Les Paysans de l’Autriche
PAYSANS DE L'AUTRICHE.
II. Statistik des Koenigreichs Ungarn (Statistique du royaume de Hongrie) ; par Fenyès. Pesth, 1844-1847.
III. Magazine istoricu pentru Dacia (Magasin historique pour la Dacie), par Laurianu et Balcesco. Bucharest, 1847.
IV. Organische Verwaltung der Provinz Boehmen (Lois organiques de la Bohême), par Schopf. Prague, 1847.
On sait quelle est, depuis cinquante ans, la pensée première de l’Autriche. C’est à ériger l’immobilité en système et à la pratiquer, pour ainsi dire, avec énergie que ses hommes d’état se sont principalement appliqués. On les a vus, dans les circonstances les plus difficiles, lutter avec succès hors de l’empire contre le développement du droit constitutionnel, et au dedans contre le droit des nationalités, ou même contre le droit civil des classes laborieuses accablées sous le fardeau héréditaire des privilèges féodaux. Partout, durant ce demi-siècle, si fécond cependant pour la liberté du monde, leurs actes se sont réglés sur cet esprit de résistance accepté par eux comme un dogme politique.
Avant eux, il est vrai, Marie-Thérèse et Joseph II venaient de porter un dernier coup au servage pour y substituer la sujétion (Unterthanigkeit). L’empire en était encore tout ému et tout surpris, car c’était là une bien grande nouveauté pour cette lente politique de la maison d’Autriche, et, en essayant de faire marcher de front la centralisation et la liberté civile, Joseph II avait semé bien des craintes et provoqué bien des répulsions. Après un effort si peu ordinaire et une commotion si alarmante, le calme n’était-il pas nécessaire et le repos permis ? Des jacobins, comme on disait alors, pouvaient seuls désirer davantage, et il suffisait que les révolutions se fussent emparées de la cause du progrès pour que la première des monarchies absolues se crût obligée par honneur et par prudence à comprimer dans son germe toute idée d’un droit nouveau. C’est en raisonnant ainsi que l’Autriche a pu traiter comme un délire[1] les vœux de l’Allemagne et de la Hongrie pour des institutions plus libres ; c’est pour cela aussi que, seule parmi les grandes puissances, elle a voulu rester étrangère à la restauration de la nationalité hellénique ; c’est pour cela enfin qu’elle a refusé d’entendre les représentations de plusieurs de ses états provinciaux en faveur des classes corvéables, et qu’elle a retardé de toutes ses forces les améliorations sociales là où elles s’imposaient par des moyens constitutionnels, comme en Hongrie.
Aujourd’hui cependant la politique autrichienne n’a-t-elle pas dévié un peu de son principe ? Le système de l’immobilité n’aurait-il pas perdu un peu de sa rigueur première ? N’aurait-il pas fini par sentir sa propre impuissance au milieu d’événemens nouveaux qui déconcertent les vieux calculs ? Autrement, que signifient ces concessions par lesquelles on répond aux exigences des nationalités naissantes, telles que l’illyrisme et le roumanisme ? Pourquoi les diètes générales de la Hongrie et de la Transylvanie ne rencontrent-elles plus tout-à-fait les mêmes entraves ? Pourquoi quelques diètes provinciales, par exemple celle de la Basse-Autriche et celle de la Bohème, élèvent-elles sans danger la voix plus haut que de coutume[2] ? Pourquoi surtout en est-on venu récemment à cette résolution très grave qui autorise les paysans des provinces non constitutionnelles[3] à racheter leurs redevances en nature et les fait passer de la condition de sujets et de tenanciers à celle de propriétaires ? N’est-ce pas là sortir des traditions, et qu’est-il donc survenu ? Une chose bien simple : le temps a marché, les besoins et les idées ont devancé les lois ; ils ont échappé à la contrainte, et, ne trouvant point à se constituer pacifiquement, ils ont créé des situations dangereuses, suscité même des conflits sanglans et imposé au pouvoir une politique nouvelle.
De toutes les nécessités que subit aujourd’hui le gouvernement de l’Autriche, celle d’une réforme de la propriété au profit des classes laborieuses n’est ni la moins grave ni la moins pressante. On conçoit que les nationalités, réveillées à peine et occupées encore à s’étudier, prennent leur temps et montrent de la patience dans la poursuite de leur but, on conçoit de même que les partisans des constitutions provinciales se résignent à attendre quelques années encore l’accomplissement d’une réforme politique ; mais la guerre sociale dont la Gallicie a naguère été le théâtre a révélé, par des signes trop certains, le danger imminent qui résulte pour l’empire entier d’une législation dont l’effet est de mettre d’un côté tous les droits avec toute la richesse, de l’autre toutes les souffrances et tous les devoirs. Qui empêcherait cette jacquerie de se reproduire partout où existent les maux qui l’ont fait éclater une première fois ? Et comment ne pas voir que des misères semblables à celles de la Gallicie pèsent sur toutes les provinces gouvernées par le même régime féodal ?
Cette question, si grave que l’on ne saurait la négliger sans péril, pouvait recevoir deux solutions. L’une eût été radicale : c’est celle que nous avons adoptée en 89, c’est l’abolition pure et simple des corvées et des redevances ; mais, ne serait-ce point ici le cas de le dire ? les gouvernemens réguliers ne font point de ces choses-là. L’autre, plus pacifique, quoique plus lente et moins équitable, est le rachat sagement entendu des obligations qui grèvent la propriété. C’est ce procédé légal qu’a choisi la chancellerie de Vienne. En adoptant ce dernier moyen, on avait cependant une condition impérieuse à remplir : il fallait, pour que la mesure du rachat répondit aux griefs et aux besoins des populations, qu’elle fût étendue avec un soin égal à toutes les provinces où les classes agricoles ne sont point encore émancipées ; il fallait qu’elle fût secondée par le bon vouloir de l’administration, par la protection attentive de la justice et par l’établissement d’institutions de crédit qui rendissent plus faciles ces sortes de transactions entre les sujets et les seigneurs ; il fallait enfin qu’elle aboutit à une refonte de la législation civile et de l’ordre administratif pour les personnes et les terres qui seraient affranchies. Sinon, beaucoup de maux subsisteraient et beaucoup de réclamations violentes pourraient encore troubler la paix publique. Par malheur, on n’est pas encore allé jusque-là.
Cependant, au sein de ce vaste empire qui a su demeurer immobile tandis que tout changeait autour de lui, des forces, des intérêts nouveaux se sont développés sur tous les points, et ont imprimé au pouvoir une secousse qui l’entraîne dans le mouvement universel de l’Europe d’aujourd’hui. A côté des questions nationales qui agitent et passionnent les Illyriens, les Magyars, les Roumains, les Bohèmes, des questions sociales ont surgi, et elles ont fait une explosion si violente, que les hommes d’état ne songent plus à les étouffer, mais à les diriger pour les résoudre. Ce n’est pas le seul trait curieux de la physionomie de l’Autriche moderne, mais c’est pour un moment le point culminant de sa situation politique. Cette situation, il faut le dire, a trouvé enfin chez ceux qui étaient appelés à la modifier le sentiment vrai de leurs devoirs. Dans l’ordre social, c’est le gouvernement lui-même qui consent à se faire réformateur ; dans l’ordre politique, s’il n’agit pas directement, il n’ose plus combattre les tendances libérales qui se manifestent au sein des diètes. Étudiée sous ces deux aspects, l’attitude de l’Autriche est également significative ; elle témoigne d’un désir tardif, mais sans doute sincère, de sacrifier, dans certaines questions brûlantes, le culte aveugle et obstiné de la tradition à des nécessités politiques et sociales qui ne peuvent plus être méconnues sans danger. Pour faire apprécier l’importance des mesures prises en vue des difficultés actuelles, il suffira de rappeler quelles lois régissaient la propriété dans les diverses parties de l’empire avant les derniers événemens de la Gallicie, et de montrer, avec les conséquences de cette législation, les plaies douloureuses qu’il s’agit aujourd’hui de guérir.
