectes locaux qui, on le sait, furent cultivés littérairement encore au 14e et même au 15e siècle. Tout le monde connaît les vers de Quene de Béthune, trouvère du 12e siècle:

Por çou j’ai mais mon chanter en defois,
Que mon langage ont blasmé li François,
Et mes chançons, oiant les Champenois
Et la contesse, encor dont plus me poise.
La roïne ne fist pas ke courtoise,
Qui me reprist, elle et se fius li rois[1]:
Encor ne soit ma parole françoise,
Si la puet on bien entendre en françois,
Ne cil ne sont bien apris ne cortois
Qui m’ont repris, se j’ai dit mot d’Artois,
Car je ne fui pas norriz a Pontoise.

Le poète ne veut pas encore convenir de l’infériorité de son parler artésien. Mais les choses allèrent leur train. Aux 13e et 14e siècles, l’idiome de l’Île de France va se propageant de plus en plus, favorisé par les circonstances politiques; au 15e siècle, il est, sans conteste, la langue nationale, et les anciens dialectes sont rélégués au rang d’incultes patois, dédaignés par tous ceux qui s’élevaient, par leur instruction ou par leur position sociale, au-dessus de la misera plebs. Cependant, déjà à cette époque, on ne pouvait manquer d’observer que les Français de l’Île de France étaient bien loin de s’exprimer et de prononcer tous de la même manière: donc il fallait, dès ce temps, aller à la recherche de ce bon usage, que se sont acharnés à poursuivre, depuis, tous les grammairiens français, sans jamais pouvoir saisir cette fée Morgane qui, nécessairement, se dissout en nuéess, quand on s’en approche de trop près. Dès qu’il y a des grammairiens, il y a des controverses sur les modèles à suivre. Au 16e siècle[2], Tory (1529) affirme «que le stile de Parlement et de langage de court sont trés bons»; Palsgrave (1530), «Angloys, natyf de Londres et gradué de Paris», suit dans son Esclarcissement de la langue françoyse l’usage de Paris et des pays qui sont situés entre la Seine et la Loire, parce que c’est là que la langue française est le plus parfaite; Pelletier (1549) est «de l’opinion de ceus qui ont dit qu’an notre France n’i a androèt ou l’on parle pur françoès, fors la ou èt la court»; Guillame des Autels (1548) dit, au contraire: «onques ne me plut l’excuse d’vn langage corrompu, pour dire que l’on parle ainsis à la court»; et il trouve que ses labeurs et ceux de Meigret et de Dolet «seroient … autant inutiles que si nous auions basti sur le sable: quand nous ne voudrons autrement establir et confirmer nostre langue, qu’à l’appetit des courtisans: veu leur estrange et evariable mutation: ioint que la court est vn monstre de plusieurs testes, et consequemment de plusieurs langues, et plusieurs voix», observation juste et bien fondée. R. Estienne (1549) est d’avis que «le langage s’escrit et se prononce en plus grande pureté» aux cours de France «tant du Roy que de son Parlement à Paris, aussi sa Chancellerie et Chambre des comptes», et Matthieu, en 1559, s’exprime à peu près de même.

Sous Catherine de Médicis, l’usage de la cour perd de son prestige. Ronsard (1565) ne méprisait même pas les patois et recommandait l’emploi de mots «gascnos, poiteuins, normans, manceaux, lyonnois, ou d’autre païs» pourvu qu’ils fussent bons et qu’ils signifiassent ce qu’on voulait dire, «sans affecter par trop le parler de la cour, lequel est quelques fois très-mauuais, pour estre langage de damoiselles, et ieunes gentils-hommes qui font plus profession de bien combattre que de bien parler». H. Estienne (1582) déclare: «De dix courtisans (en exceptant ceux qui ont quelques lettres) vous n’y en orriez pas huict parler vint mots (de ceux qui ne sont pas des plus ordinaires et vulgaires) sains et entiers, et sans aucune deprauation». On voit precer l’orgueil du savant qui, dans son domaine, ne veut reconnaître d’autre autorité que la sienne ou celle de ses confrères. C’est pour la même raison qu’il donne au parlement la prééminence sur la cour: «Si le meilleur français se parle encore à Paris … c’est parce que Paris possède la cour dite de Parlement, où les licences de langage s’entendent aussi rarement qu’elles sont fréquentes à la cour, et sont sifflées, tandis qu’à la cour elles sont applaudies.» D’après Bèze (1584) qui, en bon protestant, dédaigne également la langue de la cour, la contagion d’une prononciation incorrecte gagne même le parlement de Paris. Delamothe (en 1592) tolère les courtisans, qui partagent le privilège de posséder la bonne langue avec ceux «qui font profession des lettres, comme aux courts de Parlement et Universtiez»; en dehors de ce cercle restreint «il n’y a ny province, ny ville, ny place en France où l’on parle le uray et parfaict françois.» L’usage de la cour est entièrement condamné par Palliot (1608) qui dit que la «droicturiére prolation des motz ne seroit du gibier des courtisans», et par Maupas (1625) qui comme R. Estienne, Bèze, Delamothe, etc. oppose à l’usage des «courtisans, singes de nouveautez», celui «des doctes et bien disans és cours de parlement et ailleurs.»

On sait quelle importance souveraine prit la royauté, à partir du ministère de Richelieu. Naturellement les honneurs de la bonne prononciation revenaient à la cour. Vaugelas (1647) recommande «la façon de parler de la plus saine partie de la cour» et la définit ainsi: «quand je dis la cour, j’y comprens les femmes comme les hommes, et plusieurs personnes de la ville où le prince réside, qui par la communication qu’elles ont auec les gens de la cour participent à sa politesse

