Les Pastorales de Longus/Livre troisième

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Traduction par Paul-Louis Courier.
Merlin (p. 97-140).

LIVRE TROISIÈME.



Mais les Mityléniens apprenant comme ceux de Méthymne avoient envoyé dix galères à leur dommage, et mêmement étant informés, par gens qui venoient de la campagne, comme on avoit couru leurs terres et pillé leurs biens, estimèrent que ce seroit lâcheté d’endurer un tel outrage des Méthymniens, et délibérèrent promptement prendre les armes contre eux. Si levèrent incontinent trois mille hommes de pied et cinq cents chevaux, et envoyèrent par terre leur capitaine général Hippase, craignant de les mettre sur mer en temps approchant de l’hyver.

Le capitaine parti aussitôt avec ses gens, ne fourragea point les terres des Méthymniens, ni n’emmena le bétail des laboureurs et paysans, parcequ’il estimoit cela être le fait d’un larron et non pas d’un capitaine ; ains tira droit vers la ville, espérant la surprendre les portes ouvertes et sans garde. Mais quand il en fut près environ six lieues, un héraut lui vint au-devant, qui lui demanda trêve au nom des Méthymniens. Car ayant entendu depuis par leurs prisonniers, que ceux de Mitylène ne savoient du tout rien de ce qui s’étoit passé, mais que c’étoit une querelle entre paysans et jeunes gens, où ceux-ci avoient eu des coups pour quelque insolence par eux faite, ils regrettoient fort d’avoir si à la légère offensé leurs voisins, et n’avoient autre desir que de rendre et restituer ce qui auroit été pris, pour pouvoir trafiquer et hanter comme devant les uns avec les autres sans crainte ni danger. Hippase envoya le héraut porter ces paroles au Sénat des Mityléniens, combien qu’il eût tout pouvoir et autorité absolue, et cependant alla camper à demi-lieue de Méthymne, attendant les ordres de sa ville. De là à deux jours ordre lui vint de recevoir les restitutions, et s’en retourner sans faire nul dommage. Car ayant le choix de la paix ou de la guerre, ils avoient pensé que la paix valoit mieux. Ainsi se termina la guerre entre Méthymne et Mitylène, finie comme elle fut commencée par soudaine résolution.

Et là-dessus survint l’hyver plus fâcheux que la guerre à Daphnis et à sa Chloé. Car incontinent la neige, tombant en grande abondance, couvrit les chemins et enferma les laboureurs en leurs maisons ; les torrents impétueux tomboient aval du haut des montagnes, l’eau se geloit, les arbres sembloient morts, on ne voyoit plus la terre, sinon alentour des fontaines et de quelques ruisseaux ; ainsi ne se pouvoient plus mener les bêtes aux champs, ni n’osoient les gens mettre seulement le nez hors la porte ; mais demeurant tous au logis, faisoient un grand feu, alentour duquel, dès que les coqs avoient chanté le matin, chacun venoit faire sa besogne. Les uns retordoient du fil, les autres tissoient du poil de chèvre, ou faisoient des collets à prendre les oiseaux. Le soin qu’il falloit lors avoir des bœufs, étoit de leur donner de la paille à manger en la bouverie, aux chèvres et brebis de la feuillée en la bergerie, aux pourceaux de la faîne et du gland en la porcherie.

Étant ainsi chacun contraint de garder la maison pour la rudesse du temps, les autres, tant laboureurs que pasteurs, en étoient aises, parcequ’ils avoient un peu de relâche en leurs travaux, faisoient bons repas et long somme, tellement que l’hyver leur sembloit plus doux que non pas l’été, ni l’automne, ni le printemps avec. Mais Daphnis et Chloé se souvenant des plaisirs passés, comme ils s’entrebaisoient, comme ils s’entr’embrassoient, et de leurs joyeux passetemps emmi ces champs et ces prairies, toute nuit soupiroient en grande peine sans pouvoir dormir, attendant la saison nouvelle ne plus ne moins qu’une seconde vie après la mort. Chaque fois qu’ils trouvoient sous leur main la panetière dont ils souloient tirer leur manger, cela leur mettoit deuil au cœur ; apercevant la sébile où ils étoient coutumiers de boire l’un après l’autre, ou bien la flûte, qui étoit un don d’amourette, jetée à terre quelque part sans que l’on en tînt compte, cela renouveloit leur regret. Si prioient aux Nymphes et à Pan qu’ils les délivrassent de ces maux, et leur remontrassent enfin à eux et à leurs bêtes le soleil beau et clair, et quant et quant faisant ces prières aux Dieux, cherchoient quelque invention par laquelle ils se pussent entrevoir. Chloé de soi n’y eût su que faire, et aussi n’avoit guère moyen ; car celle qu’on estimoit sa mère étoit tout le jour après elle, lui montrant à carder la laine et à tourner le fuseau, et lui parlant de la marier ; mais Daphnis, comme celui qui avoit plus de loisir et plus de sens aussi que la fillette, trouva pour la voir une telle finesse. Devant le logis de Dryas, tout contre le mur de la cour, étoient deux grands myrtes et un lierre ; les myrtes bien près l’un de l’autre et quasi joints par le pied, tellement que le lierre les embrassant tous deux, et s’étendant en guise de vigne sur l’un et sur l’autre, y faisoit une manière de loge fort couverte, tant les feuilles étoient épaisses et tissues, s’il faut ainsi dire, les unes avec les autres ; par dedans pendoient force grappes noires, comme raisins à la treille ; à l’occasion de quoi y avoit toujours, mêmement l’hyver, grande multitude d’oiseaux qui lors ne trouvoient rien ailleurs, force merles, force grives, force ramiers, force bisets, et de tous autres oiseaux aimant à manger grains de lierre. Daphnis sortit de la maison sous couleur d’aller tendre à ces oiseaux, ayant plein son bissac de fouaces et de gâteaux au miel, et portant aussi, afin qu’on le crût mieux, de la glu et des collets. La distance de l’une des maisons à l’autre étoit d’environ demi-lieue, et la neige non encore durcie par le froid, lui eût fait avoir bien de la peine, n’eût été qu’Amour passe par-tout et franchit le feu, l’eau, la neige, voire même celle de la Scythie. Daphnis fit le chemin tout d’une course, et arrivé devant la demeure de Dryas, secoua la neige qu’il avoit aux pieds, tendit ses collets, englua de longues verges, puis se mit en aguet là auprès, épiant quand viendroient les oiseaux et à l’aventure Chloé.

