Les Patriotes de 1837-1838/24

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Librairie Beauchemin, Limitée (Laurent-Olivier Davidp. 130-137).

bonaventure viger


Toutes les époques de luttes et de combats ont leurs héros légendaires, leurs types populaires. On voit dans toutes les révolutions quelqu’un en qui se personnifient l’esprit et le caractère de la nation, un homme auquel se rattachent les traditions de ces époques fécondes en grandes actions. Bonaventure Viger sera, il l’est déjà, le héros légendaire de 1837, l’une des figures dont le drame et le roman se plairont à perpétuer le souvenir.

Il est né à Boucherville ; il appartient à une famille qui, depuis deux cents ans, n’a cessé de fournir à la patrie de bons et utiles citoyens, des hommes remarquables même. Son père était cousin germain de l’hon. D.-B. Viger.

Bonaventure Viger était, en 1837, un joli et solide garçon de trente-quatre à trente-cinq ans, de moyenne taille, mais de bonne mine, bien planté, à la jambe cambrée, à la poitrine bombée, aux muscles d’acier, capable de tout entreprendre et de supporter les plus grandes fatigues. Il avait l’œil vif, la figure animée, la tête chaude, mais bonne, la parole abondante et énergique, le cœur plein de courage et de patriotisme.

Les injustices des bureaucrates et les discours enflammés des chefs patriotes surexcitèrent à un degré considérable cette nature bouillante et généreuse. Bonaventure Viger devint bientôt connu de dix lieues à la ronde pour l’un des plus chauds patriotes du comté de Chambly, l’un des plus fidèles disciples de Papineau. Il était à la grande assemblée de Saint-Charles, le 24 octobre 1837, et seconda l’une des résolutions qu’on y passa.

Un dimanche, à l’issue de la messe, il fit un discours, à la porte de l’église, pour inviter les gens de la paroisse à se réunir chez lui. Il dit qu’il fallait se tenir prêt à toute éventualité ; que les jeunes gens devaient se discipliner ; que pour lui, il était prêt à donner deux cents minots d’avoine pour acheter de la poudre et des balles.

Ils se réunirent en effet, firent l’exercice une couple de fois et fondirent quelques balles.

Nous avons raconté le rôle qu’il joua dans l’affaire du chemin de Chambly. C’est à lui et au capitaine Vincent qu’appartient ce premier succès des patriotes en 1837.

Lorsque l’excitation de la lutte se fût un peu calmée, les patriotes, réunis chez Vincent, se mirent à réfléchir sur la gravité de la position qu’ils venaient de prendre vis-à-vis du gouvernement, et décidèrent qu’ils devraient se séparer jusqu’à nouvel ordre.

Viger se rendit le même soir à Boucherville, et passa la nuit chez son père où il demeurait, et le lendemain, il partit pour le Nord dans le but de savoir ce qu’on y faisait. Ayant traversé à l’Assomption, il se rendit à l’hôtel du village et demanda une chambre où il pût tout voir et tout entendre sans être vu. Sa curiosité fut satisfaite, car le soir un grand nombre de personnes réunies à l’hôtel parlaient des événements du jour, et surtout de l’affaire du chemin de Chambly, et Viger entendit des gens qui disaient que déjà il y avait une récompense de cinq cents piastres offerte pour son arrestation. Un médecin de l’endroit, un bureaucrate forcené, s’écria qu’il donnerait cinq cents piastres de plus à celui qui arrêterait Viger.

Viger, s’apercevant qu’il n’était pas en sûreté, se hâta de décamper le lendemain, sans tambour ni trompette. Il se dirigea sur Saint-Denis où il trouva les patriotes dans la plus grande excitation et décidés à défendre le Dr Nelson, si les troupes venaient pour l’arrêter. Inutile de dire que Viger fut accueilli avec enthousiasme ; on accourait de tous côtés pour le voir et entendre de sa bouche le récit de son exploit.

Nelson comprenant l’importance d’un homme comme Viger, dans les circonstances, lui conseilla de s’en retourner et d’organiser les patriotes de Longueuil et de Boucherville. Viger partit, mais en passant à Saint-Charles, il fut arrêté par Brown, qui venait de former un camp dans ce village et qui lui donna le commandement de l’avant-garde des patriotes, composée de vingt hommes et chargée de surveiller les mouvements de l’ennemi.

Deux détachements de réguliers avaient reçu ordre, comme on sait, de marcher sur Saint-Charles, où ils devaient opérer leur jonction. Celui qui venait de Sorel, sous les ordres du colonel Gore, s’étant fait battre à Saint-Denis, ne put aller plus loin, mais l’autre, que commandait le colonel Wetherall, continua sa route jusqu’à Saint-Charles. Viger et ses hommes retardèrent autant que possible la marche des réguliers en coupant les ponts sur les rivières, et profitèrent de toutes les chances que leur offrait le terrain pour envoyer plusieurs balles aux soldats. À l’entrée du village, Viger et Lambert culbutèrent les deux officiers qui marchaient en tête des réguliers.

