Les Paysans/I/2

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Les Paysans/I
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux18 (p. 235-247).

II. Une bucolique oubliée par Virgile

Quand un Parisien tombe à la campagne, il s’y trouve sevré de toutes ses habitudes, et sent bientôt le poids des heures, malgré les soins les plus ingénieux de ses amis. Aussi, dans l’impossibilité de perpétuer les causeries du tête à tête, si promptement épuisées, les châtelains et les châtelaines vous disent-ils naïvement : " Vous vous ennuierez bien ici. " En effet, pour goûter les délices de la campagne, il faut y avoir des intérêts, en connaître les travaux, et le concert alternatif de la peine et du plaisir, symbole éternel de la vie humaine.

Une fois que le sommeil a repris son équilibre, quand on a réparé les fatigues du voyage et qu’on s’est mis à l’unisson des habitudes champêtres, le moment de la vie de château le plus difficile à passer pour un Parisien qui n’est ni chasseur ni agriculteur, et qui porte des bottes fines, est la première matinée. Entre l’instant du réveil et celui du déjeûner, les femmes dorment ou font leurs toilettes et sont inabordables, le maître du logis est parti de bonne heure à ses affaires, un Parisien se voit donc seul de huit heures à onze heures, l’instant choisi dans presque tous les châteaux pour déjeûner. Or, après avoir demandé des amusements aux minuties de la toilette, il a perdu bientôt cette ressource ; s’il n’a pas apporté quelque travail impossible à réaliser, et qu’il remporte vierge en en connaissant seulement les difficultés, un écrivain est donc obligé alors de tourner dans les allées du parc, de bayer aux corneilles, de compter les gros arbres. Or, plus la vie est facile, plus ces occupations sont fastidieuses, à moins d’appartenir à la secte des quakers-tourneurs, à l’honorable corps des charpentiers ou des empailleurs d’oiseaux. Si l’on devait, comme les propriétaires, rester à la campagne, on meublerait son ennui de quelque passion pour la géologie, la minéralogie, l’entomologie, ou la Flore du département ; mais un homme raisonnable ne se donne pas un vice pour tuer une quinzaine de jours. La plus magnifique terre, les plus beaux châteaux deviennent donc assez promptement insipides pour ceux qui n’en possèdent que la vue. Les beautés de la nature semblent bien mesquines, comparées à leur représentation au théâtre. Paris scintille alors par toutes ses facettes. Sans l’intérêt particulier qui vous attache, comme Blondet, aux lieux honorés par les pas, éclairés par les yeux d’une certaine personne, on envierait aux oiseaux leurs ailes pour retourner aux perpétuels, aux émouvants spectacles de Paris et à ses déchirantes luttes.

La longue lettre écrite par le journaliste doit faire supposer aux esprits pénétrants qu’il avait atteint moralement et physiquement à cette phase particulière aux passions satisfaites, aux bonheurs assouvis, et que tous les volatiles engraissés par force représentent parfaitement quand, la tête enfoncée dans leur gésier qui bombe, ils restent sur leurs pattes, sans pouvoir ni vouloir regarder le plus appétissant manger. Aussi, quand sa formidable lettre fut achevée, Blondet éprouva-t-il le besoin de sortir des jardins d’Armide et d’animer la mortelle lacune des trois premières heures de la journée ; car, entre le déjeûner et le dîner, le temps appartenait à la châtelaine, qui savait le rendre court. Garder, comme le fit madame de Montcornet, un homme d’esprit pendant un mois à la campagne sans avoir vu sur son visage le rire faux de la satiété, sans avoir surpris le bâillement caché d’un ennui qui se devine toujours, est un des plus beaux triomphes d’une femme. Une affection qui résiste à ces sortes d’essais doit être éternelle. On ne comprend point que les femmes ne se servent pas de cette épreuve pour juger leurs amants, il est impossible à un sot, à un égoïste, à un petit esprit, d’y résister. Philippe II lui-même, l’Alexandre de la dissimulation, aurait dit son secret durant un mois de tête à tête à la campagne. Aussi les rois vivent-ils dans une agitation perpétuelle, et ne donnent-ils à personne le droit de les voir pendant plus d’un quart d’heure.