Or, quant aux oiseaux, il en vint grande compagnie, et en prit tant qu’il avoit assez affaire à les amasser, à les tuer et à les plumer, mais de la maison ne sortoit personne, homme ni femme, ni coq, ni poule ; ains se tenoient tous au-dedans clos et cois au long du feu, dont le pauvre Daphnis étoit en grand émoi d’être venu si mal à point et à heure si malheureuse. Si osa bien penser de trouver un prétexte pour tout droit entrer léans, discourant en lui-même quelle couleur seroit la plus croyable. « Je viens querir du feu. Comment ? n’avez-vous point de plus proches voisins ? Je demande du pain. Ton bissac est plein de vivres. Du vin. Il n’y a que trois jours que vous avez fait vendanges. Le loup m’a poursuivi. Et où en est la trace ? Je suis venu chasser aux oiseaux. Que ne t’en vas-tu donc après que tu en as assez pris ? Je veux voir Chloé. » Telle chose ne se pouvoit bonnement confesser à un père et à une mère. Ainsi n’y avoit-il pas une de toutes ces occasions-là qui ne portât quelque soupçon. « Mieux vaut, disoit-il, que je m’en aille. Je la reverrai au printemps : non cet hyver, puisque les Dieux, comme je crois, ne veulent pas. » Ayant fait en lui-même ces devis, et serrant jà ce qu’il avoit pris de grives et autres oiseaux, il s’en alloit partir. Mais comme si expressément Amour eût eu pitié de lui, voici qu’il avint.

Dryas et sa famille à table, le pain et la viande toute prête, chacun entendoit à boire et à manger, et cependant un des chiens de la bergerie, voyant qu’on ne se donnoit point de garde de lui, happe un lopin de chair et s’enfuit hors de la maison ; de quoi Dryas courroucé, pour autant mêmement que c’étoit sa part, prend un bâton et court après. En le poursuivant il vint à passer au long de ce lierre où Daphnis avoit tendu ses gluaux, et le vit comme il chargeoit déja sa prise sur ses épaules, prêt à s’en retourner ; et sitôt qu’il l’aperçut, oubliant et chair et chien : Dieu te gard, mon fils, s’écria-t-il ; puis le vient accoler et baiser, le prend par la main et le mène en sa maison.

Quand ils se virent l’un l’autre, à peine qu’ils ne tombèrent tous deux, de grande aise qu’ils eurent. Ils se forcèrent toutefois de se tenir sur leurs pieds, s’entr’appelèrent, se donnèrent le bon jour, et se baisèrent, ce qui leur fut comme un étai et appui qui leur vint à point pour les engarder de tomber. Ayant ainsi Daphnis contre son espérance vu, et davantage ayant baisé sa Chloé, s’assit auprès du feu et déchargea sur la table ses grives et ses ramiers, contant à la compagnie comment, ennuyé de tant demeurer à la maison, il s’en étoit venu chasser aux oiseaux, et comment il en avoit pris aucuns avec des collets, d’autres avec des gluaux, ainsi qu’ils venoient aux grains de lierre et de myrte. Ceux de la maison le louèrent grandement de son bon esprit, et le prièrent de manger à bonne chère de ce que le mâtin leur avoit laissé, commandant à Chloé qu’elle leur versât à boire, ce qu’elle fit bien volontiers, à tous les autres premièrement, et puis à Daphnis le dernier ; car elle faisoit semblant d’être fâchée contre lui, de ce qu’étant venu si près, il s’en étoit voulu aller sans la voir ni parler à elle ; et néanmoins avant que lui présenter à boire, elle but un trait en la tasse, puis lui bailla le demeurant, et lui, encore qu’il eût grand’soif, but lentement et à longue haleine, pour en avoir tant plus de plaisir.

Si fut tantôt la table vide de pain et chair, et lors assis, ils lui demandèrent nouvelles de Myrtale et Lamon, disant qu’ils étoient bien heureux d’avoir un tel bâton de leur vieillesse ; desquelles louanges Daphnis n’étoit pas marri, mêmement qu’on les lui donnoit en présence de sa Chloé. Mais quand ils lui dirent qu’ils le retenoient ce jour et celui d’après, à cause qu’ils devoient le lendemain faire un sacrifice à Bacchus, peu s’en fallut qu’il ne les adorât au lieu de Bacchus. Si tira de son bissac force gâteaux et des oiseaux qu’ils habillèrent pour le souper. Ainsi fut derechef le feu allumé, le vin tiré, la table dressée, et sitôt qu’il fut nuit close se mirent à manger, après quoi ils passèrent le temps, partie à faire de plaisants contes, et partie à chanter, jusqu’à ce que sommeil leur vînt ; et lors ils s’en allèrent coucher, Chloé avec sa mère, Daphnis avec Dryas. Chloé n’eut autre bien la nuit que de penser à son Daphnis, qu’elle verroit le lendemain tout le jour, et lui se repaissoit d’une vaine volupté, tenant à grand heur de coucher seulement avec le père de sa Chloé ; de sorte que plus d’une fois il l’embrassa et baisa, croyant en rêve embrasser et baiser Chloé.

