Les Passions de l’âme/édition de 1649/Première partie

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Henry Le Gras (p. 1-78).


L E S

P A S S I O N S

D E    L’ Â M E.


PREMIÈRE PARTIE,
D E S    P A S S I O N S
E N    G É N É R A L :

Et par occaſion de toute la
nature de l’homme.


A r t i c l e   I.
ue ce qui eſt Paſſion au regard d’un ſujet, est touſiours Action à quelque autre égard.


IL n’y a rien en quoy paroiſſe mieux combien les ſciences que nous avons des anciens ſont defectueuſes qu’en ce qu’ils ont eſcrit des Paſſions. Car bien que ce ſoit une matière dont la connoiſſance a touſiours eſté fort recherchée ; & qu’elle ne ſemble pas eſtre des plus difficiles, à cauſe que chacun les ſentant en ſoy-meſme, on n’a point beſoin d’emprunter d’ailleurs aucune obſervation pour en découvrir la nature : toutesfois ce que les Anciens en ont enſeigné eſt ſi peu de choſe, & pour la plus part ſi peu croyable, que je ne puis avoir aucune eſperance d’approcher de la vérité, qu’en m’éloignant des chemins qu’ils ont ſuivis.

C’eſt pourquoy je ſeray obligé d’eſcrire ici en meſme façon, que ſi je traitois d’une matiere que jamais perſonne avant moy n’euſt touchée. Et pour commencer, je conſidere que tout ce qui ſe fait, ou qui arrive de nouveau, eſt generalement appellé par les Philoſophes une Paſſion au regard du ſujet auquel il arrive, & une Action au regard de celuy qui fait qu’il arrive. En ſorte que bien que l’agent & le patient ſoient ſouvent fort differens, l’Action & la Paſſion ne laiſſent pas d’eſtre tousjours une meſme choſe, qui a ces deux noms, à raiſon des deux divers ſujets auſquels on la peut rapporter.


A r t i c l e   I I.
ue pour connoiſtre les Paſſions de l’ame, il faut diſtinguer ſes fonctions d’avec celles du corps.


PVis auſſi je considere que nous ne remarquons point qu’il y ait aucun ſujet qui agiſſe plus immediatement contre noſtre ame, que le corps auquel elle eſt jointe ; & que par conſéquent nous devons penſer que ce qui eſt en elle une Paſſion, eſt communement en luy une Action ; en ſorte qu’il ny a point de meilleur chemin pour venir à la connoiſſance de nos Paſſions, que d’examiner la difference qui eſt entre l’ame & le corps, affin de connoiſtre auquel des deux on doit attribuër chacune des fonctions qui ſont en nous.


A r t i c l e   I I I.
uelle regle on doit ſuivre pour cet effect.


A Quoy on ne trouvera pas grande difficulté, ſi on prend garde que tout ce que nous experimentons eſtre en nous, & que nous voyons auſſy pouvoir eſtre en des corps tout à fait inanimés, ne doit eſtre attribué qu’à noſtre corps ; Et au contraire que tout ce qui eſt en nous, & que nous ne concevons en aucune façon pouvoir appartenir à un corps, doit être attribué à noſtre ame.

A r t i c l e   I V.
ue la chaleur & le mouvement des membres procedent du corps, & les penſées de l’ame.


AInſy à cauſe que nous ne concevons point que le corps penſe en aucune façon, nous avons raiſon de croire que toutes les ſortes de pensées qui ſont en nous appartienent à l’ame ; Et à cauſe que nous ne doutons point qu’il y ait des corps inanimez, qui ſe peuvent mouvoir en autant ou plus de diverſes façons que les noſtres, & qui ont autant ou plus de chaleur (ce que l’experience fait voir en la flamme, qui ſeule a beaucoup plus de chaleur & de mouvement qu’aucun de nos membres) nous devons croire que toute la chaleur, & tous les mouvemens qui ſont en nous, en tant qu’ils ne dépendent point de la penſée, n’appartiennent qu’au corps.


A r t i c l e   V.
ue c’eſt erreur de croire que l’ame donne le mouvement & la chaleur au corps.


AV moyen de quoy nous eviterons une erreur tres-considerable, & en laquelle pluſieurs ſont tombez, en ſorte que j’eſtime qu’elle eſt la premiere cauſe qui a empeſché qu’on n’ait pû bien expliquer juſques icy les Paſſions, & les autres choſes qui appartienent à l’ame. Elle consiſte en ce que voyant que tous les corps morts ſont privez de chaleur, & en ſuite de mouvement, on s’eſt imaginé que c’eſtoit l’abſence de l’ame qui faiſoit ceſſer ces mouvemens & cette chaleur ; Et ainſy on a creu ſans raiſon, que noſtre chaleur naturelle & tous les mouvemens de nos corps dépendent de l’ame : Au lieu qu’on devoit penſer au contraire, que l’ame ne s’abſente lors qu’on meurt, qu’à cauſe que cette chaleur ceſſe, & que les organes qui ſervent à mouvoir le corps ſe corrompent.


A r t i c l e   V I.
uelle difference il y a entre un corps vivant & un corps mort.



AFfin donc que nous evitions ceſte erreur, conſiderons que la mort n’arrive jamais par la faute de l’ame, mais ſeulement parce que quelcune des principales parties du corps ſe corrompt ; & jugeons que le corps d’un homme vivant differe autant de celuy d’un homme mort, que fait une montre, ou autre automate (c’eſt à dire, autre machine qui ſe meut de ſoy-meſme), lors qu’elle eſt montée, & qu’elle a en ſoy le principe corporel des mouvemens pour leſquels elle eſt inſtituée, avec tout ce qui eſt requis pour ſon action, & la meſme montre, ou autre machine, lors qu’elle eſt rompuë & que le principe de ſon mouvement ceſſe d’agir.

A r t i c l e   V I I.
Brève explication des parties du corps, & de quelques unes de ſes fonctions.


Pour rendre cela plus intelligible, j’expliqueray icy en peu de mots toute la façon dont la machine de noſtre corps eſt compoſée. Il n’y a perſonne qui ne ſçache deja qu’il y a en nous un cœur, un cerveau, un eſtomac, des muſcles, des nerfs, des arteres, des venes, & choſes ſemblables. On ſçait auſſi que les viandes qu’on mange deſcendent dans l’eſtomac & dans les boyaux, d’où leur ſuc, coulant dans le foye, & dans toutes les venes, ſe meſle avec le ſang qu’elles contienent, & par ce moyen en augmente la quantité. Ceux qui ont tant ſoit peu ouy parler de la Medecine, ſçavent outre cela comment le cœur eſt compoſé, & comment tout le ſang des venes peut facilement couler de la vene cave en ſon coſté droit, & de là paſſer dans le poumon, par le vaiſſeau qu’on nomme la vene arterieuſe, puis retourner du poumon dans le coſté gauche du cœur, par le vaiſſeau nommé l’artere veneuſe, & en fin paſſer de là dans la grande artere, dont les branches ſe reſpandent par tout le corps. Meſme tous ceux que l’authorité des Anciens n’a point entierement aveuglez, & qui ont voulu ouvrir les yeux pour examiner l’opinion d’Herveus touchant la circulation du ſang, ne doutent point que toutes les venes & les arteres du corps, ne ſoient comme des ruiſſeaux, par où le ſang coule ſans ceſſe fort promptement, en prenant ſon cours de la cavité droite du cœur par la vene arterieuſe, dont les branches ſont eſparſes en tout le poumon, & jointes à celles de l’artere veneuſe, par laquelle il paſſe du poumon dans le coſté gauche du cœur, puis de là il va dans la grande artere, dont les branches eſparſes par tout le reſte du corps ſont jointes aux branches de la vene cave, qui portent derechef le meſme ſang en la cavité droite du cœur : En ſorte que ſes deux cavitez ſont comme des eſcluſes, par chacune deſquelles paſſe tout le ſang, à chaſque tour qu’il fait dans le corps. De plus on ſçait que tous les mouvemens des membres dependent des muſcles ; Et que ces muſcles ſont oppoſez les uns aux autres en telle ſorte, que lors que l’un d’eux s’accourcit, il tire vers ſoy la partie du corps à laquelle il eſt attaché, ce qui fait allonger au meſme temps le muſcle qui luy eſt oppoſé : Puis s’il arrive en un autre temps que ce dernier s’accourciſſe, il fait que le premier ſe rallonge, & il retire vers ſoy la partie à laquelle ils ſont attachez. En fin on ſçait que tous ces mouvemens des muſcles, comme auſſi tous les ſens, dépendent des nerfs, qui ſont comme de petits filets, ou comme de petits tuyaux qui vienent tous du cerveau, & contienent, ainſy que luy, un certain air ou vent tres-ſubtil, qu’on nomme les eſprits animaux.