Mais déjà Sorel, en 1654, proteste contre cette définition aristocratique: «Le bon usage des mots ne sera-t-il point connu ailleurs que parmi les gens d’épée pour la plupart? Ne s’observera-t-il point dans les synodes des prélats et dans les conférences ordinaires de quelques ecclésiastiques ou dans les sermons des prédicateurs? Ne se trouvera-t-il point dans les assemblées des parlements et autres juridictions, où il se fait tant de harangues et de remontrances? … Le bon usage ne se roncontrera-t-il point aussi dans les conversations de tant d’officiers ou de notables bourgeois et de tant d’honnêtes gens qui habitent aux villes? Quoi, le plus grand nombre ne doit-il pas l’emporter sur le moindre?» Mais cette opinion trop démocratique n’était pas de son temps. Hindret, en 1687, revint au jugement de Vaugelas: «Le bel usage des manières de parler et d’écrire se forme pour la plûpart à la cour et à Paris, et de là se va répandre dans les provinces», pour deux raisons: «la première, c’est parce que (le langage de la cour) est l’idiome de notre prince; et l’autre, parce que c’est le lieu où s’assemble tout ce qu’il y a de personnes illustres et considerables des provinces, dont les manières de parler sont plus épurées que celles des autres gens de leur païs, et qui les rectifient et polissent encore par la fréquentation de tous ceux qui approchent le plus de la personne du prince.» Mais cette théorie qui, en fin de compte, ne reconnaît comme bon que le langage du roi seul, n’empêcha pas Hindret d’ajouter: «Il est certain qu’on parle aussi mail à la cour qu’en aucun endroit du royaume, et qu’on parle encore plus mal à Paris; mais ce n’est pas parmi les honnêtes gens.» Plus loin, il soutient que «Paris est le centre de la perfection … du langage, qui, sans contredit, est le plus idiotique et le plus épuré de tous les autres du royaume … Il y a très-peu de différence entre le langage de Paris et celui de la cour. Celui de la cour pourroit avoir un peu plus de politesse, et celui de Paris tant soit peu plus de régularité: car j’ose dire que, sans la pratique des gens de lettres qui fréquentent la plûpart du tems les gens de la cour, il ne laisseroit pas de se glisser quelques abus dans le langage.»

Ce sont les savants et le lettrés qui ont forcé Hindret à rebrousser chemin et à se démentir, en partie, lui-même. Leur autorité qui s’était déjà affirmée au siècle précédent allait augmentant depuis la fondation de l’Académie française. Delatouche (1696), dans son avertissement, dit qu’il a fait consulter plusieurs des plus habiles académiciens, et Buffier (1709), tout en reconnaissant l’autorité «du plus grand nombre des personnes de la cour» estime que «les témoins les plus sûrs (du bon usage)» sont «les livres des auteurs qui passent communément pour bien écrire, et particuliérement ceux où l’on a fait des recherches sur la langue». Mais, tout le monde n’est pas de cet avis. Grimarest (1712) proteste: «ces messieurs (les savans) n’ont point le privilege de prononcer des arrests; … ils devroient s’acorder mieux qu’ils ne le font avec eux mêmes, s’ils veulent qu’on les suive», et Girard (1716) exprime l’avis que l’autorité des dames, surtout de celles de la cour, «n’est pas au dessous de celle des savants». Plus hérétique que tous, Saint-Réal émit, déjà en 1691, l’idée tout à fait moderne: «que les comédiens sont, à tout prendre, le meilleur modéle» sur lequel on puisse se régler.

La régence du duc d’Orléans rendit à Paris, à la ville, comme on disait du temps de Louis XIV par opposition à la cour, une autorité que le retour de Louis XV à Versailles ne put lui faire perdre, et qui ne fit même que s’accroître par le développement de la philosophie du XVIIIe siècle et par l’importance que prirent les gens de lettres dans la société parisienne.

Suivant Durand (1748), la vraie prosodie «est à Paris, au centre de la lumiére et du bon goût, parmi les dames qui se picquent de génie et d’élocution, parmi les savans et le ecclesiastiques de la cour, parmi les académiciens et les avocats du premier ordre». Dumarsais (1751) dit que, «pour bien parler une langue vivante, il faudroit avoir le même accent, la même inflexion de voix qu’ont les honnêtes gens de la capitale». Et il définit le bon usage «la manière ordinaire de parler des honnêtes gens de la nation … j’entends les personnes que la condition, la fortune ou le mérite élèvent au dessus du vulgaire, et qui ont l’esprit cultivé par la lecture, par la réflexion et par le commerce avec d’autres personnes qui ont ces mêmes avantages». Antonini (1753) déclare qu’il a cru devoir s’en rapporter aux «avis de ceux qui parlent le plus purement; de gens de lettres sans accent; de dames de la cour et de Paris le mieux élevées». Suivant Duclos (1754), «tout grammairien qui n’est pas né dans la capitale, ou qui n’y a pas été élevé dès l’enfance devroit s’abstenir de parler des sons de la langue». Il dit ailleurs: «Ce qu’on apèle parmi nous la société, et ce que les anciens n’auroient apelé que coterie, décide aujourd’hui de la langue et des mœurs». Moulis (1761) donne les préceptes suivants: «Parlez dans la conversation comme on parle à la cour et dans la bonne compagnie de la capitale; parlez comme parlent nos dames bien élevées; ce sont nos meilleurs maîtres en fait de ton par rapport au langage. Parlez dans le discours soutenu comme on parle à l’Académie, dans la chaire, dans le barreau, dans les spectacles.»

L’autorité de la cour demeura pourtant fort grande jusqu’à la Révolution, puisqu’en 1785 Montmignon s’exprime ainsi: «Entre mille usages vicieux ou incertains, comment discerner le seul qui soit bon et authentique? C’est à la cour qu’il établit son tribunal, qu’il rend ses oracles. Le petit nombre de ceux qui la fréquentent apporte à la capitale ses décisions et sa manière de prononcer; qui de la capitale passent ensuite successivement de bouche en bouche dans les provinces et chez l’étranger.» Et on ne peut l’accuser de prévention, car il dit ailleurs: «C’est à la cour qu’il faut chercher les modèles d’une prononciation régulière. Je l’avoue; mais où trouve-t-on aussi plus souvent qu’à la cour, et dans tous les genres, le foyer de la corruption et de l’instabilite?»

Depuis la révolution de 1789 et surtout depuis celle de 1848, il est devenu encore plus difficile de déterminer ce qu’il faut entendre par le bon usage, particulièrement en matière de prononciation. Feline (1851) dit: «Ce qui m’a déterminé, c’est l’usage le plus général, celui de la bonne compagnie, qui devait prévaloir.» «Mais», ajoute Thurot (1881), «que faut-il entendre par la bonne compagnie? Ce mot avait un sens précis du temps du premier Empire et même de la Restauration. La révolution de 1830 a divisé profondément la bonne compagnie, et, depuis 1848, la bonne compagnie a été noyée dans le flot croissant de la population parisienne. Aujourd’hui les honnêtes gens de la capitale, à définir le mot comme l’a fait Dumarsais, sont tellement nombreux et partagés en groupes si isolés entre eux, qu’il ne peut pas se former un usage commun qui serve de type.»[3]