Viger avait dit au brave Lambert :

— Choisis ton homme, moi je prends les plumes blanches.

— C’est bien, dit Lambert, moi je prends les plumes rouges.

Ils tirent et les deux officiers tombent blessés, l’un à la jambe et l’autre à l’épaule. La troupe, furieuse, répond à cette attaque par une décharge générale, une balle emporte le chapeau de Lambert.

— Ah ! vous gâtez mon chapeau, dit Lambert, vous allez payer pour.

Ils rechargent leurs fusils au milieu d’une grêle de balles, tirent presqu’à bout portant et descendent à la hâte la côte où ils se trouvaient. Mais nos deux braves s’apercevant que les soldats mettaient le feu à toutes les maisons d’où ils avaient tiré, crurent qu’ils feraient mieux de discontinuer des escarmouches qui ne produisaient pas un grand effet. Ils se rendirent au camp où il ne trouvèrent plus qu’une soixantaine d’hommes armés que protégeaient des retranchements formés d’arbres renversés.

La lutte était impossible.

Que pouvait faire cette poignée de braves, aussi mal armée que mal commandée, contre un ennemi nombreux et aguerri ? Ils se battirent avec courage, néanmoins ; pendant une heure ils tinrent l’ennemi en échec. Parmi ceux qui se distinguèrent dans cette mémorable et triste affaire, on s’accorde à mettre Viger au premier rang.

Après la bataille, Viger traversa à Saint-Marc et passa la nuit chez M. Drolet. Nelson étant arrivé, le lendemain, on résolut, d’abord, de retourner à Saint-Denis pour y tenter une seconde fois la fortune ; mais, voyant qu’on ne pourrait réunir une force suffisante, on se décida à s’en aller chacun de son côté.

Viger partit pour la frontière avec M. Isaac Laroque. Ils prirent les bois et marchèrent longtemps sans accident ; mais à Bedford, ils furent arrêtés par des volontaires qui leur demandèrent d’où ils venaient. Ils répondirent qu’ils venaient de Québec. Les volontaires parurent les croire, mais quand ils les virent gagner le bois, ils se mirent à leur poursuite. Viger et Laroque auraient pu s’échapper, s’ils avaient connu le bois ; mais ils s’égarèrent et revinrent, après avoir marché longtemps, au point d’où ils étaient partis. C’est là qu’ils furent faits prisonniers.

Viger essaya en vain de démontrer qu’il était l’un des plus fidèles sujets de Sa Majesté, on le conduisit à l’Île-aux-Noix où il eut avec le colonel Williams une conversation dans laquelle il protesta énergiquement contre les mauvais traitements qu’on lui faisait subir.

— Comment pouvait-on arrêter, disait-il, un homme qui, étant venu des États-Unis voir des parents à Québec, s’en retournait tranquillement dans sa famille ? Qui cherchez-vous donc ? demanda-t-il au colonel.

— Nous cherchons Nelson, Jalbert et Bonaventure Viger, répondit le colonel.

De l’Île-aux-Noix on dirigea les prisonniers sur Montréal. Chemin faisant, Bonaventure Viger eut plusieurs altercations avec les volontaires, dont il paya plus d’une fois les insolences par de dures vérités. On avait d’abord espéré l’intimider : mais, quand on vit à quel homme on avait affaire, on le laissa tranquille.

Le premier individu qu’il vit en arrivant à la prison, fut le traître Arnoldi, fils, qui lui annonça sans rougir qu’il serait pendu, le lendemain matin.

— C’est dommage, lui répondit Viger, que je ne t’aie pas envoyé une balle dans la tête sur le chemin de Chambly ; tu n’aurais pas tiré sur la corde qui me pendra.

Arnoldi était dans la cavalerie qui était allée arrêter Davignon et Demaray à Chambly ; on s’explique sa mauvaise humeur à l’égard de Viger.

De tous les prisonniers de 1837, aucun ne causa autant de désagréments que Viger aux fonctionnaires de la prison, et de divertissements à ses compagnons d’infortune. Depuis le commencement jusqu’à la fin, il fut en guerre avec ses geôliers auxquels il rendait dent pour dent, œil pour œil. Tous les jours, c’était une nouvelle scène, un nouveau sujet de rire pour les prisonniers et de jurer pour ceux qui les gardaient. Depuis le plus humble subalterne jusqu’aux fonctionnaires les plus élevés de la prison, tous furent l’objet de ses sarcasmes et de ses quolibets. Il avait coutume de dire que, puisqu’il était pour être pendu, il n’avait pas besoin de se gêner.