A r t i c l e   V I I I.
uel eſt le principe de toutes ces fonctions.


MAis on ne ſçait pas communement, en quelle façon ces eſprits animaux & ces nerfs contribuent aux mouvemens & aux ſens, ny quel eſt le Principe corporel qui les fait agir ; c’eſt pourquoy, encore que j’en aye déjà touché quelque choſe en d’autres eſcrits, je ne lairray pas de dire icy ſuccinctement, que pendant que nous vivons il y a une chaleur continuelle en noſtre cœur, qui eſt une eſpece de feu que le ſang des venes y entretient, & que ce feu eſt le principe corporel de tous les mouvemens de nos membres.


A r t i c l e   I X.
Comment ſe fait le mouvement du cœur.



SOn premier effet eſt qu’il dilate le ſang dont les cavitez du cœur ſont remplies : ce qui eſt cauſe que ce ſang ayant beſoin d’occuper un plus grand lieu, paſſe avec impetuoſité de la cavité droite dans la vene arterieuſe, & de la gauche dans la grande artere. Puis cette dilatation ceſſant, il entre incontinant de nouveau ſang de la vene cave en la cavité droite du cœur, & de l’artere veneuſe en la gauche. Car il y a de petites peaux aux entrées de ces quatre vaiſſeaux tellement diſpoſées, qu’elles font que le ſang ne peut entrer dans le cœur que par les deux derniers, ny en ſortir que par les deux autres. Le nouveau ſang entré dans le cœur, y eſt incontinant apres rarefié en meſme façon que le precedent. Et c’eſt en cela ſeul que conſiſte le pouls ou battement du cœur & des arteres ; en ſorte que ce battement ſe reïtere autant de fois qu’il entre de nouveau ſang dans le cœur. C’eſt auſſi cela ſeul qui donne au ſang ſon mouvement, & fait qu’il coule ſans ceſſe tres-viſte en toutes les arteres & les venes ; au moyen de quoy il porte la chaleur, qu’il acquiert dans le cœur, à toutes les autres parties du corps ; & il leur ſert de nourriture.


A r t i c l e   X.
Comment les eſprits animaux ſont produits dans le cerveau.



MAis ce qu’il y a icy de plus conſidérable, c’eſt que toutes les plus vives & plus ſubtiles parties du ſang, que la chaleur a rarefié dans le cœur, entrent ſans ceſſe en grande quantité dans les cavitez du cerveau. Et la raiſon qui fait qu’elles y vont pluſtoſt qu’en aucun autre lieu, eſt que tout le ſang qui ſort du cœur par la grande artere, prend ſon cours en ligne droite vers ce lieu là, & que n’y pouvant pas tout entrer, à cauſe qu’il n’y a que des paſſages fort étroits, celles de ſes parties qui ſont les plus agitées & les plus ſubtiles y paſſent ſeules, pendant que le reſte ſe répand en tous les autres endroits du corps. Or, ces parties du ſang tres-ſubtiles compoſent les eſprits animaux. Et elles n’ont beſoin à cet effect de recevoir aucun autre changement dans le cerveau, ſinon qu’elles y ſont ſéparées des autres parties du ſang moins ſubtiles. Car ce que je nomme icy des eſprits, ne ſont que des corps, & ils n’ont point d’autre propriété, ſinon que ce ſont des corps tres-petits, & qui ſe meuvent tres-viſte, ainſi que les parties de la flamme qui ſort d’un flambeau : En ſorte qu’ils ne s’areſtent en aucun lieu ; & qu’à meſure qu’il en entre quelques uns dans les cavitez du cerveau, il en ſort auſſi quelques autres par les pores qui ſont en ſa ſubſtance, leſquels pores les conduiſent dans les nerfs, & de la dans les muſcles, au moyen de quoy ils meuvent le corps en toutes les diverſes façons qu’il peut eſtre meu.

A r t i c l e   X I.
Comment ſe font les mouvemens des muſcles.


CAr la ſeule cauſe de tous les mouvemens des membres eſt, que quelques muſcles s’acourciſſent, & que leurs oppoſez s’alongent, ainſi qu’il a deja eſté dit. Et la ſeule cauſe qui fait qu’un muſcle s’acourcit pluſtoſt que ſon oppoſé, eſt qu’il vient tant ſoit peu plus d’eſprits du cerveau vers luy que vers l’autre. Non pas que les eſprits qui viennent immediatement du cerveau ſuffiſent ſeuls pour mouvoir ces muſcles, mais ils déterminent les autres eſprits, qui ſont deſia dans ces deux muſcles, à ſortir tous fort promptement de l’un d’eux, & paſſer dans l’autre : au moyen de quoy celuy d’où ils ſortent devient plus long & plus laſche ; & celuy dans lequel ils entrent, eſtant promptement enflé par eux, s’accourcit & tire le membre auquel il eſt attaché. Ce qui eſt facile à concevoir, pourvu que l’on ſache qu’il n’y a que fort peu d’eſprits animaux qui viennent continuellement du cerveau vers chaque muſcle, mais qu’il y en a toujours quantité d’autres enfermez dans le meſme muſcle qui s’y meuvent tres-vite, quelquefois en tournoyant ſeulement dans le lieu où ils ſont, à ſavoir, lorſqu’ils ne trouvent point de paſſages ouverts pour en ſortir, & quelquefois en coulant dans le muſcle oppoſé. D’autant qu’il y a de petites ouvertures en chacun de ces muſcles par où ces eſprits peuvent couler de l’un dans l’autre, & qui ſont tellement diſpoſées que, lors que les eſprits qui viennent du cerveau vers l’un d’eux ont tant ſoyt peu plus de force que ceux qui vont vers l’autre, ils ouvrent toutes les entrées par où les eſprits de l’autre muſcle peuvent paſſer en celuy-ci, & ferment en meſme temps toutes celles par où les eſprits de celuy-ci peuvent paſſer en l’autre ; au moyen de quoy tous les eſprits contenus auparavant en ces deux muſcles s’aſſemblent en l’un d’eux fort promptement, & ainſi l’enflent & l’accourciſſent, pendant que l’autre s’allonge & ſe relache.


Art. 12. Comment les objets de dehors agiſſent contre les organes des ſens.[modifier]

Il reſte encore icy à ſavoir les cauſes qui font que les eſprits ne coulent pas toujours du cerveau dans les muſcles en meſme façon, & qu’il en vient quelquefois plus vers les uns que vers les autres. Car, outre l’action de l’ame, qui véritablement eſt en nous l’une de ces cauſes, ainſi que je dirai ciaprès, il y en a encore deux autres qui ne dépendent que du corps, leſquelles il eſt beſoin de remarquer. La première conſiſte en la diverſité des mouvemens qui ſont excitez dans les organes des ſens par leurs objets, laquelle j’ai déjà expliquée aſſez amplement en la Dioptrique ; mais afin que ceux qui verront cet écrit n’aient pas beſoin d’en avoir lu d’autres, je répéterai icy qu’il y a trois choſes à conſidérer dans les nerfs, à ſavoir : leur mœlle, ou ſubſtance intérieure qui s’étend en forme de petits filets depuis le cerveau, d’où elle prend ſon origine, juſques aux extrémitez des autres membres auxquelles ces filets ſont attachez ; puis les peaux qui les environnent & qui, étant continues avec celles qui enveloppent le cerveau, compoſent de petits tuyaux dans leſquels ces petits filets ſont enfermez ; puis enfin les eſprits animaux qui, étant portez par ces meſmes tuyaux depuis le cerveau juſques aux muſcles, ſont cauſe que ces filets y demeurent entièrement libres & étendus, en telle ſorte que la moindre choſe qui meut la partie du corps où l’extrémité de quelqu’un d’eux eſt attachée, foit mouvoir par meſme moyen la partie du cerveau d’où il vient, en meſme façon que lorſqu’on tire un des bouts d’une corde on foit mouvoir l’autre.


