Les Paysans aux salons de 1899

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Les Paysans aux salons de 1899
Revue des Deux Mondes4e période, tome 153 (p. 407-434).
LES PAYSANS
AUX
SALONS DE 1899


I

Voici le dernier Salon du siècle. C’est peut-être aussi la fin de ce qui fut longtemps une solennité esthétique. L’usage de ces exhibitions pourra persister, mais rien ne subsistera plus de leur prestige, de leurs révélations, ni de leur utilité.

Les temps sont loin où « être reçu au Salon » constituait pour un artiste un titre propre à le distinguer des multitudes ! Lointaines sont les émotions de ces jeunes peintres apprenant avec d’indicibles élans de joie que leur tableau était admis au Louvre, au Palais-Royal ou aux Tuileries, et qui allaient regarder le mur de l’Orangerie, derrière lequel ils se figuraient leur toile accrochée ; lointaines les semaines passées sans dormir, malgré l’opium, malgré les bains, dans la fiévreuse attente du grand jour, — comme nous le décrit M. Jules Breton dans ses souvenirs ; lointaines, les colères que soulevaient les ostracismes du jury de l’Institut, — les résistances qui s’organisaient autour des immortels refusés : Rousseau, Delacroix, Marilhat, Paul Huet, Decamps, Corot, la lutte pour obtenir l’élection du jury par les peintres. Bien oubliées les plus récentes émotions de tant de générations d’artistes sous le grand hall du Palais de l’Industrie, les fièvres de la première visite au tableau exposé, et de la visite aux tableaux des concurrens, tout ce qu’on devine d’étranges sentimens dans ces lignes du Journal de Marie Bashkirtseffî : « Dimanche 30 avril 1882. Dès le matin, je vais au vernissage. Je m’amuse à voir que je connais pas mal de monde dans ce tout Paris… Le tableau de B… est placé tout en haut et fait un effet déplorable. J’étais si inquiète du succès qu’elle devait avoir, que c’est un grand soulagement : je ne le cache pas… » Passées, les belles disputes et les retentissantes injustices !

Le suffrage universel a vaincu les Académies et choisi ceux qui le doivent juger à leur tour. Les jurys tirés au sort ou élus laissent tout passer. On ne limite plus guère le nombre des envois. La maxime : « Exposez-les tous. Le public reconnaîtra les siens » triomphe. On les expose tous, seulement le public ne reconnaît pas les siens. Désorienté dans ce grand déballage, il ne se sent plus devant un choix et, n’ayant pas le loisir de faire une besogne de jury, il confond tout dans la même gouailleuse indifférence. Il vient pour déjeuner plus que pour voir. L’énorme rumeur qui bourdonne sous la voûte n’est pas faite de cris d’admiration, mais bien des appels impatiens vers les nourritures et du cliquetis des vaisselles. Les souffles qui passent dans l’air sortent mous et chauds des cuisines. Devant les œuvres qu’il réprouve, le public n’a même plus d’éclats de colère. Il n’a qu’un peu de rire. Le prestige du Salon est perdu.

Perdues aussi les révélations d’art que ce mot annonçait jadis. Ce n’est plus une date, ni dans la vie des artistes ni dans celle des amateurs. Ce sont d’autres manifestations, plus intimes et plus profondes, qui, depuis quinze années, ont rempli de précieuses visions le reliquaire de nos souvenirs. C’est l’exposition des Cent chefs-d’œuvre, ce sont les Portraits du siècle, c’est l’exposition posthume de Millet à l’École des Beaux-Arts en 4887, ce sont les Fair Women à Londres, et beaucoup plus récemment les Portraits de femmes et d’enfans à Paris. C’est le Christ devant Pilate de M. Munkacsy chez M. Sedelmeyer. C’est l’œuvre de Fritz de Uhde au Kunstlerhaus de Vienne. Ce sont les portraits de Lenbach à Munich en 1888 ; ce sont les expositions Burne-Jones, puis du Spanish Art à Londres. C’est l’ouverture au public des chambres Borgia et l’achèvement du Museo nazionale, à Rome. C’est Bœcklin, à Bâle, ce sont les Claude Monet chez M. Durand-Ruel, c’est même M. Raffaelli dans sa petite exhibition de l’avenue de l’Opéra, il y a quelque quinze ans. — Voilà ce qui a marqué une date dans la vie esthétique. — Et c’était, hier encore, l’exposition Rembrandt à Amsterdam et l’exposition Millais à Londres qui attiraient, par tous les chemins de l’Europe, des pèlerins passionnés de l’art et les renvoyaient plus riches de découvertes faites en eux-mêmes, et en la vie. — Duquel de nos Salons pendant le même temps pourrait-on dire la même chose ? Qu’ont-ils ajouté à nos sensations d’art ? Que nous ont-ils révélé ?

Dépourvu de prestige, incapable de révélations, le Salon garde-t-il du moins pour les artistes une matérielle utilité ? C’est fort contestable. La foule y vient, y passe, mais à la manière d’un torrent qui n’enrichit point ce qu’il a traversé. On mange dans Le temple, mais on n’y vend guère. Loin de ce bruit inutile, des réputations naissent, des fortunes s’édifient. Dire que les artistes du monde entier doivent recevoir la consécration parisienne pour être acceptés chez eux est un aphorisme qui n’a pour lui que sa banalité. Il est tout à fait faux. Longue serait la liste des artistes anglais, allemands et même italiens qui n’eurent aucun besoin Je la consécration de nos Salons pour vendre leurs toiles aux plus riches collections de l’Europe. Moins longue, mais encore instructive, serait celle des Français eux-mêmes qui, absens de nos Salons, gardèrent cependant la faveur du public : Gustave Moreau et Mme Rosa Bonheur, par exemple. Très nombreux sont aujourd’hui pour un artiste, les moyens de produire son œuvre, si nombreux que beaucoup de toiles, — et des meilleures, — paraissent chaque année aux expositions de clubs ou de « galeries » artistiques avant d’être mises au Salon, et l’on a beau qualifier de « privées » ces exhibitions, elles n’en sont pas moins visitées par tout ce qui aime l’Art. À l’étranger, on nous devance de même. — Par exemple, on a vu à la Royal Academy, en 1898, les toiles de MM. Julius Olsson et Mary Raphaël exposées à notre Salon en 1899. — À Paris, il s’ouvre de toutes parts de petites chapelles, où l’on admire les œuvres de nos maîtres dans une ambiance infiniment plus favorable qu’au Palais des Machines. Les petites chapelles ruinent la paroisse de l’Art.

Pour restituer à cette paroisse son prestige et son utilité d’autrefois, il faudrait qu’elle redevînt ce qu’elle était autrefois et ce que sont ses rivales heureuses : une chapelle. Il y a là, sans doute, de quoi indigner les artistes blanchis dans les luttes contre les salons fermés de l’Institut. Les écrivains habitués aux anathèmes de Gustave Planche et de Thoré contre les jurys d’avant 1864, ou contre la direction des Beaux-Arts, protestent aussi par tradition. Ces ressentimens furent légitimes, mais ils sont archaïques. Ce qui perd nos Salons, aujourd’hui, ce n’est pas le trop de sélection ou l’erreur de sélection, mais l’absence de sélection. Ce qui empêche certaines belles œuvres d’y être mises, ce n’est pas un jury qui les écarte, mais l’indifférence des artistes qui s’en écartent eux-mêmes et préfèrent exposer en de petits sanctuaires. Ce qui empêche le public de les admirer, c’est la fatigue de regarder sept ou huit mille objets d’art, le découragement de n’y trouver que peu d’impressions fortes ou nouvelles, l’incertitude, l’incohérence et le désarroi de tant de marches et de contremarches. Jadis, au milieu du siècle, on a éprouvé l’inconvénient des expositions fermées. On sent maintenant celui des portes ouvertes. On le sent si bien que, çà et là, les artistes parlent hautement de ressusciter l’ancien Salon réduit à mille à quinze cents œuvres, la collection des ouvrages des membres de l’Académie royale — aujourd’hui Académie des Beaux-Arts. Cette idée soulève de vives protestations ; mais il est bien remarquable que ceux mêmes qui protestent ouvrent à tout instant, au cœur de Paris, de petites expositions de groupes, qui ne sont que des académies en herbe. D’ailleurs, bien au-dessus des voix individuelles de la critique, s’élève la clameur du public : c’est un bazar, ce n’est plus un Salon ! Pour le salut de l’Art français, en dépit des intérêts froissés ou des amours-propres surpris, une transformation radicale s’impose. — Ou le Salon sera une sélection d’Art, ou il ne sera plus rien pour l’Art.