Le matin il fit un froid extrême, et tira un vent de bise si âpre qu’il brûloit et perçoit tout. Quand ils furent levés, Dryas sacrifia à Bacchus un chevreau d’un an, alluma un grand feu et apprêta le dîner. Adonc, cependant que Napé entendoit à cuire le pain, et Dryas à faire bouillir le chevreau, Chloé et Daphnis étant de loisir, sortirent tous deux de la maison et s’en allèrent sous le lierre, où ils dressèrent des collets, tendirent des gluaux et prirent encore grand nombre d’oiseaux, en s’entre-baisant parmi continuellement, et tenant tels propos amoureux : « Je suis venu pour toi, Chloé. Je sais bien, Daphnis. A cause de toi, belle, je tue ces pauvres oiseaux. Qu’est-il de nos amours ? m’as-tu point oublié ? Non, par les Nymphes que je t’ai jurées, dans cette grotte où nous nous reverrons, dès que la neige sera fondue. Ah, Chloé ! qu’elle est haute cette neige ! ne fondrai-je point moi-même avant elle ? Ne te soucie, Daphnis ; le soleil sera chaud, mais que vienne prime-vère. Ah ! le fût-il déja comme le feu qui brûle mon cœur ! Badin, tu te moques de moi, et tu me tromperas quelque jour. Non ferai, par mes chèvres que tu m’as fait jurer. »

Ainsi que Chloé répondoit en cette sorte à son Daphnis ne plus ne moins que l’écho, Napé les appela : ils s’y en coururent, portant avec eux leur prise bien plus grande que celle de la veille, et après avoir fait des libations à Bacchus, se mirent à manger, ayant sur leurs têtes des couronnes de lierre ; et à la fin ayant bien repu et chanté l’hymne à Bacchus, renvoyèrent Daphnis en lui garnissant très bien son bissac de pain et de chair, et si lui rendirent ses grives et ramiers, disant que quant à eux ils en prendroient bien toujours quand ils voudroient, tant que dureroit l’hiver, et que les grappes ne faudroient au lierre. Ainsi se partit Daphnis, en les baisant tous premier que Chloé, afin que son baiser lui restât pur et net. Depuis il y revint plusieurs fois par autres subtilités, de sorte que l’hiver ne se passa point tout pour eux sans quelque plaisir amoureux.

Et sur le commencement du printemps, que la neige se fondoit, la terre se découvroit et l’herbe dessous poignoit, les bergers alors sortirent et menèrent leurs bêtes aux champs, mais devant tous Daphnis et Chloé, comme ceux qui servoient eux-mêmes à un bien plus grand pasteur ; et d’abord s’en coururent droit aux Nymphes dans la caverne, ensuite à Pan sous le pin, puis sous le chêne, où ils s’assirent en regardant paître leurs troupeaux et s’entre-baisant quant et quant ; puis allèrent cher des fleurs pour en faire des couronnes aux Dieux. Mais les fleurs à peine commençoient d’éclore, par la douceur du petit béat de zéphyre qui les ranimoit et la chaleur du soleil qui les entrouvroit. Toutefois encore trouvèrent-ils de la violette, des narcisses, du muguet, et autres telles premières fleurs que produit la saison nouvelle, dont ils firent des chapelets et en couronnèrent les têtes aux images, en leur offrant du lait nouveau de leurs brebis et de leurs chèvres, puis essayèrent à jouer un peu de leurs chalumeaux, comme s’ils eussent voulu provoquer les rossignols à chanter, lesquels leur répondoient de dedans les buissons, commençant petit à petit à lamenter encore Itys et recorder leur ramage, qu’un long silence leur avoit fait oublier.

Et alors aussi les brebis bêloient, les agneaux sautoient et se courboient sous le ventre de leur mère, les béliers poursuivoient les brebis qui n’avoient point encore agnelé, et les ayant arrêtées, sailloient puis l’une, puis l’autre ; autant en faisoient les boucs après les chèvres, sautant à l’environ, combattant et se cossant fièrement pour l’amour d’elles. Chacun avoit les siennes à soi, et gardoit qu’autre ne fît tort à ses amours ; toutes choses dont la vue auroit en des vieillards éteints rallumé le feu de Vénus, et trop mieux échauffoit ces deux jeunes personnes, qui de long-temps inquiets, pourchassant le dernier but du contentement d’amour, brûloient et se consumoient de tout ce qu’ils entendoient et voyoient, cherchant quelque chose qu’ils ne pouvoient trouver outre le baiser et l’embrasser. Mêmement Daphnis qui devenu grand et en bon point, pour n’avoir bougé tout l’hiver de la maison à ne rien faire, frissoit après le baiser, et étoit gros, comme l’on dit, d’embrasser, faisant toutes choses plus curieusement et plus hardiment que paravant, pressant Chloé de lui accorder tout ce qu’il vouloit, et de se coucher nue à nu avec lui plus longuement qu’ils n’avoient accoutumé. « Car il n’y a, disoit-il, que ce seul point qui nous manque des enseignements de Philétas, pour la dernière et seule médecine qui apaise l’amour. »

Et Chloé lui demandant ce qu’il y pouvoit avoir outre se baiser, s’embrasser et se coucher tout vêtus, et ce qu’il pensoit faire plus quand ils seroient couchés nus ? « Cela, lui dit-il, que les beliers font aux brebis et les boucs aux chèvres. Vois-tu comment après cela les brebis ne s’enfuient plus, ni les beliers ne se travaillent plus à courir après, mais paissent tous les deux amiablement ensemble, comme étant l’un et l’autre assouvis et contents ; et doit bien être quelque chose plus douce que ce que nous faisons, et dont la douceur surpasse l’amertume d’amour. Et mais, vois-tu pas que les beliers et les brebis, les boucs et les chèvres faisant ce que tu dis, se tiennent debout ; les mâles montent dessus, les femelles soutiennent les mâles sur le dos. Et toi tu veux que je me couche avec toi à terre, et toute nue. Sont-elles donc pas plus vêtues de leur laine ou bien de leur poil que moi de ce qui me couvre ? »