Nonobstant les délicates attentions d’une des plus charmantes femmes de Paris, Emile Blondet retrouva donc le plaisir oublié depuis longtemps de l’école buissonnière, quand, sa lettre finie, il se fit éveiller par François, le premier valet de chambre attaché spécialement à sa personne, avec l’intention d’explorer la vallée de l’Avonne.

L’Avonne est la petite rivière qui, grossie au-dessus de Couches par de nombreux ruisseaux, dont quelques-uns sourdent aux Aigues, va se jeter à La-Ville-aux-Fayes dans un des plus considérables affluents de la Seine. La disposition géographique de l’Avonne, flottable pendant environ quatre lieues, avait depuis l’invention de Jean Rouvet, donné toute leur valeur aux forêts des Aigues, de Soulanges et de Rouquerolles situées sur la crête des collines au bas desquelles coule cette charmante rivière. Le parc des Aigues occupait la partie la plus large de la vallée, entre la rivière que la forêt, dite des Aigues, borde des deux côtés, et la grande route royale que ses vieux ormes tortillards indiquent à l’horizon sur une côte parallèle à celle des monts dits de l’Avonne, ce premier gradin du magnifique amphithéâtre appelé le Morvan.

Quelque vulgaire que soit cette comparaison, le parc ressemblait, ainsi posé au fond de la vallée, à un immense poisson dont la tête touchait au village de Couches et la queue au bourg de Blangy ; car, plus long que large, il s’étalait au milieu par une largeur d’environ deux cents arpents, tandis qu’il en comptait à peine trente vers Couches et quarante vers Blangy. La situation de cette terre, entre trois villages, à une lieue de la petite ville de Soulanges d’où l’on plongeait sur cet Eden, a peut-être fomenté la guerre et conseillé les excès qui forment le principal intérêt de cette Scène. Si, vu de la grande route, vu de la partie haute de La-Ville-aux-Fayes, le paradis des Aigues fait commettre le péché d’envie aux voyageurs, comment les riches bourgeois de Soulanges et de La-Ville-aux-Fayes auraient-ils été plus sages, eux qui l’admiraient à toute heure ?

Ce dernier détail topographique était nécessaire pour faire comprendre la situation, l’utilité des quatre portes par lesquelles on entrait dans le parc des Aigues, entièrement clos de murs excepté les endroits où la nature avait disposé des points de vue et où l’on avait creusé des sauts-de-loup. Ces quatre portes, dites la porte de Couches, la porte d’Avonne, la porte de Blangy, la porte de l’Avenue, révélaient si bien le génie des diverses époques où elles furent construites, que, dans l’intérêt des archéologues, elles seront décrites, mais aussi succinctement que Blondet a déjà dépeint celle de l’Avenue.

Après huit jours de promenades avec la comtesse, l’illustre rédacteur du journal des Débats connaissait à fond le pavillon chinois, les ponts, les îles, la chartreuse, le châlet, les ruines du temple, la glacière babylonienne, les kiosques, enfin tous les détours inventés par les architectes de jardins et auxquels neuf cents arpents peuvent se prêter ; il voulait donc s’ébattre aux sources de l’Avonne, que le général et la comtesse lui vantaient tous les jours, en formant chaque soir le projet oublié chaque matin d’aller les visiter. En effet, au-dessus du parc des Aigues, l’Avonne a l’apparence d’un torrent alpestre. Tantôt elle se creuse un lit entre les roches, tantôt elle s’enterre comme dans une cuve profonde ; là, des ruisseaux y tombent brusquement en cascades ; ici, elle s’étale à la façon de la Loire en effleurant des sables et rendant le flottage impraticable par le changement perpétuel de son chenal. Blondet prit le chemin le plus court à travers les labyrinthes du parc pour gagner la porte de Couches. Cette porte exige quelques mots, pleins d’ailleurs de détails historiques sur la propriété.