En attendant que cette sélection s’observe dans les salles de l’Exposition, nous demandons la permission de l’observer dans les pages que nous lui consacrons. Nous ne chercherons pas à tout voir, mais à ne voir presque rien ou peu de chose, — et à le regarder. Les raisons qui nous ont fait prendre ce parti, l’année dernière, ne sont pas moins fortes, cette année. Elles le sont davantage. Le nombre des objets d’art défie toute analyse. La dispersion des écoles et des tentatives déborde toute synthèse. L’échec de toutes les théories et notamment des mouvemens prétendus « modernistes, luministes » passe toute prévision. On voit remettre en honneur les sujets de la plus antique banalité, traités selon les formules qu’on croyait avoir proscrites et qui n’étaient qu’oubliées. Çà et là, des Romains s’entre-tuent comme au temps de Lethière. Des Bonapartes caracolent comme aux jours de Gros. La Provence, qui avait si longtemps été délaissée pour Chatou ou Ville-d’Avray, redevient le « motif n° 1 » des paysagistes. Les revenans de toutes les vieilles écoles démodées se donnent rendez-vous au dernier Salon du siècle et à côté des paysages inamovibles de M. Paul Flandrin, on voit réapparaître paisiblement les bestiaux de Mme Rosa Bonheur.

La réaction s’accuse, non seulement dans les sujets, mais dans la facture même. L’effort naguère tenté par les impressionnistes pour la lumière, le scintillement et la couleur crue, s’est arrêté net. La jeune école fait franchement machine en arrière. Le train lancé jadis à toute vitesse vers le pays de la lumière renverse sa vapeur et rentre lentement dans les brouillards gris, jaunes et noirs de l’école romantique. C’est le domaine où s’acheminent les nouveaux peintres d’avant-garde : MM. Cottet, Duhem, Le Pan de Ligny, Leempoels, Guiguet, Rœderstein, Muenier, Le Sidaner, Lucien Monod, Marcette, Melchers, Moullé, Piet, Courtois, Griveau, Vail, Ménard, Simon, tandis que M. Carrière continue d’habiter les fins brouillards qui noient les mains, les pieds, et la moitié des têtes.

Où sont les prophéties de l’Impressionnisme ? Le soleil est proscrit des salles les plus « modernistes » de la Société nationale, ou du moins n’éclaire-t-il plus que de rares carrés de peinture çà et là. La lumière est l’ennemie. On la filtre comme une eau impure. On la dose comme un poison. Si M. Lobre veut peindre le salon de Madame Adélaïde, fille de Louis XV, au château de Versailles, il commence par fermer les volets. Ce n’est plus M. Claude Monet ou M. Roll qu’on suit. C’est M. Whistler et c’est Gustave Moreau. Leurs reflets noirs ou fauves palpitent dans des centaines de miroirs. Puis, quand la nuit est faite, on allume discrètement des lueurs jaunes ou vertes, qui réchauffent sournoisement un coin du visage. Les vieilles recettes du clair-obscur, les bitumes maléfiques, les flacons oubliés des maîtres de 1840, sont tirés de « l’armoire » où M. Stéphane Mallarmé avait cru à jamais enfouir « l’hiéroglyphe dont s’exalte le millier. »

Quand, tout imprégné de ces tendances nouvelles, on entre au Salon de la Société des artistes français et qu’on aperçoit au milieu d’un panneau un portrait de petite fille aux colorations farcies et chaudes, signé Hébert, on se demande si l’on n’est pas encore en présence d’un « jeune » dont le portrait se trouve peut-être parmi ceux qu’a groupés dans une même toile M. Lucien Simon. Le livret et les souvenirs vous avertissent que non. Il s’agit de l’enchanteur mystérieux, du vieil et grand alchimiste aux mains pleines d’émeraudes et d’ors, qui a rempli tant de regards éteints aujourd’hui de la vision fameuse intitulée la Malaria… Mais son art qui cependant n’a pas changé nous paraît plus jeune qu’autrefois. Il n’étonne plus ni ne détonne, comme il détonnait encore il y a cinq ou six ans. Dans leur évolution vers le clair-obscur, les « jeunes » rejoignent peu à peu le vieux maître immobile. Comme dans un chœur une note tenue longuement, pendant les harmonies de la foule, retentit encore quand toutes les autres voix ont cessé, ce chant grave, si longtemps bafoué ou étouffé sous les clameurs aiguës de l’impressionnisme, s’élève à nouveau dans le désarroi des écoles nouvelles et le silence étonné qui se fait.

Ainsi disparait, avec l’intérêt qu’éveillait naguère le Salon, la passion qu’on mettait à discuter les théories d’art quand on pouvait les croire grosses de chefs-d’œuvre. L’incohérence est à son comble. Le désarroi est unanime. À vouloir tout comprendre des fantaisies modernistes et tout encourager, la critique est parvenue à semer dans le public la défiance qui se déprend et le scepticisme qui décourage. Ses dédains n’ont rien tué. Ses prophéties solennelles n’ont rien fait naître. On ne les relirait pas aujourd’hui sans rire. Les théories tranchantes du plein air, des « fenêtres ouvertes sur la Nature, » des lumières reflétées, du mélange optique des couleurs, pour vraies qu’elles fussent en partie, n’ont point réalisé les merveilles qu’on attendait. Les routines contraires n’ont point perdu les vieux maîtres qui s’y sont rencognés. On n’est même point parvenu à créer dans l’art deux grands partis de whigs et de tories, correspondant aux deux Salons rivaux. Ces Salons se croient séparés par des abîmes, mais, entre eux, le public n’aperçoit que l’espace d’un restaurant. Il n’y a pas deux âmes différentes dans ce grand corps osseux du Palais des machines, et n’était l’organisation incomparablement supérieure du Salon de la Société nationale, dite du Champ-de-Mars, le public ne ferait aucune différence. Car toutes les idées d’art se rapprochent, tous les résultats se confondent. La concentration se fait d’elle-même. C’est la déroute de l’absolu.

Une seule tendance générale s’observe également dans les deux Salons, chez toutes les écoles et à peu près dans toutes les salles, et ce n’est pas une tendance technique. C’est le choix non concerté, presque inconscient, d’un thème semblable : la vie rurale. Jamais tant de paysans n’avaient envahi le Salon. Jamais on n’y avait tant arraché de pommes de terre. Jamais tant de troupeaux de moutons n’avaient trotté sur les cimaises. Ces paysans sont les Picards de M. Boquet, les Bretons de M. Bouché, les gens de Concarneau de M. Borchard, les bergers de M. Charpin, et de M. Binet, les Landais de M. Mondineu, les Solognots de M. Guignard, les Bretonnes au reliquaire de M. Adan, les entasseurs de meules de M. Dieterle, les riverains de M. Muenier, les Provençaux de M. Montenard, de M. Aubin, de M. Tragardh et de M, Eug. Burnand, les lutteurs bretons de M. Simon, les Bretons de M. Buland, les Gascons de M. Laubadère, les paysannes de M. Gros, de M. Guiguet, de M. Feyen, et de M. Laugée, la vie aux champs de M. Brouillet, les arracheurs de pommes de terre de M. Souza-Pinto, les paysans de M. Lagarde, de M. Moncourt et les pêcheurs de cent autres encore.

Parmi eux, on reconnaît quelques vieux ou jeunes maîtres. C’est M. Jules Breton avec sa scène d’incendie aux champs, le Cri d’alarme, et son duo d’amour la nuit, l’Heure secrète ; — M. Lhermitte, avec le Réveil du Faucheur', les Lavandières et l’Heureuse famille, un titre qu’on croirait donné par Greuze à quelque envoi au Salon de l’an VIII ; M. Montenard avec les Vendanges, le Battage du Blé et Sur les aires ; enfin M. Cottet avec ses paysannes de la mer, ses femmes d’Ouessant, penchant leurs têtes-lasses sous le poids des Deuils.

Devant ces petits cadres qui ne sont pas les plus entourés par la foule, arrêtons-nous longuement. Ce ne sont point tous des chefs-d’œuvre, mais ce sont les signes du mouvement le plus curieux de notre temps, celui qui nous tourne vers les paysans, dans l’art, dans la littérature et dans la vie. Il est d’autres œuvres aussi fortes, plus fortes peut-être dans les Salons de 1899. Nous ne les analyserons pas. Il ne sera traité ici ni de ce souple portrait de M. Dagnan, où les yeux semblent regarder l’avenir, ni de ce hautain portrait de M. Bonnat, où les yeux semblent regarder le passé, ni de la saisissante figure du Prince de Hohenlohe par M. Laszlo, ni des précieuses Taches de soleil de M. Claus, ni des inoubliables Terres antiques de M. Ménard, ni de la Nuit en Normandie de M. Thaulow, où les ombres des arbres vivent et rampent comme des serpens. — Et si c’est un regret que de passer devant ces pages sans s’y arrêter, on se souviendra qu’un plan une fois adopté ne saurait être suivi sans quelque sacrifice, et que d’ailleurs, à vouloir parler de tous ceux qu’on admire, on se condamne à ne rendre à aucun l’hommage ou la justice qui lui sont dues.


