Les Patriotes de 1837-1838/22

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Librairie Beauchemin, Limitée (Laurent-Olivier Davidp. 104-110).

lucien gagnon


Lucien Gagnon, ou « Gagnon l’habitant, » comme on l’appelait, était un cultivateur à l’aise de la Pointe-à-la-Mule, paroisse de Saint-Valentin.

À côté des chefs illustres dont le nom et le génie ont tant d’empire, il faut au peuple, dans les temps de troubles, pour l’entraîner, des hommes qui ont vécu avec lui, et dont il a pu connaître et apprécier depuis longtemps la sincérité.

Gagnon a été, dans les paroisses du sud de Montréal, l’un de ces hommes, de ces chefs populaires.

Lucien Gagnon prit part de bonne heure à l’agitation populaire. Il était à la grande assemblée de Saint-Charles, et il en revint plus ardent que jamais, et convaincu qu’il fallait pousser la résistance jusqu’à l’insurrection.

Il parcourut Saint-Valentin et les paroisses environnantes, répandit partout les sentiments qui l’animaient, et engagea la population à se préparer à la lutte.

Les chefs de l’insurrection s’enfuyant aux États-Unis après la bataille de Saint-Charles, s’arrêtèrent à la Pointe-à-la-Mule, virent Gagnon et l’engagèrent à les suivre pour éviter la vengeance des bureaucrates, et aviser aux moyens de prendre leur revanche. Arrivés à Swanton, état de Vermont, ils délibérèrent et décidèrent qu’il fallait rentrer au Canada, les armes à la main. Papineau et O’Callaghan, qu’ils avaient rencontrés, les avaient convaincus que Wolfred Nelson, le vainqueur de Saint-Denis, les attendait à Saint-Césaire, à la tête d’un corps considérable d’insurgés.

Comme les patriotes réfugiés à Swanton n’étaient pas assez nombreux pour faire une pareille incursion, Gagnon s’offrit d’aller au Canada faire une levée d’hommes. C’était une entreprise hardie, dangereuse. En traversant les lignes et en revenant à la tête d’une troupe aux États-Unis, il courait le risque d’être arrêté par les forces anglaises qui gardaient la frontière, ou par les autorités américaines, pour violation des lois de la neutralité.

Gagnon n’hésita pas pourtant ; il partit, entra de nuit sur le sol canadien, parcourut la Pointe-à-la-Mule et les paroisses environnantes, souleva les gens, et parvint à organiser une troupe de cinquante hommes déterminés comme lui.

Nous avons déjà dit, en faisant le récit de la bataille de Moore’s Corner, comment la vaillante troupe fit son chemin au travers des sentinelles anglaises pour rejoindre les patriotes à Swanton, rentra avec eux au Canada, et eut à lutter contre des forces dix fois plus considérables. Gagnon, qui avait reçu deux blessures sérieuses, put, avec beaucoup de peine, regagner la frontière.

Pendant ce temps-là, sa femme et ses enfants étaient victimes de la vengeance de ses ennemis.

Un soir que Mme Gagnon était seule avec ses enfants des hommes armés entrent soudain dans sa maison, l’insultent, la menacent, lui annoncent qu’ils viennent au nom de la reine confisquer tous les biens de son mari, s’emparent en effet de tout, clouent les portes de toutes les chambres de la maison, des granges, bâtiments et dépendances, et donnent trois heures à Mme Gagnon pour sortir avec sa famille. La pauvre femme essaya en vain de toucher ces barbares en leur montrant ses huit enfants pressés autour d’elle, et sa veille mère âgée de soixante-quinze ans ; elle leur demanda même en vain la permission d’emporter des vêtements et des provisions.

Elle fut obligée de partir, dénuée de tout.