Thurot termine donc par une négation. Seulement, en bon Parisien, il ne doute pas un moment que ce ne soit uniquement à Paris qu’il faille chercher le bel usage et la bonne prononciation. En cela, il suit l’ancienne tradition et est d’accord avec la plupart des lexicographes et des grammairiens de nos jours. L’Académie, il est vrai, se montre énigmatique sur ce point. Dans la préface de sa dernière édition (1877), elle nous dit bien: „il y a un bon et un mauvais usage: c’est un fait que personne ne conteste. Les uns parlent et écrivent bien, les autres écrivent et parlent mal. Chaque profession a son jargon, chaque famille, et presque chaque individu, ce qu’avec un peu d’exagération on pourrait appeler son patois. En réalité, le bon usage est l’usage véritable puisque le mauvais n’est que la corruption de celui qui est bon. C’est donc au bon usage que s’arrête l’Académie, soit qu’elle l’observe et le saisisse dans les conversations et dans le commerce ordinaire de la vie, soit qu’elle le constate et le prenne dans les livres“ (p. V s.). Avec cela, nous n’apprenons pas, si l’Académie d’aujourd’hui admet un bon usage aussi en province, en tant que la province n’est pas simplement l’écho de la capitale, ni non plus, comment il faut faire et comment elle a fait elle-même pour distinguer le bon et le mauvais usage. D’ailleurs, elle se trompe si elle affirme qui le mauvais usage (ou ce qu’elle croit l’être) soit toujours la corruption du bon usage. Au contraire, le bon usage n’est souvent qu’une corruption mise à la mode. Nous ne sommes guère plus avancés, quand, un peu plus bas, l’Académie nous dit: „La bonne prononciation, c’est dans la compagnie des gens bien élevés, des honnêtes gens, comme on disait autrefois, qu’il faut s’y façonner et s’en faire une habitude. Quant aux étrangers, ils ne l’apprendront qu’en parlant la langue dont ils veulent se rendre l’usage familier avec ceux qui la parlent de naissance et qui la parlent bien (p. VII s.). Les professeurs de français, de nationalité étrangère, n’ont donc qu’à prendre leur retraite. Mais à quoi reconnaît-on les personnes qui parlent bien? Est-ce que véritablement tous les gens bien élevés sont en possession d’une bonne prononciation, ou faut-il en excepter les provinciaux? Et à Paris même, faut-il s’adresser aux Parisiens de naissance ou peut-on se contenter de provinciaux qui y ont établi leur domicile? Littré, dans la préface de son dictionnaire, n’est pas plus explicite. Il nous dit bien, en parlant de la prononciation française, qu’elle est sujette à des variations, et il nous raconte qu’un vieillard „qui avait été toute sa vie un habitué de la Comédie française, avait noté la prononciation et l’avait vu se modifier notablement dans le cours de sa longue carrière» (p. XII. s.). Mais ni ce récit ni sa conclusion («Ainsi le théatre qu’on donne comme bonne école et qui l’a été en effet longtemps, subit lui-même les influences de l’usage courant à fur et à mesure qu’il change») ne nous disent, où il faut chercher la bonne prononciation et sur quoi se fondent ses propres décisions. Il est à croire que Littré a figuré tout simplement la propre prononciation, non pas telle qu’il l’avait reçue de la bouche de ses ancêtres, mais modifiée d’après des théories personnelles, qui, on le sait, l’ont mis souvent en opposition avec l’usage presque universel. En somme, ce serait donc la prononciation d’un Parisien qu’il aurait donnée pour modèle. Le dernier dictionnaire français qui fasse autorité, le dictionnaire général de Darmesteter et de M. Hatzfeld, lequel est en cours de publication, a adopté la règle «de noter de préférence» la prononciation en usage à Paris. C’est M. Hatzfeld, Parisien de naissance, (mais non d’origine), qui s’est chargé de cette partie de l’ouvrage: il y figure la prononciation qu’il emploie lui-même et qu’il croit employée par les gens bien élevés de Paris.

Écoutons maintenant les orthoépistes! Nous n’en citerons que trois. Sophie Dupuis[4] dit: «Qu’on aille à cinquante lieues de Paris, on trouvera déjà la langue corrompue d’une manière sensible, et plus on s’éloignera du centre, plus cette corruption sera frappante; elle ne s’étend pas seulement aux gens du peuple, elle atteint même les classes les plus élevées de la société», et plus loin: «Nous proposerons une question à ceux de nos compatriotes que la prééminence de Paris blesse toujours: De quel point de la France partira la véritable prononciation française? Sera-ce de Bordeaux, ou de Marseille, de Lyon ou de Rouen? Dans ce conflit de prétentions urbaines, faudra-t-il que Paris cède le pas à ses rivales, ou à quelque autre ville moins importante encore, telle que Blois, par exemple, que le préjugé et la jalousie de province vont citant comme un modèle de bonne prononciation, parce qu’autrefois nos rois y faisaient quelque séjour? Mais alors pourquoi pas Rambouillet, Versailles, Fontainebleau, Compiègne? Pourquoi pas Paris enfin, Paris depuis longtemps le siège du gouvernement, le foyer des lumières, le centre des académies, etc.» Lesaint[5] s’exprime un peu moins énergiquement: «La prononciation indiquée et recommandée dans ce Traité est celle de Paris. Non que la prononciation parisienne soit absolument exempte de défauts, puisque d’abord on peut lui reprocher son grasseyement; mais comparée à la prononciation de toutes les autres parties de la France, c’est celle qui a le plus l’accent français, proprement dit, c’est-à-dire qui est la plus harmonieuse, la moins affectée, la plus naturelle enfin … Que doit faire toute personne qui veut parler purement le français? Éviter avec soin l’accent provincial. L’un est traînant, l’autre précipité: tous sont défecteux, parce que la prononciation de la langue française n’est ni traînante ni précipitée.» L’orthoépiste allemand, Plœtz[6], cite comme autorités: les dictionnaires de l’Académie, de Nodier, de Boiste, de Bescherelle, de Poitevin, de Larousse, et de Littré, les traités de prononciation écrits par des Français (Dubroca, Dupuis, Malvin Cazal, Maigne et Lesaint) et, en général, les Français bien instruits. Mais il en excepte les méridionaux qui n’ont pas habité longtemps le Nord de la France, les Alsaciens et une partie des Suisses français. Il ne croit pas non plus à la prééminence d’Orléans, de Blois, de Tours, etc., et se décide enfin pour la prononciation des Parisiens bien élevés.

Les phonéticiens jugent comme les orthoépistes. Mais aucun de ceux qui ont fait des études spéciales sur la prononciation française, n’a pris la peine de nous instruire exactement où il faut chercher et où il a cherché lui-même l’usage qu’il enseigne. Seuls MM. Passy, de Neuilly, nous disent qu’ils donnent la prononciation qui leur est propre ou qu’ils ont entendue dans leur entourage et citent quelquefois les personnes dont ils ont noté les articulations; mais eux aussi ne nous indiquent pas clairement les sources où il faut puiser pour trouver la prononciation modèle. En effet, ce n’est pas aux phonéticiens de chercher et de définir le bon usage: leur tâche est plutôt de constater et de bien examiner toutes les prononciations existant dans les différentes classes et les différentes régions, et comme les parlers familiers ou populaires avec leurs nombreuses évolutions phoniques ont beaucoup plus d’intérêt pour la vie des langues que les parlers plus ou moins artificiels de la bonne compagnie, il est naturel que les phonéticiens préfèrent l’étude de la langue familière à celle du soi-disant bon usage. Ce n’est pas leur faute, si, ensuite, il se trouve des étrangers qui prennent leurs observations pour une révélation de la seule prononciation à suivre et adoptent ainsi la prononciation des voyous parisiens combinée, peut-être, avec le lexique des romanciers naturalistes les plus avancés.