Un jour, il demande de l’eau à la sentinelle ; celle-ci refuse d’abord, mais se ravisant, elle prend un gobelet d’eau et le lui apporte. Viger prend le gobelet et le jette à la figure du soldat. Celui-ci furieux, décharge son fusil à travers le guichet de la cellule de Viger. La balle passa loin de Viger, mais alla s’aplatir sur le mur de la cellule de M. Lacoste. La sentinelle s’étant avancé la tête à travers la grille pour voir l’effet produit par son coup de fusil, Viger saisit une bouteille et la lui lança avec tant de force qu’il lui aplatit le nez.

Cette scène causa un grand émoi dans la prison, et les autorités exaspérées résolurent de sévir contre Viger.

En effet, le lendemain, un grand bruit de pas se fait entendre dans les corridors de la prison. C’était l’assistant-shérif qui venait, suivi de cinq soldats, mettre Bonaventure Viger aux fers. Viger, ne voulant pas se laisser mettre aux fers, s’accroche à la première pensée qui lui passe par la tête. Il empoigne de sa main gauche l’assistant-shérif par la basque de son habit, et de l’autre tirant de sa poche un couteau, il lui dit :

— Ah ! puisque je suis pour être pendu je n’ai rien à risquer, il faut que vous m’écoutiez. Est-ce que vous avez le droit de mettre un homme aux fers sans que le shérif y soit ? D’ailleurs, quand je me suis plaint qu’on avait du mauvais pain, on m’a répondu que nous appartenions au militaire ; aujourd’hui j’appartiens au civil, en sorte que vous pouvez toujours empirer mon sort, mais jamais l’améliorer. Envoyez vos soldats, sinon, il va vous arriver malheur. Et il faisait semblant, en disant cela, d’enfoncer son couteau dans le ventre de l’assistant-shérif. Comme celui-ci, un peu déconcerté, ne savait trop que faire, Viger lui dit d’une voix menaçante : « Ho ! vous n’avez pas de temps à perdre ; tenez, sentez-vous la pointe de mon couteau ? »

Le député-shérif convaincu que Viger était capable de faire ce qu’il disait, ordonna aux soldats de se retirer et s’en alla lui-même en disant à Viger qu’il aurait bientôt de ses nouvelles.

Mais le bruit s’étant répandu, le soir, que les troupes arrivaient et qu’une grande revue allait avoir lieu, on oublia la sentinelle et on laissa Viger tranquille.

Quelques jours après, arrivait lord Durham qui accordait une amnistie générale à tous ceux qui avaient pris part à l’insurrection, excepté à vingt-quatre d’entre eux, dont huit furent exilés sans procès aux Bermudes.

Bonaventure Viger fut l’un des huit. Lorsqu’on lui annonça qu’il allait partir pour les Bermudes, il dit que cela valait mieux que d’être pendu. Les gardiens de la prison auraient mieux aimé le voir monter sur l’échafaud, mais ils furent contents tout de même de s’en débarrasser.

Bonaventure Viger continua d’être en exil ce qu’il avait été en prison pour ses compagnons de malheur, un sujet de récréation au milieu de leurs ennuis.

L’exil de nos compatriotes ne fut pas aussi long qu’il menaçait d’être, car l’ordonnance qui les avait condamnés sans procès ayant été désavouée en Angleterre, ils furent mis en liberté à la fin d’octobre. Ils arrivèrent aux États-Unis, quelques jours après la défaite de Robert Nelson à Lacolle.

Bonaventure Viger, qui brûlait plus que jamais d’envoyer des balles aux Anglais, se hâta de se diriger du côté de la frontière. Mais il n’y trouva que quelques bandes errantes et indisciplinées faisant sans gloire et sans profit des incursions sur le sol canadien.

C’est dans une de ces incursions qu’un nommé Vosburgh fut tué pendant que sa maison était incendiée. Bonaventure Viger étant rentré au Canada après cette malheureuse affaire, fut arrêté et accusé, avec Jodoin et de Cartennet, du meurtre de Vosburgh. Les accusés subirent leur procès devant la Cour du Banc du Roi, mais les jurés n’ayant pu s’accorder, ils furent élargis sous caution.

Depuis cette époque, Bonaventure Viger n’a plus fait parler de lui. Ayant épousé une demoiselle Trudel, sœur de M. l’abbé Trudel, il devint père de famille, et citoyen paisible, conservateur même, n’ayant d’autre ambition que de faire les meilleurs fromages de vingt lieues à la ronde. Les fromages de Bonaventure Viger étaient aussi célèbres que ses exploits, et les Anglais s’en régalaient sans scrupule et sans crainte.