Le mal date de loin, et la cause en est plus ancienne que l’Autriche elle-même. Cette puissance est une confédération de peuples très divers sous un gouvernement absolu qui, malgré sa force, a dû dans tous les temps respecter leur originalité nationale. Or, chacune de ces races, avec son caractère primitif, a eu aussi un développement à part, une histoire individuelle, enfin des mœurs et des lois conformes à son génie et aux événemens qu’elle a traversés. Depuis les tribus de Zingares qui vivent en communauté dans des habitations souterraines ou bien sous la tente dans les forêts de la Transylvanie, sans aucune notion de la propriété immobilière, jusqu’au cultivateur libre de la Lombardie, du Tyrol et du rivage de l’Adriatique (Küsten-Land), l’empire présente toutes les formes imaginables de la société civile. C’est le système féodal qui domine dans tout le pays habité originairement par les Slaves, Polonais, Illyriens ou Bohèmes. A une époque plus reculée et dont les poètes ont gardé le souvenir, la propriété était ici communale ; l’état seul possédait. Les cultivateurs étaient tenanciers d’une partie du sol divisée entre eux par portions égales ; ils exploitaient l’autre pour le compte de la communauté et de ceux qui concouraient à l’administrer ou à la défendre. A défaut des invasions et de la conquête, le temps eût détruit ces formes essentielles des primitives associations ; mais l’établissement des Romains en Dacie, en Pannonie, en Illyrie, l’arrivée des Huns ou Magyars sur les bords du Danube, la domination germanique, les ont promptement bouleversées et transformées. L’esclavage ou tout au moins le servage a succédé à ces démocraties naissantes, et l’histoire des populations agricoles de ces contrées n’a plus été que l’histoire de leur oppression et de leurs souffrances.
Aux XIIIe, XIVe et XVe siècles, ces souffrances étaient intolérables, bien que le christianisme eût adouci les mœurs. Fréquemment, les paysans, accablés, exaspérés, protestaient par l’insurrection contre la violence ; mais leurs sanglantes prises d’armes obtenaient aussi peu de succès que leurs humbles suppliques. Quelquefois même, comme on le vit au XIVe siècle en Hongrie, après la révolte infructueuse de Docza, les paysans perdaient dans la défaite le peu de droits que l’on avait bien voulu accorder à leur obéissance. Au XVIIIe siècle, le progrès des idées et le danger d’une guerre sociale arrachèrent quelques concessions à Marie-Thérèse, notamment le code des cultivateurs (urbarium), donné en 4767 à la Hongrie, et un règlement provisoire (puncla regulativa), accordé à la Transylvanie en 1769. Joseph II voulut continuer cette œuvre en la systématisant. Une nouvelle révolte fort semblable à celle dont la Gallicie vient d’être le théâtre, et conduite par un Roumain ou Valaque de la Transylvanie, Hora, poussait l’impétueux réformateur dans cette voie ; elle l’aidait par l’effroi que causait aux nobles cette guerre aux châteaux, qui tendait aussi à l’extermination des Magyars[4] ; mais la volonté souveraine de Joseph II se brisa contre le provincialisme et la nationalité. Il rêvait la liberté civile, et il laissa subsister la sujétion.
Jusqu’en l’année 1846, la propriété corvéable est restée dans le même état, excepté en Hongrie où elle a gagné un peu aux libres débats des assemblées publiques[5]. Ainsi, en Hongrie, les charges du cultivateur sont moins pesantes qu’en Gallicie, en Bohème ou en Transylvanie ; l’organisation judiciaire y est aussi beaucoup plus équitable, la liberté du paysan plus défendue et mieux garantie ; en un mot, les propriétés et les personnes y sont plus près d’une émancipation définitive et complète. Toutefois les principes constitutifs de la loi sont les mêmes partout. Terrae quam subditus colit proprietas ad dominum terrestrem spectat ; le seigneur est seul propriétaire ; le sujet est simplement tenancier, il ne peut être plus ; il n’a qu’un droit de possession, c’est le fondement du code hongrois lui-même. A côté de ce principe qui stérilise le travail, il en est un autre qui en aggrave les conséquences : c’est le principe de la juridiction domaniale. Le seigneur est juge entre sujets, même en Hongrie ; il fait plus encore en Gallicie et ailleurs, il juge dans sa propre cause, il administre ; il exerce le droit de police pour le compte de l’état. Enfin, si en Hongrie le paysan peut émigrer, acheter, vendre, tester, se marier sans autorisation et à sa guise, il ne le peut pas dans les autres provinces. Il n’est plus précisément enchaîné à la glèbe, mais il n’a pas la faculté de se déplacer ni de contracter librement d’engagemens ; c’est un mineur que la législation tient sous une tutelle permanente, souvent aveugle, toujours orgueilleuse et naturellement égoïste.
Le sol est divisé en terres libres et en terres corvéables. Les terres libres sont les anciennes terres communales, dont la noblesse s’est attribué la propriété dans les pays où le pouvoir royal est resté faible, comme en Pologne, ou qu’elle a reçues des rois à titre de bénéfice héréditaire dans les pays où la royauté a été plus forte, comme en Hongrie. Les terres corvéables sont l’ancienne portion congrue affectée à chaque individu dans la commune pour les besoins de la famille. Comme elles furent primitivement divisées en parts égales, elles le sont encore aujourd’hui, malgré les révolutions que tout l’ancien ordre de choses a subies.
Chaque village contient un certain nombre de fermes d’une même étendue, appelées en latin de Hongrie integrae sessiones. Cependant ces fermes ne demeurent point toujours entières aux mains de la même famille ; l’accroissement de la population ne le permet pas. Il y a donc des divisions et des subdivisions, mais réglées elles-mêmes par la loi ou par la coutume, qui en tient lieu. La moitié, le quart, le huitième, telle est la progression décroissante que suit le partage des fermes entières. En Hongrie, un même paysan peut posséder quatre fermes dans les villages qui en comptent au-delà de cent vingt ; il ne peut guère en posséder qu’une en Gallicie et dans les provinces occidentales. Ces fermes comprennent, suivant la qualité des terres, de seize arpens à cinquante environ. La classe des fermiers qui dans l’Autriche occidentale parviennent à posséder une ferme complète est peu nombreuse, et au bas de l’échelle se trouve une population très considérable de simples locataires (inquilini), qui n’ont qu’une cabane entourée d’un verger. Voilà les cadres au sein desquels s’agite cette masse de travailleurs, condamnés depuis des siècles à un labeur toujours le même et sans issue. Il en est peu toutefois qui soient absolument privés de toute ressource. Le grand nombre des terres qui sont encore incultes dans ces contrées si long-temps désolées par la guerre, permet aux propriétaires de distribuer de nouvelles fermes à de nouveaux cultivateurs, Le domaine y gagne de lourdes redevances et d’importantes corvées : pour une concession qui lui coûte peu, il s’assure ainsi des prestations et une main-d’œuvre qui peuvent ajouter beaucoup à ses revenus.
