Les Patriotes de 1837-1838/09

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Librairie Beauchemin, Limitée (Laurent-Olivier Davidp. 45-52).

SAINT-EUSTACHE — CHÉNIER


Les deux principaux foyers de l’insurrection dans le Nord en 1837 furent Saint-Benoît et Saint-Eustache. Les habitants de ces deux paroisses avaient pour les stimuler l’exemple d’hommes dont la position, le jugement et le patriotisme leur inspiraient la plus grande confiance. C’étaient, à Saint-Benoît, les Girouard, les Dumouchel, les deux Masson, et le curé de la paroisse, M. Chartier dont les paroles enthousiastes remuaient profondément les esprits.

À Saint-Eustache, c’était Chénier.

Il y en avait d’autres, mais Chénier était l’âme du mouvement et son influence se faisait sentir dans toutes les parties du comté des Deux-Montagnes. N’oublions pas les Scott, les Féré, les Barcelo. Nulle part les assemblées publiques n’avaient été plus enthousiastes.

Pendant que les Papineau, les Perrault, les Gauvin, les Brown et les Des Rivières se dirigeaient vers la rivière Chambly pour échapper aux poursuites, de Lorimier, Ferréol Peltier, Papineau de Saint-Martin, et plusieurs autres se rendaient dans le comté des Deux-Montagnes. Ils étaient accueillis à bras ouverts à Saint-Eustache, par le Dr Chénier, et le récit enflammé qu’ils faisaient de ce qui se passait à Montréal portait au comble l’exaspération des esprits.

Girod arriva ; il se disait envoyé par Papineau pour organiser le Nord et le mettre en état de défendre, comme le Sud, ses droits, sa liberté, ses chefs. Alors se formèrent les camps de Saint-Eustache et de Saint-Benoît, dans le but de tenir tête aux volontaires de Saint-André, de Gore et de Chatham, et d’empêcher l’arrestation des chefs patriotes.

Le 6 novembre, on afficha dans le comté des Deux-Montagnes une proclamation de lord Gosford, offrant $2,000 de récompense pour l’arrestation du Dr Chénier. Mais, au lieu de se laisser tenter par les récompenses offertes à la trahison, les patriotes du comté des Deux-Montagnes accoururent de toutes parts autour du Dr Chénier pour s’opposer à son arrestation. Pendant plusieurs jours, il y eut de mille à quinze cents hommes dans le camp de Saint-Eustache.

Girod fut nommé commandant en chef, malgré l’opposition de quelques patriotes, qui voulaient que ce fût Chénier. Mais l’expérience militaire que prétendait avoir Girod, et les conseils de Chénier lui-même, déterminèrent ce choix malheureux.

Chénier prit le titre de colonel.

Il se multiplia et déploya la plus grande activité pendant les jours qui précédèrent la bataille. Ce n’était pas chose facile que de loger, nourrir et satisfaire tant d’hommes, de fortifier leur courage et leur confiance. Un grand nombre, ne pouvant se procurer d’armes, s’en retournèrent dans leurs familles ; beaucoup cédèrent aux conseils de M. Paquin, curé de Saint-Eustache, et de M. Desêve, son vicaire, qui les convainquirent que la résistance aux troupes serait inutile et désastreuse.

Ces deux prêtres essayèrent plusieurs fois d’engager Chénier lui-même à renoncer à ses projets, mais tout fut inutile. Un dimanche après-midi, le 3 décembre, M. Turcotte, curé de Sainte-Rose, qui allait d’un camp à l’autre, apporta à M. Paquin la nouvelle que les patriotes avaient été battus à Saint-Charles. Croyant que cette nouvelle aurait l’effet désiré, M. l’abbé Turcotte et le curé de Saint-Eustache firent mander le Dr Chénier au presbytère, lui racontèrent ce qu’ils savaient et tâchèrent de le convaincre que tout était perdu. M. W. Scott, M. Neil Scott et M. Éméry Féré, qui étaient présents, joignirent leurs instances à celle des trois prêtres, pour le décider à écouter les conseils qu’on lui donnait. Chénier répondit que les nouvelles apportées par M. Turcotte étaient fausses. « Dans tous les cas, dit-il, je suis décidé à mourir les armes à la main, plutôt que de me rendre. La crainte de la mort ne changera pas ma résolution. Autant vaudrait essayer de calmer la mer en fureur que de m’arrêter. »

M. Paquin rapporte, néanmoins, que plusieurs fois, pendant la conversation, Chénier parut ému, qu’on vit même des larmes couler sur ses joues.