Art. 13. Que cette action des objets de dehors peut conduire diverſement les eſprits dans les muſcles.[modifier]

Et j’ai expliqué en la Dioptrique comment tous les objets de la vue ne ſe communiquent à nous que par cela ſeul qu’ils meuvent localement, par l’entremiſe des corps tranſparents qui ſont entre eux & nous, les petits filets des nerfs optiques qui ſont au fond de nos yeux, & enſuite les endroits du cerveau d’où viennent ces nerfs ; qu’ils les meuvent, dis-je, en autant de diverſes façons qu’ils nous font voir de diverſitez dans les choſes, & que ce ne ſont pas immédiatement les mouvemens qui ſe font en l’œil, mais ceux qui ſe font dans le cerveau, qui repréſentent à l’ame ces objets. A l’exemple de quoy il eſt aiſé de concevoir que les ſons, les odeurs, les ſaveurs, la chaleur, la douleur, la faim, la ſoyf, & généralement tous les objets, tant de nos autres ſens extérieurs que de nos appétits intérieurs, excitent auſſi quelque mouvement en nos nerfs, qui paſſe par leur moyen juſqu’au cerveau. Et outre que ces divers mouvemens du cerveau font avoir à noſtre ame divers ſentiments, ils peuvent auſſi faire ſans elle que les eſprits prennent leur cours vers certains muſcles plutoſt que vers d’autres, & ainſi qu’ils meuvent nos membres. Ce que je prouverai ſeulement icy par un exemple. Si quelqu’un avance promptement ſa main contre nos yeux, comme pour nous frapper, quoyque nous ſachions qu’il eſt noſtre ami, qu’il ne foit cela que par jeu & qu’il ſe gardera bien de nous faire aucun mal, nous avons toutefois de la peine à nous empeſcher de les fermer ; ce qui montre que ce n’eſt point par l’entremiſe de noſtre ame qu’ils ſe ferment puiſque c’eſt contre noſtre volonté, laquelle eſt ſa ſeule ou du moins ſa principale action, mais que c’eſt à cauſe que la machine de noſtre corps eſt tellement compoſée que le mouvement de cette main vers nos yeux excite un autre mouvement en noſtre cerveau, qui conduit les eſprits animaux dans les muſcles qui font abaiſſer les paupières.


Art. 14. Que la diverſité qui eſt entre les eſprits peut auſſi diverſifier leur cours.[modifier]

L’autre cauſe qui ſert à conduire diverſement les eſprits animaux dans les muſcles eſt l’inégale agitation de ces eſprits & la diverſité de leurs parties. Car lors que quelques-unes de leurs parties ſont plus groſſes & plus agitées que les autres, elles paſſent plus avant en ligne droite dans les cavitez & dans les pores du cerveau, & par ce moyen ſont conduites en d’autres muſcles qu’elles ne le ſeraient ſi elles avaient moins de force.


Art. 15. Quelles ſont les cauſes de leur diverſité.

Et cette inégalité peut procéder des diverſes matières dont ils ſont compoſez, comme on voit en ceux qui ont bu beaucoup de vin que les vapeurs de ce vin, entrant promptement dans le ſang, montent du cœur au cerveau, où elles ſe convertiſſent en eſprits qui, étant plus forts & plus abondants que ceux qui y ſont d’ordinaire, ſont capables de mouvoir le corps en pluſieurs étranges façons. Cette inégalité des eſprits peut auſſi procéder des diverſes diſpoſitions du cœur, du foie, de l’eſtomac, de la rate & de toutes les autres parties qui contribuent à leur production. Car il faut principalement icy remarquer certains petits nerfs inſérez dans la baſe du cœur qui ſervent à élargir & étrécir les entrées de ces concavitez, au moyen de quoy le ſang, s’y dilatant plus ou moins fort, produit des eſprits diverſement diſpoſez. Il faut auſſi remarquer que, bien que le ſang qui entre dans le cœur y vienne de tous les autres endroits du corps, il arrive ſouvent néanmoins qu’il y eſt davantage pouſſé de quelques parties que des autres, à cauſe que les nerfs & les muſcles qui répondent à ces parties-là le preſſent ou l’agitent davantage, & que, ſelon la diverſité des parties deſquelles il vient le plus, il ſe dilate diverſement dans le cœur, & enſuite produit des eſprits qui ont des qualitez différentes. Ainſi, par exemple, celuy qui vient de la partie inférieure du foie, où eſt le fiel, ſe dilate d’autre façon dans le cœur que celuy qui vient de la rate, & celuy-ci autrement que celuy qui vient des venes des bras ou des jambes, & enfin celuy-ci tout autrement que le ſuc des viandes, lors que, étant nouvellement ſorti de l’eſtomac & des boyaux, il paſſe promptement par le foie juſques au cœur.


Art. 16. Comment tous les membres peuvent eſtre mus par les objets des ſens & par les eſprits ſans l’aide de l’ame.[modifier]

Enfin il faut remarquer que la machine de noſtre corps eſt tellement compoſée que tous les changements qui arrivent au mouvement des eſprits peuvent faire qu’ils ouvrent quelques pores du cerveau plus que les autres, & réciproquement que, lors que quelqu’un de ces pores eſt tant ſoyt peu plus ou moins ouvert que de coutume par l’action des nerfs qui ſervent aux ſens, cela change quelque choſe au mouvement des eſprits, & foit qu’ils ſont conduits dans les muſcles qui ſervent à mouvoir le corps en la façon qu’il eſt ordinairement mû à l’occaſion d’une telle action. En ſorte que tous les mouvemens que nous faiſons ſans que noſtre volonté y contribue (comme il arrive ſouvent que nous reſpirons, que nous marchons, que nous mangeons, & enfin que nous faiſons toutes les actions qui nous ſont communes avec les beſtes) ne dépendent que de la conformation de nos membres & du cours que les eſprits, excitez par la chaleur du cœur, ſuivent naturellement dans le cerveau, dans les nerfs & dans les muſcles, en meſme façon que le mouvement d’une montre eſt produit par la ſeule force de ſon reſſort & la figure de ſes roues.


Art. 17. Quelles ſont les fonctions de l’ame.

Après avoir ainſi conſidéré toutes les fonctions qui appartiennent au corps ſeul, il eſt aiſé de connaître qu’il ne reſte rien en nous que nous devions attribuer à noſtre ame, ſinon nos penſées, leſquelles ſont principalement de deux genres, à ſavoir : les unes ſont les actions de l’ame, les autres ſont ſes paſſions. Celles que je nomme ſes actions ſont toutes nos volontez, à cauſe que nous expérimentons qu’elles viennent directement de noſtre ame, & ſemblent ne dépendre que d’elle. Comme, au contraire, on peut généralement nommer ſes paſſions toutes les ſortes de perceptions ou connaiſſances qui ſe trouvent en nous, à cauſe que ſouvent ce n’eſt pas noſtre ame qui les foit telles qu’elles ſont, & que toujours elle les reçoit des choſes qui ſont repréſentées par elles.


Art. 18. De la volonté.[modifier]

Derechef nos volontez ſont de deux ſortes. Car les unes ſont des actions de l’ame qui ſe terminent en l’ame meſme, comme lors que nous voulons aimer Dieu ou généralement appliquer noſtre penſée à quelque objet qui n’eſt point matériel. Les autres ſont des actions qui ſe terminent en noſtre corps, comme lors que de cela ſeul que nous avons la volonté de nous promener, il ſuit que nos jambes ſe remuent & que nous marchons.


Art. 19. De la perception.

