Les Parques (Ernest Dupuy)/V

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V

LE CHANT DE L’AÈDE


aspect de la mort


La Mort ! Secret du Sphinx qu’on nomme la Nature !
Dénouement désirable ou sinistre aventure !
Anéantissement ou résurrection !
La torpeur du sommeil ou le trouble du rêve !
Le chemin sans issue ou la course sans trêve !
La fin de la pensée et de la passion,
Ou la persévérance éternelle de l’être,
Et la déception finale de renaître
Ainsi que sur sa roue évolue Ixion !



La Mort ! Culte inconnu, rite obscur, noir mystère
Que les initiés ne cesseront de taire,
Car leur bouche est clouée et leurs sens sont éteints.
Ils tombent foudroyés en entrant dans le temple,
Et leur regard s’aveugle aussitôt qu’il contemple
L’idole insaisissable aux contours incertains.
Toute affirmation d’avenir est donc née
Dans notre faible cœur qui prend, dupe obstinée,
L’appel de ses désirs pour la voix des destins.



Oui, la vierge promise ou la jeune épousée,
Fleur meurtrie avant l’heure où sèche la rosée,
Dit en mourant : Grands dieux, laisser ceux que j’aimais !
Et l’époux, dont la plainte emplit la solitude,
En proie aux souvenirs troublants de l’habitude,
Ne s’imagine pas qu’il ne pourra jamais
Vivre dans l’avenir la minute perdue,
Et renversant les lois du temps, de l’étendue,
Ramener les torrents de la plaine aux sommets.



Crédulité d’enfant que l’âge mûr renie.

Regarde seulement ce qu’a fait l’agonie
De ce corps féminin tout pétri de beauté.
Sauf les derniers frissons de la force fuyante,
Les membres n’offrent plus qu’une image effrayante
D’appesantissement et d’immobilité.
L’effort n’ébranle plus l’appareil musculaire,
Et même en ce déclin l’ombre crépusculaire,
Avant l’effort suprême, éteint la volonté.


Un lien n’étreint plus l’idée incohérente.
Écho mystérieux, la parole expirante
S’attarde, s’alourdit, s’entrecoupe et se tait.
Le regard, émoussé comme à l’heure première,
Perd la fleur de la vie en perdant la lumière ;
L’œil clos du nouveau-né jadis la redoutait,
L’œil hagard du mourant la cherche évanouie ;
Le monde extérieur s’efface avec l’ouïe ;
Le cerveau se dérobe au poids qu’il supportait.



Le cœur presse et suspend son allure brisée.
Goutte à goutte, le sang suit l’artère épuisée,

L’haleine interrompue a des sifflements sourds ;
Sur ce visage pâle une angoisse indicible,
Exaspérant les traits, traduit et rend visible
Le spasme douloureux qui va trancher les jours ;
Puis le râle apparaît, suivi d’un grand silence,
Puis un dernier soupir qui brusquement s’élance,
Puis le cadavre, ô Mort, rivé sous tes doigts lourds.


Misérable néant de la grâce effacée !
Cette gorge, autrefois si fière, est affaissée ;
Le col s’est décharné, le front s’est rembruni ;
Le sourire a fait place à deux rides moroses,
L’incarnat de la joue aux funèbres chloroses,
La neige éblouissante à l’ivoire jauni ;
La splendeur du regard d’une taie est couverte ;
On démêle, à travers la paupière entr’ouverte,
L’insondable stupeur du sommeil infini.



Alors sur cette face il semble que l’on voie
Surgir de l’horreur même une tranquille joie
Qui détend la rigueur des traits rassérénés ;

Il semble que le corps dans sa gaine de glace
Voluptueusement anéanti, délasse
Ses muscles et ses nerfs si longtemps surmenés.
Est-ce l’allègement des forces suspendues,
L’émancipation des facultés perdues,
Le désabusement de l’erreur d’être nés ?



Non : ce pesant silence est lui-même un mensonge,
Ce sommeil décevant durera moins qu’un songe,
Ce tableau du néant n’est qu’une illusion.
Le corps n’est pas gisant depuis une journée
Que dans ses profondeurs la vie est ramenée :
Les ferments ont trahi leur sourde invasion ;
Le cadavre s’émeut, frappé par la lumière,
Et l’on voit s’altérer sa majesté première
Sous le labeur hideux d’une autre vision.



L’exhalaison putride en ces formes aimées
Met la dérision d’enflures innomées,
Et force impudemment la bouche à se rouvrir.
Les yeux, qu’ont fait saillir d’immondes bouffissures,

Laissent dans le ravin de leurs noires fissures
On ne sait quel frisson d’êtres vivants courir,
Et ce débris boueux qui fut la créature,
Touché par l’aiguillon brûlant de la Nature,
Au lieu de reposer, s’évertue à pourrir.



L’ébranlement fatal ainsi se perpétue,
Et nul ne peut savoir jusqu’où la Mort nous tue.
Tout notre sentiment s’est-il évanoui,
Ou plutôt la douleur s’est-elle morcelée
Sous le couvercle épais de la tombe scellée,
Et le ver famélique avec nous enfoui
Grève-t-il l’être humain d’un millier d’existences
Qui, l’armant d’un millier d’appétits plus intenses,
Lui réservent l’horreur d’un supplice inouï ?



Et l’évolution se déroulera-t-elle,
Remontant les degrés de la vie immortelle
Depuis l’obscur tourment de la putridité
Jusqu’à la passion consciente des hommes ?
Nous retrouverons-nous à la place où nous sommes ?

Ou, sans que notre élan jamais soit arrêté,
Tourbillonnerons-nous comme des grains de sable,
Et, traînant le fardeau d’un sort impérissable,
Attendrons-nous la mort toute l’éternité ?