En somme, l’immense majorité des lexicographes, orthoépistes et phonéticiens français et étrangers, ainsi que presque tous les Français de la province qui tiennent à avoir une bonne prononciation, sont d’avis que l’usage modèle doit être cherché uniquement dans la bouche des Parisiens bien élevés. En dehors des quelques partisans de la langue des anciennes petites résidences de la France, je n’ai trouvé que peu de dissidents. L’un est M. J. P. A. Martin, le seul phonéticien provincial que possède la France. Dans sa petite brochure: Parole et Pensée[7], il s’exclame: „Mais nous nous demandons quel intérêt nous pourrions bien avoir à forcer une partie de la population à prononcer …: râge, pâge, râtion, pâille, quand ell prononce: rage, page, ration, paille, en donnant aux a la même valeur que dans panade. À quoi bon cette uniformité de prononciation? Pourquoi vouloir établir une tyrannie phonétique? … Les habitants du Midi préfèrent aux sons sourds â, ô, eu, é les sons clairs a, o, eu, è; dans le Nord de la France, c’est précisément le contraire, et nous ne voyons pas que, pour être plus harmonieux et plus sonore, le français du Midi soit moins intelligible, moins correcte que celui du Nord.“ M. Martin a raison, sans doute, bien que nous sachions qu’au Midi la langue (et la prononciation) française ne sont qu’une importation expotique; mais la voix de M. Martin est celle du prophète dans le désert. — Les autres dissidents que nous avons trouvés, estiment que la meilleure prononciation est celle des méridionaux qui ont émigré à Paris et y ont perdu leurs provincialismes. On assure que les chanteurs et les acteurs les plus célèbres des grandes scènes de Paris ont eu leur berceau sur les bords du Rhône ou de la Garonne, ou du moins, sont originaires de la province. Je n’ai pas eu l’occasion de vérifier cette assertion, qui, en elle même, n’a rien d’improbable.

Il est donc entendu que, pour connaître le bon usage, il faut aller à Paris, et y écouter les gens bien élevés, natifs de Paris même et aussi de la province, pourvu que ces provinciaux se soient corrigés de leurs imperfections dialectales, qu’ils portent avec eux comme les limaçons leur coquille et dont ils ne peuvent se débarrasser que dans la capitale. Et si nous suivons les conseils des grammairiens anciens et modernes, nous nous y attacherons, faute d’une cour, surtout aux gens de lettres, aux savants, aux grammairiens, aux avocats, aux orateurs laïques et ecclésiastiques et aux comédiens.

Malheureusement tout cela ne nous tire pas entièrement d’embarras. D’abord, il est très difficile de définir qui appartient aujourd’hui aux gens bien élevés et surtout qui n’y appartient pas. Faut-il y ranger seulement ceux qui ont leur baccalauréat? Mais alors il faut exclure presque tout le sexe féminin et même des personnes qui font la gloire de la littérature française. Ou bien suffit-il d’avoir reçu une bonne éducation primaire? Alors tout le monde est bien élevé et peut prétendre à posséder la bonne prononciation. L’opinion générale est qu’il faut resserrer le cercle des autorités de langue. Mais même en nous bornant aux groupes que nous venons d’énumérer, il n’en est pas un seul dont l’autorité ne soit contestée. Personne ne croit plus aux lexicographes et aux grammairiens. On connaît les reproches qu’on a adressés à Littré d’avoir violenté la langue et d’avoir voulu lui imposer une prononciation qui ou avait fait son temps ou n’avait jamais été employée par personne. Les orthoépistes et les grammairiens se contredisent et se reprochent mutuellement leurs erreurs. Quant aux phonéticiens, il ne faut pas penser à les prendre pour guides. Ils aiment trop le langage familier, et cela les égare. De plus, nous l’avons vu, ils ne savent même pas, si la prononciation des provinces ne vaux pas celle de Paris. D’autres, après avoir disputé longtemps pour décider si les mots dissyllabiques de la langue française ont l’accent sur la première ou la dernière syllabe, sont arrivés à ce résultat surprenant et incroyable qu’ils n’en ont pas du tout. M. Legouvé[8] nous édifie sur les avocats et les prédicateurs. «Allez au Palais, dit-il, dans la salle des Pas Perdus; abordez un avocat de vos amis et causez avec lui. Son débit sera naturel et simple. Suivez-le dans la salle d’audience; écoutez-le dire: «Messieurs les juges» et commencer sa plaidoirie; ce n’est plus le même homme, toutes ces qualités disparaissent; il était naturel, il devient emphatique; il causait juste, il parle faux, car on parle faux comme on chante faux … Il ne faut pas être injuste pour les avocats; les prédicateurs sont absolument pareils. J’ai entendu bien des prédicateurs, je n’en ai entendu qu’un seul qui parlât complétement juste. Je ne le nommerai pas pour ne pas me brouiller avec tous les autres.» À l’entendre, on croirait que M. Legouvé, académicien, conférencier, et auteur de plusieurs traités sur la lecture, possède le monodpel de la bonne prononciation. Malheureusement ses confrères n’en croient rien; un célèbre théoricien et praticien, que je ne nommerai pas, pour ne pas le brouiller avec M. Legouvé, m’assure expressément qu’il faut se méfier de ses décisions. Il nous reste les comédiens et leurs professeurs au Conservatoire. Il est vrai qu’au dire de Littré le bon temps du théâtre est passé (v. ci-dessus p. X). Voyons néanmoins quels sont leurs principes! M. Dupont-Vernon, de la Comédie française, officier de l’instruction publique, professeur agrégé au Conservatoire, les fait connaître dans un livre[9] dont on me vantait beaucoup le bon sens. J’ai étudié ce livre: le bon sens y est, mais aussi une ignorance complète de la science phonétique dont la connaissance rendrait pourtant de grands services aux professeurs et aux élèves du Conservatoire. Les prescriptions pratiques de M. Dupont-Vernon, dans son chapitre sur la prononciation, ne brillent ni par leur clarté ni par leur précision. Il demande qu’on prononce purement: «il faut se soumettre, sans tenir compte de son goût personnel, aux règles établies en matière de prononciation, mais en rapprochant ces règles de l’usage, et préférer, en cas de doute, ne pas choquer avec une prononciation qui ne serait pas tout à fait selon les règles, que de faire sourire avec une prononciation d’une trop rigoureuse exactitude». Il y a donc des règles théoriques, faites, sans doute, par les orthoépistes et grammairiens, et un usage qui les contre-dit, et on peut même devenir ridicule quand on se fie trop aux théoriciens. M. Dupont ajoute: «Je viens de prononcier le mot d’usage et j’insiste sur ce point, car, en effet, l’usage est souvent plus fort que toutes les règles.» Toujours la même distinction: l’auteur ne sait pas que de bonnes règles ne doivent que constater l’usage courant. M. Dupont-Vernon continue: «Nous rapprocherons donc toujours la règle de l’usage. Mais encore, faut-il s’entendre sur ce mot. — De quel usage faudra-t-il rapprocher la règle? Je réponds: de l’usage accepté comme bon à Paris, par le plus grand nombre des gens bien élevés, des honnêtes gens comme on disait au grand siècle. Remarquez que je n’ai pas dit: l’usage de Paris, mais l’usage accepté à Paris. Lorsqu’on est né à Paris, même dans un rang élevé de la société, on parle souvent mal, aussi mal quelquefois, qu’à Marseille ou à Bordeaux. Quand, par grand hasard, j’ai entendu une prononciation presque irréprochable chez un homme qui n’avait jamais pris de leçons de diction, j’ai dit à mon élève: «Monsieur, vous êtes né à Tours ou à Blois, mais vous avez étudié à Paris?» — C’est qu’en effet on parle naturellement bien le français dans les deux pays, mais, pour avoir une prononciation vraiment irréprochable et distinguée, il est nécessaire d’avoir respiré quelque temps l’air de Paris. — «Étudier à Paris, c’est naître à Paris,» a dit Victor Hugo. Vous arrivez de certaines provinces avec une prononciation très régulière, mais légèrement guindée; il en est un peu de votre langage comme de la coupe de vos habits; cela est raide, cela n’est pas élégant. À Paris, vous apprenez à jeter dans votre prononciation un certain abandon, une foule de négligences préméditées qui font le charme de la bonne prononciation. Vous apprenez, en un mot, à ne pas être esclaves de la règle. Voilà donc quel sera votre usage.» Il y a du nouveau dans cette définition; le bon usage est celui du plus grand nombre des gens bien élevés de Paris (v. ci-dessus) agrémenté et égayé par un foule de négligences préméditées. Et si on a bien observé la prononciation de ce plus grand nombre et leurs négligences et qu’on ait donné à ces observations la forme de règles, il faut, paraît-il, se méfier de ces mêmes règles pour ne pas tomber dans le ridicule.