Plus le moment fatal approchait, plus Chénier devenait grave et pensif. Il était brave, il ne craignait pas la mort, mais la bravoure ne détruit pas le sentiment ; au contraire, les soldats les plus intrépides sont souvent les hommes les plus sensibles. Or, Chénier avait une femme et un enfant que sa mort devait laisser sans ressources. À trente-et-un ans, dans toute la sève et la force de la jeunesse, on ne songe pas sans tristesse à quitter la vie, à se séparer de ceux qu’on aime. Il n’y a pas de doute qu’il pensait aussi au sort des braves qui le suivaient. Il savait que la victoire coûterait cher et que la défaite serait la ruine et la mort d’un grand nombre de ses compatriotes. Mais le Dr Chénier avait résolu, comme Nelson, de ne pas se laisser arrêter sans résistance, et le succès des patriotes de Saint-Denis avait naturellement affermi sa résolution. Persuadé que toutes les révolutions demandent, dans le commencement, des sacrifices et des actes d’énergie, d’audace même, il crut que tout le Nord se soulèverait en masse, si les troupes anglaises étaient battues à Saint-Eustache. La nouvelle de la défaite de Saint-Charles ne le découragea pas ; il n’y crut qu’à demi, et, d’ailleurs, c’était un de ces hommes de fer que rien n’arrête, que rien ne détourne de leur but.

Le 13, M. Chartier, curé de Saint-Benoît, vint visiter les patriotes au camp de Saint-Eustache, et les encouragea à marcher courageusement dans la voie où ils étaient entrés. Girod prit aussi la parole avec une énergie qu’il aurait dû déployer sur le champ de bataille.

Le 14, l’alarme fut donnée ; on sonna le tocsin, et les patriotes se préparèrent au combat. Deux mille hommes d’infanterie, avec neuf pièces d’artillerie, cent vingt hommes de cavalerie et une compagnie de volontaires de quatre-vingts hommes, sous le commandement du capitaine Maxime Globenski, arrivaient à Saint-Eustache.

La compagnie du capt. Globenski ayant fait, la première, son apparition à Sainte-Rose, vis-à-vis de Saint-Eustache, les patriotes crurent que c’était la seule force qu’ils auraient à combattre. Cent cinquante hommes partirent, sous le commandement de Chénier, pour la déloger. Ils s’élancèrent sur la glace, mais ils avaient à peine franchi la moitié de la rivière, qu’ils recevaient, par derrière, une décharge à mitraille. Ils furent stupéfiés quand ils aperçurent, en se retournant, les deux mille hommes de Colborne qui s’avançaient sur le côté nord de la rivière. À cette vue, la plupart perdirent courage et s’enfuirent dans toutes les directions à travers la mitraille qui en blessa plusieurs. Chénier eut de la peine à retourner avec les plus braves au village. Bientôt, les boulets commencèrent à tomber dans le village. Pendant que les patriotes se retranchaient dans le presbytère, le couvent, l’église et quelques-unes des maisons avoisinantes, leur général, le vantard Girod, s’enfuyait, à course de cheval, du côté de Saint-Benoît.

À ce moment, il ne restait plus, pour lutter contre les deux mille soldats de Colborne, que cinq ou six cents hommes, dont la moitié à peu près avaient de bons fusils ; les autres étaient armés de bâtons, de faulx ou de pieux. Sur deux cent cinquante hommes enfermés dans l’église avec Chénier, soixante à quatre-vingts seulement avaient des fusils.

— Qu’allons-nous faire ici, dirent quelques-uns de ces braves à Chénier, nous n’avons pas d’armes ?

— Soyez tranquilles, leur répondit-il gravement, il y en aura de tués, vous prendrez leurs fusils.

Paroles héroïques qui méritent d’être conservées !

Chénier avait le calme énergique des martyrs ou des héros en face de la mort. Il commandait, et il y avait dans son regard, dans sa voix, dans ses gestes, une telle détermination, qu’on lui obéissait machinalement.

Pendant que les boulets de Colborne ébranlaient les murs des édifices où les patriotes étaient renfermés, la cavalerie et l’infanterie cernaient le village et s’emparaient de toutes les issues. À la vue de ce cercle de fer et d’acier qui se resserrait sur eux, Chénier et ses hommes virent bien que tout était perdu ; un bon nombre se hâtèrent de s’enfuir, mais les plus braves ne songèrent plus qu’à vendre chèrement leur vie.

Ceux qui étaient dans la maison de M. Scott forcèrent un détachement d’artillerie de retraiter. Ce fut la seule fois pendant la canonnade que les troupes anglaises s’exposèrent aux balles des insurgés. Enfin, le signal de l’assaut fut donné et on fit feu de tous côtés en s’avançant sur les édifices occupés par les patriotes. Ceux-ci répondirent vigoureusement pendant quelque temps ; mais leurs balles se perdirent et ils furent bientôt enveloppés dans un nuage de fumée entre les murs qui croulaient, au milieu d’une grêle de balles qui leur arrivait de partout.

Les troupes s’étant emparées du presbytère, un poêle qui se trouvait au milieu de la grande salle fut renversé ; le feu prit et, dans un instant, tout fut en flammes. Chénier et ses hommes continuaient de se défendre avec plus d’énergie que d’effet, tirant plus ou moins au hasard du clocher et des fenêtres de l’église.