II

« Les grandes nations, dit Ruskin, en tête de Saint Mark’s Rest, écrivent leur autobiographie dans trois livres : le livre de leurs actions, le livre de leurs paroles et le livre de leur art. Aucun de ces livres ne peut être compris, si nous ne lisons les deux autres. Mais de tous les trois, le seul en qui l’on puisse avoir complètement confiance est le dernier. Les actes d’une nation peuvent être triomphans, grâce à son heureuse chance, et ses paroles magnifiques, grâce au génie de quelques-uns seulement de ses enfans, mais son art ne peut l’être que grâce aux dons naturels et aux sympathies communes à toute la race. »

Si cette conception de l’Art-miroir ou de l’Art-autobiographie est juste, dira-t-on, il est singulier que ce miroir ne reflète pas les aspects d’une vie nationale aux époques où ils sont le plus visibles en elle, mais bien longtemps après et lorsqu’ils ont cessé d’être prépondérans. C’est ainsi que la France, qui fut si longtemps un peuple essentiellement agricole, n’a trouvé des peintres fidèles de sa vie rurale et de ses paysans qu’au moment précis où se perdait le sens de l’ancienne vie rurale, et où commençait vers les villes l’exode des paysans.

Mieux encore, tant que le cultivateur fut le principal producteur de richesse et le grand électeur de ce pays, l’art n’en fit jamais la personnification du Français dans ses symboles. Tandis que le peuple anglais, infiniment moins agricole, s’incarnait non pas dans un commerçant, ni dans un marin, mais dans un fermier, John Bull, et le peuple allemand dans un paysan joufflu à bonnet de coton, Michel, au contraire, le peuple français, se reconnaissait ordinairement dans un ouvrier. Quant à ses emblèmes officiels, ils étaient tirés des magasins d’accessoires des tragédies classiques. L’Art ne songe à faire de la République une paysanne ensemençant un champ, avec son sac à grain à la main, qu’au moment où le « geste auguste » se fait rare sur nos plaines et où s’avance, grinçant horriblement dans les sillons, la mécanique en forme de mitrailleuse renversée qui a remplacé les semeurs. On attend pour graver une branche d’olivier au revers de nos monnaies que tombent les vieux oliviers centenaires qui disparaissent par milliers, chaque année, de nos paysages provençaux. La médaille de M. Roty n’est donc pas un miroir de notre vie nationale : c’en est un souvenir.

Ainsi apparaissent sur le verre d’un télescope des clartés d’une étoile qui depuis longtemps a quitté la place qu’elle semble occuper dans les cieux.

Pendant des siècles, l’art français n’a pas représenté les paysans, sinon à titre de bergers adorant l’enfant Jésus, comme chez Fouquet, ou de sujets prosternés devant le passage d’un roi, comme chez Van der Meulen. Jetés à genoux dans l’ombre, ils servaient de repoussoir au long rayon de soleil où passait le carrosse d’or, à glaces, véhicule et. symbole de la monarchie. Le pêcheur n’était guère toléré que pour faire éclater la gloire du Christ parmi des filets rompus, le moissonneur que pour expliquer l’histoire de Ruth et Booz. Seuls, au XVIIe siècle, les frères Le Nain osaient montrer ceux qui produisaient le pain à ceux qui le mangeaient. Félibien n’avait pas assez de mépris pour « ces sujets d’actions basses et souvent ridicules » qu’on voit par exemple, au Louvre, dans l’immortel Repas de paysans. Ces vies infimes, mornes, résignées, ces faces pâles, terreuses, où les poils de la barbe coulent le long des joues, ces pieds nus, ces cottes sales, ces verres de vin, où semble s’être réfugié tout le rouge du tableau, tout le sang de ces membres exsangues, cette apparition brutale des descendans des Jacques, des aïeux des Bleus, on ne la reverra pas.

Au XVIIIe siècle, on raccommode leurs hardes, on leur met une fleur au chapeau, des rubans aux chausses, et on en habille des figurans de théâtre. Regardons-les au Louvre. Chez Lancret, ils font la moisson en des endroits ombragés de futaie bleue. Jamais blé n’y poussa, mais le régisseur y a porté trois ou quatre gerbes pour s’asseoir, — autant qu’on en voit sur les diplômes d’agronomie. Chez Oudry, ils labourent des crèmes au chocolat, émondent de l’angélique et mènent paître des troupeaux de meringues dans ces îles heureuses que les prélats imaginaient pour divertir les enfans des princes. Les paysans ne cessent d’être élégans avec Lancret, Oudry et Dépare, que pour devenir des patriarches avec Greuze, bénisseurs, prolifiques et vertueux.

Plus tard, ils sont habillés en soldats, n’ayant gardé de leur costume primitif que les sabots, ou bien s’ils apparaissent, çà et là, en tant que classe déterminée, c’est pour saluer la Grande Armée qui passe ou bien, en 1814, pour contempler l’Empereur traqué sur la vieille terre de France qu’il défend. Mais de ce jour, l’artiste les a vus. Il les regarde et cherche à nous les montrer. Léopold Robert soulève, avec ses Moissonneurs, l’enthousiasme de Musset, de Lamartine et de Heine. Pour la première fois, depuis les grandes décorations égyptiennes du tombeau de Ti, toutes les phases de la vie rurale deviennent des sujets habituels de l’Art. En 1845, Balzac écrit sur elle ses pages admirables. Enfin, vers 1848, apparaissent en même temps le Semeur de Millet et l’Enterrement à Ornans de Courbet. Le voile qui cachait le quatrième état et où La Bruyère et les Le Nain avaient fait deux grands trous au XVIIe siècle, était tombé. Les paysans faisaient leur entrée dans l’art français.

Ce n’était point aux applaudissemens du public. Le Français d’il y a cinquante ans habitait encore trop la campagne ; il voyait trop souvent des moissonneurs entre les chambranles de sa fenêtre pour souhaiter les retrouver entre les cadres d’or de ses tableaux. Il rêvait des villes, de leurs agitations et de leur intellectualisme. Si la pompe mythologique de Boucher ne le fascinait plus, il était séduit par les crises violentes de l’âme et les complications dramatiques de l’histoire où Delacroix dépensait le plus clair de son ocre jaune et de son cobalt. On pouvait généralement dire de lui, ce que Flaubert dit de Mme Bovary : « Elle connaissait trop la campagne, elle savait le bêlement des troupeaux, les laitages, les charrues. Habituée aux aspects calmes, elle se tournait au contraire vers les accidentés. » Si les Moissonneurs de Léopold Robert avaient été acclamés par la littérature, c’est à cause de leur côté pittoresque, de leur couleur locale, pour le bric-à-brac de leurs castagnettes ou de leurs tambourins.

Dans ce vertige d’internationalisme et de progrès, de voyages et de réformes, où le mouvement de 1848 entraînait tous les Jérômes Paturots, le paysan français demeurait dédaigné, autant qu’au grand siècle, non plus parce qu’il était laid, mais parce qu’il était traditionaliste, ni parce qu’il était misérable, mais parce qu’il était résigné. À l’égard de ces « magots, » tout révolutionnaire se sentait, à nouveau, l’âme d’un Louis XIV. Trop lents étaient les gestes, trop simples les drames, trop communes les misères, trop uniformes les pensées de ces masses obscures de travailleurs, bonnes seulement à fournir au pouvoir du pain et des votes. Leur apparition dans les tableaux de Millet ennuya comme un spectacle fade. Vainement Balzac en Bourgogne, George Sand en Berry, Flaubert en Normandie, Brizeux en Bretagne, les trois grands félibres Aubanel, Roumanille et Mistral en Provence, avaient exploré ou allaient explorer le monde de la terre. Accepté sous les formes de l’idylle, du drame ou de la légende, ce monde ne pouvait intéresser les élites, quand il était réduit aux formes plus sobres de l’art plastique. Encore en 1866, Rousseau partait de Barbizon pour plaider sa cause à Compiègne, s’écriant : « Napoléon III aime les paysans, eh bien ! je lui ferai comprendre ça ! » — et revenait, ne lui ayant rien fait comprendre du tout.