Nous nous méfions donc aussi des règles de l’auteur. Nous ne pouvons les réproduire ici; disons seulement que, d’accord avec tous ses collègues, il demande aux acteurs une r dentale et les mots les, des, ces, ses, mes, tes avec un e ouvert, et que ses autres prescriptions, si elles ne répètent pas des lieux communs, sont incomplètes, mal formulées et contestables. Elles n’ont de la valeur que pour qui veut connaître les idées personelles à M. Dupont-Vernon, qui, certes, ne sont pas sans intérêt.

On donne donc aux acteurs des règles à part qu’ils sont libres d’observer ou de ne pas observer, et on leur recommande un bon usage vaguement défini. Par conséquent, ce n’est pas chez eux qu’il faut le chercher, et nous ferons bien de les récuser, eux aussi, avec d’autant moins de scrupule que les poètes lyriques nous assurent presque unanimément que les acteurs ne savent pas lire ou déclamer des vers.[10] Il est vrai qu’en revanche, les acteurs sont souvent d’avis que les auteurs ne savent pas lire leurs pièces, et il se trouve aussi des poètes modestes qui, comme M. Sully-Prudhomme, ont peur de ne pas bien interpréter, par la parole, les pensées qu’ils ont développées dans leurs poésies. Il y a même des poètes qui affirment que les vers ne doivent pas être lus du tout, que les poésies ne sont que des rêves dont on s’éveille, dès que s’en approche la réalité, c’est-à-dire la lecture avec son interprétation toujours individuelle.

En somme, Thurot a raison: il n’y a pas actuellement à Paris un groupe de gens bien élevés qui puisse prétendre au droit de servir de type de la bonne prononciation. Le bon usage existe partout et nulle part. Il est d’autant plus difficile à trouver qu’en réalité il n’y a pas deux individus qui prononcent absolument de la même manière, et que le même individu prononce différemment en faisant un discours public, en déclamant des vers ou de la prose, „en parlant“ et „en causant“ (pour répéter la distinction faite par M. Legouvé). La prononciation diffère même selon qu’on déclame ou qu’on récite des vers héroiques ou lyriques (ou badins), et selon le genre de la prose qu’on lit. Les impressions et le sentiments qu’on éprouve ou qu’on veut exprimer, l’état de santé, les sensations du moment influent également sur la prononciation. Pour toutes ces raisons, il faut ne pas chercher un bon usage, mais plusieurs, suivant les situations différentes dans lesquelles on peut se trouver, ou il faut chercher, comme le proposait déjà Saint-Réal, «une prononciation moyenne qui n’est pas tout à fait si licencieuse que celle de la conversation, ni tout à fait si régulière (il vaudrait mieux dire: artificielle) que celle du barreau et de la chaire.» Saint-Réal trouve cette prononciation moyenne chez les comédiens (ce qui est juste, à peu près, quand on ne pense qu’à leur manière de parler dans la haute comédie) et chez ceux «qui lisent bien quand ils lisent haut». En tout cas, la prononciation moyenne ainsi que le bon usage ou les bons usages ne sont et n’ont jamais été que des abstractions plus ou moins arbitraires, et si les grammairiens et les orthoépistes ne se sont jamais accordés, c’ests qu’ils n’ont pas songé à s’entendre sur la méthode à suivre pour construire ce qu’on pourrait appeler le bel usage, c’est-à-dire l’usage le plus répandu pour les différents genres de style dans les groupes de la société qui, par la profession et la position de leurs membres, jouissent d’une certaine autorité en matière de langue.