Le fondateur des Aigues fut un cadet de la maison de Soulanges enrichi par un mariage, qui voulut narguer son aîné. Ce sentiment nous a valu les féeries de l’ Isola-Bella sur le lac Majeur. Au Moyen-âge, le château des Aigues était situé sur l’Avonne. De ce castel, la porte seule subsistait, composée d’un porche semblable à celui des villes fortifiées, et flanqué de deux tourelles à poivrières. Au-dessus de la voûte du porche s’élevaient de puissantes assises ornées de végétations et percées de trois larges croisées à croisillons. Un escalier en colimaçon ménagé dans une des tourelles menait à deux chambres, et la cuisine occupait la seconde tourelle. Le toit du porche, à forme aiguë comme toute vieille charpente, se distinguait par deux girouettes perchées aux deux bouts d’une cime ornée de ces serrureries bizarres que les savants nomment une acrotère. Beaucoup de localités n’ont pas d’Hôtel-de-Ville si magnifique. Au-dehors, le claveau du cintre offrait encore l’écusson des Soulanges, conservé par la dureté de la pierre de choix où le ciseau du tailleur d’images l’avait gravé : d’azur à trois bourdons en pal d’argent, à la fasce brochante de gueules, chargée de cinq croisettes d’or au pied aiguisé, et il portait la déchiqueture héraldique imposée aux cadets. Blondet déchiffra la devise, Je soule agir, un de ces calembourgs que les Croisés se plaisaient à faire avec leurs noms, et qui rappelle une belle maxime de politique, malheureusement oubliée par Montcornet, comme on le verra. La porte, qu’une jolie fille avait ouverte à Blondet, était en vieux bois alourdi par des quinconces de ferrailles. Le garde, réveillé par le grincement des gonds, mit le nez à sa fenêtre et se laissa voir en chemise.

— Comment ! nos gardes dorment encore à cette heure-ci, se dit le Parisien en se croyant très-fort sur la coutume forestière.

En un quart d’heure de marche, il atteignit aux sources de la rivière, à la hauteur de Couches ; et ses yeux furent alors ravis par un de ces paysages dont la description devrait être faite comme

FOURCHON.
Un de ces vieillards affectionnés par le crayon de Charlet, qui tenait
de ses troupiers et de ses immortels balayeurs.
(les paysans.)


l’histoire de France, en mille volumes ou un seul. Contentons-nous de deux phrases.

Une roche ventrue et veloutée d’arbres nains, rongée aux pieds par l’Avonne, disposition à laquelle elle doit un peu de ressemblance avec une énorme tortue mise en travers de l’eau, figure une arche, par laquelle le regard embrasse une petite nappe claire comme un miroir, où l’Avonne semble endormie et que terminent au loin des cascades à grosses roches où de petits saules pareils à des ressorts, vont et viennent constamment sous l’effort des eaux.

Au-delà de ces cascades, les flancs de la colline, coupés raide comme une roche du Rhin vêtue de mousses et de bruyères, mais troués comme elle par des arêtes schisteuses, versent çà et là de blancs ruisseaux bouillonnants, auxquels une petite prairie, toujours arrosée et toujours verte, sert de coupe ; puis, comme contraste à cette nature sauvage et solitaire, les derniers jardins de Couches se voient de l’autre côté de ce chaos pittoresque, au bout des prés, avec la masse du village et son clocher.

Voilà les deux phrases, mais le soleil levant, mais la pureté de l’air, mais l’âcre rosée, mais le concert des eaux et des bois ?… devinez-les !

