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Les Parques (Ernest Dupuy)/VII

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VII

LE CHANT DE CLOTHO


Homme, arrêteras-tu ton aveugle ironie ?
Si tu veux mesurer la détresse infinie,
Songe à la destinée immuable des dieux.
Si tu veux contempler le supplice implacable,
Vois la sérénité morne qui les accable ;
Démêle, sous leurs fronts à jamais radieux,
Le désespoir muet de la vie impassible ;
Devine quel néant formidable est le leur,
Puisque, dépossédés du désir impossible,
Ils ont l’éternité, mais n’ont pas la douleur ;
Puisqu’ils doivent durer, durer des ans sans nombre,
Et dans ce triste azur dont l’éclat n’a point d’ombre,
Consumer leur puissance à rêver le malheur.



Homme, nous t’envions tes terreurs, tes blessures.
Quel fer vivifiant marquera ses morsures
Dans mes flancs de déesse ainsi que dans tes chairs ?
Quelle agitation féconde en espérances
Initiant mon âme au bienfait des souffrances
Me rendra les répits qui succèdent plus chers ?
Quelle torpeur morbide, envahissant mon être,
Et mêlant à mes jours insipides son fiel,
Me donnera la joie humaine de renaître
Et d’aspirer la vie avec l’air pur du ciel ?
Homme, prends le nectar ; homme, prends l’ambroisie ;
Mais abandonne-moi ta faim que rassasie
La sauvage douceur d’une goutte de miel.



Tes jours seuls sont comptés ; notre existence est vaine.
Ta race est asservie à la loi de la haine,
Mais la haine est la source obscure de l’amour.
De larmes et de sang encor qu’il se repaisse,
L’instinct te sollicite à défendre l’espèce,
En te donnant des fils qui luttent à leur tour.
Alors tes yeux hardis cherchent un regard tendre.
Un bras léger s’appuie à ta robuste main,
Une vierge t’écoute et rougit de t’entendre

Jusqu’à l’heure sacrée, où, suivant ton chemin,
Elle ira près de toi, palpitante et voilée,
Boire aux frissons jaloux de la nuit étoilée
Les philtres inconnus et troublants de l’hymen.



Et dès que son visage a réjoui ta couche,
La rebelle fureur de ton humeur farouche
Cède comme l’orage aux flèches du soleil.
À travers le réseau des cils de ton amante
Tu trouves la tiédeur du printemps plus clémente
Et le cœur embaumé des roses plus vermeil ;
L’air des bois plus subtil te pénètre et t’enivre ;
Tu te laisses bercer au chant grave du flot ;
Tu soupçonnes que l’homme a sa raison de vivre,
Et que si la douleur militante est ton lot,
L’âpre nécessité, pour nous impitoyable,
Illumine ton sort et le rend enviable
En mêlant ce sourire à ton fatal sanglot.



Ah ! cette volupté de s’oublier soi-même,
De sentir son cœur battre au cœur de ce qu’on aime,

Hommes plus dieux que nous, vous seuls la connaissez.
Même, après la saison des tendresses conquises,
Vous savez vous créer des tristesses exquises
Avec le souvenir de vos bonheurs passés ;
Ou, si l’amour s’abîme et que l’idole tombe
Sous le fer du mépris, sous le doigt de la mort,
Un autre feu jaillit de ce feu qui succombe,
Un sentiment plus haut, plus auguste et plus fort
Fixe son thyrse aigu dans votre âme en délire,
Et quand le plectre d’or retombe sur la lyre,
Terre et ciel, tout tressaille au son mâle qui sort.



Être humain, ta détresse attendrit la Nature.
Sa grande voix s’élève, et dit : « Ma créature,
Mon fils, que le tranchant de la vie a blessé,
Endors ton front pesant dans mes mains maternelles ;
Abrité sous mon voile aux grâces éternelles,
Fais un rêve plus beau que le rêve effacé.
Au lieu des pans obscurs d’une tente de toile,
Je t’offre, de la mer pourprée aux monts bleuis
L’espace, et le rayon bienveillant de l’étoile,
Le souffle de la grève et des bois réjouis,
Le mystère de l’aube aux yeux frais de rosée,

La rougeur de l’aurore aux joyaux d’épousée,
Le sourire fuyant des soirs évanouis.