On pourra se demander s’il vaut la peine de faire cette construction artificielle du bon usage. Il y a des nations qui se trouvent parfaitement bien sans qu’on y ait jamais pensé à chercher ce qu’il faut juger bon ou mauvais dans la prononciation. Les gens instruits ne s’en élèvent pas moins par une prononciation plus distinguée au-dessus du gros du peuple, et il y a même, pour chaque province, une convention tacite qui détermine ce qu’il faut éviter comme dialectal et ce qui est tolérable. Les théâtres, les discours publics, les sermons, l’orthographe, le commerce incessant des personnes instruites de tout le pays, les mille occasions de se rapprocher et de se parler qu’offrent les assemblées politiques, les villégiatures, les relations mondaines ou officielles, les rapports d’affaires et d’intérêts, tout cela exerce une influence égalisatrice dont les moyens de communication actuels augmentent l’action d’année en année. On y rencontre partout des personnes exemptes presque de tout accent local. Dans la France d’aujourd’hui, la situation n’est pas très différente. Les Parisiens de Paris se trouvent dans un contact perpétuel avec la majorité de ces Parisiens qui ont passé leur jeunesse en province: ces deux groupes échangent journellement, avec leurs idées, leur manière de prononcer. Ces deux catégories, à leur tour, se trouvent, dans leurs voyages ou à Paris même, dans un commerce incessant avec de véritables provinciaux, et là encore s’opèrent des échanges. De plus, dans les provinces françaises aussi, il ne manque pas de personnes, qui, sans avoir jamais vu Paris, sont néanmoins pures de ce qu’on nomme accent provincial; et par cela même qu’elles ne sont pas sous l’influence de la mode parisienne qui existe pour la prononciation comme pour tout le reste, elles ne peuvent passer sinon pour des modèles, du moins pour de bons types de la prononciation actuelle de la bonne compagnie.

S’il est vrai qu’ainsi la vie pratique crée spontanément une sorte d’usage normal ou conventionnel pour la prononciation, il n’est pas moins vrai que cet usage laisse une assez grande liberté et ne règle pas tous les détails. La théorie grammaticale ne peut que suivre ces mouvements. Néanmoins elle est indispensable. Les personnes isolées, tous ceux qui désirent s’instruire des détails de l’usage que suivent les classe élevées, surtout les étrangers qui veulent apprendre la bonne langue et le bel usage, demandent au grammairien de les éclairer et de leur dire comment on cause, on parle, on lit, et on déclame dans la bonne compagnie. Le grammairien ou orthoépistse, qui, pour savoir bien remplir son devoir, doit être phonétiste, fera donc systématiquement et pour le détail ce que la vie fait inconsciemment et pour l’ensemble. Il constatera, pour tous les sons et pour tous les styles, l’usage le plus répandu chez les gens du monde, et surtout chez les gens de lettres, les savants, les orateurs politiques et ecclésiastiques, les acteurs, les professeurs et les théoriciens de la langue, qui aujourd’hui remplacent les cours du temps jadis, et c’est celui qu’il donnera comme bon ou normal. Il n’étudiera pas seulement le mot isolé qui, somme toute, ne s’emploie que rarement, mais surtout la prononciation employée dans les phrases. En outre, il ne se contentera pas d’observer la prononciation des personnes qui doivent être regardées comme des autorités de langue, il descendra aussi dans cette grande masse du peuple qui ne possède qu’une éducation élémentaire: c’est là que bat le cœur des langues modernes. Le simple maître d’école qui, par pédanterie bien intentionnée mais mal avisée, fait sentir une foule de consonnes qui n’avaient jamais été prononcées auparavant, exerce aujourd’hui une plus grande influence que tous les professeurs de diction. Les gens de lettres, les acteurs et les orateurs ne peuvent se soustraire, à la longue, aux évolutions de la langue, nées au cœur de la nation, dans les masses profondes de la bourgeosie. Le théâtre, surtout, qui reproduit les scènes de la vie réelle, subit cette influence; il est assujetti à cet usage véritablement commun qu’il est bien loin de créer. Enfin partout où le langage employé dans les hautes classes et dans les classes moyennes de Paris est flottant, il ne reste qu’à recourir à l’étude de la langue des provinciaux, parmi lesquels les habitants de l’ancienne Île de France ont, par l’histoire, droit à être entendus les premiers. Il n’y a pas de place ici pour la spéculation théorique comme l’aimaient les grammairiens des siècles passés; la grammaire moderne a renoncé une fois pour toutes à la prétention néfaste et stérile qu’avait celle du 16e et du 17e siècle de vouloir imposer des lois à la langue; elle se contente de constater, avec le plus grand soin possible, ce qui est, elle cherche à expliquer l’état actuel et à découvrir les facteurs ou les lois qui régissent et qui ont régi le développement de langue.

L’œuvre du grammairien qui veut fixer la prononciation de ses contemporains n’est, du reste, rien moins que facile. Nous ne voulons pas parler de la préparation scientifique qui lui est nécessaire, s’il veut mener ses recherches à bonne fin. Mais de tous les côtés se présentent des difficultés d’une nature plutôt technique. Il est assez facile de trouver des gens bien élevés et de bonne volonté qui se prêtent même à des expériences phonographiques faites avec les appareils qu’on vient d’introduire dans la science phonétique. Mais l’application de ces instruments qui leur donne l’air de martyrs les décontenance et leur fait perdre l’équilibre lingual. Malgré eux, ils égarent ou trompent souvent leur examinateur. Celui-ci, quand même, après coup, il s’aperçoit de ses erreurs, a en tout cas perdu son temps. En outre, il ne faut pas trop compter sur la patience des presonnes de bonne volonté. Ceux dont le concours est salarié souvent ne comprennent pas les expériences qu’il s’agit de faire, souvent ne s’y interessent pas: leur indifférence induit en de nouvelles erreurs. Les gens les plus instruits sont toujours embarassés par les questions qu’on leur fait sur des détails de leur prononciation, et s’ils ne sont pas grammairiens et ne savent pas s’observer, ils donneront, pour la plupart, des réponses qui ne méritent qu’une foi très limitée. Qui se sent observé, est toujours enclin à poser, pour ainsi dire: pour beaucoup, l’aspect d’un phonétiste qui les examine fait l’effet d’un espion contre lequel il faut se tenir sur ses gardes. Les meilleurse observations phonétiques sont faites sur des personnes qui ne se savent pas observées. Mais on ne peut observer personne à son insu quand il faut employer des appareils; même quand on veut seulement entendre le même individu s’exprimer dans les différents genres de style, on ne peut pas lui cacher son projet: les notes qu’il prend, trahissent l’examinateur. On ne peut pas même s’examiner soi-même sans courir risque de se tromper: la réflexion nous fait perdre l’ingénuité. Il n’y a que les acteurs, les conférenciers, les prédicateurs et le lecteurs publics qu’on peut observer sans qu’ils le sachent. Mais là aussi, les conférenciers, les prédicateurs et le lecteurs publics qu’on peut observer sans qu’ils le sachent. Mais là aussi, les inconvénients sont nombreux. Rien de plus facile, en effet, que de fréquenter les théâtres, d’y entendre les mêmes acteurs, soit dans les mêmes rôles, soit dans des rôles différents, et d’y prendre autant de notes qu’on veut. Mais d’abord cette étude est très coûteuse, même pour la minorité des grammairiens et des phonétistes qui n’est pas astreinte à une sage économie. Ensuite, pour savoir ce qui est artificiel dans la prononciation des acteurs sur la scène, il faudrait pouvoir les observer aussi dans leur vie privée, quand ils parlent sans contrainte. Même inconvénient pour les conférenciers de toutes les catégories; et justement les acteurs, les conférenciers et les gens de lettres les plus en vue sont les moins accessibles dans la vie privée. On ne peut vraiment pas leur demander de perdre leur temps en de longues interviews et d’ennuyeux examens faits par des grammairiens ou des phonétistes dont ils ne savent pas apprécier la compétence et dont les études ne leur inspirent souvent qu’un médiocre intérêt. Toutes ces difficultés ont eu pour effet que, tout en prétendant enseigner le bon usage, les orthoépistes et lexicographes de tous les temps, quand ils ne se sont pas contentés de répéter les règles de leurs prédécesseurs, ont enseigné simplement leur propre prononciation. Ils faisaient beaucoup s’ils normalisaient ce qu’ils croyaient être le bon usage ou s’ils profitaient des quelques observations que la hasard de leur entourage leur avait fait faire. Assez fréquemment ils altéraient même la vérité par des assertions hasardées, nées de quelque théorie qui leur tenait à cœur.