Les obligations du paysan sont proportionnelles à l’étendue de sa terre. En Gallicie, pour une ferme complète, il ne doit pas moins de trois jours de travail par semaine avec six bœufs et deux hommes, c’est-à-dire cent cinquante-six jours par année. En Hongrie, il n’est tenu qu’à cent huit journées d’un seul homme ; mais les prestations en nature y sont un peu plus considérables, car, outre les petits impôts qui varient d’une province à l’autre et la dîme des produits levée partout par le clergé, les seigneurs hongrois prennent de plus un neuvième sur les céréales. Heureux encore les paysans s’ils étaient libres de toute obligation, après qu’ils se sont acquittés avec la noblesse et avec l’église ! Mais l’état réclame aussi sa part, et il la veut d’autant plus grande qu’il a moins à prendre sur les classes privilégiées. En Gallicie, en Bohème, dans toutes les provinces non constitutionnelles, les nobles sont sujets à l’impôt ; mais la plus forte part, on le comprend, pèse sur les petits. En Hongrie et en Transylvanie, où les nobles ne sont point imposés, les petits paient pour tous à la fois. Ainsi du recrutement, dont la noblesse est partout exempte. Les paysans seuls sont astreints au service militaire, car on ne peut prendre aujourd’hui au sérieux les devoirs de la noblesse hongroise dans les cas de levée en masse, depuis long-temps fort rares. Faut-il rappeler mille autres impôts vexatoires, comme le logement des troupes, le salaire du maître d’école, du garde champêtre, l’entretien des chemins, des ponts, des églises, de tous les édifices communaux ? Il est clair que les charges publiques retombent exclusivement ou peu s’en faut sur les classes laborieuses. Certes, ce n’est pas à l’état que l’on doit en faire un reproche : ses droits sont bons ; mais en est-il de même de ceux de la noblesse[6] ?
Telle est la loi de la propriété en Autriche. Combien n’est-elle pas éloignée aujourd’hui de cet esprit de fraternité dont parlent les traditions, et combien n’est-il pas naturel qu’elle ait conduit les peuples à ces tristes résultats à travers la confusion des âges et la lutte des intérêts aveugles et brutaux ! Écoutez cependant des écrivains polonais qui ont donné avec une véritable profondeur la formule des civilisations slaves[7]. Cette législation, que nous jugeons, nous, avec nos idées occidentales, comme désastreuse et contraire à toute évolution de l’activité sociale, eux ils l’aiment encore par un côté ; ils la regrettent au moment même où elle disparaît pour faire place à un droit nouveau. Ils gémissent amèrement sur les transformations qui ont dépouillé la commune slave de son esprit primitif, ils déplorent surtout l’avènement d’un droit étranger aux civilisations slaves, l’application du code civil français à une partie de la Pologne, l’émancipation de la terre corvéable dans le duché de Posen, car tous les vieux liens de la communauté antique sont ainsi rompus. Le paysan est libre de posséder, mais il est libre aussi de vendre. N’étant point accoutumé à la prévoyance, il vend, et voici que la plaie de l’Occident et des sociétés modernes, le prolétariat, fait invasion dans les pays slaves sous le manteau de cette liberté funeste. Qui aura soin du prolétaire ? Qui l’arrachera à l’indigence, au vagabondage, lorsque le propriétaire, en perdant son droit de tutelle, en aura aussi oublié les devoirs ?
Ainsi parlent les défenseurs de la théorie de l’instinct en matière de propriété ; mais où tendent, en définitive, leurs raisonnemens, si ce n’est à un communisme poétique qui n’est pas moins impraticable que tous les autres et qui aboutit fatalement à l’immobilité sociale ? Ces écrivains se taisent d’ailleurs sur les moyens de sortir de la crise actuelle pour arriver au but qu’ils laissent à peine entrevoir derrière le voile de leurs formules, quelquefois trop peu expliquées. C’est une raison de plus pour nous autres Occidentaux, corrompus, comme ils disent, par le rationalisme et le latinisme, de voir dans l’affranchissement de la propriété par le droit moderne, au prix du prolétariat même, un bienfait de premier ordre, une grande réparation, un progrès décisif pour la civilisation. Assurément les philosophes slaves donnent ici aux réformateurs contemporains des avertissemens salutaires, en leur révélant les inconvéniens de l’individualisme et de la concurrence, qui accompagnent la liberté ; mais la condition du prolétaire le plus misérable dans les pays d’égalité civile est-elle plus triste que celle de la grande majorité des paysans corvéables de l’Autriche ? Qu’on en juge.
Le système féodal n’a pas seulement entravé les progrès sociaux, il a créé des maux très profonds et de très grandes perplexités politiques dans toutes les provinces de l’empire ; mais aucune n’a reçu de coups plus terribles que la Gallicie. C’est un lugubre exemple offert aux méditations de toute l’Europe orientale. Il est vrai que nulle part., si ce n’est dans les pays d’esclavage ou de servage, la loi n’a été plus ingrate envers les classes laborieuses et n’a armé les classes nobles d’un pouvoir plus étendu et plus injuste. Il est vrai aussi que l’administration centrale, redoutant l’essor d’une nationalité vaincue, mais frémissante, s’est donné peu de peine pour lui fournir des moyens de prospérité qui eussent pu devenir des instrumens de lutte et d’insurrection. Il serait sévère de dire qu’on s’est appliqué à la précipiter vers sa ruine, mais on ne l’a point retenue quand elle penchait de ce côté. Un pays qui possédait tous les élémens de la richesse est ainsi resté stérile, et une indigence effrayante y régnait, avant même que de nouveaux malheurs y eussent appelé le deuil et la famine.
Que de misères accumulées dans ces villages d’un aspect si pauvre et si repoussant ! Des huttes étroites et sombres, formées de tronçons d’arbres grossièrement attachés ensemble par des liens d’osier et recouverts d’argile et de paille ; tout cela jeté pêle-mêle autour d’une église en ruine à quelque distance du domaine, voilà pour l’extérieur. Entrez sous l’humble toit : hommes et bestiaux y couchent pêle-mêle en hiver sur la même paille. Rarement vous y trouvez un lit de camp, quelques siéges en bois, quelques ustensiles de ménage. Rien de plus triste que ce spectacle de la famille au foyer, si ce n’est cette foule de travailleurs en haillons que les officiers domaniaux chassent devant eux comme un vil troupeau, le matin, dès le lever du soleil, pour les conduire à la corvée. Si leurs vêtemens en lambeaux attestent leur indigence, leurs visages soucieux et abattus témoignent plus vivement encore de leur découragement. Il est facile de voir que les souffrances morales ne sont pas ici les moins grandes.
Cependant ces malheureux avaient toujours, jusqu’à la dernière insurrection, supporté avec patience les excessives rigueurs du sort et de la loi, et l’on pourrait citer plus d’une preuve touchante de leur résignation. En voici un exemple pris au hasard entre mille autres. De pauvres habitans d’un village situé dans le cercle de Zloczow avaient pour seigneur un comte autrichien établi en Gallicie. Celui-ci, depuis trente ans, était dans l’habitude d’exiger et d’obtenir d’eux un surcroît de corvées entièrement illégales, et un jour, pour vaincre leurs refus, il avait dû requérir l’assistance du commissaire du cercle. Ce fonctionnaire se présenta avec un escadron de dragons pour escorte. Les anciens du village, chargés de parler au nom de la communauté, dirent qu’ils se plaignaient vainement depuis beaucoup d’années d’un abus de pouvoir, et qu’ils demandaient humblement pour cette fois d’être autorisés à quitter leurs fermes avec leurs familles et à chercher un autre seigneur. Le commissaire, pour toute réponse, les fit étendre l’un après l’autre dans la position du coupable auquel on va appliquer la peine du bâton. Le plus jeune comptait soixante-dix ans. Ils se soumirent, et ils reçurent six coups de stock, en récitant pieusement les litanies. L’exécution devait continuer et le nombre des coups augmenter de vingt à chaque victime, on procède ainsi par gradation dans cette sorte de torture souvent mortelle ; mais les vieillards ne pouvaient pas subir cette nouvelle épreuve : ils se résignèrent, se reconnurent coupables et retournèrent tristement à leur tâche[8].