Nos perceptions ſont auſſi de deux ſortes, & les unes ont l’ame pour cauſe, les autres le corps. Celles qui ont l’ame pour cauſe ſont les perceptions de nos volontez & de toutes les imaginations ou autres penſées qui en dépendent. Car il eſt certain que nous ne ſaurions vouloir aucune choſe que nous n’apercevions par meſme moyen que nous la voulons ; & bien qu’au regard de noſtre ame ce ſoyt une action de vouloir quelque choſe, on peut dire que c’eſt auſſi en elle une paſſion d’apercevoir qu’elle veut. Toutefois, à cauſe que cette perception & cette volonté ne ſont en effect qu’une meſme choſe, la dénomination ſe foit toujours par ce qui eſt le plus noble, & ainſi on n’a point coutume de la nommer une paſſion, mais ſeulement une action.


Art. 20. Des imaginations & autres penſées qui ſont formées par l’ame.[modifier]

Lorſque noſtre ame s’applique à imaginer quelque choſe qui n’eſt point, comme à ſe repréſenter un palais enchanté ou une chimère, & auſſi lorſqu’elle s’applique à conſidérer quelque choſe qui eſt ſeulement intelligible & non point imaginable, par exemple à conſidérer ſa propre nature, les perceptions qu’elle a de ces choſes dépendent principalement de la volonté qui foit qu’elle les aperçoit. C’eſt pourquoy on a coutume de les conſidérer comme des actions plutoſt que comme des paſſions.


Art. 21. Des imaginations qui n’ont pour cauſe que le corps.

Entre les perceptions qui ſont cauſées par le corps, la plupart dépendent des nerfs ; mais il y en a auſſi quelques-unes qui n’en dépendent point, & qu’on nomme des imaginations, ainſi que celles dont je viens de parler, deſquelles néanmoins elles diffèrent en ce que noſtre volonté ne s’emploie point à les former, ce qui foit qu’elles ne peuvent eſtre miſes au nombre des actions de l’ame, & elles ne procèdent que de ce que les eſprits étant diverſement agitez, & rencontrant les traces de diverſes impreſſions qui ont précédé dans le cerveau, ils y prennent leur cours fortuitement par certains pores plutoſt que par d’autres. Telles ſont les illuſions de nos ſonges & auſſi les reſveries que nous avons ſouvent étant éveillez, lors que noſtre penſée erre nonchalamment ſans s’appliquer à rien de ſoy-meſme. Or, encore que quelques-unes de ces imaginations ſoyent des paſſions de l’ame, en prenant ce mot en ſa plus propre & plus particulière ſignification, & qu’elles puiſſent eſtre toutes ainſi nommées, ſi on le prend en une ſignification plus générale, toutefois, parce qu’elles n’ont pas une cauſe ſi notable & ſi déterminée que les perceptions que l’ame reçoit par l’entremiſe des nerfs, & qu’elles ſemblent n’en eſtre que l’ombre & la peinture, avant que nous les puiſſions bien diſtinguer, il faut conſidérer la différence qui eſt entre ces autres.


Art. 22. De la différence qui eſt entre les autres perceptions.

Toutes les perceptions que je n’ai pas encore expliquées viennent à l’ame par l’entremiſe des nerfs, & il y a entre elles cette différence que nous les rapportons les unes aux objets de dehors, qui frappent nos ſens, les autres à noſtre corps ou à quelques-unes de ſes parties, & enfin les autres à noſtre ame.


Art. 23. Des perceptions que nous rapportons aux objets qui ſont hors de nous.[modifier]

Celles que nous rapportons à des choſes qui ſont hors de nous, à ſavoir, aux objets de nos ſens, ſont cauſées, au moins lors que noſtre opinion n’eſt point fauſſe, par ces objets qui, excitant quelques mouvemens dans les organes des ſens extérieurs, en excitent auſſi par l’entremiſe des nerfs dans le cerveau, leſquels font que l’ame les ſent. Ainſi lors que nous voyons la lumière d’un flambeau & que nous oyons le ſon d’une cloche, ce ſon & cette lumière ſont deux diverſes actions qui, par cela ſeul qu’elles excitent deux divers mouvemens en quelques-uns de nos nerfs, & par leur moyen dans le cerveau, donnent à l’ame deux ſentiments différents, leſquels nous rapportons tellement aux ſujets que nous ſuppoſons eſtre leurs cauſes, que nous penſons voir le flambeau meſme & ouïr la cloche, non pas ſentir ſeulement des mouvemens qui viennent d’eux.


Art. 24. Des perceptions que nous rapportons à noſtre corps.

Les perceptions que nous rapportons à noſtre corps ou à quelques-unes de ſes parties ſont celles que nous avons de la faim, de la ſoyf & de nos autres appétits naturels, à quoy on peut joindre la douleur, la chaleur & les autres affections que nous ſentons comme dans nos membres, & non pas comme dans les objets qui ſont hors de nous. Ainſi nous pouvons ſentir en meſme temps, & par l’entremiſe des meſmes nerfs, la froideur de noſtre main & la chaleur de la flamme dont elle s’approche, ou bien, au contraire, la chaleur de la main & le froid de l’air auquel elle eſt expoſée, ſans qu’il y ait aucune différence entre les actions qui nous font ſentir le chaud ou le froid qui eſt en noſtre main & celles qui nous font ſentir celuy qui eſt hors de nous, ſinon que l’une de ces actions ſurvenant à l’autre, nous jugeons que la première eſt déjà en nous, & que celle qui ſurvient n’y eſt pas encore, mais en l’objet qui la cauſe.


Art. 25. Des perceptions que nous rapportons à noſtre ame.[modifier]

Les perceptions qu’on rapporte ſeulement à l’ame ſont celles dont on ſent les effets comme en l’ame meſme, & deſquelles on ne connaît communément aucune cauſe prochaine à laquelle on les puiſſe rapporter. Tels ſont les ſentiments de joie, de colère, & autres ſemblables, qui ſont quelquefois excitez en nous par les objets qui meuvent nos nerfs, & quelquefois auſſi par d’autres cauſes. Or, encore que toutes nos perceptions, tant celles qu’on rapporte aux objets qui ſont hors de nous que celles qu’on rapporte aux diverſes affections de noſtre corps, ſoyent véritablement des paſſions au regard de noſtre ame lorſqu’on prend ce mot en ſa plus générale ſignification, toutefois on a coutume de le reſtreindre à ſignifier ſeulement celles qui ſe rapportent à l’ame meſme, & ce ne ſont que ces dernières que j’ai entrepris icy d’expliquer ſous le nom de paſſions de l’ame.


Art. 26. Que les imaginations qui ne dépendent que du mouvement fortuit des eſprits, peuvent eſtre d’auſſi véritables paſſions que les perceptions qui dépendent des nerfs.[modifier]

Il reſte icy à remarquer que toutes les meſmes choſes que l’ame aperçoit par l’entremiſe des nerfs luy peuvent auſſi eſtre repréſentées par le cours fortuit des eſprits, ſans qu’il y ait autre différence ſinon que les impreſſions qui viennent dans le cerveau par les nerfs ont coutume d’eſtre plus vives & plus expreſſes que celles que les eſprits y excitent : ce qui m’a foit dire en l’article 21 que celles-ci ſont comme l’ombre ou la peinture des autres. Il faut auſſi remarquer qu’il arrive quelquefois que cette peinture eſt ſi ſemblable à la choſe qu’elle repréſente, qu’on peut y eſtre trompé touchant les perceptions qui ſe rapportent aux objets qui ſont hors de nous, ou bien celles qui ſe rapportent à quelques parties de noſtre corps, mais qu’on ne peut pas l’eſtre en meſme façon touchant les paſſions, d’autant qu’elles ſont ſi proches & ſi intérieures à noſtre ame qu’il eſt impoſſible qu’elle les ſente ſans qu’elles ſoyent véritablement telles qu’elle les ſent. Ainſi ſouvent lorſqu’on dort, & meſme quelquefois étant éveillé, on imagine ſi fortement certaines choſes qu’on penſe les voir devant ſoy ou les ſentir en ſon corps, bien qu’elles n’y ſoyent aucunement ; mais, encore qu’on ſoyt endormi & qu’on reſve, on ne ſauroit ſe ſentir triſte ou ému de quelque autre paſſion, qu’il ne ſoyt tres-vrai que l’ame a en ſoy cette paſſion.