Cependant le paysan évoluait. Sous la triple influence du progrès industriel, de la concurrence économique, et de l’instruction primaire, il perdait peu à peu son pittoresque, ses traditions et sa passivité. Les vestes bretonnes laissaient tomber leurs boutons de corne et les paludières leurs cuirasses d’or ; les Arlésiennes dénouaient la coiffe noire, les pêcheurs méditerranéens jetaient le bonnet rouge, les Pyrénéens le béret blanc. Le paysan voyait peu à peu la terre s’appauvrir entre ses mains, un mal inconnu flétrir sa vigne, une influence néfaste, venue d’au delà de l’Atlantique, avilir son blé. Il entendait un éclat de rire sorti des villes poursuivre son curé, ses Rogations, toutes les croyances et tous les symboles qui avaient jusque-là ou endormi sa plainte, ou facilité sa résignation. Il a entendu les docteurs, les savans de ce monde lui murmurer le mot d’ordre des cosmopolites, que trop de richesse ou trop de misère déracine : ubi bene, ibi patria. Il a tourné les yeux vers les grandes cités, curieux de leur mouvement, ambitieux de leurs plaisirs. Il a pris le train qui passait devant sa porte, ayant noué son mouchoir sur toute sa fortune, et il est allé vers le trou béant et noir des grandes gares de la capitale, voir ce qu’était ce monde puissant, savant et beau qui l’avait jusque-là méprisé…

Précisément, au même moment, ce monde tournait le> yeux vers lui et s’avisait qu’il y avait de la beauté dans son pittoresque, de la bonté dans ses traditions, de la philosophie peut-être supérieure dans sa sérénité. Le train qui l’emportait, se croisait avec le train des sociologues, des littérateurs et des artistes, qui venaient l’observer. Les peintres, avertis par le succès de Millet, comprenaient la grandeur de ses attitudes. Les romanciers, las de subtiliser sur des existences, sans racines et sans traits, cherchaient un élément nouveau, un filon plus profond dans son âme obscure. Les tribuns devinaient en lui les réserves silencieuses de la démocratie, les gros bataillons dont l’entrée en scène changerait la face du combat social.

C’est ainsi que l’intérêt pour la vie rurale s’est répandu parmi nous en même temps que déclinait la vie rurale, que le goût pour les costumes et les coutumes de nos paysans s’est traduit dans notre art à mesure que ces costumes et ces coutumes disparaissaient. On y trouve le charme des choses qu’on va perdre ou du moins qu’on est en danger de perdre. C’est sans doute le même sentiment qui a poussé tant de peintres, cette année, à montrer, dans tous les coins des Salons, ces remparts d’Antibes qu’on a commencé de détruire dans le paysage qu’ils meublaient si bien. Aujourd’hui qu’on comprend la beauté de cette vie, on croit qu’elle touche à sa fin. Aussitôt les romanciers, et les plus éloquens, se mettent à nous parler de la Terre, de « la terre qui meurt. » Et les peintres s’attachent si fortement à la saisir à toutes les heures de son existence avec les travailleurs de toutes ses cultures, que les « Paysages » et les « Paysans » sont devenus, ici dans ces Salons de 1899, comme dans les manifestations précédentes de nos curiosités esthétiques, le grand effort de l’Art contemporain.

En sont-ils le grand succès ?

Regardons quelques exemples. À gauche, en entrant dans le Palais des machines, sont, dans une des premières salles, la salle 8, les deux tableaux de M. Jules Breton. Il y a cinquante ans que M. Jules Breton expose au Salon et toujours des paysans. Bien que sa manière ait un peu changé, le public a changé plus que sa manière. Ses travailleurs ne nous font pas, quand nous songeons à Millet ou à Bastien-Lepage, l’impression qu’ils faisaient quand on songeait à Léopold Robert. Les gens de sa Procession, au Luxembourg, qui parurent, — c’est lui-même qui nous le dit, — « un peu trop réalistes en 1857, » sont accusés maintenant d’avoir fait une toilette romantique et d’avoir lu Jocelyn. C’est que Millet a passé par là. Or, quiconque célèbre le culte de Millet se croit tenu de sacrifier sur son autel l’œuvre du peintre de l’Alarme. Avec ce rite plus ridicule encore qu’injuste, nous demandons la permission de rompre.

Il fut un temps où paysannerie voulait dire églogue et où églogue voulait dire opéra-comique. On trouvait peut-être alors M. Jules Breton un Breughel qui ressuscite. Aujourd’hui, pour l’école dont fut Courbet, paysannerie veut dire réalisme et réalisme veut dire bestialité, et M. Jules Breton devient alors un Lancret qui s’obstine. Mais le second postulat n’est pas plus juste que le premier. Ils témoignent tous deux d’une connaissance bien superficielle de la vie rurale. Toute grâce n’est pas fiction, toute vérité n’est pas bassesse. Il y a autant de fiction ou même de naïveté chez M. Zola, quand il croit ses « Jésus-Christ » ivrognes ou ses Buteau assassins, représentatifs des travailleurs de la Terre, que chez Brizeux quand il parle de l’ « âme innocente des pasteurs. » Pour très grande que fût la vision de Millet, elle n’en était pas moins très particulière à Millet, et c’est parce qu’elle lui était particulière qu’elle était grande.

Et quand elle serait très générale, en serait-elle plus vraie ? Il n’y a pas un type unique de paysan, non plus qu’un type unique d’homme. Le tambourinaire d’Alphonse Daudet ou le « petit pâtre brun sous son rouge béret » de M. Ed. Rostand, ou le savoyard d’Alexandre Guiraud, ou le Jean-de-Jeanne de M. Pouvillon ne sont pas plus représentés par l’Homme à la houe que les coutumes, les habitudes et les contrats de ces diverses provinces ne sont représentés par quelque Contrat social. Et enfin le même paysan peut tour à tour être l’esclave qui fouille la terre, l’augure qui interroge le ciel, le « sac à vjn » qui oublie tout au cabaret, le sage qui prévoit et ordonne sur le seuil de sa porte, le solliciteur courbé devant les gens de loi, le roi debout, caressant du regard ses meules ou « comptant ses gras troupeaux rentrant du pâturage, » le roué compère endoctrinant le coquetier ou le boucher, le larmoyeur plaidant pour obtenir une remise d’intérêts sur un billet, le stoïcien attendant, sans regret et sans espérance, l’heure où il embrassera la terre incultivable des morts. — Pour le montrer sous ces divers aspects, l’écrivain a l’incomparable ressource de la succession des épisodes, le peintre ne peut en représenter à la fois qu’un seul et, parla, il prête davantage au reproche de parti pris ou d’étroitesse. Il apparaît tantôt trop brutal et tantôt trop poète.

M. Jules Breton est un poète. Mais, chez lui, le peintre a toujours tenu tête au poète et l’a empêché de venir affoler ses modèles et brouiller ses couleurs, comme cela se passait chez le grand artiste que fut Rossetti. Le peintre Breton s’est méfié des sujets trop littéraires que venait lui proposer le Breton poète. Il lui a fermé la porte au nez. Il lui a expliqué, par le trou de la serrure, que si un sujet est utile au peintre ce n’est pas ce qu’on entend, en littérature, par ce mot « sujet » : une « anecdote quelconque superficiellement sentimentale ou même un grave sujet d’histoire ; » mais que c’est simplement « une impression d’âme, un sentiment d’ivresse, de douleur, de puissance ou de fraîcheur, de sérénité, de candeur, de gaieté même, enfin toute émotion capable d’inspirer un peintre. C’est, a-t-il continué, ce que j’appelle le sujet esthétique : l’autre, le sujet accidentel qui vient s’y adapter, n’est qu’un prétexte ! »

Le poète insistant, il a terminé ainsi : « L’artiste conçoit d’abord une impression. C’est la vraie création. Il cherche ensuite quel titre il lui donnera. Parfois le sujet accidentel se présente d’abord à son esprit, mais il n’existe, en tant que valeur d’art, que lorsqu’il entraîne avec lui l’idée esthétique qui seule lui donne son prix ! » — Ayant tout dit, le Breton peintre est revenu devant sa toile et y a peint le sujet que lui avait suggéré le Breton poète.

Car presque tous ses tableaux réunissent à la fois l’idée esthétique et le sujet littéraire, et notamment les deux qu’il expose cette année. Dans le Cri d’alarme, comme déjà dans l’Incendie d’une meule peint en 1856, le sujet littéraire est celui qu’il décrit ainsi dans Un peintre paysan : « Quelle stupeur, par le grand silence des champs, si profond qu’on entend passer les mouches et craqueter le blé, lorsque, dans l’immobilité d’une sorte de sommeil farouche, retentit le premier cri : « Au feu ! » Cri formidable quoique étranglé par la terreur ! Tous l’entendent ; tous sont aussitôt dans la rue… » Mais il y a aussi un sujet esthétique. C’est le ton lourd du ciel tacheté, dans ce plein soleil lugubre, l’embrasement de l’air, les visages des paysans rougis de la double clarté confondue du feu de la terre et du feu du ciel, si ardent que le laboureur qui court met sa main sur ses yeux pour ne pas être ébloui ; c’est la grimace des figures appelant à l’aide, tordues par la hâte et par la peur. C’est l’agitation désordonnée des silhouettes dans ces paysages où la vie ordinaire ne met que des silhouettes calmes en des mouvemens prévus, tandis que, perçant l’air violet, les hirondelles tracent dans le ciel leurs indéchiffrables paraphes, d’un vol souple, inlassable et strident.