L’histoire moderne de la propriété en Gallicie abonde en faits de ce genre. Ce n’est pas que la loi et l’humanité aient toujours sommeillé. On a pu constater plus d’une fois de bons sentimens, des idées généreuses chez les seigneurs ; dans les dernières années, on les a vus eux-mêmes prendre l’initiative des projets de réforme et proposer à la chancellerie de Vienne d’accorder aux cultivateurs une partie des concessions rendues nécessaires par l’esprit du temps[9]. Enfin, on a vu aussi le gouvernement, dans plusieurs questions d’appel, rendre justice aux paysans et leur donner raison contre les prétentions des propriétaires, surtout dans les villages où les paysans sont de race allemande et les propriétaires de race polonaise. Toutefois, on peut le dire, ces procédés plus humains, cette conduite plus équitable, n’ont été, de part et d’autre, que des exceptions, et les causes nombreuses d’irritation amoncelées par le temps dans les cœurs ont dû produire à la fin une situation intolérable et mettre le pays en présence d’une guerre sociale.
En effet, au mois de janvier de l’année 1846, l’exaspération était au comble, et comme toutes les charges, même les charges publiques, semblaient aux esprits égarés dépendre exclusivement du caprice des seigneurs, c’est sur la noblesse que toutes les haines étaient concentrées. Les bruits les plus étranges circulaient de village en village, et de sombres pressentimens y répandaient la terreur. Pourtant on n’allait point jusqu’à songer à cet acte insensé de vengeance qui devait avoir lieu un mois plus tard. Les paysans, au lieu de menacer, en étaient encore à redouter un péril nouveau et prochain. On le croirait à peine, ils s’attendaient à être bientôt attaqués et massacrés par leurs maîtres, et des villages entiers, malgré les rigueurs de l’hiver, campaient la nuit dans les bois[10]. Les imaginations effrayées ajoutaient à ces récits lugubres les contes les plus invraisemblables. La corvée était abolie depuis sept ans par un acte impérial, et les propriétaires avaient tenu ce bienfait secret pour prolonger à leur profit l’effet de lois devenues odieuses. Tout cela, croyait-on, était entièrement contraire aux intentions généreuses de l’empereur. Évidemment il ne le savait pas ; car, s’il l’avait su… On affirma bientôt que l’empereur n’ignorait plus rien, que son chagrin était extrême, et enfin que, dans sa munificence sans égale, il venait de joindre à l’abolition déjà ancienne de la corvée l’abolition des commandemens de Dieu ! Ces bruits, ces terreurs, ces espérances, concouraient avec cette regrettable insurrection politique dont on connaît l’issue. Les paysans ne doutèrent pas que ce ne fût le signal de l’extermination générale dont ils se croyaient menacés ; ils y répondirent aveuglément et cruellement par ces massacres qui ont frappé près de deux mille têtes.
La plaie faite au pays par une longue oppression suivie de si terribles épreuves est si profonde, que la nouvelle loi pour le rachat des corvées est à peu près inutile aujourd’hui à la Gallicie. Que feront les seigneurs privés de la main-d’œuvre gratuite, eux qui sont en général ruinés par l’usure et sans capitaux ? Et comment parviendront-ils à se racheter, tous ces paysans qui ne possèdent point une ferme assez étendue pour en céder au domaine seigneurial la partie équivalente à leurs obligations ? En est-il un grand nombre à qui leurs épargnes permettent de se libérer en numéraire ? Enfin, avec l’attitude hostile des deux classes, avec ces vengeances mal éteintes d’un côté, avec ces terreurs et aussi ces rancunes bien naturelles de l’autre, que de maux peuvent encore naître de ces transactions, et combien de douleurs privées peut encore coûter cette réforme, si bonne et si modérée qu’elle soit ! Aussi n’a-t-elle guère provoqué jusqu’à présent que des craintes et des expressions de mécontentement. Au nom de leurs blessures encore ouvertes, les seigneurs demandent qu’on les ménage et qu’on leur vienne en aide pour amortir le coup dont leurs biens vont être frappés après leurs personnes ; au nom de leur force qu’ils ont si cruellement éprouvée et de leurs droits dont ils ont pris si vite le sentiment, les paysans déclarent à ceux qui ont profité de leur égarement qu’ils ne se croient point récompensés, qu’ils n’attendent pas moins que l’abolition pleine et entière des privilèges seigneuriaux et l’affranchissement complet des propriétés et des personnes. Et, pendant que l’administration hésite et ajourne l’application de la loi en face de tant de griefs qui s’élèvent des deux côtés, la faim règne avec le désespoir parmi les populations toujours inquiètes ; les travaux restent suspendus, et la famine paraît devoir se prolonger ainsi pendant plusieurs années. Les uns se résignent et meurent patiemment sous leur toit ou sur leur fumier ; les autres, croyant échapper à la misère par le brigandage, infestent les grands chemins et paralysent le peu d’activité qui survit dans le pays. Tel est le fruit du système féodal en Gallicie. Voilà ce que les Polonais et ce que l’Autriche en ont recueilli : conséquences funestes pour tous, et auxquelles ils ne peuvent désormais échapper les uns et les autres que par beaucoup d’abnégation et de sagesse.
Si la législation est la même dans les provinces occidentales de l’Autriche, c’est-à-dire dans la Bohème, la Moravie, l’archiduché, la Styrie, la Carniole et la Carinthie, du moins, hâtons-nous de le dire, elle n’a point produit là d’aussi tristes complications. Entre les paysans galliciens et ceux de l’Autriche occidentale, le contraste est saisissant, non point seulement parce que la physionomie des hommes porte, dans les provinces que nous venons de nommer, l’empreinte d’une civilisation plus avancée et de mœurs plus douces, mais parce que le sol même, les villages, les villes, la classe entière des habitans de la campagne, y présentent les nombreux témoignages d’une culture plus avancée, et, en quelques endroits, d’une prospérité naissante. Pourquoi cette différence en faveur des provinces occidentales ? La raison en est simple, c’est que l’administration vaut mieux ici que les lois. L’Autriche s’est appliquée évidemment à donner à ces populations tous les moyens de bien-être matériel compatibles avec le système de la propriété féodale. Rien ne lui a coûté : elle a fourni au travail toutes les facilités qu’il peut désirer en dehors de la liberté ; elle n’a épargné ni les canaux, ni les routes, ni les voies de fer, ni les institutions de crédit. Enfin elle a protégé avec intelligence, encouragé avec une résolution ferme toutes les grandes opérations financières qui ont eu pour objet l’intérêt de cette partie de l’empire. Les populations ont donc ici moins de motifs violens de vouloir et d’exiger le progrès ; elles n’ont point la puissante raison de la nudité et de la faim. Cependant, si la gêne matérielle les presse moins, une culture intellectuelle plus avancée leur crée des besoins nouveaux, qu’il faudra songer tôt ou tard à satisfaire. Ces populations, plus heureuses que celles de la Gallicie, ont eu des écoles de village ; elles ont eu aussi plus de loisirs pour songer aux biens sociaux ; elles ont enfin respiré de plus près l’air des pays libres ; en un mot, elles ont plus de raisons morales de désirer une émancipation complète. Assurément elles en prennent à leur aise ; elles n’y vont point avec l’ardeur impétueuse des peuples résolus. Cependant on se tromperait si l’on espérait les détourner de leur but politique en les conviant à une vie plus facile, plus abondante, plus dégagée aussi de tout lien moral et plus molle. Tout au plus cela réussirait-il parmi les populations assoupies de l’archiduché ; mais en Styrie, en Illyrie, en Bohème, en Moravie, la nationalité s’est éveillée, et les esprits ont donné des gages certains de leur énergie politique. La noblesse bohème ou illyrienne a elle-même à poursuivre le progrès social un intérêt assez grand, et cela est une garantie de succès pour le gouvernement, s’il veut mener jusqu’au bout son œuvre ; ce serait une difficulté et un danger de plus, s’il s’arrêtait en chemin. Un grand nombre de paysans, surtout dans l’archiduché, ont déjà profité de la nouvelle loi, et sont passés aujourd’hui dans la classe des propriétaires ; leur ambition grandira avec leur condition.