Art. 27. La définition des paſſions de l’ame.[modifier]

Après avoir conſidéré en quoy les paſſions de l’ame différent de toutes ſes autres penſées, il me ſemble qu’on peut généralement les définir des perceptions ou des ſentiments, ou des émotions de l’ame, qu’on rapporte particulièrement à elle, & qui ſont cauſé es, entretenues & fortifiées par quelque mouvement des eſprits.


Art. 28. Explication de la première partie de cette définition.[modifier]

On les peut nommer des perceptions lorſqu’on ſe ſert généralement de ce mot pour ſignifier toutes les penſées qui ne ſont point des actions de l’ame ou des volontez, mais non point lorſqu’on ne s’en ſert que pour ſignifier des connaiſſances évidentes. Car l’expérience foit voir que ceux qui ſont les plus agitez par leurs paſſions ne ſont pas ceux qui les connaiſſent le mieux, & qu’elles ſont du nombre des perceptions que l’étroite alliance qui eſt entre l’ame & le corps rend confuſes & obſcures. On les peut auſſi nommer des ſentiments, à cauſe qu’elles ſont reçues en l’ame en meſme façon que les objets des ſens extérieurs, & ne ſont pas autrement connues par elle. Mais on peut encore mieux les nommer des émotions de l’ame, non ſeulement à cauſe que ce nom peut eſtre attribué à tous les changements qui arrivent en elle, c’eſt-à-dire à toutes les diverſes penſées qui luy viennent, mais particulièrement parce que, de toutes les ſortes de penſées qu’elle peut avoir, il n’y en a point d’autres qui l’agitent & l’ébranlent ſi fort que font ces paſſions.


Art. 29. Explication de ſon autre partie.[modifier]

J’ajoute qu’elles ſe rapportent particulièrement à l’ame, pour les diſtinguer des autres ſentiments qu’on rapporte, les uns aux objets extérieurs, comme les odeurs, les ſons, les couleurs ; les autres à noſtre corps, comme la faim, la ſoyf, la douleur. J’ajoute auſſi qu’elles ſont cauſées, entretenues & fortifiées par quelque mouvement des eſprits, afin de les diſtinguer de nos volontez, qu’on peut nommer des émotions de l’ame qui ſe rapportent à elle, mais qui ſont cauſées par elle-meſme, & auſſi afin d’expliquer leur dernière & plus prochaine cauſe, qui les diſtingue derechef des autres ſentiments.


Art. 30. Que l’ame eſt unie à toutes les parties du corps conjointement.[modifier]

Mais pour entendre plus parfaitement toutes ces choſes, il eſt beſoin de ſavoir que l’ame eſt véritablement jointe à tout le corps, & qu’on ne peut pas proprement dire qu’elle ſoyt en quelqu’une de ſes parties à l’excluſion des autres, à cauſe qu’il eſt un & en quelque façon indiviſible, à raiſon de la diſpoſition de ſes organes qui ſe rapportent tellement tous l’un à l’autre que, lors que quelqu’un d’eux eſt oſté, cela rend tout le corps défectueux. Et à cauſe qu’elle eſt d’une nature qui n’a aucun rapport à l’étendue ni aux dimenſions ou autres propriétez de la matière dont le corps eſt compoſé, mais ſeulement à tout l’aſſemblage de ſes organes. Comme il paraît de ce qu’on ne ſauroit aucunement concevoir la moitié ou le tiers d’une ame ni quelle étendue elle occupe, & qu’elle ne devient point corps, mais qu’elle s’en ſépare entièrement lorſqu’on diſſout l’aſſemblage de ſes organes.


Art. 31. Qu’il y a une petite glande dans le cerveau en laquelle l’ame exerce ſes fonctions plus particulièrement que dans les autres parties.

Il eſt beſoin auſſi de ſavoir que, bien que l’ame ſoyt jointe à tout le corps, il y a néanmoins en luy quelque partie en laquelle elle exerce ſes fonctions plus particulièrement qu’en toutes les autres. Et on croit communément que cette partie eſt le cerveau, ou peut-eſtre le cœur : le cerveau, à cauſe que c’eſt à luy que ſe rapportent les organes des ſens ; & le cœur, à cauſe que c’eſt comme en luy qu’on ſent les paſſions. Mais, en examinant la choſe avec ſoyn, il me ſemble avoir évidemment reconnu que la partie du corps en laquelle l’ame exerce immédiatement ſes fonctions n’eſt nullement le cœur, ni auſſi tout le cerveau, mais ſeulement la plus intérieure de ſes parties, qui eſt une certaine glande fort petite, ſituée dans le milieu de ſa ſubſtance, & tellement ſuſpendue au-deſſus du conduit par lequel les eſprits de ſes cavitez antérieures ont communication avec ceux de la poſtérieure, que les moindres mouvemens qui ſont en elle peuvent beaucoup pour changer le cours de ces eſprits, & réciproquement que les moindres changements qui arrivent au cours des eſprits peuvent beaucoup pour changer les mouvemens de cette glande.


Art. 32. Comment on connaît que cette glande eſt le principal ſiège de l’ame.[modifier]

La raiſon qui me perſuade que l’ame ne peut avoir en tout le corps aucun autre lieu que cette glande où elle exerce immédiatement ſes fonctions eſt que je conſidère que les autres parties de noſtre cerveau ſont toutes doubles, comme auſſi nous avons deux yeux, deux mains, deux oreilles, & enfin tous les organes de nos ſens extérieurs ſont doubles ; & que, d’autant que nous n’avons qu’une ſeule & ſimple penſée d’une meſme choſe en meſme temps, il faut néceſſairement qu’il y ait quelque lieu où les deux images qui viennent par les deux yeux, où les deux autres impreſſions, qui viennent d’un ſeul objet par les doubles organes des autres ſens, ſe puiſſent aſſembler en une avant qu’elles parviennent à l’ame, afin qu’elles ne luy repréſentent pas deux objets au lieu d’un. Et on peut aiſément concevoir que ces images ou autres impreſſions ſe réuniſſent en cette glande par l’entremiſe des eſprits qui rempliſſent les cavitez du cerveau, mais il n’y a aucun autre endroit dans le corps où elles puiſſent ainſi eſtre unies, ſinon en ſuite de ce qu’elles le ſont en cette glande.


Art. 33. Que le ſiège des paſſions n’eſt pas dans le cœur.[modifier]

Pour l’opinion de ceux qui penſent que l’ame reçoit ſes paſſions dans le cœur, elle n’eſt aucunement conſidérable, car elle n’eſt fondée que ſur ce que les paſſions y font ſentir quelque altération ; & il eſt aiſé à remarquer que cette altération n’eſt ſentie, comme dans le cœur, que par l’entremiſe d’un petit nerf qui deſcend du cerveau vers luy, ainſi que la douleur eſt ſentie comme dans le pied par l’entremiſe des nerfs du pied, & les aſtres ſont aperçus comme dans le ciel par l’entremiſe de leur lumière & des nerfs optiques : en ſorte qu’il n’eſt pas plus néceſſaire que noſtre ame exerce immédiatement ſes fonctions dans le cœur pour y ſentir ſes paſſions qu’il eſt néceſſaire qu’elle ſoyt dans le ciel pour y voir les aſtres.