Il la crut, et comme elle voulut, se coucha près d’elle, où il fut long-temps, ne sachant comment faire pour venir à bout de ce qu’il desiroit. Il la fit relever, l’embrassa par derrière en imitant les boucs ; mais il s’en trouvoit encore moins satisfait que devant. Si se rassit à terre, et se prit à pleurer de ce qu’il savoit moins que les belins accomplir les œuvres d’amour.

Or y avoit-il non guère loin de là un qui cultivoit son propre héritage et s’appeloit Chromis, homme ayant jà passé le meilleur de son âge et étant tout-à-l’heure cassé. Il tenoit avec soi certaine petite femme, jeune et belle, et délicate, pour autant mêmement qu’elle étoit de la ville, et avoit nom Lycenion ; laquelle voyant passer tous les matins Daphnis, qui menoit ses bêtes en pâture et le soir les ramenoit au tect, eut envie de s’accointer de lui pour en faire son amoureux, et tant le guetta, qu’une fois le trouvant seulet, elle lui donna une flûte, une gauffre à miel, et une panetière de peau de cerf ; mais elle n’osa lui rien dire, se doutant qu’il aimoit Chloé, parcequ’il étoit toujours avec elle ; et néanmoins n’en savoit autre chose, sinon qu’elle les avoit vus sourire l’un à l’autre et se faire des signes. Si fit entendre à Chromis, un matin, qu’elle s’en alloit voir une sienne voisine en travail d’enfant, suivit les jeunes gens pas à pas, et se cachant entre des buissons pour n’être point aperçue, vit de là tout ce qu’ils faisoient, entendit tout ce qu’ils disoient, et très bien sut remarquer comment et pour quelle cause pleuroit le pauvre Daphnis. Par quoi ayant pitié de leur peine, et quant et quant considérant que double occasion de bien faire se présentoit à elle, l’une de les instruire de leur bien, l’autre d’accomplir son desir, elle usa d’une telle finesse. Le lendemain feignant d’aller voir sa voisine qui travailloit d’enfant, elle vient droit au chêne sous lequel étoit Daphnis avec Chloé, et contrefaisant la marrie troublée : « Hélas ! mon ami, dit-elle, Daphnis, je te prie, aide-moi. De mes vingt oisons, voilà un aigle qui m’en emporte le plus beau. Mais parcequ’il est trop pesant, l’aigle ne l’a pu enlever jusque sur cette roche là haut, où est son aire, ains est allé cheoir avec au fond du vallon, dedans ce bois ici : et pour ce, je te prie, mon Daphnis, viens y avec moi, car toute seule j’ai peur, et m’aide à le recourir. Ne veuille souffrir que mon compte demeure imparfait. A l’aventure pourras-tu bien tuer l’aigle même, qui ainsi ne ravira plus vos agneaux ni vos chevreaux ; et Chloé ce temps pendant gardera vos deux troupeaux. Tes chèvres la connoissent aussi bien comme toi ; car vous êtes toujours ensemble. »

Daphnis, ne se doutant de rien, se leva incontinent, prit sa houlette en sa main, et s’en fut avec Lycenion. Elle le mena loin de Chloé, dans le plus épais du bois, près d’une fontaine, où l’ayant fait seoir : « Tu aimes, lui dit-elle, Daphnis, tu aimes la Chloé. Les Nymphes me l’ont dit cette nuit. Elles me sont venues, ces Nymphes, conter en dormant les pleurs que tu faisois hier, et si m’ont commandé que je t’ôtasse de cette peine, en t’apprenant l’œuvre d’amour, qui n’est pas seulement baiser et embrasser, ni faire comme les beliers et bouquins ; c’est bien autre chose, et bien plus plaisante que tout cela. Par quoi si tu veux être quitte du déplaisir que tu en as, et trouver l’aise que tu y cherches, ne fais seulement que te donner à moi apprenti joyeux et gaillard, et moi, pour l’amour des Nymphes, je te montrerai ce qui en est. »

Daphnis perdit toute contenance, tant il fut aise, comme un pauvre garçon de village jeune et amoureux. Si se met à genoux devant Lycenion, la priant à mains jointes de tôt lui montrer ce doux métier, afin qu’il pût faire à Chloé ce qu’il desiroit ; et comme si c’eût été quelque grand et merveilleux secret, lui promit un chevreau de lait, des fromages frais, de la creme, et plutôt la chèvre avec. Adonc le voyant Lycenion plus naïf et plus simple encore qu’elle n’avoit imaginé, se prit à l’instruire en cette façon. Elle lui commanda de s’asseoir auprès d’elle, puis de la baiser tout ainsi qu’ils avoient de coutume entre eux, et en la baisant de l’embrasser, et finablement de se coucher à terre au long d’elle. Comme il se fut assis, qu’il l’eut baisée, se fut couché, elle, le trouvant en état, le souleva un peu et se glissa sous lui, puis elle le mit dans le chemin qu’il avoit jusque-là cherché, ou chose ne fit qui ne soit en tel cas accoutumée, nature elle-même du reste l’instruisant assez.