— Ma foi, c’est presque aussi beau qu’à l’Opéra ! se dit Blondet en remontant l’Avonne innavigable dont les caprices faisaient ressortir le canal droit, profond et silencieux de la basse Avonne encaissée par les grands arbres de la forêt des Aigues.

Blondet ne poussa pas très-loin sa promenade matinale, il fut bientôt arrêté par un des paysans qui sont, dans ce drame, des comparses si nécessaires à l’action, qu’on hésitera peut-être entre eux et les premiers rôles.

En arrivant à un groupe de roches où la source principale est serrée comme entre deux portes, le spirituel écrivain aperçut un homme qui se tenait dans une immobilité capable de piquer la curiosité d’un journaliste, si déjà la tournure et l’habillement de cette statue animée ne l’avai(en)t profondément intrigué.

Il reconnut dans cet humble personnage un de ces vieillards affectionnés par le crayon de Charlet, qui tenait aux troupiers de cet Homère des soldats par la solidité d’une charpente habile à porter le malheur, et à ses immortels balayeurs par une figure rougie, violacée, rugueuse, inhabile à la résignation. Un chapeau de feutre grossier, dont les bords tenaient à la calotte par des reprises, garantissait des intempéries cette tête presque chauve.

Il s’en échappait deux flocons de cheveux, qu’un peintre aurait payés quatre francs à l’heure pour pouvoir copier cette neige éblouissante et disposée comme celle de tous les Pères-Eternels classiques. A la manière dont les joues rentraient en continuant la bouche, on devinait que le vieillard édenté s’adressait plus souvent au Tonneau qu’à la Huche. Sa barbe blanche, clair-semée donnait quelque chose de menaçant à son profil par la raideur des poils coupés court. Ses yeux, trop petits pour son énorme visage, inclinés comme ceux du cochon, exprimaient à la fois la ruse et la paresse ; mais en ce moment ils jetaient comme une lueur, tant le regard jaillissait droit sur la rivière. Pour tout vêtement, ce pauvre homme portait une vieille blouse, autrefois bleue, et un pantalon de cette toile grossière qui sert à Paris à faire des emballages. Tout citadin aurait frémi de lui voir aux pieds des sabots cassés, sans même un peu de paille pour en adoucir les crevasses. Assurément, la blouse et le pantalon n’avaient de valeur que pour la cuve d’une papeterie.

En examinant ce Diogène campagnard, Blondet admit la possibilité du type de ces paysans qui se voient dans les vieilles tapisseries, les vieux tableaux, les vieilles sculptures, et qui lui paraissait jusqu’alors fantastique. Il ne condamna plus absolument l’École du Laid en comprenant que, chez l’homme, le Beau n’est qu’une flatteuse exception, une chimère à laquelle il s’efforce de croire.

— Quelles peuvent être les idées, les mœurs d’un pareil être, à quoi pense-t-il ? se disait Blondet pris de curiosité. Est-ce là mon semblable ? Nous n’avons de commun que la forme, et encore !…

Il étudiait cette rigidité particulière au tissu des gens qui vivent en plein air, habitués aux intempéries de l’atmosphère, à supporter les excès du froid et du chaud, à tout souffrir enfin, qui font de leur peau des cuirs presque tannés, et de leurs nerfs un appareil contre la douleur physique, aussi puissant que celui des Arabes ou des Russes.

— Voilà les Peaux-Rouges de Cooper, se dit-il, il n’y a pas besoin d’aller en Amérique pour observer des Sauvages.

Quoique le Parisien ne fût qu’à deux pas, le vieillard ne tourna pas la tête, et regarda toujours la rive opposée avec cette fixité que les fakirs de l’Inde donnent à leurs yeux vitrifiés et à leurs membres ankylosés. Vaincu par cette espèce de magnétisme, plus communicatif qu’on ne le croit, Blondet finit par regarder l’eau.

— Eh ! bien, mon bonhomme, qu’y a-t-il donc là ? demanda Blondet après un gros quart-d’heure pendant lequel il n’aperçut rien qui motivât cette profonde attention.