À côté, c’est encore un sujet littéraire que l’Heure secrète, le jardin de la ferme, à la nuit, au moment où, dans la Terre qui meurt, la Rousille décrite par M. René Bazin rencontre son Jean Nesmy. Mais c’est aussi un sujet esthétique. C’est l’enchantement de la lune jaune versant un flot violet sur les parures de la terre, dont les couleurs se sont endormies. Si les toits sombres, si la lueur orange clignotant dans l’ombre, si l’espace qu’on devine peuplé, çà et là, de corps livrés au sommeil évoquent les vers du poète :


Nox erat, et placidum carpebant fessa soporem
Corpora per terras


en même temps les violets, les verts, les rouges inaccoutumés de toutes ces choses qu’on a vues si diverses, si heurtées, si incompatibles, sous le cru soleil de la journée, attirent par leur réconciliation dans le silence, dans l’ombre et la paix. Mais le débat des valeurs s’élève alors, tandis qu’a cessé l’antagonisme des couleurs. Pendant toute la nuit, l’ombre, dans tous les coins, va disputer le terrain à la lumière, tandis que le vol mou et silencieux de la chauve-souris, l’oiseau des clair-obscuristes remplace le vol sifflant de l’oiseau des plein-airistes : l’hirondelle. Et les deux tableaux de M. Jules Breton auraient pu prendre pour titre les noms de ces deux petits êtres ailés, amis et locataires de l’homme, messagers l’un du printemps, l’autre du sommeil.

Quand, autour de ces deux toiles, on évoque et l’on rassemble les principales œuvres du peintre paysan : Le Chant de l’alouette, les Communiantes, le Dernier rayon, les Sarcleuses, toutes ces chaudes visions dorées d’une douce France rurale qui disparaît, l’originalité de l’artiste qui nous les donna se dresse, défiant le temps. Dans ses tableaux on ne voit pas le paysage de tout le monde, mais son paysage de Courrières, une campagne qui n’est qu’à lui. Son art possède :


Its own dear brook,
Its own small pasture, almost its own sky.


En lui, le peintre de figures n’a pas fait plus de tort au paysagiste que le poète n’a fait de tort au peintre. Il a toujours mis le paysan convenable dans le paysage qui lui convenait : the right man in the right place. Et l’on doit espérer que son œuvre durera par le côté vrai de la vie rurale qu’elle a exprimé.

Il y en a d’autres. Il y a celui qu’a exprimé M. Lhermitte, dont jamais on n’a dit que ce fût un poète, mais dont on peut dire que c’est l’artiste qui a le mieux compris, à la fin de notre siècle, le paysan français. On trouve quatre tableaux de lui à la salle VI du Salon de la Société nationale, quand on poursuit sa route après avoir vu les toiles de M. Jules Breton. Ils occupent le fond d’un panneau, et l’intelligent esprit esthétique qui a présidé à l’organisation de cette salle, nous permet de les voir tous ensemble à gauche, les Lavandières, au milieu, l’Heureuse Famille, à droite, le Réveil du faucheur, et au-dessus de l’Heureuse Famille, l’Ouvroir de Béguinage à Gand. Ce petit coin est, dans toute cette Galerie des machines, — des trop grandes machines, — le plus harmonieusement meublé, le plus digne d’être visité.

Ces petites toiles ne sont pas de grandes tentatives comme la Paye des moissonneurs, aujourd’hui au Luxembourg, ou le Vin, mais peut-être valent-elles mieux encore. Elles sont la récréation légère et féconde d’un talent puissant et mûr. Rien n’est cherché : tout est trouvé. Partout, un dessin admirable soutient, de son armature de fer, le mouvement, le modelé, la couleur. Le contour « rond » est absolument proscrit. Taillées comme par mille petits coups de serpe, ces figures où il n’y a que des plans plats « tournent » cependant, s’objectivent, s’installent en profondeur dans le tableau avec toute leur densité. Le dessin habituel de M. Lhermitte, qui n’est pas réduit au trait, mais est poussé jusqu’à la notation exacte de toutes les valeurs, et, dans les valeurs, jusqu’à l’illusion des papillotemens, des différentes couleurs, lui rend sa besogne de peintre plus facile. Dans ce sens, le mot d’Ingres : « Une chose bien dessinée est toujours assez bien peinte, » peut se comprendre. Car ce n’est pas précisément un coloriste que M. Lhermitte, et c’est cependant un peintre excellent.

Ce n’est pas un paysagiste non plus. Tant dans ses Lavandières que dans son Réveil du faucheur, c’est l’arrière-plan où la couleur est la moins sûre, ce sont les arbres, les eaux, les toits et les moissons dont la perte nous attristerait le moins. On se souvient que dans ses deux grandes œuvres : la Paye des moissonneurs et le Vin, il n’y avait pas de paysage. Mais dans l’Heureuse Famille, où le carré du paysage est moindre par rapport au carré des figures, l’harmonie est parfaite, et le naturel du ciel et de la terre vaut le naturel des gestes et des cœurs. La tonique des couleurs est un bleu d’où toutes les nuances découlent, où toutes reviennent. Le point d’attraction des lignes est l’enfant que la mère allaite et que regarde le père revenant du travail. La dominante rouge qui manque rarement chez M. Lhermitte n’apparaît qu’une fois : au centre du tableau. Il n’y pas là l’éclat du tableau de gauche, où les violets et les verts claquent comme les battoirs des lavandières ; il n’y a pas là la pesanteur du tableau de droite, où le rouge et le jaune des blés sont lourds comme le réveil des faucheurs. Seulement la contemplation silencieuse, à deux, d’un petit être occupé gravement à boire la vie qu’il ignore dans un air léger qui l’enveloppe, sous des regards qui l’admirent, sur une terre que ses pères ont faite fertile et conservée française.

Nous voilà loin du paysan selon la formule des réalistes ! « L’animal farouche, noir, livide et tout brûlé par le soleil, » que La Bruyère a rencontré « attaché à la terre, qu’il fouille et qu’il remue avec une opiniâtreté invincible » a relevé la tête. Millet l’a peint debout, quoique haletant encore de l’effort produit et arc-bouté sur sa houe. M. Jules Breton l’a revêtu des derniers feux du soleil couchant et lui a cherché dans la nature une auréole. M. Lhermitte, lui, n’a montré ni la douleur comme Millet, ni la grâce ou la sérénité, comme M. Jules Breton, encore moins le ridicule comme Courbet. Il a montré ce qui est le trait caractéristique du paysan à notre époque : la force. Ses figures sont toujours vigoureuses, tranquilles, assurées. On ne leur imagine aucune inquiétude, aucune complication. Le faucheur que voici ne s’éveille d’aucun rêve. Les lavandières que voilà ne racontent point des histoires de fées. Ils songent tous à l’ouvrage présent : à ce linge qui doit être étendu, à ce grain qui doit être rentré ce soir.

Mais s’ils manquent de la poésie sentimentale que leur ont prêtée nos meilleurs romanciers, ils n’offrent nullement les aspects grotesques, grossiers et avachis des romans réalistes. Ce ne sont pas là des magots de Maupassant ou de M. Zola, pas plus que des ombres charmantes de George Sand. Ils ne parlent point un langage fleuri comme les oiseleurs de M. Pouvillon. Ils n’embrassent pas les arbres amoureusement comme les jeunes forestiers de M. Theuriet. Mais ils ne sont pas non plus en train d’étouffer leur vieux père sous des matelas, comme les Buteau de la Terre, ni de s’emplir de mangeaille, comme les convives de Madame Bovary. — S’il fallait les comparer à leurs frères de la littérature, il faudrait plutôt évoquer le Jean Nesmy de M. René Bazin, et tous ces robustes Lumineau du Marais breton, mais d’un Lumineau qui n’aurait pas quitté la terre où il est né. En apportant à l’art ces figures saines, fortes et calmes. M. Lhermitte nous a donné du paysan une tout autre vision que celle des littérateurs et beaucoup plus juste. Le paysan est un sujet d’art que le peintre toutes choses égales d’ailleurs, peut rendre infiniment mieux que l’écrivain, — et cela pour trois raisons.