Finie l’amoureuse leçon, Daphnis, aussi simple que devant, s’en voulut courir vers Chloé pour lui faire tout aussitôt ce qu’il venoit d’apprendre, comme s’il eût eu peur de l’oublier. Mais Lycenion le retint et lui dit : « Il faut que tu sçaches encore ceci, Daphnis ; c’est que comme j’étois déjà femme, tu ne m’as point fait mal à ce coup ; car un autre homme, il y a déjà quelque temps, m’enseigna cela que je te viens d’apprendre et en eut mon pucelage pour son loyer. Mais Chloé, lorsqu’elle luttera cette lutte avec toi, la première fois elle criera, elle pleurera, et si saignera, comme qui l’auroit tuée ; mais n’aye point de peur, et quand elle voudra se prêter à toi, amène-la ici, afin que si elle crie, personne ne l’entende, et si elle pleure, personne ne la voie, et si elle saigne, qu’elle se puisse laver en cette fontaine. Et te souvienne cependant que je t’ai fait homme premier que Chloé. »

Après lui avoir donné ces avis, Lycenion s’en alla d’un autre côté du bois, faisant semblant de chercher encore son oison, et Daphnis alors songeant à ce qu’elle lui avoit dit, ne savoit plus s’il oseroit rien exiger de Chloé outre le baiser et l’embrasser. Il ne vouloit point la faire crier, car ce lui sembloit acte d’ennemi ; ni la faire pleurer, car c’eût été signe qu’elle eût senti mal ; ou la faire saigner, car étant novice, il craignoit ce sang, et pensoit être impossible qu’il sortît du sang sinon d’une blessure. Si s’en revint du bois en résolution de prendre avec elle les plaisirs accoutumés seulement, et venu à l’endroit où elle étoit assise faisant un chapelet de violette, lui controuva qu’il avoit arraché des serres mêmes de l’aigle l’oison de Lycenion ; puis l’embrassant, la baisa comme Lycenion l’avoit baisé durant le déduit, car cela seul lui pouvoit-il, à son avis, faire sans danger ; et Chloé lui mit sur la tête le chapelet qu’elle avoit fait, et en même temps lui baisoit les cheveux, comme sentant à son gré meilleur que les violettes ; puis lui donna de sa panetière à repaître du raisin sec et quelques pains, et souventefois lui prenoit de la bouche un morceau et le mangeoit, elle, comme petits oiseaux prennent la becquée du bec de leur mère.

Ainsi qu’ils mangeoient ensemble, ayant moins de souci de manger que de s’entrebaiser, une barque de pêcheurs parut, qui voguoit au long de la côte. Il ne faisoit vent quelconque, et étoit la mer fort calme, au moyen de quoi ils alloient à rames et ramoient à la plus grande diligence qu’ils pouvoient, pour porter en quelque riche maison de la ville leur poisson tout frais pêché ; et ce que tous mariniers ont accoutumé de faire pour alléger leur travail, ceux-ci le faisoient alors ; c’est que l’un d’eux chantoit une chanson marine, dont la cadence régloit le mouvement des rames, et les autres, de même qu’en un chœur de musique, unissoient par intervalles leur voix à celle du chanteur. Or, tant qu’ils voguèrent en pleine mer, le son dans cette étendue, se perdoit, et la voix s’évanouissoit en l’air ; mais quand ils vinrent à passer la pointe d’un écueil et entrer en une baye profonde en forme de croissant, on ouït bien plus fort le bruit des rames, et bien plus distinctement le refrain de leur chanson ; pource que le fond de la baye se terminoit en un vallon creux, lequel recevant le son, comme le vent qui s’entonne dedans une flûte, rendoit un retentissement qui représentoit à part le bruit des rames, et la voix des chanteurs à part, chose plaisante à ouïr. Car comme une voix venoit d’abord de la mer, celle qui répondoit de terre resonnoit d’autant plus tard, que plus tard avoit commencé l’autre.

Daphnis qui savoit que c’étoit de ce retentissement, ne regardoit rien qu’en la mer, et prenoit singulier plaisir à voir la barque voguer vite comme voleroit un oiseau, tâchant à retenir quelque chose de la chanson qu’il pût jouer après sur sa flûte. Mais Chloé n’ayant jamais ouï ce resonnement de la voix qu’on appelle écho, tournoit la tête, tantôt du côté de la mer, lorsque les pêcheurs chantoient, tantôt vers le bois, cherchant qui leur répondoit. Eux passés, tout se tut en la mer et dans le vallon ; et Chloé demandoit à Daphnis si derrière l’écueil y avoit point une autre mer, une autre barque et d’autres rameurs qui chantassent. Il se prit doucement à sourire, et plus doucement encore la baisa, puis lui mettant sur la tête le chapelet de violettes, commença à lui conter la fable d’Écho, lui demandant pour loyer de lui faire ce beau conte, dix autres baisers. Si lui dit : « Il y a, ma mie, plusieurs sortes de Nymphes ; les unes sont Nymphes des bois, les autres des prés ou des eaux, toutes belles, toutes savantes en l’art de chanter ; et fille d’une d’elles fut jadis Écho, mortelle, pource qu’elle étoit née d’un père mortel, belle, comme fille de belle mère. Elle fut nourrie par les Nymphes et apprise par les Muses, qui lui montrèrent à jouer de la flûte, à former des sons sur la lyre et sur la cithare, et lui enseignèrent toute sorte de chant ; si qu’étant jà venue en la fleur de son âge, elle dansoit avec les Nymphes et chantoit avec les Muses : mais elle fuyoit les mâles, autant les Dieux que les hommes, aimant la virginité. Pan se courrouça contre elle, jaloux de ce qu’elle chantoit si bien, et dépité de ne pouvoir jouir de sa beauté. Il rendit furieux les pâtres et chevriers du pays, qui, comme loups ou chiens enragés, se jetèrent sur la pauvre fille, la déchirèrent, chantant encore, et çà et là dispersèrent ses membres pleins d’harmonie. Terre les reçut en faveur des Nymphes, conserva son chant, retient sa musique, et depuis, par le vouloir des Muses, imite les voix et les sons, représente, ainsi que faisoit la pucelle de son vivant, hommes, Dieux, bêtes, instruments et Pan quand il joue de la flûte, lequel entendant contrefaire son jeu, saute et court par les montagnes, non pour autre envie, mais cherchant où est l’écolier qui se cache et répète son jeu, sans qu’il le voie ni connoisse. »

Daphnis ayant fait ce conte, Chloé le baisa, non seulement dix fois, comme il avoit demandé, mais beaucoup plus. Car Écho redit, peu s’en faut, tout ce qu’il avoit dit, comme pour témoigner qu’il n’avoit point menti.