Lorsque de là les regards se portent sur les pays constitutionnels de l’empire, la Transylvanie, la Hongrie, la Croatie, on retrouve de nouvelles souffrances. Sous une législation plus libérale que celle de l’archiduché et de la Bohème, la principauté de Transylvanie est dans un état voisin peut-être de celui de la Gallicie, et, bien que les deux royaumes annexés de Hongrie et de Croatie jouissent en cela d’un sort un peu moins fâcheux, ils sont fort éloignés de l’aisance. La faute n’en est point à l’Autriche toute seule ; elle en partage la responsabilité avec les diètes et les pouvoirs locaux de ces pays, dont les attributions ne laissent pas d’être étendues.
En Transylvanie, depuis l’octroi du règlement provisoire en 1769 jusqu’à la diète actuellement assemblée à Clausenbourg, la noblesse, sauf quelques essais de réforme timidement tentés en 1790 et en 1811, est demeurée stationnaire. D’ailleurs la différence des races entre les paysans et les seigneurs a créé là des difficultés d’un genre spécial, parce qu’au mépris du maître pour le sujet se joint encore le mépris très violent du vainqueur pour le vaincu. La Transylvanie est pleine des souvenirs de cette lutte inique des races magyare et saxonne contre la race infortunée des Roumains ou Valaques, et les tribus encore plus infortunées des Zingares ou Bohémiens. Les Roumains, qui sont à eux seuls plus nombreux que toutes les autres populations de la principauté réunies, composent, avec plusieurs milliers de Zingares sédentaires, la classe des cultivateurs[11]. Les uns et les autres sont considérés comme des sortes de parias, et mènent la vie la plus pénible au sein d’une affreuse indigence. Sous leur humble toit, les paysans roumains, drapés dans leurs pittoresques haillons, vivent, comme ceux de la Gallicie, pêle-mêle avec les bestiaux. Leur mobilier se borne à quelques vaisseaux en bois ou en terre qui servent à pétrir ou à cuire le pain de maïs (mammaliga), nourriture quotidienne du paysan transylvain[12]. Dans les jours de froid excessif, tout le luxe de la pauvre famille consiste à faire grand feu, et le soir chacun s’endort en cercle autour du foyer, les pieds dans les cendres.
La condition des Zingares présente quelques traits particuliers qui n’appartiennent qu’à eux. Il n’est point ici question de ceux de leur race qui, voués à la vie errante, sont occupés dans les forêts à de petits ouvrages en bois ou colportent les produits de leur industrie de hasard, voiturant par les grands chemins tout leur mobilier et couchant sous la tente ou en plein air. Il s’agit de ceux-là qui, renonçant au vagabondage et sortant de l’état de nature, ont pris domicile et sont entrés dans la classe des paysans. Le plus souvent ils ne possèdent pas même la cabane ni les haillons du sujet roumain. Ils habitent sous terre, dans des trous recouverts de paille ou de fagots et d’argile, et fermés par des portes d’osier. Ils s’établissent de préférence sur le penchant de quelque monticule un peu isolé. Parfois, au détour d’un grand chemin, pendant que vos regards cherchent quelque horizon nouveau, tout à coup, à quelques pas, sur le flanc d’un rocher, des têtes humaines apparaissent comme des spectres sortant de tombeaux délabrés. Ce sont des paysans zingares que le bruit de vos pas attire, et qui viennent faire un appel à votre charité, un peu à la façon du mendiant de Gil Blas. Dans ces trous infects, les enfans des deux sexes sont élevés à peu près jusqu’à l’âge de puberté dans la nudité la plus entière et dans une liberté toute primitive.
Pour être juste, il ne faut point rejeter sur la législation et les propriétaires toute la responsabilité d’un si profond dénûment. Les Zingares ne manquent point d’industrie ni d’activité ; néanmoins, par suite d’une corruption invétérée, ils ne savent employer que pour le mal les ressources d’un esprit inventif et alerte. Il semble que cette race soit faite pour vivre en dehors de la société, dans la pratique des métiers illicites : c’est son penchant et son bonheur, et sa hideuse indigence, ses habitations souterraines ne lui répugnent point, pourvu qu’elle y trouve un peu de liberté dans l’isolement[13]. Ces fâcheuses habitudes ne doivent pas cependant décourager le législateur. Parce que de bonnes intentions auront échoué, parce que des esprits généreux auront perdu leur peine à des essais sans doute inintelligens de moralisation, il ne s’ensuit pas que les seigneurs transylvains aient conquis le droit d’ériger, à l’égard de ces malheureuses populations, le mépris et la cruauté en système.
Les paysans roumains méritent encore moins d’être traités avec cette coupable indifférence. Ceux-ci, loin d’avoir rien fait pour s’attirer le sort auquel on les a réduits, sont le plus noble peuple de la principauté, les Welches de l’Orient, les fils de Rome, et c’est de leur sang que sont sortis les hommes qui ont le plus honoré ces contrées, ne fût-ce que Mathias Corvin. Cette race pleine d’une sève aujourd’hui ravivée commence à comprendre ou du moins à sentir sa force, et ne demande qu’à en trouver l’emploi. Jusqu’à présent elle n’a pas fait preuve d’un goût fort prononcé pour le travail ; mais faut-il s’en étonner ? Faut-il attribuer au génie même de cette population une paresse qui n’est que le triste résultat de la condition humiliante dans laquelle elle a toujours vécu, des entraves qui gênent ses libres allures, et de l’absence de toute sécurité pour le fruit de son labeur ? Les Roumains de la Transylvanie ne sont pas laborieux, parce qu’ils ne sont pas libres ; leur goût pour le repos n’a pas d’autre raison. En leur refusant les moyens de sortir de cette apathie sociale, les propriétaires magyars ou saxons ont agi sans doute en vue des dangers politiques dont ils sont menacés par le développement de la nationalité roumaine en Transylvanie, en Hongrie, en Bucovine, et, hors de l’empire, en Bessarabie et en Moldo-Valachie. Toutefois, si le réveil du roumanisme est un fait auquel il peut leur être pénible de céder, c’est aussi une nécessité contre laquelle il ne serait nullement sage de lutter plus long-temps. Qu’ils se rappellent la révolte de Hora, ses sanglans exploits, ses tentatives audacieuses. Résister aveuglément, ce serait tout risquer. La diète de cette année même, satisfaite d’avoir diminué de quelques jours le nombre des corvées, n’a pas encore admis le droit de propriété pour les paysans ; mais le parti libéral en a déjà parlé avec éloquence, et il n’épargnera aucun effort pour le faire triompher. Ce sera, pour les seigneurs magyars comme pour les bourgeois saxons, à la fois un sacrifice de nationalité et un sacrifice d’intérêt matériel ; mais, sans ce double sacrifice, ils ne sauveraient rien de leur nationalité ni de leurs grandes existences.