C’est d’abord qu’un peintre qui consacre l’œuvre de toute sa vie, comme Millet, MM. Lhermitte et Jules Breton, à peindre les paysans, se trouve les étudier mieux. Quand l’écrivain parisien, comme M. Zola, s’en va dans la Beauce explorer la vie rurale, ce qui le frappe tout d’abord ce sont les aspects bruyans et passagers de cette vie : ce sont les drames de famille, les mots orduriers, les danses lourdes, les discussions avinées, les « soûleries, » — et quels que soient le talent, la pénétration ou même le génie de l’observateur, il est difficile que ces incidens ne lui masquent pas, ne lui obturent point la vie silencieuse, réfléchie, féconde, la trame admirable dont ce n’est là que la grossière broderie. Une feuille de peuplier, vue de près, cache le soleil. Mais quand cet écrivain s’est fait lui-même un rural, un de ces ruraux dont un « intellectuel » fameux a dit, dans une circonstance mémorable, qu’ils étaient « la honte de la France, » quand il vit longuement avec ceux qu’il entreprend de dépeindre, comme M. Pouvillon ou même M. Bodley, ou M. Bazin, quand ce qu’il cherche à en prendre, ce n’est pas une « interview » mais une vue interne, profonde, accoutumée, — alors sa sympathie s’éveille. Il perçoit ce qu’il y a sous l’apparente rudesse, qui, M. Bodley l’a dit, n’est qu’une écorce trompeuse ; il éprouve ce qui se cache de solidarité sous le couvert de l’égoïsme, et surtout il comprend quel sens profond et divinatoire de la vie ont, malgré leurs préjugés et leurs ignorances, ceux qui produisent les premiers élémens de la vie. Il en vient à aimer, en le comprenant mieux, ce quatrième ou ce cinquième État dont le romancier parisien n’a emporté qu’un sentiment de dégoût. Il y revient sans cesse. Et de cette vie brutale et grande, il peut dire ce que le pape Pie IX disait de Rome aux voyageurs qui la quittaient : « Si vous y êtes demeurés une semaine, adieu ! Si vous y êtes demeurés trois mois, — au revoir ! »

Ensuite, quand le peintre et le romancier connaîtraient également leur sujet, ils ne seraient pas également armés pour le rendre, et cela pour des raisons qui ne tiennent plus aux artistes eux-mêmes, mais aux conditions fondamentales des deux arts. Le roman est, par définition et par tradition, une histoire d’amour. C’est tout au moins l’étude d’un caractère aux prises avec ce sentiment qui est censé être le plus révélateur du caractère, ou l’étude d’une société à propos d’une intrigue amoureuse qui est supposée fournir le cadre le plus propre à la montrer sous son vrai jour. Dans les deux cas, l’amour est le leitmotiv qui reparaît sans cesse, à quoi tout se ramène, auquel tout est sacrifié. C’est, sinon la seule passion de l’être qu’on observe, du moins la plus forte dans l’instant où on l’observe, et à sa violence, toutes les autres se révèlent, à sa clarté, toutes les autres s’illuminent. Le fond même de l’âme apparaît.

Il est difficile d’imaginer une plus mauvaise méthode pour peindre le paysan, difficile de trouver une circonstance plus défavorable, ou un jour plus incertain pour fixer sa physionomie. Loin que l’amour soit le leitmotiv de sa vie, il n’y tient, à proprement parler, aucune place. Il n’en marque pas les dates les plus mémorables. Il n’en bouleverse pas la trame ; il n’en révèle pas les secrets ressorts. Une histoire de partage entre vifs, d’hypothèque, ou même d’élection, y serait beaucoup plus propre.

Car la grande passion du paysan, celle qui éclaire d’un jour subit tous les replis de son âme, la même depuis soixante générations, celle qui explique toutes les contradictions, ennoblit tous ses ridicules, justifie presque tous ses vices, c’est la passion de la Terre. À elle il sacrifie tout et, elle, il ne la sacrifie à rien. C’est elle qui le fit brutal, mais c’est elle qui le fit héroïque. C’est elle qui le fit chicanier, mais c’est elle qui le fit soldat. Son cœur, à tous les âges, bat non pour la conquête de la femme, mais pour la conquête de la terre. Là, il trouve des attitudes dignes de l’art. Là des mots dignes de la poésie. — Mais si, pour le peindre, on emploie la forme d’art qu’on appelle une histoire d’amour, on se condamne à l’éclairer du jour le plus pâle ou le plus faux. On lui prête des sentimens dont il serait ahuri. On lui fait dire des mots qu’il réprouverait ou qu’il n’entendrait pas. On grossit à l’excès ses préoccupations sentimentales si l’on est idéaliste, ou bien, si l’on est réaliste, sa débauche. Dans les deux cas, pour faire le roman du paysan, on a dû sacrifier sa vie ; pour écrire une histoire d’amour, il a fallu oublier son amour.

Le peintre, lui, peut sans même soupçonner l’écueil, retracer la physionomie du paysan sous sa forme la plus émouvante. Quelquefois il emprunte à l’amour un de ses thèmes, comme M. Jules Breton, dans l’Heure secrète, mais c’est rare. Les sujets habituels de Millet ou de M. Lhermitte sont les plus éloignés des complications sentimentales, et, par là même, sont les plus proches de l’âme paysanne.

Ensuite le peintre donne sans effort à ses figures la poésie que l’écrivain ne donne qu’avec artifice. Car la poésie d’un homme simple est plutôt plastique que rhétorique. Il a souvent le geste beau et le parler trivial. Là le peintre triomphe. Pour rendre son personnage tragique, il a fallu au romancier un assassinat : il suffit au peintre d’un jeu d’ombre. Pour rendre sa bergère gracieuse, l’écrivain a dû lui faire dire de belles phrases grammaticales, pleines de subjonctifs. Le peintre, lui, n’a besoin que d’un rayon de soleil. D’ailleurs, il a pour l’aider dans cette œuvre d’idéalisation, la nature tout entière, le paysage, le ciel ramassés autour de sa figure et lui communiquant leur poésie. L’écrivain aussi les évoque, mais successivement, par morceaux, sans pouvoir faire apparaître d’un seul coup, l’un pénétré par l’autre, son paysan et son paysage, l’âme obscure et le radieux décor. La maxime ut pictura poesis se trouve une fois de plus en défaut. Et une fois de plus s’applique le mot de Delacroix, qu’on ne saurait trop répéter, car il marque exactement la limite des deux arts et la raison de tant d’échecs quand l’un vient à en passer les frontières : « Le poète se sauve par la succession des images, le peintre par leur simultanéité. »

Enfin le roman vit d’aventures et aucune existence n’en offre moins que celle du paysan. Aucune n’est plus monotone, ni plus lente en évolutions. Elle est immobile presque comme un tableau. Elle est ainsi du domaine des tableaux. Le peintre n’a pas besoin que son modèle ait eu des aventures pour intéresser à son portrait. Il prend une vieille femme dont la vie s’est passée à coudre ou à balayer devant sa porte. Il la peint comme elle est, et voilà de quoi passionner les siècles, s’il est Rembrandt ou Chardin, autant et plus que le portrait de Henri VIII ou de Mme de Pompadour. Mais l’écrivain, — historien, romancier ou poète, — ne peut faire cela. Les traits de son personnage, ce sont des actes, des paroles, des sensations. S’il n’y en a pas dans la vie qu’il retrace, il faut, pour intéresser à cette vie, qu’il en imagine. Flaubert a pu écrire quelques belles pages sur Une âme simple, mais combien est plus saisissant le portrait de Madame Bovary. Une vie agitée, traversée de crises, changeante, fournira toujours à l’écrivain des traits plus émouvans qu’une vie toujours identique à elle-même, d’une vertu toujours immobile. C’est une étrange entreprise, que rendre intéressante l’histoire d’un prix Montyon. Au contraire, les plus beaux portraits de maître qu’on connaisse sont ceux des hommes ou des femmes de bien, petits bourgeois et bonnes ménagères, dont l’histoire ne dit rien.

Elle n’en dit rien, précisément parce que c’étaient des serviteurs silencieux du devoir. Aussi le peintre rend-il de son siècle un témoignage toujours plus favorable que l’historien. Quand on vient de lire les tragiques récits des guerres de religion dans les Pays-Bas, ou les mémoires scandaleux du XVIIIe siècle en France, il suffit, pour se faire une tout autre idée de ces époques et de ces sociétés, d’aller voir dans les musées les portraits savans et doux que les maîtres nous ont laissés. On comprend alors pourquoi ni les Pays-Bas ni la France n’ont péri. On comprend que, dans le même pays et à la même époque, il y a les vies dont les agitations sont intéressantes à raconter et qui défraient seules toute l’histoire et toute la littérature, et qu’il y a les vies, par milliers, par millions, qui n’ayant d’autres traits que ceux du labeur quotidien, ont échappé le plus souvent à l’attention des historiens, des romanciers, des poètes, et n’ont jamais occupé que les peintres : vies de paysans et d’ouvriers attentifs au lever et à la chute du jour, d’échevins obscurs et de prêtres modestes, vies qui n’ont cessé de produire le pain que nous mangeons en nous demandant si elles existent, vies de religieuses, comme celles de ce délicieux Ouvroir d’un béguinage à Gand, que M. Lhermitte expose au-dessus de ses vues de la terre, comme une bleuâtre vue du ciel : vies qui n’éblouissent pas, mais qui éclairent, qui ne frappent pas, mais qui émeuvent, qui n’étonnent pas, mais qui fortifient, — vies écoulées sans bruit, comme les eaux qui fertilisent et sans éclat, comme les fleurs qui guérissent…


III

N’en existe-t-il plus, et faut-il arguer de faux ces peintures ? Sont-elles, comme nous le supposions au commencement, le reflet d’une clarté qui a dès longtemps disparu de notre ciel ?