La chaleur alloit tous les jours de plus en plus augmentant, parceque le printemps finissoit et l’été commençoit ; et aussi avoient-ils de nouveaux passetemps convenables à la saison d’été. Daphnis nageoit dans les rivières, Chloé se baignoit dans les fontaines ; il jouoit de la flûte à l’envi des pins que les vents faisoient resonner ; elle chantoit à l’encontre des rossignols à qui mieux mieux. Ensemble ils chassoient aux cigales, prenoient des sauterelles, cueilloient les fleurs, crouloient les arbres, mangeoient les fruits ; et à la fin se couchèrent tous deux sous une même peau de chèvre, nue à nu ; et lors eût Chloé facilement été faite femme, si Daphnis n’eût craint de lui faire sang ; de quoi il avoit si belle peur, qu’appréhendant de n’être pas toujours maître de soi, souvent il empêchoit Chloé de se dépouiller toute nue, tellement qu’elle-même s’en étonnoit ; mais elle avoit honte de lui en demander la cause.

Il y eut durant cet été grande presse et pourchas amoureux autour de Chloé pour l’avoir en mariage, et venoit-on de tous côtés la demander à Dryas. Aucuns lui portoient des présents, et tous lui faisoient de grandes promesses ; tellement que Napé, mue d’avarice, lui conseilloit de la marier, et ne tenir point plus long-temps une fille si grande en sa maison ; que si on ne se hâtoit de lui donner mari, elle pourroit à l’aventure bientôt, en gardant ses bêtes par les champs, perdre son pucelage, et se marier pour des pommes ou des roses avec quelque berger ; et, ce disoit Napé, valoit mieux, pour le bien d’elle et d’eux aussi, la faire maîtresse de la maison de quelque bon laboureur, et prendre ce qu’on leur offroit qu’ils garderoient à leur propre fils. Car nonguères auparavant leur étoit né un petit garçon. Et Dryas lui-même quelquefois se laissoit aller à ces raisons ; aussi que chacun lui faisoit des offres bien au-delà de ce que méritoit une simple bergère ; mais considérant puis après que la fille n’étoit pas née pour s’allier en paysannerie, et que s’il arrivoit qu’un jour elle retrouvât sa famille, elle les feroit tous heureux, il différoit toujours d’en rendre certaine réponse, et les remettoit d’une saison à l’autre, dont lui venoit à lui cependant tout plein de présents qu’on lui faisoit.

Ce que Chloé entendant en étoit fort déplaisante, et toutefois fut long-temps sans vouloir dire à Daphnis la cause de son ennui. Mais voyant qu’il l’en pressoit et importunoit souvent, et s’ennuyoit plus de n’en rien savoir qu’il n’auroit pu faire après l’avoir su, elle lui conta tout : combien ils étoient de poursuivants qui la demandoient ; combien riches ! les paroles que disoit Napé à celle fin de la faire accorder, et comment Dryas n’y avoit point contredit, mais remettoit le tout aux prochaines vendanges. Daphnis oyant telles nouvelles, à peine qu’il ne perdit sens et entendement, et se séant à terre, se prit à pleurer, disant qu’il mourroit si Chloé cessoit de venir aux champs garder les bêtes avec lui, et que non lui seulement, mais que les brebis et moutons en mourroient de déplaisir, s’ils perdoient une telle bergère. Puis y ayant un peu pensé, il reprit courage et se mit en tête qu’il la pourroit avoir lui-même, s’il la demandoit à son père, espérant facilement l’emporter sur tous les autres, et leur être préféré. Une chose pourtant le troubloit ; Lamon n’étoit pas riche ; ce seul point lui affoiblissoit fort son espérance. Toutefois il se résolut, quoi qu’il en pût arriver, de la demander à femme, et Chloé même en fut d’avis. Si n’en osa de prime abord rien dire à Lamon, mais découvrit plus hardiment son amour à Myrtale, et lui tint propos comme il desiroit épouser Chloé.

Myrtale la nuit en parla à son mari. Mais Lamon le trouva fort mauvais, et appela sa femme bête, de vouloir marier à une fille de simples bergers, tel gars, à qui elle savoit bien que les marques et enseignes trouvées quant et lui, promettoient autre fortune, et qui un jour ou l’autre étant reconnu des siens, les pourroit, eux, non seulement affranchir de servitude, mais les faire maîtres de meilleure et plus grande terre que celle qu’ils tenoient comme serfs. Myrtale toutefois craignant que le garçon épris d’amour, s’il perdoit ainsi tout espoir de ce que tant il desiroit, ne fût capable de quelque funeste résolution, lui allégua d’autres motifs et prétextes de refus : « Nous sommes, ce lui dit-elle, pauvres, mon enfant, et avons besoin d’une fille qui nous apporte, plutôt qu’à qui il faille donner : au contraire ils sont riches, eux, et si veulent avoir un mari qui leur donne. Mais va, fais tant envers Chloé, et elle envers son père, qu’il ne nous demande pas grand’chose et qu’il te la donne en mariage. Sans doute, elle t’aime aussi, et elle aimera bien mieux coucher avec toi pauvre et beau, qu’avec pas un de ceux-là, qui sont riches et laids comme marmots. »