Dans les deux royaumes de Hongrie et de Croatie, la misère ne présente point cet appareil hideux, cette nudité effrayante qu’elle étale partout en Transylvanie. Il s’en faut pourtant que l’état matériel du pays soit ce qu’il pourrait être sous des lois et une administration plus douces. La Hongrie est une terre généreuse ; elle produit les céréales en abondance et presque sans culture ; elle possède les vignobles les plus riches du monde après les nôtres et la plupart des matières premières de l’industrie européenne. Les idées libérales y ont même pénétré ; mais, enchaînés par une loi encore très oppressive malgré ses récens progrès, les Hongrois n’ont su féconder ni les richesses matérielles ni les ressources morales mises à leur disposition. L’orgueil aristocratique s’est renfermé, jusqu’à ce jour, dans le refus obstiné de l’impôt foncier, dont tout le poids a été supporté par le peuple, et les travaux d’utilité publique, les voies de communication, sont demeurés dans l’enfance. Le sol accorde tout ce qu’on lui demande ; malheureusement les transports et les charrois sont ou impossibles ou coûteux à l’excès. Sans doute les voies fluviales du Danube, de la Theiss, de la Drave et de la Save, ont pris, dans les dernières années, des développemens très rapides et très productifs. Les Magyars, prompts à s’enthousiasmer pour les grandes entreprises, s’occupent aujourd’hui bruyamment des chemins de fer, qui, dans leur pensée, doivent relier Pesth à Presbourg, à la Transylvanie et à l’Adriatique ; mais ils ne songent nullement à rendre praticables les routes importantes qui conduisent de Pesth à Kachau, dans les comitats du nord, ou encore à Semlin, sur la frontière turque. Par le mauvais temps, c’est pitié de voir, le long des chemins, les bœufs ou les chevaux traînant à grand’peine un chariot peu chargé que plusieurs paysans soutiennent alternativement, afin d’empêcher qu’il ne verse, arrêtés d’ailleurs à chaque pas pour enlever la boue qui gêne et appesantit le mouvement des roues. Fort souvent les ponts sont en ruine, et il y a péril à les passer de nuit. Dans les villages et quelquefois même dans certains quartiers des grandes villes de l’intérieur, comme Pesth, Debreczin, Neuzatz, Vesprin, les rues ne sont pas mieux entretenues, et il arrive que, pour les traverser, on est obligé de prendre un cheval. C’est véritablement en voyant ces chemins fangeux, ces routes impraticables, qu’on s’explique le goût des Hongrois pour l’équitation. Vivre à cheval est presque une nécessité pour le paysan des comitats, et c’est pour cela aussi sans doute que, dans les campagnes, les hommes et les femmes elles-mêmes portent ces hautes et lourdes bottes à l’écuyère qu’ils s’efforcent de poétiser en y attachant l’éperon traditionnel.
Quant à la législation, les hommes qui ont travaillé si courageusement à l’améliorer ne se dissimulent pas combien elle est encore imparfaite. Ils voudraient la dépouiller entièrement de son caractère féodal, et ils ont devancé de leurs vœux les réformes entreprises aujourd’hui par l’Autriche. Dans les diètes précédentes, ils ont déjà demandé à plusieurs reprises que le paysan fût déclaré propriétaire de sa ferme, et que la noblesse abdiquât à cet égard toute prétention. C’eût été l’abolition radicale des corvées. En prenant à cœur cette question, les libéraux hongrois n’obéissaient point exclusivement à une idée de justice. Des souvenirs historiques toujours douloureux, des espérances politiques fort séduisantes, appelaient de ce côté toute leur sollicitude. Ces souvenirs remontent un peu haut : ce sont les souvenirs mêmes du désastreux combat de Mohacz, qui entraîna, comme on sait, la ruine de la Hongrie. Peu d’années auparavant, la jacquerie de George Docza avait été éteinte dans des flots de sang, et toute la classe agricole avait été ramenée violemment au servage absolu. La défaite de Mohacz fut regardée comme une punition divine ; les plaintes lamentables des paysans étaient montées jusqu’à Dieu ; elles avaient appelé sa vengeance. Ainsi parlaient les états de 1547 dans le préambule d’une loi qui venait apporter quelques réparations tardives à cette iniquité funeste, et le sentiment exprimé par eux est resté dans les esprits comme digne d’être à jamais médité. Il serait facile d’en retrouver les traces dans les débats animés et parfois éloquens auxquels la réforme a donné lieu dans les diètes de 1832, 1836 et 1840. C’est sous l’impression d’une idée tout-à-fait analogue qu’un membre de la seconde chambre, rappelant les guerres de l’Autriche contre la France, lançait à la face de l’aristocratie conservatrice les accusations d’impuissance militaire, et célébrait avec le poète la mâle énergie des générations rustiques, rusticorum mascula militum, proles.
Cet espoir d’une ère meilleure, cette ambition de revivre, qui possèdent aujourd’hui les imaginations en Hongrie, ne commandent-ils pas d’entourer de tous les soins la classe en qui réside principalement la vie nationale dans son énergie et dans sa vérité ? Lui donner du bien-être et des droits, n’est-ce pas fortifier la nationalité ? n’est-ce pas semer pour récolter ? Ainsi pensent les Magyars et les Illyriens de la Croatie et de la Slavonie, les uns et les autres dans leur intérêt distinct. En effet, dans cette question de propriété, il faut dès à présent tenir compte de la question nationale, qui occasionne chaque jour de très grandes souffrances sur tous les points où la différence des races vient compliquer les rapports de paysan à seigneur. Dans le centre de la Hongrie, depuis la Drave jusqu’au pied des Carpathes, la population des campagnes est en très grande majorité magyare comme l’aristocratie ; mais dans le nord et le long de la frontière de la Moravie et de la Gallicie, sur une largeur d’environ trente lieues, les paysans sont en général Slovaques, et dans l’est, le long de la frontière transylvaine, depuis les pays slovaques jusqu’au Danube, ils sont Roumains. Ceux-ci se rattachent au mouvement du romanisme en Transylvanie et en Moldo-Valachie, ceux-là au slavisme de la Bohème ; enfin les uns et les autres nourrissent contre les Magyars une haine invétérée, que la propagande ne peut manquer d’envenimer de jour en jour. La prétention imprudente que les Magyars ont affichée de dénationaliser toutes les populations soumises ou annexées au royaume a soulevé chez les Slovaques et chez les Roumains une répulsion aussi vive que chez les Illyriens croates, bien qu’elle ne soit pas parvenue à se formuler aussi clairement. Faute de libertés locales et de droits municipaux, elle n’a pas pu se constituer, se faire entendre et respecter politiquement comme l’illyrisme ; en revanche, elle a pris un caractère très prononcé d’inquiétude sociale, et, sitôt que l’on prête l’oreille aux sourds murmures des paysans slovaques ou roumains, il est impossible de ne pas remarquer que leurs principaux griefs se résument dans l’accusation d’aristocratie. Tandis que les savans de ces deux races se plaignent comme nationalité méprisée, les cultivateurs se plaignent comme paysans, et, avant de voir dans la classe des propriétaires des hommes d’une race ennemie, ils y voient des maîtres injustes dont ils redoutent tous les caprices. Ainsi marche le mouvement national dans ces contrées, et telle est la force avec laquelle il se développe en ce sens, que les seigneurs magyars sont obligés, sous peine des plus grands périls, de faire de franches concessions à ces nécessités sociales. S’ils n’y sont point conduits assez promptement par les sentimens libéraux dont ils ont souvent fait preuve, ils y seront entraînés par des conjonctures qui pourront devenir fatales.
On voit à quel état de misère et d’anarchie la législation féodale a réduit la moitié de l’empire autrichien. En Gallicie, le gouvernement impérial rencontre des difficultés de nature à paralyser les volontés les plus fermes et à rendre pour long-temps inutile le bienfait de la réforme. En Transylvanie et dans une portion de la Hongrie, une haine violente, se compliquant par la division des races, pourrait, si l’on n’y prenait garde, amener, en dépit même des bonnes intentions de la noblesse, des luttes peut-être encore plus graves que celles de la Gallicie. La législation de la propriété a fait tout le mal dans la province polonaise, et si, en Transylvanie et en Hongrie, elle partage ce triste avantage avec la question des races, elle peut aussi hâter l’explosion et la rendre terrible. On chercherait vainement dans cette confusion déplorable les traces de cette fraternité que la poésie slave nous montre attachée à la commune primitive ; on y chercherait vainement cette tutelle intelligente qu’elle croit encore possible dans la commune moderne. Vainement aussi l’on voudrait nous convaincre que cette tutelle, sous laquelle la fraternité disparaît si rapidement, vaut la liberté de posséder avec toutes ses chances de bien et de mal ; vainement surtout l’on voudrait nous faire croire que les paysans s’en accommoderaient. Sujets, fils de serfs et petits-fils d’esclaves, ils n’ont point gardé le souvenir de la communauté antique. Entre le passé et le présent, ils ne voient et ne connaissent que les malheurs héréditaires de leur caste, et le droit qu’ils veulent, c’est un droit moderne, c’est la propriété individuelle et franche, c’est le travail libre et la possibilité de s’enrichir au risque du prolétariat même. Les théoriciens seuls ont donc pu, par un amour exagéré des antiquités slaves, songer à la communauté primitive ; mais les paysans, quoi qu’on en dise, préfèrent la liberté du code civil à la fraternité du clan.