À côté des difficultés que nous vous venons d’énumérer il y en a d’autres: celles de bien entendre et ede bien noter que qu’on a entendu. Comme il n’y a pas deux individus qui prononcent exactement de même, ainsi il n’y en a pas deux non plus qui entendent exactement de la même manière, eussent-ils reçu une éducation phonétique égale. Car il faut une préparation spéciale pour bien entendre les sons de la langue comme pour bien entendre ceux de la musique. Des habitudes individuelles ou nationales, des idées préconçues ou des préjugés enracinés, des influences orthographiques dont on ne se rend pas compte, conduisent involontairement à des erreurs d’acoustique. Toutes les observations faites sur les fonctions des organes vocaux sans l’aide de bons appareils phonographiques doivent être acceptées avec le plus grand scepticisme. Mais quand même le phonétiste a bien entendu, comment doit-il figurer les sons entendus? Il y a presque autant de systèmes de transcriptions phonétiques que de phonétistes; ces systemes doivent leur existence ou à des principes ou à des besoins différents, quelquefois seulement à la vanité puérile de leurs inventeurs. Le meilleur système serait peut-être celui qui figurerait non les sons, mais leurs parties constitutives; on l’a entrepris, mais il est tellement compliqué qu’il devient illisible, sans atteindre pour cela l’exactitude idéale qu’il faudrait lui demander. En général, on s’est contenté d’employer l’alphabet latin, auquel on ajoutait quelques lettres spéciales, et qu’on affublait de signes diacritiques destinés à rendre les nuances dont les sons exprimés par une même lettre sont susceptibles. Plus ces alphabets phonétiques (qui, naturellement, ne connaissent qu’un signe pour chaque son) sont exacts, plus ils sont surchargés de signes diacritiques, plus aussi les textes transcrits offrent de difficulté au lecteur et plus il s’y glisse d’erreurs. Et, dans ces notations figurées, les erreurs typographiques deviennent, pour ainsi dire, des erreurs de prononciation. Enfin, la transcription phonétique la plus scrupuleuse ne parvient jamais à rendre exactement la prononciation entendue; elle lui ôte son individualité, elle ne rend pas le timbre personnel de la voix, elle néglige plus ou moins les sons transitoires et les intonations. Il faudrait toujours ajouter une notation musicale avec des indications scrupuleuses des andante, des crescendo, des decrescendo, en un mot, de l’expression linguale ou acoustique des mouvements de l’âme, et un commentaire dans le genre de ceux que donnent les Coquelin dans leur Art de dire le monologue.[11] L’idéal serait d’examiner toujours à l’aide d’un bon phonautographe et de faire multiplier les inscriptions de l’appareil; mais là encore surgissent une foule de difficultés dont une des plus grandes est de savoir lire les courbes faites par l’inscripteur de la parelo. On ne pourra jamais espérer de faire accepter leur lecture à un public qui ne se compose pas exclusivement de phonétistes bien expérimentés, et il n’est pas même probable que ceux-ci s’accorderent toujours sur l’interprétation des tracés que leur ont donnés leurs appareils.