Myrtale crut par ce moyen avoir doucement éconduit Daphnis. Car elle tenoit pour tout assuré que jamais Dryas n’y consentiroit, ayant en main de plus riches partis qui lui offroient beaucoup de biens. Daphnis quant à lui ne se pouvoit plaindre de la réponse, mais se voyant si loin d’espérance, fit ce que les amants qui sont pauvres ont accoutumé de faire ; il se prit à pleurer, et invoqua les Nymphes, lesquelles la nuit ensuivante, ainsi qu’il dormoit, s’apparurent à lui, en même forme et manière que la première fois ; et lui dit la plus âgée d’elles : « A un autre Dieu touche le soin du mariage de Chloé : nous te donnerons, nous, de quoi gagner Dryas. Le bateau des Méthymniens, dont tes chèvres broutèrent le lien l’année passée, fut ce jour-là par les vents emporté bien loin de terre : mais d’autres souffles la nuit le jetèrent contre la côte, où il périt et tout ce qui étoit dedans, sinon qu’avec le débris l’onde poussa sur la grève une bourse de trois cents écus, et est là couverte d’algue, près d’un dauphin mort, qui a été cause que nul passant ne s’en est encore approché, fuyant un chacun la puanteur de cette pourriture. Vas-y, prends la bourse, et la donne. Ce sera assez à cette heure pour montrer que tu n’es point pauvre : mais un temps viendra que tu seras riche. »

Aussitôt dites ces paroles, elles disparurent avec la nuit, et le jour commençant à poindre, Daphnis se leva tout joyeux, chassa ses bêtes aux champs avec les sons accoutumés, et ayant baisé Chloé, salué les Nymphes, s’en courut au bord de la mer, comme s’il eût voulu s’asperger d’eau marine. Là se promenant sur le sable, il alloit par-tout regardant s’il trouveroit point ces trois cents écus, à quoi il n’eut pas grand peine ; car la mauvaise odeur du dauphin corrompu lui donna incontinent au nez, et lui servit de guide jusqu’au lieu, où ayant écarté les algues, il trouva dessous la bourse pleine, qu’il enleva, et la mit dans sa panetière. Mais il ne partit point de là qu’il n’eût adoré et remercié les Nymphes, et même la mer ; car tout berger qu’il étoit, il aimoit la mer alors, et elle lui sembloit douce et bonne plus que la terre, pource qu’elle l’aidoit à parvenir au mariage de son amie. Étant saisi de cet argent, il n’attendit pas davantage ; ains s’estimant le plus riche, non pas seulement de tous les paysans de là entour, mais aussi de tous les vivants, s’en alla droit à Chloé, lui conta le songe qu’il avoit eu, lui montra la bourse qu’il avoit trouvée, et lui dit de garder leurs bêtes jusqu’à ce qu’il fût de retour ; puis prit sa course vers Dryas, lequel il trouva battant le bled dans l’aire avec sa femme Napé. Si lui commença un brave propos, en lui disant ces paroles :

« Donne-moi Chloé en mariage. Je sais bien jouer de la flûte ; je sais bien besogner aux vignes et aux arbres, labourer la terre, vanner le bled au vent ; et comment je sais gouverner les bêtes, elle-même Chloé te le peut témoigner. On me bailla au commencement cinquante chèvres ; je les ai fait multiplier deux fois autant ; et si ai élevé de beaux et grands boucs jusqu’à dix, là où premièrement n’en ayant que deux, nous falloit la plupart du temps mener nos chèvres ailleurs ; et si suis jeune et votre voisin, de qui nul ne se sauroit plaindre. Une chèvre m’a nourri, comme Chloé une brebis ; et bien que pour tant de choses, je dusse être préféré aux autres qui la demandent, encore te donnerai-je plus qu’eux. Ils te donneront, eux, quelques chèvres, quelques moutons, quelque couple de bœufs galeux, du bled de quoi nourrir trois poules ; mais moi, voici trois cents écus. Seulement, je te prie que personne n’en sache rien, non pas même mon père Lamon. » En disant ces mots, il lui délivra l’argent, et le baisa quant et quant.

Dryas et Napé, voyant si grosse somme de deniers, qu’ils n’en avoient jamais tant vu ensemble, lui promirent aussitôt qu’il auroit Chloé pour sa femme, et dirent qu’ils feroient bien trouver bon ce mariage à Lamon. Si demeurèrent Daphnis et Napé à chasser les bœufs sur l’aire, et faire sortir avec la herse le bled des épis, pendant que Dryas, ayant premièrement serré la bourse et l’argent, s’en alla devers Lamon et Myrtale, pour leur demander, à vrai dire au rebours de la coutume, leur jeune garçon en mariage.

Il les trouva qu’ils mesuroient l’orge après l’avoir vannée, et se plaignoient qu’à grand peine en recueilloient-ils autant comme ils en avoient semé. Il les reconforta, disant qu’ainsi étoit-il par-tout ; puis leur demanda Daphnis à mari pour Chloé, et leur dit que combien que d’autres lui offrissent et donnassent beaucoup pour l’accorder, il ne vouloit d’eux rien avoir, ains plutôt étoit prêt à leur donner du sien. Car ils ont, disoit-il, été nourris ensemble, et gardant leurs bêtes aux champs, se sont pris l’un l’autre en telle amitié, qu’il seroit maintenant malaisé de les séparer ; et si étoient bien d’âge tous deux pour coucher ensemble. Il leur alléguoit ces raisons et assez d’autres, comme celui qui pour loyer de les persuader, avoit reçu trois cents écus.