Art. 34. Comment l’ame & le corps agiſſent l’un contre l’autre.[modifier]

Concevons donc icy que l’ame a ſon ſiège principal dans la petite glande qui eſt au milieu du cerveau, d’où elle rayonne en tout le reſte du corps par l’entremiſe des eſprits, des nerfs & meſme du ſang, qui, particypant aux impreſſions des eſprits, les peut porter par les artères en tous les membres ; & nous ſouvenant de ce qui a été dit ci-deſſus de la machine de noſtre corps, à ſavoir, que les petits filets de nos nerfs ſont tellement diſtribuez en toutes ſes parties qu’à l’occaſion des divers mouvemens qui y ſont excitez par les objets ſenſibles, ils ouvrent diverſement les pores du cerveau, ce qui foit que les eſprits animaux contenus en ces cavitez entrent diverſement dans les muſcles, au moyen de quoy ils peuvent mouvoir les membres en toutes les diverſes façons qu’ils ſont capables d’eſtre mus, & auſſi que toutes les autres cauſes qui peuvent diverſement mouvoir les eſprits ſuffiſent pour les conduire en divers muſcles ; ajoutons icy que la petite glande qui eſt le principal ſiège de l’ame eſt tellement ſuſpendue entre les cavitez qui contiennent ces eſprits, qu’elle peut eſtre mue par eux en autant de diverſes façons qu’il y a de diverſitez ſenſibles dans les objets ; mais qu’elle peut auſſi eſtre diverſement mue par l’ame, laquelle eſt de telle nature qu’elle reçoit autant de diverſes impreſſions en elle, c’eſt-à-dire qu’elle a autant de diverſes perceptions qu’il arrive de divers mouvemens en cette glande. Comme auſſi réciproquement la machine du corps eſt tellement compoſée que, de cela ſeul que cette glande eſt diverſement mue par l’ame ou par telle autre cauſe que ce puiſſe eſtre, elle pouſſe les eſprits qui l’environnent vers les pores du cerveau, qui les conduiſent par les nerfs dans les muſcles, au moyen de quoy elle leur foit mouvoir les membres.


Art. 35. Exemple de la façon que les impreſſions des objets s’uniſſent en la glande qui eſt au milieu du cerveau.[modifier]

Ainſi, par exemple, ſi nous voyons quelque animal venir vers nous, la lumière réfléchie de ſon corps en peint deux images, une en chacun de nos yeux, & ces deux images en forment deux autres, par l’entremiſe des nerfs optiques, dans la ſuperficye intérieure du cerveau qui regarde ſes concavitez ; puis, de là, par l’entremiſe des eſprits dont ſes cavitez ſont remplies, ces images rayonnent en telle ſorte vers la petite glande que ces eſprits environnent, que le mouvement qui compoſe chaque point de l’une des images tend vers le meſme point de la glande vers lequel tend le mouvement qui forme le point de l’autre image, lequel repréſente la meſme partie de cet animal, au moyen de quoy les deux images qui ſont dans le cerveau n’en compoſent qu’une ſeule ſur la glande, qui, agiſſant immédiatement contre l’ame, luy foit voir la figure de cet animal.


Art. 36. Exemple de la façon que les paſſions ſont excitées en l’ame.

Et, outre cela, ſi cette figure eſt fort étrange & fort effroyable, c’eſt-à-dire ſi elle a beaucoup de rapport avec les choſes qui ont été auparavant nuiſibles au corps, cela excite en l’ame la paſſion de la crainte, & enſuite celle de la hardieſſe, ou bien celle de la peur & de l’épouvante, ſelon le divers tempérament du corps ou la force de l’ame, & ſelon qu’on s’eſt auparavant garanti par la défenſe ou par la fuite contre les choſes nuiſibles auxquelles l’impreſſion préſente a du rapport. Car cela rend le cerveau tellement diſpoſé en quelques hommes, que les eſprits réfléchis de l’image ainſi formée ſur la glande vont de là ſe rendre partie dans les nerfs qui ſervent à tourner le dos & remuer les jambes pour s’enfuir, & partie en ceux qui élargiſſent ou étréciſſent tellement les orifices du cœur, ou bien qui agitent tellement les autres parties d’où le ſang luy eſt envoyé, que ce ſang y étant raréfié d’autre façon que de coutume, il envoie des eſprits au cerveau qui ſont propres à entretenir & fortifier la paſſion de la peur, c’eſt-à-dire qui ſont propres à tenir ouverts ou bien à ouvrir derechef les pores du cerveau qui les conduiſent dans les meſmes nerfs. Car, de cela ſeul que ces eſprits entrent en ces pores, ils excitent un mouvement particulier en cette glande, lequel eſt inſtitué de la nature pour faire ſentir à l’ame cette paſſion. Et parce que ces pores ſe rapportent principalement aux petits nerfs qui ſervent à reſſerrer ou élargir les orifices du cœur, cela foit que l’ame la ſent principalement comme dans le cœur.


Art. 37. Comment il paraît qu’elles ſont toutes cauſées par quelque mouvement des eſprits.[modifier]

Et parce que le ſemblable arrive en toutes les autres paſſions, à ſavoir, qu’elles ſont principalement cauſées par les eſprits contenus dans les cavitez du cerveau, en tant qu’ils prennent leur cours vers les nerfs qui ſervent à élargir ou étrécir les orifices du cœur, ou à pouſſer diverſement vers luy le ſang qui eſt dans les autres parties, ou, en quelque autre façon que ce ſoyt, à entretenir la meſme paſſion, on peut clairement entendre de ceci pourquoy j’ai mis ci-deſſus en leur définition qu’elles ſont cauſées par quelque mouvement particulier des eſprits.


Art. 38. Exemple des mouvemens du corps qui accompagnent les paſſions & ne dépendent point de l’ame.

Au reſte, en meſme façon que le cours que prennent ces eſprits vers les nerfs du cœur ſuffit pour donner le mouvement à la glande par lequel la peur eſt miſe dans l’ame, ainſi auſſi, par cela ſeul que quelques eſprits vont en meſme temps vers les nerfs qui ſervent à remuer les jambes pour fuir, ils cauſent un autre mouvement en la meſme glande par le moyen duquel l’ame ſent & aperçoit cette fuite, laquelle peut en cette façon eſtre excitée dans le corps par la ſeule diſpoſition des organes & ſans que l’ame y contribue.


Art. 39. Comment une meſme cauſe peut exciter diverſes paſſions en divers hommes.

La meſme impreſſion que la préſence d’un objet effroyable foit ſur la glande, & qui cauſe la peur en quelques hommes, peut exciter en d’autres le courage & la hardieſſe, dont la raiſon eſt que tous les cerveaux ne ſont pas diſpoſez en meſme façon, & que le meſme mouvement de la glande, qui en quelques-uns excite la peur, foit dans les autres que les eſprits entrent dans les pores du cerveau qui les conduiſent partie dans les nerfs qui ſervent à remuer les mains pour ſe défendre, & partie en ceux qui agitent & pouſſent le ſang vers le cœur, en la façon qui eſt requiſe pour produire des eſprits propres à continuer cette défenſe & en retenir la volonté.


Art. 40. Quel eſt le principal effect des paſſions.

Car il eſt beſoin de remarquer que le principal effect de toutes les paſſions dans les hommes eſt qu’elles incitent & diſpoſent leur ame à vouloir les choſes auxquelles elles préparent leur corps ; en ſorte que le ſentiment de la peur l’incite à vouloir fuir, celuy de la hardieſſe à vouloir combattre, & ainſi des autres.


Art. 41. Quel eſt le pouvoir de l’ame au regard du corps.[modifier]

Mais la volonté eſt tellement libre de ſa nature, qu’elle ne peut jamais eſtre contrainte ; & des deux ſortes de penſées que j’ai diſtinguées en l’ame, dont les unes ſont ſes actions, à ſavoir, ſes volontez, les autres ſes paſſions, en prenant ce mot en ſa plus générale ſignification, qui comprend toutes ſortes de perceptions, les premières ſont abſolument en ſon pouvoir & ne peuvent qu’indirectement eſtre changées par le corps, comme au contraire les dernières dépendent abſolument des actions qui les produiſent, & elles ne peuvent qu’indirectement eſtre changées par l’ame, excepté lorſqu’elle eſt elle-meſme leur cauſe. Et toute l’action de l’ame conſiſte en ce que, par cela ſeul qu’elle veut quelque choſe, elle foit que la petite glande à qui elle eſt étroitement jointe ſe meut en la façon qui eſt requiſe pour produire l’effet qui ſe rapporte à cette volonté.