« Ramenant les soleils dans leur marche ordonnée,
Je rajeunis pour toi la face de l’année
Sous le flux alterné des feux et des frimas ;
Je fais croître la vigne, et l’olive et les palmes ;
Les pôles, les pays brûlés, les zônes calmes,
Sont tes domaines clos par les murs des climats.
Pour rafraîchir tes sens troublés, ta tête lasse,
Pour raviver ton cœur et ton corps refroidis,
J’ai sculpté la montagne aux épaules de glace,
J’ai creusé le contour des golfes attiédis ;
Pour éblouir tes yeux assouvis de désastres,
J’illumine sans cesse à la splendeur des astres
Le spectacle des cieux qui te sont interdits.



« Les poètes ingrats me font aveugle et sourde :
Si mon visage est dur, c’est que ma tâche est lourde.
Tu peux voir frissonner ma tendresse au printemps,
Quand mai rougit la haie en fleurs, que l’herbe pousse,
Et que le toit de l’arbre au fût bardé de mousse

Couvre la violette aux regards hésitants ;
Quand la feuille séchée et pâle aux bois d’automne
Tombe et tourne en cherchant le sol comme à regret ;
Quand la vague des blés jaunis court monotone
À travers l’Océan fertile du guéret ;
Quand le vent de l’hiver sur les collines blanches
Fait lamenter le luth cyclopéen des branches,
Dans toutes ces rumeurs parle un tourment secret.



« C’est la compassion de l’âme universelle
Pour toutes les douleurs des êtres, depuis celle
Qui sèche le brin d’herbe usé par le soleil
Jusqu’à cette souffrance aux formes infinies,
Qui, peuplant l’existence humaine d’agonies,
Prend aux lèvres le rire, ôte aux yeux le sommeil.
Viens donc conter ta plainte à la mer murmurante,
Cherche la paix et l’ombre au fond des bois dormants,
Retourne à ton labeur avec l’abeille errante,
Bois le flot de la source aux sursauts écumants,
Foule les mousses d’or plus douces que des laines,
Et rouvre, ainsi qu’un lys sous de tièdes haleines,
Ton âme renaissante à mes enchantements. »



Oui, la mère nature est la magicienne
Qui, répandant sur toi sa jeunesse ancienne,
Sait apaiser tes maux d’une heure, humanité.
Mais l’art rend à ta vue attentive et ravie
Tous les déchirements douloureux de la vie
Sans l’appréhension de la réalité.
Il fait du jeu sanglant des amours et des haines
Une suave angoisse aux pleurs voluptueux ;
Il dore à la lueur des illusions vaines
L’obscure destinée aux sentiers tortueux,
Et, secouant le joug de l’âme délivrée,
Par delà les soleils il l’emporte enivrée
Sur le vol cadencé du vers impétueux.



Ou bien sous le frisson des lyres animées
L’essaim capricieux des douleurs bien-aimées
Que l’harmonie enferme en ses accords vivants
S’éveille, et tour à tour des flots de joie austère,
De détresse ineffable et d’éloquent mystère,
Rythmés comme la voix décroissante des vents,
Ardents comme les traits de l’aurore embrasée,
Fuyant comme l’aspect du nuage emporté,
Chastes comme la neige à peine reposée,

Vagues comme l’azur sans fond d’un ciel d’été,
Effacent le sillon des souffrances connues,
Et, pénétrant le cœur d’extases ingénues,
L’inondent de langueur ou de sérénité.



Et le sculpteur, dictant au ciseau sa pensée,
Achève fièrement l’ébauche commencée
Par le dieu qui pétrit l’argile et l’anima.
Il nous crée à son tour ou nous réduit en poudre.
Il rêve un Jupiter dont il forge la foudre
Au feu que le Titan Prométhée alluma.
Ô débiles mortels, de robes revêtues
Nous gardons vos logis, vos temples, vos chemins ;
Mais lorsque vous baisez nos banales statues,
Et que vous étreignez nos genoux de vos mains,
Notre divinité contemple avec envie
Ces marbres empruntant l’ivresse de la vie
Aux traits humiliés des visages humains.