Les Parques (Ernest Dupuy)/I

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I

LES DÉESSES


C’est la nuit, une nuit sans lune, sans étoiles.
Un souffle d’ouragan passe, arrache les voiles,
Et l’œil voit, reliant le zénith au nadir,
Une apparition sinistre resplendir.



C’est le groupe Fatal, les filles éternelles
De la Nécessité, les Parques aux prunelles
Glauques, mornes, sans fond, comme ces lacs glacés
Sous un sourcil de pierre au front des monts placés



Leurs grands corps, mesurant les bornes de l’espace,
Dressent leur nudité virginale, qui passe
L’ineffable blancheur des neiges que le vent
Par coups d’aile rythmés trie en les soulevant.



Quelle image idéale empruntée à la terre
Peut rendre cet éclat pâle et plein de mystère,
Fait à la fois d’horreur et de sérénité
Dont brille vaguement l’auguste Trinité ?



À leur forme impeccable on dirait trois statues ;
À leur candeur étrange on les croirait vêtues
Du reflet sidéral que versent les cieux froids
Sur la mer ténébreuse aux plis semés d’effrois.



L’une d’elles, Clotho, les reins cambrés, supporte
Dans ses bras ramenés sur sa poitrine forte
Le fardeau de toison qui sort incessamment
D’une urne formidable au fond du firmament.



Cette profusion de laine immaculée
Dont la mystérieuse et muette coulée
Tombe éternellement dans ses puissantes mains,
C’est la somme de vie accordée aux humains.



Le flot glisse en flocons larges comme des nues ;
Il s’arrête et se brise en ondes plus menues
Sur l’écueil colossal, marmoréen, vivant,
Des doigts de Lachésis, pour sombrer plus avant ;



Pour sombrer plus avant, comme une pluie étrange,
Rayons disséminés d’un soleil qui s’effrange,
Innombrables ainsi qu’à certains soirs d’été
Les éphémères blancs rayant l’obscurité.



Or chacun de ces fils de lumière est une âme.
Soudain dans l’infini siffle un cercle de flamme :
La faux de diamant d’Atropos a passé,
Et d’un geste homicide un siècle est effacé.