Des trois témoignages portés en ce moment sur les paysans par le romancier, le sociologue et le peintre, faut-il écouter les deux premiers seulement, parce qu’ils ont fait des enquêtes « documentaires » et laisser le troisième qui, sur tous les murs de ces Salons, nous affirme la continuité de la vie rurale, de ses fortes pensées et de ses traditions ?

Il est vrai qu’une plainte s’élève d’un bout à l’autre du territoire sur les campagnes qui se vident, sur les foyers qui s’éteignent, sur les destinées qui se déracinent, sur les héritages qui se morcellent, sur « la terre qui meurt. » Mais cette plainte n’est pas nouvelle. Le moyen âge l’entendit. La Révolution en trembla. Et, dès avant notre ère, quelque dix-neuf cents ans avant que le Jean Macquart de M. Zola quittât son champ pour rengager, ou que le Lumineau de M. Bazin entrât comme employé au chemin de fer, elle retentissait déjà dans l’exclamation douloureuse du poète :


Non ullus aratro
Dignus honos ; squalent abductis arva colonis !


Il est vrai aussi que chez ceux qui restent fidèles aux champs, on dit que les mœurs ont fléchi, que le courage a manqué, que la simplicité s’est perdue. Cependant si nous regardons, à côté de la salle des Lhermitte, le panneau occupé par les dix toiles de M. Cottet, salle VIII, nous voyons les paysannes qu’il a peintes, petites-filles ou arrière-petites-filles des pirates d’Ouessant, courbant leurs têtes bien naïves et leurs bonnets bien simples sous une douleur bien sincère. Dans le rythme égal qui penche les visages de ces tableaux et de ces pastels vers le centre du panneau, on peut voir l’affliction, mais non la faiblesse. Dans les yeux, on ne peut lire aucun reproche pour l’Océan perfide et vert, d’où vient la mort, mais d’où l’on tire aussi la vie de chaque jour. Cette vieille semble chercher dans sa mémoire d’autres deuils plus anciens, le jour déjà éloigné où, ne voyant pas revenir son homme, elle interrogea les camarades, et où on lui répondit : « Il garde le bord. » Celle-là, plus jeune, presque une enfant, s’appuie pour pleurer sur l’épaule d’une amie fidèle et grave. Et toutes ces figures ramènent le regard vers l’étrange enfant mort, qui peut paraître irritant dans sa parure suprême, mais qui témoigne que les traditions mystiques de ces paysans de la mer ne sont point si perdues.

Il est vrai encore que le style et le pittoresque s’évanouissent chaque jour. Mais si l’on continue à visiter les salles de la Société nationale, on trouve, salle XVIII, deux toiles de M. Eug. Burnand, intitulées Repos sous les Pins et Solitude, qui témoignent assez que sur nos rives de la Méditerranée, on voit encore passer, conduisant les troupeaux transhumans, les silhouettes bibliques des pasteurs. Dans ce berger assis sous les pins, à la peau cuite par le soleil, à l’œil toujours en éveil sur ses bêtes, on reconnaît le descendant direct des hommes dont le nom est resté le symbole et le synonyme de chef. Cet éternel chemineau a sa grandeur. Comme le dit Ruskin, « le travail du laboureur et du berger, vêtir la terre et garder les troupeaux, la première tâche de l’homme et la dernière, l’éducation toujours des plus nobles législateurs, rois et professeurs, l’éducation d’Hésiode, de Moïse et de David, l’éducation de toute la vraie force de Rome, et de toute sa tendresse, l’orgueil de Cincinnatus et l’inspiration de Virgile. Le travail manuel sur la terre et sa moisson recueillie en chantant, non pas le travail du piston à vapeur sur la terre et sa moisson recueillie aux sifflemens de la machine à vapeur… »

Il est vrai enfin que cette machine à vapeur et toutes les autres ont transformé sur trop de points l’aspect autrefois esthétique des travaux du paysan. Mais si vous avancez encore dans les salles de la Société nationale et si vous parvenez jusqu’à la grande toile décorative de M. Montenard, les Vendanges, destinée à la Société des Agriculteurs de France, comme le panneau déjà exposé l’an dernier, O Fortunatos nimium… vous verrez qu’il y a encore des récoltes et des industries agricoles qui se font presque aussi simplement qu’aux jours où, sur les murs du Campo Santo de Pise, Benozzo Gozzoli peignait les vendanges, la cuve, et l’ivresse de Noé.

M. Montenard est le chef de la nouvelle pléiade d’artistes de la Provence. Avant lui, Aiguiez, Cordouan, Imer, Girardon et bien d’autres avaient « découvert la Méditerranée. » Mais chaque fois qu’un véritable artiste la voit, c’est une découverte nouvelle, et le vaisseau blanc qui, voici bien des années déjà, révéla aux amateurs d’art un nouveau peintre de la mer, portait la fortune d’un maître. Les tons chauds des anciens sont devenus chez lui des tons clairs, comme chez MM. Garibaldi et Gagliardini. Les ombres fortes et brunes sont devenues légères et violettes. Tout a été traversé de lueurs. M. Montenard est surtout un paysagiste. Il est le contraire même de M. Lhermitte, chez qui le paysage pourrait parfois être oublié sans dommage. Chez lui, ce sont les figures qu’on pourrait oublier. Pourtant, ici, elles auraient un beau rôle à jouer : elles préparent pour le monde la santé, et mieux que la santé, la joie.

Les sociologues ont découvert que la culture si esthétique de la vigne était fatale à l’esprit des populations qui s’y livrent. M. Edmond Demolins, par exemple, dans son livre d’ailleurs si ingénieux des Français d’aujourd’hui, a trouvé d’abord, 1° qu’elle « présente certains caractères de la cueillette, 2° qu’elle donne un produit riche, 3° qu’elle est adaptée à la petite culture, 4° qu’elle dispense du patronage cultural. De là suivent, paraît-il, des conséquences très graves : 1° la culture de la vigne éloigne des grands groupemens de personnel ; 2° elle éloigne des méthodes puissantes et de l’emploi des grands engins ; 3° elle ne contribue pas au développement de l’industrie, elle tend à développer exclusivement la petite propriété et la culture parcellaire. Et, au point de vue moral, cette plante admirable, — le plus étonnant symbole de la résurrection du printemps et des mystères de la vie, — cette plante merveilleusement décorative, aux fines vrilles, qui ombrage tant d’œuvres d’art depuis la haute antiquité jusqu’au tombeau de Pasteur, — tout le mal vient d’elle dans notre pays.

Elle développe, en effet, spécialement la famille instable, elle désagrège la communauté, elle développe spontanément l’imprévoyance et les habitudes de luxe. Elle est un des principaux facteurs des tendances égalitaires et démocratiques. Des cuves ou des pressoirs sont sortis trois écrivains caricaturistes et démolisseurs : Rabelais, Paul-Louis Courier et Balzac. Enfin, la vigne porte la population à s’accumuler sur place, elle éloigne des entreprises compliquées, elle ne développe pas les hautes aptitudes qui permettent de gouverner les choses et les hommes ; elle développe seulement l’émigration vers les professions urbaines ; elle produit des fonctionnaires. Elle fait sombrer la vie sociale dans la prodigalité et le plaisir, la révolte contre l’état social existant. »

Mais les sociologues sont de grands désenchanteurs, et c’est eux aujourd’hui que Platon bannirait de sa République plutôt que les poètes. Si la simple récolte ou la cueillette développe l’imprévoyance, c’est pour cela peut-être que les magnanarelles chantent dans les arbres qu’elles effeuillent. Si elle éloigne de l’emploi des grands engins, — ce qui n’est malheureusement pas vrai dans les plaines du Midi, — il faudrait s’en féliciter puisqu’elle nous offre encore le spectacle de l’homme aux prises directement avec la nature. Pour y découvrir un ferment de révolution et de haine, un bouillon de culture pour les idées anarchistes, il faut n’avoir jamais regardé ni dans la vie, ni dans l’art, le visage de ceux qui l’ont cultivée. En plein XIVe siècle, à cette époque de guerres et de misères, les dessins des manuscrits nous montrent la « danse des vendanges. » De toutes les professions, de toutes les cultures, de tous les labeurs, c’est celui qui a mis le plus de joie dans les yeux des hommes. De tous les groupemens sociaux, c’est celui qui a le moins attristé ceux qui y remplissent le rôle de prolétaires. Là où le vin coule à flots, on ne rêve pas de sang. Ce n’est pas seulement dans les mythologies des Jordaens ou des Titien, dans les Triomphes de Bacchus, du Poussin, chez tous ces capitalistes ou ces aristocrates de la vigne, qu’éclate la joie des vendanges. Vous la voyez briller aussi dans les yeux des enfans déguenillés de Murillo, des misérables Borrachos de Velazquez, chez les rudes vignerons de M. Lhermitte, et jusque chez les forgerons de M. Raffaelli, dans le moment où, d’un même geste, et comme pour célébrer le même rite, ils saisissent un verre de vin. Et jamais sans doute honneurs militaires ne furent mieux compris, ni plus joyeusement exécutés, par la démocratie en armes que ceux commandés en 1841 par le prince-colonel du 17e léger en défilant devant le Clos-Vougeot.