— Chut !… dit tout bas le vieillard en faisant signe à Blondet de ne pas agiter l’air par sa voix. Vous allez l’effrayer…

— Qui ?…

— Une loute, mon cher monsieur. Si alle nous entend, alle est capabe e’d filer sous l’eau !… Et, gnia pas à dire, elle a sauté là, tenez ?… Voyez-vous, où l’eau bouille… Oh ! elle guette un poisson ; mais quand elle va vouloir rentrer, mon petit l’empoignera. C’est que, voyez-vous, la loute est ce qu’il y a de plus rare. C’est un gibier scientifique, ben délicat, tout de même ; on me le paierait dix francs aux Aigues, vu que la comtesse fait maigre, et c’est maigre demain. Dans les temps, défunt madame m’en a payé jusqu’à vingt francs, et a me rendait la peau !… Mouche, cria-t-il à voix basse, regarde bien…

De l’autre côté de ce bras de l’Avonne, Blondet vit deux yeux brillants comme des yeux de chat sous une touffe d’aulnes ; puis il aperçut le front brun, les cheveux ébouriffés d’un enfant d’environ douze ans, couché sur le ventre, qui fit un signe pour indiquer la loutre et avertir le vieillard qu’il ne la perdait pas de vue. Blondet, subjugué par le dévorant espoir du vieillard et de l’enfant, se laissa mordre par le démon de la chasse. Ce démon à deux griffes, l’Espérance et la Curiosité, vous mène où il veut.

— La peau se vend aux chapeliers, reprit le vieillard. C’est si beau, si doux ! Ca se met aux casquettes…

— Vous croyez, vieillard ? dit Blondet en souriant.

— Certainement, monsieur, vous devez en savoir plus long que moi, quoique j’aie soixante-dix ans, répondit humblement et respectueusement le vieillard en prenant une pose de donneur d’eau bénite, et vous pourriez peut-être ben me dire pourquoi ça plaît tant aux conducteurs et aux marchands de vin.

Blondet, ce maître en ironie, déjà mis en défiance par le mot scientifique en souvenir du maréchal de Richelieu, soupçonna quelque raillerie chez ce vieux paysan ; mais il fut détrompé par la naïveté de la pose et par la bêtise de l’expression.

— Dans ma jeunesse, on en voyait beaucoup eud ’loutes, le pays leur est si favorable, reprit le bonhomme ; mais on les a tant chassées, que c’est tout au plus si nous en apercevons la queue d’ eune par sept ans… Aussi eul Souparfait de La-Ville-aux-Fayes… - Monsieur le connaît-il ? Quoique Parisien, c’est un brave jeune homme comme vous, il aime les curiosités. — Pour lors, sachant mon talent pour prendre les loutes, car je les connais comme vous pouvez connaître votre alphabet, il m’a donc dit comme ça : — " Père Fourchon, quand vous trouverez une loute, apportez-la moi, qui me dit, je vous la paierai bien, et si elle était tachetée de blanc su l’dos, qui me dit, je vous en donnerais trente francs. " V’là ce qu’il m’dit sur le port de La-Ville-aux-Fayes, aussi vrai que je crais en Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Et il y a core un savant, à Soulanges, monsieur Gourdon nout médecin qui fait un cabinet d’histoire naturelle qu’il n’y a pas son pareil à Dijon, le premier savant de ces pays-ci, qui me la paierait bien cher !… Il sait empailler lez houmes et les bêtes ! Et donques, mon garçon me soutient que c’te loute a des poils blancs… Si c’est ça, que je lui ai dit, el bon Dieu nous veut du bien, à ce matin ! Voyez-vous l’eau qui bouille ?… oh ! elle est là… Quoique ça vive dans une manière de terrier, ça reste des jours entiers sous l’eau. Ah ! elle vous a entendu, mon cher monsieur, alle se défie, car gn’y a pas d’animau plus fin que celui-là, c’est pire qu’une femme.