L’Autriche a compris les devoirs que lui impose l’état de ses populations agricoles : elle est aujourd’hui en marche vers l’égalité civile ; les mesures récemment adoptées dans les provinces occidentales, le mouvement libéral qui se prononce chaque jour davantage en Hongrie, ne permettent plus d’en douter. D’où viendrait la résistance à des réformes sociales devenues indispensables et qui ne sont plus entièrement à l’état de projets ? De la noblesse ou du clergé ? Mais, d’une part, les inconvéniens si graves du statu quo pèsent d’abord sur ces deux classes, et d’autre part, dans toutes les provinces non constitutionnelles, leur autorité est nulle ou du moins très bornée.
Afin de mieux échapper à toute influence, le pouvoir absolu s’est entouré d’une caste de fonctionnaires qui ne représentent que sa propre pensée. Humbles, mais impassibles devant les classes nobles, sans éprouver pour cela plus de penchant pour les classes inférieures, leur dévouement à l’ordre de choses, c’est le dévouement du prêtre à l’autel. On a trouvé le secret de les désintéresser dans les affaires du monde. Cependant, pour qu’ils vivent sans trouble et sans ennui, il faut que le dieu soit respecté, et leur unique objet, c’est de le faire adorer des grands comme des petits. La porte de ces fonctions qui font la vie facile et sûre, quelquefois même brillante, ne s’ouvre que rarement à la haute noblesse. Certes, une fois entré, on n’est point sans avoir des chances d’arriver même aux plus hautes dignités nobiliaires ; mais pour entrer, c’est une mauvaise recommandation d’être prince. Si des princes d’un nom illustre ont plus d’une fois obtenu des situations élevées, ces hautes fonctions ainsi accordées avaient en réalité plus d’éclat que de solidité ; elles étaient plutôt ruineuses que lucratives, toujours contrôlées d’ailleurs par quelque homme nouveau placé sur le second plan, moins honoré, mais plus écouté. En un mot, la noblesse de race n’est rien et ne conduit à rien politiquement, si ce n’est à figurer dans ces diètes provinciales qui essaient en ce moment de se reconstituer, qui peut-être y parviendront, mais seulement à une époque encore éloignée.
Moralement, le clergé exerce plus d’autorité, et il a sur les masses ignorantes mille moyens d’action qui semblent imposer au gouvernement la nécessité de compter avec l’église ; mais on s’est pourvu contre ce danger de l’influence ecclésiastique en la subordonnant rigoureusement à celle de l’état, et, loin que la puissance cléricale veuille contrarier les calculs de la pensée dirigeante, il n’est pas de meilleur instrument d’administration et de police. Au reste, le clergé de l’Autriche, séculier ou régulier, dans les fonctions les plus humbles ou les plus hautes, ne se montre guère ambitieux. Ce n’est pas qu’il professe du mépris pour les choses de ce bas monde, tout au contraire ; seulement il a plus de penchant pour le bien-être que pour l’ascétisme évangélique, et sacrifie volontiers aux distractions mondaines la poursuite des honneurs et de l’influence. Le clergé ne peut donc pas plus que la noblesse entraver le gouvernement dans ses tentatives de sage réforme.
Il s’agit, on l’entend bien, du clergé et de la noblesse des provinces occidentales et non pas des prêtres et des seigneurs de la Hongrie, de la Croatie et de la Transylvanie. Ceux-ci vivent et agissent dans des conditions bien différentes. Ils sont en partie maîtres chez eux, obligés seulement de céder aux mouvemens de l’opinion publique manifestée par le jeu régulier ou irrégulier des institutions. Or, au milieu de l’étrange remuement d’hommes et de choses qui s’accomplit chaque année dans ces pays, l’opinion s’éclaire et s’élève avec une rapidité merveilleuse. En outre, une mesure libérale proposée par l’empereur et roi en vertu de son droit d’initiative ne risque guère d’y rencontrer d’opposition, car la noblesse et le clergé hongrois se piquent de générosité et ne veulent point être devancés, sans doute par orgueil national. Les Esterhazy, les Batthianyi, les Krasalkowicz, les Szechényi, les Apponyi, les Draschkowicz, les puissans archevêques ou évêques catholiques de Gran, d’Erlau, d’Agram, les courageux évêques grecs de la Syrmie et de la Transylvanie, rivaliseront d’ardeur avec le prince de Metternich sitôt qu’il voudra bien leur désigner une grande affaire à entreprendre. Les magnats et les députés illyriens, qui ont jusqu’ici voté dans la diète de Presbourg contre les lois libérales avec le gouvernement, parce qu’ils avaient besoin de son appui dans leur lutte contre les Magyars, voteront bien plus volontiers avec lui, quand il aura pris l’initiative d’une proposition libérale. Ceux des seigneurs magyars qui sont maintenant pour la réforme voteront par conviction ; ceux qui sont encore pour la conservation et l’immobilité voteront par amour-propre. Il en sera de même sans doute dans la Transylvanie, bien qu’il y ait là beaucoup plus à faire. Ainsi la chancellerie de Vienne pourra tout ce qu’elle saura vouloir.
Au-dessus de ces questions d’intelligence, de droiture, de puissance, plane une grande question politique : quelle sera la conséquence, quels seront les avantages politiques de l’émancipation des paysans ? Il en est un d’abord qui vaut toute la peine et tous les sacrifices dont on l’aura payé : c’est l’éloignement d’un péril actuel, pressant, capable de jeter l’empire dans une série de perturbations effroyables. Cependant quelques esprits se plaisent à en espérer d’autres, qui sont, à vrai dire, beaucoup moins probables. Malgré les expériences infructueuses de Joseph II, malgré la nature et l’histoire, malgré les tendances nouvelles des différentes nationalités réunies sous le sceptre impérial, il existe, parmi les hommes d’état de l’Autriche, des optimistes qui croient encore à une centralisation possible et qui voient précisément dans l’uniformité de la loi civile pour les classes agricoles un pas vers l’unité, qui donne la cohésion et la durée. Ils établissent leurs calculs sur un fait qui, à la vérité, semble au premier abord de nature à les favoriser dans le présent. Ils comptent que, par les droits accordés ou promis aux paysans de l’empire, on assurera au gouvernement leur reconnaissance et leur appui, et que l’on aura dans leur concours affectueux une force toujours prête pour paralyser les ambitions des nationalités. Peut-être ceux qui raisonnent ainsi n’ont-ils point assez examiné le rôle que jouent dès cet instant les populations rurales dans le mouvement illyrien, magyare, roumain ou bohème. En général, leurs regards ne s’étendent point au-delà du cercle de leur nationalité et du territoire ou l’on parle leur langue. Dans presque tout l’empire, les populations sont divisées, sinon ennemies : il n’y a d’exception que pour les Slaves du nord par rapport à ceux du midi, parce que le slavisme et l’instinct de la nature leur ont montré là des passions et des intérêts fraternels. Quant aux Magyars, ils se tiennent profondément isolés, et si les Roumains ont une sympathie au dehors, c’est, comme les Illyriens eux-mêmes, pour ceux de leur race qui sont sujets de l’empire ottoman. La race allemande ne doit point se le dissimuler, elle n’est point recherchée parmi les paysans des autres races, et les plus grands bienfaits ne parviendraient point à vaincre des répulsions nées du caractère et du tempérament national de chacun de ces peuples. La nature, qui les entraîne ainsi d’un côté, l’emportera toujours sur la reconnaissance qui les ferait un moment incliner de l’autre, et la politique restera impuissante contre les fatalités historiques et la destinée des races.