C’est qu’en effet, le culte du vin, dans la démocratie, est aussi mystérieux et profond qu’aux jours où les fêtes de Bacchus donnaient à la Grèce l’idée de célébrer des tragédies. La Société des Agriculteurs de France n’a pas eu tort en demandant une image des vendanges. Encore aujourd’hui, celui qui préside au vin semble remplir une aussi grande fonction sociale que le prêtre de Bacchus auquel on réservait une place d’honneur au théâtre. Dans les congrès internationaux, c’est le vin qui délie les langues, renouvelle les alliances et proscrit les guerres. Méfions-nous donc de ces pieux prophètes qui, au contraire du Christ à Cana, et sous prétexte de tempérance, veulent changer en eau le vin de nos festins. Multiplions les banquets internationaux. Versons le vin à flots, si nous ne voulons pas verser le sang, ou plutôt il est le sang, c’est le sang de la nouvelle alliance. L’Agneau pascal, lui, était un souvenir de la guerre, des persécutions contre les Hébreux. Le vin pascal est le signe de la réconciliation. Le Christ n’a pas voulu qu’après lui, l’on fit de nouvelles victimes, il a voulu que désormais le prêtre fît couler le vin, non le sang.

Et ce ne sont pas seulement les membres d’un même pays que le vin unit dans une sensation de plaisir : ce sont les générations successives qu’il relie l’une à l’autre par le sentiment de la gratitude. Ce n’est pas un de ces dons de la terre qu’on consomme immédiatement : c’est un legs des aïeux disparus. Le temps, qui est un grand poète, lui donne son charme et, pour employer le mot propre, son « bouquet. » Il garde sa couleur quand la figure du vendangeur a perdu la sienne, et sa flamme quand les cœurs sont éteints. Et ce sont des flacons fermés par les mains froides des morts qui versent aux jeunes générations la chaleur et la vie.

Voilà pourquoi, sans doute, les Primitifs placèrent si haut dans leurs tableaux de sainteté cette vigne que les économistes placent si bas dans l’évaluation des forces morales d’un peuple. Voilà pourquoi l’on voit au Palazzo Bianco, à Gênes, une vierge très digne et son Bambino picorant un raisin ; à Berlin, dans un tableau d’Altdorfer, un Enfant Jésus offrir à ses petits compagnons ce raisin que M. Demolins déplore qu’on cultive en France ; pourquoi enfin, sur les plus vieilles images de la symbolique chrétienne, on aperçoit saint Théodule bénissant un baril de vin.

Il est vrai, — et là-dessus les sociologues ont justement aperçu les faits, — que la culture de la vigne morcelle l’antique grande propriété. Mais en la morcelant, elle maintient la propriété. Croit-on que le possesseur d’un hectare de vigne y tienne moins que celui d’un immense domaine ? En découpant ce qui n’était autrefois qu’un seul domaine, en en remettant les morceaux entre un plus grand nombre de mains, l’évolution sociale a fait quelque chose comme ce qui se fait dans un régiment lorsque le drapeau est en danger. On se le partage, ou le met en lambeaux, mais on le soustrait ainsi à l’ennemi. La terre de France a été soumise au même expédient suprême. Elle a été morcelée, mais elle est sauvée.

Ou au moins elle peut l’être. Et si elle peut l’être, c’est par ce grand Inconnu, par ce Paysan inglorius dont les sociologues et les romanciers nous annoncent la fin et dont les peintres nous racontent la persistante vie sur tous les murs de cette exposition, comme pour affirmer, au dernier Salon du siècle, l’espoir du siècle qui vient. Ces tableaux ne sont pas les meilleurs signes de notre art, mais ils sont les meilleurs et les plus suggestifs de notre vie, — et c’est pourquoi nous nous sommes arrêtés à considérer leurs sujets plutôt que leur technique, dont nous n’avons intentionnellement presque rien dit. — Mais, quel que soit leur succès ou leur échec, leur témoignage est à retenir. Il affirme la persistance et la grandeur de la vie rurale. Croyons-en ces peintures. L’art est plus vrai que la science, — surtout celle qui se pare du titre bien prématuré de « science sociale. » Il est vrai que la vie rurale se transforme, non qu’elle s’éteint. Il est vrai que la force numérique de la classe rurale diminue, non pas du tout que sa force morale fléchisse. Tant qu’elle est restée en France une majorité énorme mais amorphe, « inorganique » ou « inorganisée, » elle n’a pas eu conscience de sa force ni de ce qu’elle pouvait peser dans les destinées du pays. Réduite à la moitié environ de la nation, mais « organisée » depuis peu en associations professionnelles, la voici qui prend conscience d’elle-même. Elle devine qu’elle reste la classe la plus nombreuse, la plus liée à travers tout le territoire par des intérêts identiques, la plus physiologiquement résistante. Le corps rural a diminué, mais il a conquis une âme.

Et c’est précisément l’âme mesurée, prudente et forte qui convient à refaire une société telle que la nôtre. Le paysan est préparé, par les conditions mêmes de son labeur, à deviner les conditions de la vie sociale et du gouvernement. Ne pouvant rien créer sans la collaboration du temps, ne pouvant, comme l’ouvrier, transformer sous ses doigts instantanément la matière, — il garde le sens du passé. Étant propriétaire, si petit que soit son gouvernement, il acquiert le sens du gouvernement. Car, de même que gouverner, cultiver c’est prévoir. Connaissant les longs projets, le souci des débouchés, il comprend le rôle du « patron, » son labeur moral, sa direction nécessaire. Travaillant souvent ou ayant travaillé, jeune, pour un propriétaire plus riche, il éprouve aussi les sentimens du tâcheron. Patron et ouvrier tour à tour, il réunit en lui et réconcilie, dans sa propre destinée, les deux âmes antagonistes du capital et du travail. Les savans qui le méprisent pourraient beaucoup apprendre de lui. L’agronome raille sa routine et l’économiste sa parcimonie. Mais sa parcimonie est le grand secret de son succès là où l’agronome aux vastes conceptions échoue, et si sa « routine » a parfois retardé des progrès nécessaires, elle a aussi sauvé, des généralisations hâtives et des expériences imprudentes, l’agriculture de la France. Le moraliste déplore son âpreté au gain, sa méfiance et son individualisme. Mais, si l’argent est son but, la terre est depuis tant de générations le moyen toujours employé, que le paysan en oublie souvent le but pour le moyen, et qu’à tout prendre, il aime mieux la terre que l’or. Et, dans cette terre de France qu’il fouille, il trouve plus d’or qu’au Klondyke, et d’une espèce qui se renouvelle toujours. Il y trouve notre trésor de guerre et la réparation de toutes nos erreurs financières en temps de paix.

Quant à sa méfiance tant reprochée, c’est elle qui le sauve des panacées sociales où se précipitent goulûment les habitans plus savans, mais plus naïfs, de nos villes-lumières. Il sait ce qu’il faut de peine et de temps pour produire un épi de blé. Il s’étonne que quelques paroles magiques et quelques jours puissent suffire à renouveler la société. Etant méfiant, il est humble, car, à tout moment, sa récolte dépend du ciel. Mais, précisément pour cela, il est accessible à quelque idéalisme. Dans l’attelage idéal qui précède sa charrue, marchent l’amour vainqueur et l’invincible espérance. Sa conception de la patrie, se confondant avec celle de la terre, ne sera pas facile à déraciner. Contre l’envahisseur, sa haine est faite de toutes les peines dépensées pour la moisson prête à naître. Le vers antique, le cri admirable : Barbarus has segetes !… est son cri de ralliement. Il défend le sol comme il le fouille. Comme il porte l’or, il porte le fer.

Enfin son « individualisme » est un grief vieilli, et, si la vie rurale se transforme, c’est précisément dans le sens de la solidarité. Déjà, les paysans de M. Jules Breton couraient au feu, sous la menace commune, dans un élan commun. Ceux pour qui la Société des Agriculteurs de France a fait peindre cette toile font mieux encore, non seulement dans le court danger de l’incendie, mais dans le danger permanent des crises économiques. D’un bout du territoire à l’autre, depuis les Bretons de M. Dagnan jusqu’aux Provençaux de M. Montenard, le péril pousse aujourd’hui les paysans de France à se tendre la main. Les merveilles que la solidarité rurale a réalisées depuis dix ans étonnent ceux qui veulent s’enquérir de ce qui se passe sur la terre de France. S’il est ailleurs « des morts qui parlent, » il y a là-bas, par millions, des vivans qui se taisent, mais qui travaillent, et qui forment la réserve profonde et suprême où la France peut encore puiser. — Les Salons de 1899 ne seraient pas complètement inutiles, s’ils nous y faisaient songer.


ROBERT DE LA SIZERANNE.