Art. 42. Comment on trouve en ſa mémoire les choſes dont on veut ſe ſouvenir.[modifier]

Ainſi, lors que l’ame veut ſe ſouvenir de quelque choſe, cette volonté foit que la glande, ſe penchant ſucceſſivement vers divers coſtez, pouſſe les eſprits vers divers endroits du cerveau, juſques à ce qu’ils rencontrent celuy où ſont les traces que l’objet dont on veut ſe ſouvenir y a laiſſées ; car ces traces ne ſont autre choſe ſinon que les pores du cerveau, par où les eſprits ont auparavant pris leur cours à cauſe de la préſence de cet objet, ont acquis par cela une plus grande facilité que les autres à eſtre ouverts derechef en meſme façon par les eſprits qui viennent vers eux ; en ſorte que ces eſprits rencontrant ces pores entrent dedans plus facilement que dans les autres, au moyen de quoy ils excitent un mouvement particulier en la glande, lequel repréſente à l’ame le meſme objet & luy foit connaître qu’il eſt celuy duquel elle vouloit ſe ſouvenir.


Art. 43. Comment l’ame peut imaginer, eſtre attentive & mouvoir le corps.[modifier]

Ainſi, quand on veut imaginer quelque choſe qu’on n’a jamais vue, cette volonté a la force de faire que la glande ſe meut en la façon qui eſt requiſe pour pouſſer les eſprits vers les pores du cerveau par l’ouverture deſquels cette choſe peut eſtre repréſentée. Ainſi, quand on veut arreſter ſon attention à conſidérer quelque temps un meſme objet, cette volonté retient la glande pendant ce temps-là penchée vers un meſme coſté. Ainſi, enfin, quand on veut marcher ou mouvoir ſon corps en quelque autre façon, cette volonté foit que la glande pouſſe les eſprits vers les muſcles qui ſervent à cet effet.

Art. 44. Que chaque volonté eſt naturellement jointe à quelque mouvement de la glande ; mais que, par induſtrie ou par habitude, on la peut joindre à d’autres.[modifier]

Toutefois ce n’eſt pas toujours la volonté d’exciter en nous quelque mouvement ou quelque autre effect qui peut faire que nous l’excitons ; mais cela change ſelon que la nature ou l’habitude ont diverſement joint chaque mouvement de la glande à chaque penſée. Ainſi, par exemple, ſi on veut diſpoſer ſes yeux à regarder un objet fort éloigné, cette volonté foit que leur prunelle s’élargit ; & ſi on les veut diſpoſer à regarder un objet fort proche, cette volonté foit qu’elle s’étrécit. Mais ſi on penſe ſeulement à élargir la prunelle, on a beau en avoir la volonté, on ne l’élargit point pour cela, d’autant que la nature n’a pas joint le mouvement de la glande qui ſert à pouſſer les eſprits vers le nerf optique en la façon qui eſt requiſe pour élargir ou étrécir la prunelle avec la volonté de l’élargir ou étrécir, mais bien avec celle de regarder des objets éloignez ou proches. Et lorſqu’en parlant nous ne penſons qu’au ſens de ce que nous voulons dire, cela foit que nous remuons la langue & les lèvres beaucoup plus promptement & beaucoup mieux que ſi nous penſions à les remuer en toutes les façons qui ſont requiſes pour proférer les meſmes paroles. D’autant que l’habitude que nous avons acquiſe en apprenant à parler a foit que nous avons joint l’action de l’ame, qui, par l’entremiſe de la glande, peut mouvoir la langue & les lèvres, avec la ſignification des paroles qui ſuivent de ces mouvemens plutoſt qu’avec les mouvemens meſmes.


Art. 45. Quel eſt le pouvoir de l’ame au regard de ſes paſſions.[modifier]

Nos paſſions ne peuvent pas auſſi directement eſtre excitées ni oſtées par l’action de noſtre volonté, mais elles peuvent l’eſtre indirectement par la repréſentation des choſes qui ont coutume d’eſtre jointes avec les paſſions que nous voulons avoir, & qui ſont contraires à celles que nous voulons rejeter. Ainſi, pour exciter en ſoy la hardieſſe & oſter la peur, il ne ſuffit pas d’en avoir la volonté, mais il faut s’appliquer à conſidérer les raiſons, les objets ou les exemples qui perſuadent que le péril n’eſt pas grand ; qu’il y a toujours plus de sûreté en la défenſe qu’en la fuite ; qu’on aura de la gloire & de la joie d’avoir vaincu, au lieu qu’on ne peut attendre que du regret & de la honte d’avoir fui, & choſes ſemblables.


Art. 46. Quelle eſt la raiſon qui empeſche que l’ame ne puiſſe entièrement diſpoſer de ſes paſſions.[modifier]

Il y a une raiſon particulière qui empeſche l’ame de pouvoir promptement changer ou arreſter ſes paſſions, laquelle m’a donné ſujet de mettre ci-deſſus en leur définition qu’elles ſont non ſeulement cauſées, mais auſſi entretenues & fortifiées par quelque mouvement particulier des eſprits. Cette raiſon eſt qu’elles ſont preſque toutes accompagnées de quelque émotion qui ſe foit dans le cœur, & par conſéquent auſſi en tout le ſang & les eſprits, en ſorte que, juſqu’à ce que cette émotion ait ceſſé, elles demeurent préſentes à noſtre penſée en meſme façon que les objets ſenſibles y ſont préſents pendant qu’ils agiſſent contre les organes de nos ſens. Et comme l’ame, en ſe rendant fort attentive à quelque autre choſe, peut s’empeſcher d’ouïr un petit bruit ou de ſentir une petite douleur, mais ne peut s’empeſcher en meſme façon d’ouïr le tonnerre ou de ſentir le feu qui brûle la main, ainſi elle peut aiſément ſurmonter les moindres paſſions, mais non pas les plus violentes & les plus fortes, ſinon après que l’émotion du ſang & des eſprits eſt apaiſée. Le plus que la volonté puiſſe faire pendant que cette é motion eſt en ſa vigueur, c’eſt de ne pas conſentir à ſes effets & de retenir pluſieurs des mouvemens auxquels elle diſpoſe le corps. Par exemple, ſi la colère foit lever la main pour frapper, la volonté peut ordinairement la retenir ; ſi la peur incite les jambes à fuir, la volonté les peut arreſter, & ainſi des autres.


Art. 47. En quoy conſiſtent les combats qu’on a coutume d’imaginer entre la partie inférieure & la ſupérieure de l’ame.[modifier]

Et ce n’eſt qu’en la répugnance qui eſt entre les mouvemens que le corps par ſes eſprits & l’ame par ſa volonté tendent à exciter en meſme temps dans la glande, que conſiſtent tous les combats qu’on a coutume d’imaginer entre la partie inférieure de l’ame qu’on nomme ſenſitive & la ſupérieure, qui eſt raiſonnable, ou bien entre les appétits naturels & la volonté. Car il n’y a en nous qu’une ſeule ame, & cette ame n’a en ſoy aucune diverſité de parties : la meſme qui eſt ſenſitive eſt raiſonnable, & tous ſes appétits ſont des volontez. L’erreur qu’on a commiſe en luy faiſant jouer divers perſonnages qui ſont ordinairement contraires les uns aux autres ne vient que de ce qu’on n’a pas bien diſtingué ſes fonctions d’avec celles du corps, auquel ſeul on doit attribuer tout ce qui peut eſtre remarqué en nous qui répugne à noſtre raiſon ; en ſorte qu’il n’y a point en ceci d’autre combat ſinon que la petite glande qui eſt au milieu du cerveau pouvant eſtre pouſſée d’un coſté par l’ame & de l’autre par les eſprits animaux, qui ne ſont que des corps, ainſi que j’ai dit ci-deſſus, il arrive ſouvent que ces deux impulſions ſont contraires, & que la plus forte empeſche l’effet de l’autre. Or on peut diſtinguer deux ſortes de mouvemens excitez par les eſprits dans la glande : les uns repréſentent à l’ame les objets qui meuvent les ſens, ou les impreſſions qui ſe rencontrent dans le cerveau & ne font aucun effort ſur ſa volonté ; les autres y font quelque effort, à ſavoir, ceux qui cauſent les paſſions ou les mouvemens du corps qui les accompagnent ; et, pour les premiers, encore qu’ils empeſchent ſouvent les actions de l’ame ou bien qu’ils ſoyent empeſchez par elles, toutefois, à cauſe qu’ils ne ſont pas directement contraires, on n’y remarque point de combat. On en remarque ſeulement entre les derniers & les volontez qui leur répugnent : par exemple, entre l’effort dont les eſprits pouſſent la glande pour cauſer en l’ame le déſir de quelque choſe, & celuy dont l’ame la repouſſe par la volonté qu’elle a de fuir la meſme choſe ; & ce qui foit principalement paraître ce combat, c’eſt que la volonté n’ayant pas le pouvoir d’exciter directement les paſſions, ainſi qu’il a déjà été dit, elle eſt contrainte d’uſer d’induſtrie & de s’appliquer à conſidérer ſucceſſivement diverſes choſes dont, s’il arrive que l’une ait la force de changer pour un moment le cours des eſprits, il peut arriver que celle qui ſuit ne l’a pas & qu’ils le reprennent auſſitoſt après, à cauſe que la diſpoſition qui a précédé dans les nerfs, dans le cœur & dans le ſang n’eſt pas changée, ce qui foit que l’ame ſe ſent pouſſée preſque en meſme temps à déſirer & ne déſirer pas une meſme choſe ; & c’eſt de là qu’on a pris occaſion d’imaginer en elle deux puiſſances qui ſe combattent. Toutefois on peut encore concevoir quelque combat, en ce que ſouvent la meſme cauſe, qui excite en l’ame quelque paſſion, excite auſſi certains mouvemens dans le corps auxquels l’ame ne contribue point, & leſquels elle arreſte ou tache d’arreſter ſitoſt qu’elle les aperçoit, comme on éprouve lors que ce qui excite la peur foit auſſi que les eſprits entrent dans les muſcles qui ſervent à remuer les jambes pour fuir, & que la volonté qu’on a d’eſtre hardi les arreſte.