Et l’on vit cette pauvre femme sur le chemin, par une nuit noire et froide, aller de porte en porte, un enfant dans les bras, suivie d’une vieille femme de soixante-quinze ans, sa mère, et de sept enfants, tremblants de peur, grelottants de froid. Les bureaucrates avaient tellement effrayé le voisinage, qu’à plusieurs endroits on ne voulut pas recevoir la femme et les enfants de Gagnon. Les fugitifs furent donc obligés de faire une demi-lieue avant de trouver un refuge. Quelques jours après, Mme Gagnon et sa famille prenaient la route des États-Unis. Deux voitures portaient les hardes et les provisions qu’elle avait pu se procurer pour faire son triste voyage ; elle s’en allait, le cœur serré, mais confiante et certaine qu’on la laisserait passer tranquille. Vain espoir ! Elle était à peine partie, qu’une troupe de bureaucrates l’attaquait, pillait les voitures, s’emparait de tout, vêtements et provisions, et la laissait à peine vêtue sur le grand chemin.

Ces faits ne sont-ils pas plus odieux, plus barbares et plus impardonnables que la mort de Weir et de Chartrand et tout ce qu’on a reproché aux patriotes ?

La pauvre femme réussit enfin à franchir la frontière et à rejoindre son mari.

Qu’on juge de la colère de Gagnon, lorsqu’il entendit raconter par sa femme et ses enfants les mauvais traitements dont ils avaient été victimes, ; qu’on se fasse une idée des sentiments de vengeance que ce récit fit germer dans cette âme fortement trempée !

Est-il étonnant qu’on le retrouve, le 28 février, au premier rang de la troupe que Robert Nelson avait organisée pour envahir le Canada, et se joindre aux insurgés qui l’attendaient à quelques milles de la frontière ?

Ils étaient trois cents patriotes qu’animaient les mêmes sentiments de patriotisme, de liberté et de vengeance.

Mais leur projet ayant transpiré, le gouvernement canadien s’était concerté avec les autorités américaines pour le faire avorter. Ils avaient à peine franchi la frontière que leurs armes étaient saisies par les troupes des États-Unis, et les chefs faits prisonniers. Gagnon, malgré son énergie, ne put contenir le chagrin que lui causa cet échec ; il pleura comme un enfant. Cette douleur profonde émut tous ceux qui en furent témoins.

Lucien Gagnon et Chamilly de Lorimier, deux des principaux organisateurs de cette expédition, furent arrêtés par les autorités américaines sous l’accusation d’avoir violé les lois des États-Unis, en y organisant une expédition à main armée contre le Canada. Ils furent acquittés après une enquête qui dura plusieurs jours, dans laquelle on prouva que les patriotes étaient entrés au Canada sans armes.

Mme Gagnon passa une partie de l’hiver avec son mari, à Corbeau, à quelques milles de la frontière. Au mois de mars, cette femme courageuse, voyant sa famille sans ressources, dénuée de tout, entreprit de retourner au Canada pour reprendre possession de leurs biens et essayer d’ensemencer leur terre. Elle réussit, avec l’aide de ses enfants et de quelques voisins, à semer quelques minots de grains.

Gagnon, bravant le danger qui le menaçait, allait voir sa famille, la nuit, à travers les bois. Plusieurs fois, il faillit être pris et n’échappa qu’a force de ruse et d’audace.

C’est dans une de ces visites, au commencement de juillet, qu’il lut dans un journal, la proclamation de lord Durham qui l’excluait du bénéfice de l’amnistie. Sa femme et ses enfants, alarmés, le prièrent de ne plus s’exposer. « Ne craignez, rien, répondit Gagnon, jamais un bureaucrate n’aura la prime offerte pour ma tête. »

Bientôt Gagnon commence à venir plus souvent que jamais au Canada, car on prépare un autre soulèvement, un mouvement combiné des Canadiens réfugiés aux États-Unis et des patriotes des comtés de Laprairie, de l’Acadie, de Chambly et de Beauharnois. Gagnon est l’homme de confiance de Robert Nelson, le porteur de ses messages ; il se multiplie pour assurer le succès de la nouvelle insurrection ; il croit que, cette fois, le triomphe est assuré ; il ne recule devant aucun sacrifice, aucun danger.