— C’est peut-être pour cela qu’on les appelle au féminin des loutres ? dit Blondet.

— Dam, monsieur, vous qu’êtes de Paris, vous savez cela mieux que nous ; mais vous auriez ben mieux fait pour nous, e’d'dormi la grasse matinée, car, voyez-vous, c’te manière de flot ? elle s’en va par en dessous… Va, Mouche ! elle a entendu monsieur, la loute, et elle est capable de nous faire droguer jusqu’à ménuit, allons-nous-en… v’là nos trente francs qui nagent !…

Mouche se leva, mais à regret ; il regardait l’endroit où bouillonnait l’eau, le montrant du doigt et ne perdant pas tout espoir. Cet enfant, à cheveux crépus, la figure brunie comme celle des anges dans les tableaux du quinzième siècle, paraissait être en culotte, car son pantalon finissait au genou par des déchiquetures

MOUCHE
Son costume l’emportait encore en simplicité sur celui
du père Fourchon.
(les paysans.)


ornées d’épines et de feuilles mortes. Ce vêtement nécessaire tenait par deux cordes d’étoupes en guise de bretelles. Une chemise de toile de la même qualité que celle du pantalon du vieillard, mais épaissie par des raccommodages barbus, laissait voir une poitrine hâlée. Ainsi, le costume de Mouche l’emportait encore en simplicité sur celui du père Fourchon.

— Ils sont bien bons enfants ici, se dit en lui-même Blondet. Les gens de la banlieue de Paris vous apostropheraient drôlement un bourgeois qui ferait envoler leur gibier !

Et comme il n’avait jamais vu de loutres, pas même au Muséum, il fut enchanté de cet épisode de sa promenade.

— Allons, reprit-il touché de voir le vieillard s’en allant sans rien demander, vous vous dites un chasseur de loutres fini… Si vous êtes sûr que la loutre soit là…

De l’autre côté, Mouche leva le doigt et fit voir des bulles d’air montées du fond de l’Avonne qui vinrent expirer en cloches au milieu du bassin.

— Elle est revenue là, dit le père Fourchon, elle a respiré, la gueuse, car c’est elle qu’a fait ces boutifes -là. Comment s’arrangent-elles pour respirer au fond de l’eau ? Mais c’est si malin, que ça se moque de la science !

— Eh ! bien, répondit Blondet à qui ce dernier mot parut être une plaisanterie plutôt due à l’esprit paysan qu’à l’individu, attendez et prenez la loutre.

— Et notre journée à Mouche et à moi ?

— Que vaut-elle votre journée ?

— A nous deux, mon apprenti et moi ?… cinq francs !… dit le vieillard en regardant Blondet dans les yeux avec une hésitation qui révélait un surfait énorme.

Le journaliste tira dix francs de sa poche en disant :

— En voilà dix, et je vous en donnerai tout autant pour la loutre…

— Elle ne vous coûtera pas cher, si elle a du blanc sur le dos, car eul Souparfait m’disait é que nout Muséon n’en a qu’une de ce genre-là. — Mais c’est qu’il est instruit tout de même nout Souparfait ! et pas bête. Si je chasse à la loute, monsieur des Lupeaulx chasse à la fille de môsieur Gaubertin, qu’a eune fiare dot blanche su le dos. — Tenez, mon cher monsieur, sans vous commander, allez vous bouter au mitant de l’Avonne à c’te pierre, là-bas… Quand nous aurons forcé la loute, elle descendra le fil de l’eau, car voilà leur ruse à ces bêtes, elles remontent plus haut que leur trou pour pêcher, et une fois chargées de poisson, elles savent qu’elles iront mieux à la dérive. Quand je vous dis que c’est fin… Si j’avais appris la finesse à leur école, je vivrais à cette heure de mes rentes !… J’ai su trop tard qu’il fallait eurmonter le courant ed grand matin pour trouver le butin avant léz autres ! Enfin, on m’a jeté un sort à ma naissance. A nous trois, nous serons peut-être plus fins que c’te loute…

— Et comment, mon vieux nécromancien ?