Mais ne nous perdons pas dans des problèmes qui appartiennent à l’avenir! Ce que nous venons de dire suffira pour excuser les imperfections de notre petite étude. En allant à Paris, en 1891, j’ai voulu voir si, dans les classes élevées, il y a une telle conformité de prononciation, même dans le détail, qu’elle permette de fixer une sorte de bon usage; en quoi l’usage reçu à Paris est conforme à celui des gens bien élévés des différentes provinces; s’il faut faire des distinctions de prononciation et pour les différents genres de style et pour les différents groupes de la bonne compagnie, et quelles sont ces distinctions à faire; quelles sont les particularités de la prononciation des Parisiens de Paris, et comment les provinciaux de la bonne société immigrés à Paris s’arrangent avec elles; enfin, quelle est la prononciation des classes moyennes et quelle influence elle exerce sur celle des hautes classes. Je n’ai pas eu l’illusion de pouvoir trouver, en quelques mois, la réponse à toutes ces questions qui demandent de longues études, cependant j’ai voulu et j’ai pu m’orienter au milieu de ces problèmes et collectioner quelques matériaux qui permettront de jeter un coup d’œil dans le laboratoire de la prononciation vivante. C’est une partie de ces matériaux que je publie dans les pages qui suivent. Ils se composent de quelques échantillons de la «prononciation moyenne» de personnes «qui lisent bien quand ils lisent haut» (voy. p. XIX), et veulent contribuer à éclairer la question compliquée du bon usage. Muni des recommandations de MM. Rod, Rousselot, Mgr. d’Hulst et M. d’Arbois de Jubainville, je me suis présenté chez les honnêtes gens dont on a lu les noms sur le titre de cette brochure et qui n’ont pas besoin d’être recommandés aux lecteurs comme témoins dignes de foi de la prononciation de la bonne compagnie. Tous ces messieurs m’ont accueilli avec bienveillance et se sont exécutés avec la meilleure grâce du monde en me lisant, récitant ou déclamant des pièces de leur composition et choisies par eux ou proposées par moi. En les écoutant, j’ai inscrit sur mes textes préparés d’avance les particularités que j’ai pu saisir dans leur prononciation; des échanges d’idées sur des détails de prononciation et sur la meilleure manière de lire ou de déclamer des vers accompagnaient la lecture. Il va sans dire que, si l’occasion se présentait, j’ai observé mes sujets quand ils parlaient en public, ignorant la présence d’un espion de leur prononciation. M. Silvain et Mme Bartet n’ont été entendus par moi qu’au théâtre. M. G. Paris qui comme M. Daudet me lisait un texte transcrit déjà par M. P. Passy, a bien voulu lire l’épreuve de son texte de sorte que, pour sa part, on a la prononciation telle qu’il veut l’avoir ou qu’elle lui paraît recommandable. Tous les textes sont accompagnés de variantes qui représentant la prononciation de M. Omer Jacob, alors élève de l’École des Chartes et licencié ès lettres, type d’un Parisien de Paris et qui m’avait été présenté comme tel par MM. G. Paris et Morel-Fatio, juges dont on connaît la compétence. Les autres variantes, ajoutées dans cette seconde édition d’après des lectures qui m’ont été faites en 1894, indiquent la prononciation de M. Ritter (Ri), professeur à la Faculté des Lettres de Genève, Genevois d’origine, de M. l’abbé Rousselot, de Saint Claud (Charente) (Ro), et de M. Bleton (Bl), licencié ès lettres, de Lyon. Ces variantes nous montrent comment les mêmes individus, instruits et bien élevés, Parisiens ou provinciaux, lisent et récitent des textes des styles les plus différents. Il est inutile de donner des renseignements sur MM. Ritter et Rousselot, connus de tous les romanistes. M. Bleton et le personnes nommées dans la notice sur M. Daudet, qui ne m’ont lu que la Chasse à Tarascon, sont originaires des lieux indiqués qu’ils n’avaient jamais quittés pour longtemps jusqu’au moment de la lecture (1890/91). Je les ai présentés à mes lecteurs dans mon étude: Zur Aussprache des Französischen in Genf und in Frankreich. Berlin 1892, p. 3 ss. J’ai tenu à avoir des échantillons de tous les genres de style et je les ai ordonnés, en commençant par un simple récit et en finissant par une pièce du lyrisme le plus élevé. Malheureusement, en commençant la collection qui suit, j’avais mal choisi mon temps: une partie des auteurs dont j’aurais voulu fixer, autant que possible, la prononciation, était déjà à la campagne. C’est pourquoi je n’ai pas pu donner par ex. un dialogue familier en prose dit par un auteur de comédies, ni la prononciation d’un avocat ou d’un orateur politique, dignes de prendre place à côté de nos témoins de langue. M. le compte de Mun qui avait bien voulu me promettre son concours a dû, au dernier moment, se soustraire à mon inquisition phonétique.

Faut-il ajouter que toutes les personnes qui ont eu la bonté de m’accorder une audition ont lu ou déclamé selon ce qu’on appelle les règles de l’art? Certes, ils n’ont jamais manqué de mettre d’accent logique sur les dernières syllabes sonores d’une phrase ou d’un membre de phrase après lequel il fallait ponctuer. La régularité de leur ponctuation ou de leur accentuation qui variait naturellement dans le même texte selon la rapidité de la lecture ou de la récitation, m’a permis de renoncer à indiquer les repos par d’autres moyens que les signes de ponctuation ordinaires. Je n’ai donc marque que les accents oratoires, par des ´ ou des `, selon l’intensité de l’accent. Je n’ai pas tenté d’indiquer les différentes intonations, d’abord parce qu’il m’a été impossible de prendre tant de notes en même temps, puis, parce que les essais qu’on a faits jusqu’à présent pour figurer, dans des transcriptions phonétiques, les modulations de la voix, sont tellement imparfaits qu’ils ne m’ont pas encouragé à les suivre. Enfin, j’ai peur de ne pas avoir toujours été assez conséquent; par ex. je n’ai pas toujours eu égard à la distinction des voyelles brèves et des moyennes. J’ai cherché, surtout, à constater le plus scrupuleusement possible le timbre (la qualité) des sons et je n’ai noté que ce que j’ai entendu sans me soucier d’aucune théorie phonéticienne. Les observations que j’ai pu faire avec les appareils phonographiques de M. l’abbé Rousselot et sous sa direction m’ont fortement convaincu du peu de confiance que méritent ces théories. On ne s’étonnera donc pas de me voir figurer souvent de o͜a et des ǫ͜a, des i, u et ü ouverts ou mi-ouverts, où l’on s’attend aux u̯a et aux i, u, ü fermés, préconisés par les «jeunes phonéticiens», de simples ą ou œ̨ où l’on s’attend à des ā et des œ̃ qui existent intentionellement, mais ne réussissent souvent pas à se faire entendre. Les traits les plus intéressants de mes autorités sont relevés dans les notices qui précèdent les textes. J’ai renoncé à noter ce qui, dans la prononciation de MM. Ritter, Rousselot, Jacob, Bleton et des autres personnes dont nous n’indiquons que les variantes, est caractéristique et digne d’être remarqué. Les lecteurs désireux de s’instruire ne manqueront pas de faire eux-mêmes le dépouillement intéressant que permettent ces variantes; variantes dues tantôt à des particularités dialectales tantôt à une lecture plus ou moins rapide ou encore plus ou moins soignée. Je suppose connues les articulations ordinaires de la prononciation française; pour faciliter la lecture, je n’ai pas groupé les lettres d’après les mesures de la langue parlée: la ponctuation, les sandhis marqués et le sens des phrases n’admettent guère d’erreur sur la place des repos.

Il me reste à exprimer mes remerciements les plus empressés à tous ceux qui m’ont secondé dans cette étude et qui me l’ont rendue possible.



  1. Le roi Philippe Auguste (vers 1180) et sa mère Alix de Champagne, veuve de Louis VII.
  2. Nous suivons ici l’excellent exposé que Ch. Thurot a donné sur ce sujet: De la prononciation française etc., Paris 1881, I, LXXXVII, ss.
  3. Thurot, l. c., p. CII—CIV.
  4. Traité de prononciation. Paris 1836. Introduction.
  5. Traité complet de la prononciation française. Halle 1890. 3e éd. p. XV.
  6. Systematische Darstellung der französischen Aussparche. 12e éd. Berlin 1889.
  7. Pontoise 1889, p. 10 s.
  8. L’Art de la lecture. 21e éd. Paris, p. 76 ss.
  9. L’Art de bien dire. 4e éd. Paris 1891.
  10. Voir les jugements de Th. de Banville et de Leconte de Lisle dans Lubarsch, l. c., pp. 25 et 28.
  11. 6e éd. Paris 1889. Ollendorff.