On peut se faire une idée de ce que ces pauvres gens devaient éprouver. Ils avaient vu s’écrouler au milieu des flammes tous les édifices où leurs compatriotes se défendaient ; ils avaient entendu les cris des blessés et des mourants ; ils avaient vu dévorer par les flammes ceux que les balles ou les baïonnettes avaient épargnés. Entourés de tous côtés, ils savaient bien que le même sort les attendait. Plusieurs voulurent s’enfuir en se jetant par les fenêtres du côté de la rivière, mais la plupart furent tués en sautant. Bientôt il ne resta plus autour du Dr Chénier qu’une poignée de braves qui, imitant l’héroïsme de leur chef, se battaient en désespérés.

Le feu était à l’église et les flammes se propageaient avec rapidité.

Chénier se décida à sortir. Il fit appel à ses gens et leur dit de le suivre, qu’il fallait essayer de passer au travers de l’ennemi. Il sauta avec eux par les fenêtres du côté du couvent, et s’élança, son fusil à la main, vers la porte du cimetière. Une balle le jeta par terre ; il se releva sur un genou, fit feu sur les Anglais, et reçut une autre balle en pleine poitrine, au moment où il essayait de recharger son fusil. Le brave Chénier tomba pour ne plus se relever.

Soixante-dix patriotes périrent par le fer et le feu, la plus grande partie du village fut consumée. Du côté des troupes, il n’y eut que trois hommes tués et quelques blessés. Des bandes de soldats et de volontaires parcoururent le village et couronnèrent leur victoire par le vol et le pillage ; ils fouillèrent les morts et volèrent jusqu’aux vases sacrés.

Parmi ceux qui se distinguèrent pendant la bataille, l’histoire doit mentionner Guitard, Deslauriers et Major, qui combattirent jusqu’au dernier moment à côté de Chénier.

Charles Forget, Étienne Forget et Jean-Baptiste Forget, de Saint-Janvier, furent tués tous les trois. Ils étaient partis, la veille du combat, avec deux Montigny, Régis Desjardins, Charles Maurice et Vannier. Rendus à Saint-Eustache, ils s’enfermèrent, à l’arrivée des troupes, les uns dans l’église, sous le commandement de Chénier, les autres dans le presbytère. Charles Forget commandait les patriotes retranchés dans le presbytère et se battit toute la journée avec le plus grand courage.

Lorsque le presbytère fut tout en flammes, Forget sortit avec ses braves au milieu des balles. Le fameux Porteous, qui était à la tête d’une compagnie de volontaires, l’ayant aperçu, lui cria :

— Forget, qu’êtes-vous venu faire ici ?

— Me battre pour mon pays, répondit Forget.

Là-dessus, un volontaire tira sur lui et la balle passa à travers la tuque bleue du père Forget. Celui-ci tira à son tour et le volontaire tomba pour ne plus se relever ; mais, presqu’en même temps, le vieux patriote recevait une balle en pleine poitrine et expirait, quelques heures après, en prononçant les paroles suivantes : « Je meurs pour ma patrie. »

Il faut voir dans l’affaire de Saint-Eustache une protestation plutôt qu’un combat. On y trouve plus de courage et d’héroïsme que d’habileté. Avec cinq cents hommes déterminés, Chénier aurait pu tenir tête aux troupes envoyées pour l’arrêter. Il aurait été si facile de surprendre les troupes sur le chemin, de briser la glace sous leurs pieds, ou bien encore de faire en face de l’église de Saint-Eustache des terrassements qui, joints aux maisons avoisinantes, auraient formé un système de défense formidable.

Mais n’oublions pas que les conseils du curé et du vicaire de la paroisse et l’exemple de quelques-uns des chefs avaient réduit le nombre des patriotes à une poignée d’hommes, que Chénier, improvisé général au dernier moment, lorsque le canon déjà se faisait entendre, eut à peine le temps de se renfermer dans l’église avec les braves restés autour de lui pour partager son sort.

Plus on critique la conduite de ces braves gens au point de vue de l’art militaire et même des plus simples règles de la prudence, plus on doit au moins rendre hommage à leur valeur, à leur indomptable énergie. Aussi, Saint-Eustache sera toujours un lieu sacré pour ceux qui croient que le mérite des actions n’est pas dans le succès, mais dans la sincérité des motifs, la noblesse des convictions et la grandeur du dévouement.

L’étranger lui-même ne peut passer devant la vieille église qui fut le théâtre de la lutte que nous venons de raconter sans s’arrêter, sans contempler avec respect les cicatrices des blessures que les boulets de Colborne lui ont faites en 1837. L’indifférent veut voir l’endroit où Chénier est tombé. Comment les Canadiens-français pourraient-ils jamais oublier de mentionner parmi les souvenirs qui honorent leur nationalité Saint-Eustache et Chénier ?