— Ah dam ! nous sommes si bêtes, nous aut’ pésans ! que nous finissons par entendre les bêtes. V’là comme nous ferons. Quand la loute voudra s’en revenir chez elle, nous l’effraierons ici, vous l’effraierez là-bas ; effrayée par nous, effrayée par vous, elle se jettera sur le bord ; si elle prend la voie de tarre, elle est perdue. Ca ne peut pas marcher, c’est fait pour la nage avec leurs pattes d’oie. Oh ! ça va-t-il vous amuser, car c’est un vrai carambolage. On pêche et on chasse à la fois !… Le général, chez qui vous êtes aux Aigues, y est revenu trois jours de suite, tant il s’y entêtait !

Blondet, muni d’une branche coupée par le vieillard qui lui dit de s’en servir pour fouetter la rivière à son commandement, alla se poster au milieu de l’Avonne en sautant de pierre en pierre.

— Là, bien ! mon cher monsieur.

Blondet resta là, sans s’apercevoir de la fuite du temps ; car, de moments en moments, un geste du vieillard lui faisait espérer un heureux dénoûment ; mais d’ailleurs rien ne dépêche mieux le temps que l’attente de l’action vive qui va succéder au profond silence de l’affût.

— Père Fourchon, dit tout bas l’enfant en se voyant seul avec le vieillard, gnia tout de même une loute…

— Tu la vois ?…

— La v’là !

Le vieillard fut stupéfait en apercevant entre deux eaux le pelage brun-rouge d’une loutre.

— A va su mé ! dit le petit.

— Fiche l’y un petit coup sec sur la tête et jette-toi dans l’eau pour la tenir au fin fond sans la lâcher…

Mouche fondit dans l’Avonne comme une grenouille effrayée.

— Allez ! allez ! mon cher monsieur, dit le père Fourchon à Blondet en se jetant aussi dans l’Avonne et laissant ses sabots sur le bord, effrayez-la donc ! la voyez-vous… a nage sur vous…

Le vieillard courut sur Blondet en fendant les eaux et lui criant avec le sérieux que les gens de la campagne gardent dans leurs plus grandes vivacités : — La voyez-vous là, el long des roches !

Blondet, placé par le vieillard de manière à recevoir les rayons du soleil dans les yeux, frappait sur l’eau de confiance.

— Allez ! allez du côté des roches ! cria le père Fourchon, le trou de la loute est là-bas, à vout gauche.

Emporté par son dépit qu’une longue attente avait stimulé, Blondet prit un bain de pieds en glissant de dessus les pierres.

— Hardi, mon cher monsieur, hardi… Vous y êtes. Ah ! vingt bon Dieu ! la voilà qui passe entre vos jambes ! Ah ! alle passe… Alle passe, dit le vieillard au désespoir.

Et comme pris à l’ardeur de cette chasse, le vieux paysan s’avança dans les profondeurs de la rivière jusque devant Blondet.

— Nous l’avons manquée par vout faute !…, dit le père Fourchon à qui Blondet donna la main et qui sortit de l’eau comme un triton, mais comme un triton vaincu. La garce, elle est là, sous les rochers !…. Elle a lâché son poisson, dit le bonhomme en regardant au loin et montrant quelque chose qui flottait… Nous aurons toujours la tanche, car c’est une vraie tanche !….

En ce moment, un valet en livrée et à cheval, qui menait un autre cheval par la bride, se montra galopant sur le chemin de Couches.

— Tenez, v’là les gens du château qui font mine de vous chercher, dit le bonhomme. Si vous voulez repasser la rivière, je vas vous donner la main… Ah ! ça m’est bien égal de me mouiller, ça m’évite du blanchissage !…

— Et les rhumes ? dit Blondet.