Si donc on peut attendre des réformes actuellement commencées une plus grande sécurité, un bien-être plus grand pour l’empire, il ne faut point cependant rêver une assimilation tentée en vain par Joseph II et devenue bien plus difficile aujourd’hui. Oui assurément, les paysans qui ne se sentiront plus opprimés respecteront mieux la paix publique, ils supporteront avec plus de patience les charges que les besoins du trésor et de l’armée font peser sur eux ; mais les fonctionnaires qui recueillent l’impôt seront toujours et plus que jamais dans la nécessité de parler le polonais en Gallicie, le tcheck en Bohème et en Moravie, le slovaque, l’illyrien, le magyare, le roumain en Hongrie. Les officiers seront toujours tenus d’apprendre ces mêmes idiomes pour se faire entendre de leurs soldats ; il y aura toujours des régimens magyars, illyriens, polonais, bohèmes, roumains, qui ne comprendront point la langue de leurs chefs, et qui ne pourront se comprendre entre eux. Enfin les Allemands perdront chaque jour plus de terrain dans les provinces à demi germanisées, comme la Styrie et la Moravie, et les Slaves, qui forment à eux seuls la moitié des populations de l’empire, influeront chaque jour davantage sur sa politique. Les intérêts sociaux du pays auront donc été satisfaits, mais les intérêts nationaux, qui ont également leur gravité, ne le seront pas encore. Alors les théoriciens, qui réclament aujourd’hui la réorganisation des diètes provinciales, élèveront aussi la voix et se mêleront au débat, dès maintenant passionné, de ces questions nouvelles. Quelques-uns prétendront dominer ce mouvement, le tempérer du moins en le régularisant par un système de fédéralisme constitutionnel ; mais creuser un lit au torrent, c’est lui ôter de son impétuosité pour ajouter à sa puissance, et tel sera inévitablement l’effet du fédéralisme pour les nationalités.
Ainsi, l’Autriche, même après la réforme complète du droit féodal, aura encore en perspective des éventualités fort sérieuses, qui tiendront sans cesse en éveil la prudence et l’énergie de ses hommes d’état, et le prince de Metternich ou ses héritiers, continuateurs de l’œuvre sociale de Joseph II, ne réussiront pas plus que lui à établir la centralisation et l’unité dans l’empire. Toutefois, quelque jugement qu’il y ait à porter sur les faits ultérieurs, accordons dès à présent à la réforme entreprise des éloges mérités, et sachons gré au ministre qui a personnifié si Long-temps l’immobilité systématique en Europe d’avoir signalé, par une concession à l’esprit moderne, les dernières années d’une vie politique toute remplie par la résistance.
H. DESPREZ.
- ↑ Le mot est de François II aux Hongrois : Totus mundus delirat, vult constitutiones habere.
- ↑ Un écrit qui date de quelques années, mais dont la seconde partie a paru récemment, l’Autriche et son Avenir, a surtout pour objet de montrer la nécessité d’une réorganisation des institutions provinciales comme moyen de salut pour l’empire. Dans son livre sur les Lois organiques de la Bohême, M. Schopf s’est proposé un but semblable.
- ↑ Par provinces non constitutionnelles, nous entendons celles qui dépendent immédiatement de l’administration autrichienne et qui possèdent seulement des états provinciaux, c’est-à-dire toute l’Autriche, moins la Hongrie et la Transylvanie. Ce royaume et cette principauté ont des états-généraux, et l’empereur y est simplement roi constitutionnel, avec un pouvoir très fort, sans doute, mais pourtant limité. La chancellerie a donc pu ordonner, de sa pleine autorité, la réforme de la législation féodale dans l’archiduché, la Moravie, la Bohème, la Styrie, l’Illyrie, la Gallicie, sauf à faire pour la forme approuver cette innovation par les diètes provinciales ; mais, si l’empereur tient à ce qu’elle soit étendue à la Hongrie et à la Transylvanie, il faut qu’il en soumette d’abord la proposition aux diètes hongroise et transylvaine, qui ont le droit de l’examiner et de la rejeter.
- ↑ Cette insurrection des paysans de la Transylvanie a été dénaturée par beaucoup d’historiens. Plusieurs ont fait de Hora un Magyar ennemi du joug de l’Autriche. C’était un Roumain, et dans son ambition, qui fut grande, il ne voulait pas moins que la restauration de la nationalité roumaine, sous le nom de royaume de Dacie.
- ↑ En prenant possession des provinces illyriennes, la France y porta le régime de l’égalité civile, qui disparut aussi avec son drapeau. En 1814, l’Autriche se hâta d’y rétablir le régime féodal.
- ↑ Parmi les documens que l’on peut consulter sur cette partie de la législation de l’Autriche, nous citerons l’estimable statistique de Springer, qui est déjà ancienne. Les questions locales ont été traitées dans des publications spéciales et plus récentes. L’état de la Gallicie a été approfondi dans une brochure intitulée la Gallicie et la Question des corvées ; celui de la Hongrie dans la Statistique de Fenyès ; celui de la Transylvanie dans le Magasin historique pour la Dacie, publication périodique qui paraît en Valachie.
- ↑ Nous voulons parler de M. Mickiewicz, qui, sous une forme un peu mystique, a développé une théorie très savante de l’instinct, ou, si l’on veut, de la raison instinctive par opposition à la raison réfléchie.
- ↑ On peut consulter à cet égard un écrit qui a pour titre : du Gouvernement paternel de l’Autriche. Malgré la regrettable précipitation dont il porte les traces trop visibles, il contient quelques renseignemens utiles.
- ↑ Cette proposition a été faite à la diète de 1842 et n’a pas cessé d’être renouvelée depuis. Malheureusement les pouvoirs de cette diète sont à peu près illusoires, malgré les stipulations des traités, qui ont voulu garantir à ce pays des institutions nationales. Les suppliques des membres, timidement faites et peu écoutées, n’ont point eu de succès. Il a fallu le terrible enseignement des faits pour montrer combien elles avaient de justesse et d’à-propos.
- ↑ Un témoin oculaire l’affirme dans une brochure singulièrement empreinte de couleur locale et intitulée la Vérité sur les évènemens de la Gallicie.
- ↑ On compte aussi, parmi les paysans de la Transylvanie, quelques milliers d’Arméniens qui sont venus s’y établir au XVIIe siècle ; mais les descendans de ces familles émigrées sont aujourd’hui peu nombreux, et dès maintenant leur caractère national est fort affaibli par le contact des autres races.
- ↑ Le vase dans lequel les femmes préparent d’ordinaire la farine, avant de la mettre sur le feu, a encore une autre destination, que l’on ne devinerait certes pas. Comme il est d’une longueur raisonnable et taillé en forme de carène, c’est le berceau où l’on couche les enfans, à moins pourtant que la mère ne les tienne enveloppés dans sa chemise en lambeaux et pressés contre son sein.
- ↑ Il y a quelques années, un propriétaire bien intentionné fit bâtir des maisons pour un certain nombre de Zingares de ses sujets qui vivaient ainsi dans des bouges inabordables creusés sous terre. Ils s’en réjouirent grandement et fêtèrent de tout leur cœur le maître qui leur voulait tant de bien ; puis, une fois leurs cabanes achevées, ils y logèrent leurs bestiaux, et pour eux-mêmes ils restèrent dans leurs trous.