Art. 48. En quoy on connaît la force ou la faibleſſe des ames, & quel eſt le mal des plus faibles.[modifier]

Or, c’eſt par le ſuccès de ces combats que chacun peut connaître la force ou la faibleſſe de ſon ame. Car ceux en qui naturellement la volonté peut le plus aiſément vaincre les paſſions & arreſter les mouvemens du corps qui les accompagnent ont ſans doute les ames les plus fortes. Mais il y en a qui ne peuvent éprouver leur force, parce qu’ils ne font jamais combattre leur volonté avec ſes propres armes, mais ſeulement avec celles que luy fourniſſent quelques paſſions pour réſiſter à quelques autres. Ce que je nomme ſes propres armes ſont des jugements fermes & déterminez touchant la connaiſſance du bien & du mal, ſuivant leſquels elle a réſolu de conduire les actions de ſa vie. Et les ames les plus faibles de toutes ſont celles dont la volonté ne ſe détermine point ainſi à ſuivre certains jugements, mais ſe laiſſe continuellement emporter aux paſſions préſentes, leſquelles, étant ſouvent contraires les unes aux autres, la tirent tour à tour à leur parti et, l’employant à combattre contre elle-meſme, mettent l’ame au plus déplorable état qu’elle puiſſe eſtre. Ainſi, lors que la peur repréſente la mort comme un mal extreſme & qui ne peut eſtre évité que par la fuite, ſi l’ambition, d’autre coſté, repréſente l’infamie de cette fuite comme un mal pire que la mort ; ces deux paſſions agitent diverſement la volonté, laquelle obéiſſant tantoſt à l’une, tantoſt à l’autre, s’oppoſe continuellement à ſoy-meſme, & ainſi rend l’ame eſclave & malheureuſe.


Art. 49. Que la force de l’ame ne ſuffit pas ſans la connaiſſance de la vérité.[modifier]

Il eſt vrai qu’il y a fort peu d’hommes ſi faibles & irréſolus qu’ils ne veulent rien que ce que leur paſſion leur dicte. La plupart ont des jugements déterminez, ſuivant leſquels ils règlent une partie de leurs actions. Et, bien que ſouvent ces jugements ſoyent faux, & meſme fondez ſur quelques paſſions par leſquelles la volonté s’eſt auparavant laiſſé vaincre ou ſéduire, toutefois, à cauſe qu’elle continue de les ſuivre lors que la paſſion qui les a cauſez eſt abſente, on les peut conſidérer comme ſes propres armes, & penſer que les ames ſont plus fortes ou plus faibles à raiſon de ce qu’elles peuvent plus ou moins ſuivre ces jugements, & réſiſter aux paſſions préſentes qui leur ſont contraires. Mais il y a pourtant grande différence entre les réſolutions qui procèdent de quelque fauſſe opinion & celles qui ne ſont appuyées que ſur la connaiſſance de la vérité ; d’autant que ſi on ſuit ces dernières, on eſt aſſuré de n’en avoir jamais de regret ni de repentir au lieu qu’on en a toujours d’avoir ſuivi les premières lorſqu’on en découvre l’erreur.


Art. 50. Qu’il n’y a point d’ame ſi faible qu’elle ne puiſſe, étant bien conduite, acquérir un pouvoir abſolu ſur ſes paſſions.[modifier]

Et il eſt utile icy de ſavoir que, comme il a déjà été dit ci-deſſus, encore que chaque mouvement de la glande ſemble avoir été joint par la nature à chacune de nos penſées dès le commencement de noſtre vie, on les peut toutefois joindre à d’autres par habitude, ainſi que l’expérience foit voir aux paroles qui excitent des mouvemens en la glande, leſquels, ſelon l’inſtitution de la nature, ne repréſentent à l’ame que leur ſon lorſqu’elles ſont proférées de la voix, ou la figure de leurs lettres lorſ qu’elles ſont écrites, & qui, néanmoins, par l’habitude qu’on a acquiſe en penſant à ce qu’elles ſignifient lorſqu’on a ouï leur ſon ou bien qu’on a vu leurs lettres, ont coutume de faire concevoir cette ſignification plutoſt que la figure de leurs lettres ou bien le ſon de leurs ſyllabes. Il eſt utile auſſi de ſavoir qu’encore que les mouvemens, tant de la glande que des eſprits & du cerveau, qui repréſentent à l’ame certains objets, ſoyent naturellement joints avec ceux qui excitent en elle certaines paſſions, ils peuvent toutefois par habitude en eſtre ſéparez & joints à d’autres fort différents, & meſme que cette habitude peut eſtre acquiſe par une ſeule action & ne requiert point un long uſage. Ainſi, lorſqu’on rencontre inopinément quelque choſe de fort ſale en une viande qu’on mange avec appétit, la ſurpriſe de cette rencontre peut tellement changer la diſpoſition du cerveau qu’on ne pourra plus voir par après de telle viande qu’avec horreur, au lieu qu’on la mangeoit auparavant avec plaiſir. Et on peut remarquer la meſme choſe dans les beſtes ; car encore qu’elles n’aient point de raiſon, ni peut-eſtre auſſi aucune penſée, tous les mouvemens des eſprits & de la glande qui excitent en nous les paſſions ne laiſſent pas d’eſtre en elles & d’y ſervir à entretenir & fortifier, non pas comme en nous, les paſſions, mais les mouvemens des nerfs & des muſcles qui ont coutume de les accompagner. Ainſi, lorſqu’un chien voit une perdrix, il eſt naturellement porté à courir vers elle ; & lorſqu’il oit tirer un fuſil, ce bruit l’incite naturellement à s’enfuir ; mais néanmoins on dreſſe ordinairement les chiens couchants en telle ſorte que la vue d’une perdrix foit qu’ils s’arreſtent, & que le bruit qu’ils oient après, lorſqu’on tire ſur elle, foit qu’ils y accourent. Or ces choſes ſont utiles à ſavoir pour donner le courage à un chacun d’étudier à régler ſes paſſions. Car, puiſqu’on peut, avec un peu d’induſtrie, changer les mouvemens du cerveau dans les animaux dépourvus de raiſon, il eſt évident qu’on le peut encore mieux dans les hommes, & que ceux meſme qui ont les plus faibles ames pourraient acquérir un empire tres-abſolu ſur toutes leurs paſſions, ſi on employoit aſſez d’induſtrie à les dreſſer & à les conduire.