Lamon ne pouvant plus s’excuser sur sa pauvreté, puisque les parents même de la fille l’en prioient, ni sur l’âge de Daphnis, car il étoit déja en son adolescence bien avant, n’osa néanmoins dire encore à quoi tenoit qu’il n’y consentît, qui étoit que tel parentage ne convenoit point à Daphnis ; mais après y avoir un peu de temps pensé, il lui répondit en cette sorte : « Vous êtes gens de bien de préférer vos voisins à des étrangers, et de n’aimer point plus la richesse que l’honnête pauvreté. Veuillent Pan et les Nymphes vous en récompenser ! Et quant à moi, je vous promets que j’ai autant d’envie comme vous que ce mariage se fasse ; autrement serois-je bien insensé, me voyant déja sur l’âge et ayant plus besoin d’aide que jamais, si je n’estimois un grand heur d’être allié de votre maison ; et si est Chloé telle que l’on la doit souhaiter, belle et bonne fille, et où il n’y a que redire. Mais étant serf comme je suis, je n’ai rien dont je puisse disposer, ains faut que mon maître le sache et qu’il y consente. Or donc, différons, je vous prie, les noces jusques aux vendanges, car il doit, au dire de ceux qui nous viennent de la ville, se trouver alors ici ; et lors ils seront mari et femme, et en attendant s’aimeront comme frère et sœur. Mais veux-tu que je te dise ? tu prétends pour gendre, Dryas, un qui vaut trop mieux que nous. » Cela dit, il le baisa et lui présenta à boire ; car il étoit jà près de midi ; et le convoya au retour quelque espace de chemin, lui faisant caresses infinies.

Mais Dryas, qui n’avoit pas mis en oreille sourde les dernières paroles de Lamon, s’en alloit songeant en lui-même qui pouvoit être Daphnis : « Une chèvre fut sa nourrice, les Dieux ont eu soin de lui. Il est beau et ne tient en rien de ce vieillard camus ni de sa femme pelée. Il a trouvé à son besoin ces trois cents écus ; à peine pourroit un chevrier finer autant de noisettes. N’auroit-il point été exposé comme Chloé ? Lamon l’auroit-il point trouvé, comme moi cette petite, avec telles marques et enseignes comme j’en trouvai quant et elle ? O Pan, et vous, Nymphes, veuillez qu’il soit ainsi ! A l’aventure un jour Daphnis, reconnu de ses parents, pourra bien faire connoître ceux de Chloé aussi. » Dryas s’en alloit discourant et rêvant ainsi en lui-même jusques à son aire, où il trouva le gars en grande dévotion d’ouïr quelles nouvelles il apportoit. Si le reconforta en l’appelant de tout loin son gendre, lui promit les noces sans faute aux prochaines vendanges, lui donna la main, foi de laboureur, que Chloé jamais ne seroit à autre que lui. Daphnis aussitôt, sans vouloir ni boire ni manger, s’en recourut vers elle, et l’ayant trouvée qui tiroit ses brebis et faisoit des fromages, il lui annonça la bonne nouvelle de leur futur mariage, et de là en avant ne feignoit de la baiser devant tout le monde, comme sa fiancée, et l’aider en toutes ses besognes, tiroit les brebis dans les seilles, faisoit prendre le lait pour en faire des fromages, mettoit les agneaux sous leur mère, comme aussi ses chevreaux à lui ; puis quand tout cela étoit fait, ils se baignoient, mangeoient, buvoient, puis alloient en quête des fruits mûrs, dont y avoit grande abondance, pource que c’étoit après l’oût, dans la richesse de l’automne ; force poires de bois, force nèfles et azeroles, force pommes de coing, les unes à terre tombées, les autres aux branches des arbres. A terre elles avoient meilleure senteur, aux branches elles étoient plus fraîches ; les unes sentoient comme malvoisie, les autres reluisoient comme or.

Parmi ces pommiers, un ayant été déja tout cueilli, n’avoit plus ni feuille ni fruit. Les branches étoient nues, et n’étoit demeuré qu’une seule pomme à la cime de la plus haute branche. La pomme belle et grosse à merveille, sentoit aussi bon ou mieux que pas une ; mais qui avoit cueilli les autres n’avoit osé monter si haut, ou ne s’étoit soucié de l’abattre ; ou possible une si belle pomme étoit réservée pour un pasteur amoureux. Daphnis ne l’eut pas sitôt vue qu’il se mit en devoir de l’aller cueillir. Chloé l’en voulut garder ; mais il n’en tint compte : pourquoi elle peureuse et dépite de n’être point écoutée, s’en fut où étoient leurs troupeaux, et Daphnis montant au fin faîte de l’arbre, atteignit la pomme qu’il cueillit et la lui porta, et la voyant mal contente, lui dit telles paroles : « Cette pomme, Chloé ma mie, les beaux jours d’été l’ont fait naître, un bel arbre l’a nourrie ; puis mûrie par le soleil, fortune l’a conservée. J’eusse été aveugle vraiment de ne la pas voir là, et sot l’ayant vue de l’y laisser, pour qu’elle tombât à terre, et fût foulée aux pieds des bêtes, ou envenimée de quelque serpent qui eût frayé au long ; ou bien demeurant là haut, regardée, admirée, enviée, eût été gâtée par le temps. Une pomme fut donnée à Vénus comme à la plus belle ; tu mérites aussi bien le prix. Ayant même beauté l’une et l’autre, vous avez juges pareils. Il étoit berger lui ; moi je suis chevrier. » Disant ces mots, il mit la pomme au giron de Chloé, et elle, comme il s’approcha, le baisa si soevement, qu’il n’eut point de regret d’être monté si haut, pour un baiser qui valoit mieux à son gré que les pommes d’or.