— Ah ! ouin ! Ne voyez-vous pas que le soleil nous a culottés, Mouche et moi, comme des pipes ed ’ major ! Appuyez-vous sur moi, mon cher monsieur…. Vous êtes de Paris, vous ne savez pas vous tenir sur nous roches, vous qui savez tant de choses… Si vous restez longtemps ici, vous apprendrez ben des choses dans el livre ed ’ la nature, vous qui, dit-on, escrivez dans les papiers-nouvelles.

Blondet était arrivé sur l’autre bord de l’Avonne, quand Charles, le valet de pied, l’aperçut.

— Ah ! monsieur, s’écria-t-il, vous ne vous figurez pas l’inquiétude dans laquelle est madame, depuis qu’on lui a dit que vous étiez sorti par la porte de Couches, elle vous croit noyé. Voilà trois fois qu’on sonne le second coup du déjeûner en grandes volées, après vous avoir appelé partout dans le parc, où monsieur le curé vous cherche encore…

— Quelle heure est-il donc, Charles ?

— Onze heures trois quarts !…

— Aide-moi à monter à cheval…

— Est-ce que par hasard monsieur aurait donné dans la loutre au père Fourchon ?… dit le valet en remarquant l’eau qui s’égouttait des bottes et du pantalon de Blondet.

Cette seule question éclaira le journaliste.

— Ne dis pas un mot de cela, Charles, et j’aurai soin de toi, s’écria-t-il.

— Oh ! pardi ! monsieur le comte lui-même été pris à la loutre du père Fourchon, répondit le valet. Dès qu’il arrive un étranger aux Aigues, le père Fourchon se met aux aguets, et si le bourgeois va voir les sources de l’Avonne, il lui vend sa loutre… Il joue ça si bien que monsieur le comte y est revenu trois fois et lui a payé six journées pendant lesquelles ils ont regardé l’eau couler.

— Et moi qui croyais avoir vu dans Pothier, dans Baptiste Cadet, dans Michot et dans Monrose, les plus grands comédiens de ce temps-ci !… se dit Blondet, que sont-ils auprès de ce mendiant ?

— Oh ! il connaît très bien cet exercice-là, le père Fourchon, dit Charles. Il a en outre une autre corde à son arc, car il se dit cordier de son état. Il a sa fabrique le long du mur de la porte de Blangy. Si vous vous avisiez de toucher à sa corde, il vous entortille si bien qu’il vous prend l’envie de tourner la roue, et de faire un peu de corde, il vous demande alors la gratification due au maître par l’apprenti. Madame y a été prise, et lui a donné vingt francs. C’est le roi des finauds, dit Charles en se servant d’un mot honnête.

Ce bavardage de laquais permit à Blondet de se livrer à quelques réflexions sur la profonde astuce des paysans en se rappelant tout ce qu’il en avait entendu dire par son père, le juge d’Alençon. Puis toutes les plaisanteries cachées sous la malicieuse rondeur du père Fourchon lui revenant à la mémoire éclairées par les confidences de Charles, il s’avoua gaussé par le vieux mendiant bourguignon.

— Vous ne sauriez croire, monsieur, disait Charles en arrivant au perron des Aigues, combien il faut se défier de tout dans la campagne, et surtout ici que le général n’est pas très-aimé…

— Pourquoi ?…

— Ah ! dam ! je ne sais pas, répondit Charles en prenant l’air bête sous lequel les domestiques savent abriter leurs refus à des supérieurs et qui donna beaucoup à penser à Blondet.

— Vous voilà donc, coureur ? dit le général que le pas des chevaux amena sur le perron. Le voilà ! soyez calme ! cria-t-il à sa femme dont le petit pas se faisait entendre, il ne nous manque plus maintenant que l’abbé Brossette, va le chercher, Charles ! dit-il au domestique.