Un soir, un courrier lui apprend que Nelson veut le voir à Napierville. Il part avec l’intention de revenir pendant la nuit. Il a été vu, un traître le dénonce. Vers onze heures, un grand bruit se fait autour de la maison ; ce sont des dragons qui arrivent dans l’espérance de le surprendre. Ils enfoncent les portes, crient, jurent, menacent, cherchent, fouillent partout, et ne trouvant pas celui qu’ils cherchaient, veulent savoir où il est. Ils s’adressent à l’aîné des fils de M. Gagnon, et veulent le faire parler ; comme il refuse, ils se précipitent sur lui, le garrottent et le soumettent à toutes sortes de mauvais traitements. Ils percent de plusieurs coups de baïonnette son frère Jules, et brisent, d’un coup de crosse de fusil, l’épaule de la mère de Mme Gagnon, une pauvre vieille femme de soixante-quinze ans. L’un des enfants, Médard, vient à bout de s’esquiver et va au-devant de son père pour l’avertir. Il le rencontre à quelques arpents, revenant à cheval de Napierville avec un de ses amis ; il lui raconte ce qui se passe, et le supplie de se sauver. Gagnon refuse, il veut, dans sa colère, aller défendre sa famille. Son ami lui fait comprendre que c’est inutilement vouloir se faire tuer ; il se laisse convaincre et rebrousse chemin, le désespoir dans l’âme.

Mme Gagnon, ne sachant ce qui se passe, est dans des angoisses mortelles ; elle envoie l’aînée de ses filles, âgée de douze ans, guetter son père. La pauvre enfant passe le reste de la nuit blottie près de la clôture sur le bord du chemin.

Enfin, le jour arrivé, les dragons évacuent la maison, après avoir brisé une partie des meubles, et promettent de revenir bientôt.

Mme Gagnon, comprenant que sa vie et celle de ses enfants étaient en danger, reprenait, le lendemain, le chemin des États-Unis.

Quelques jours après, Robert Nelson entrait au Canada, à la tête de deux à trois cents réfugiés, et se rendait à Napierville pour donner le signal de l’insurrection et arborer l’étendard de l’indépendance. Gagnon avait été chargé, avec le Dr Côte, de tenir les communications libres entre Rouse’s Pointe et Napierville, et de faire parvenir à Nelson des armes et des munitions.

Lucien Gagnon avait réussit à regagner les États-Unis après la bataille d’Odelltown. Les émotions violentes, les fatigues et les privations qu’il avait éprouvées avaient fini par ébranler sa santé.

La consomption le prit, et, après avoir langui pendant deux ans, il mourut, le 7 janvier 1842, à Champlain, après avoir reçu tous les secours de la religion. Sa fin fut digne de sa vie ; ses dernières paroles furent pour son Dieu et son pays. « Je meurs pour ma patrie, dit-il, qu’elle soit heureuse ! »

C’était vrai, il mourait victime de sa nature ardente et généreuse, de son patriotisme.

Son corps fut transporté à Saint-Valentin, et l’on vint de tous côtés à ses funérailles. Les cultivateurs se firent un devoir de rendre un dernier hommage à celui qu’ils avaient si longtemps considéré comme l’un de leurs chefs, à cet homme de cœur qui avait tout sacrifié pour la cause populaire.

Il fut enterré, conformément au désir qu’il avait manifesté, avec la tuque bleue et l’habit d’étoffe du pays, qu’il portait toujours. M. Bourassa, député de Saint-Jean, était parmi ceux qui portèrent son corps en terre.

Lucien Gagnon était de moyenne taille, robuste, actif, impétueux, aussi prompt à exécuter un projet qu’à le concevoir, d’un esprit fertile en expédients, d’une audace et d’un courage à tout épreuve. Il fut aussi bon époux, bon père et bon chrétien.

Gagnon n’a pas laissé de fortune à ses enfants ; il a tout sacrifié à la cause de la liberté, à sa patrie qu’il aimait tant ; mais il leur a transmis un nom qu’ils ont droit de porter avec orgueil, un nom de véritable patriote.