Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/III/VIII

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VIII

DE L’ÉTRANGE VISITE QUE REÇUT LA COMTESSE DE VALENFLEURS ET COMMENT ELLE SE TERMINA.


Nous quitterons maintenant le Mayor, que nous ne tarderons pas à retrouver, et nous reviendrons à l’hôtel de Valenfleurs.

Madame la comtesse de Valenfleurs, quand elle ne sortait pas, ou ne recevait point de visites, passait la plus grande partie de ses journées dans un délicieux boudoir-salon qu’elle affectionnait tout particulièrement, et dont elle avait fait une espèce de salle d’études pour sa fille adoptive.

Un piano de Pleyel et un orgue harmonium Alexandre, pliant sous les partitions les plus nouvelles, étaient placés face à face.

Sur un guéridon s’entassaient tous les journaux et les revues de modes, pêle-mêle avec les plus délicieux albums.

Sur une table s’étalaient tous les godets, pinceaux, couleurs, etc. ; enfin ce monde d’objets indispensables à la gouache, l’aquarelle, à la sépia, ou le dessin au fusain.

Une bibliothèque renfermait quelques centaines d’ouvrages choisis, et principalement nos grands poètes anciens et contemporains.

Aux murs étaient accrochées, dans de riches cadres, quelques toiles signées Troyon, Rousseau, d’Aubigny, Français, Diaz, Decamps, de Dreux et d’autres noms aussi célèbres.

Ce boudoir-salon était donc un délicieux réduit, où les heures s’écoulaient douces, calmes et heureuses pour la comtesse de Valenfleurs, en travaillant à quelque ouvrage d’aiguille ou de broderie, ayant à ses côtés sa fille adoptive Vanda et la demoiselle de compagnie de celle-ci, avec lesquelles elle causait tout en surveillant d’un œil indulgent les travaux des jeunes filles ; car elle ne souffrait pas qu’elles demeurassent inoccupées.

La comtesse riait des folies de sa chère Vanda, qui, impatiente de tout frein, bondissait comme une jeune gazelle effarouchée à travers le salon, s’asseyant tantôt au piano, tantôt à l’orgue, touchant une sonate, chantant une chansonnette, puis, se levant comme elle s’était assise, sans autre but que de changer de place, et se mettant à peindre ou à dessiner, pour reprendre sa broderie qu’elle abandonnait un instant après, pour aller faire un collier de ses beaux bras blancs au cou de la comtesse, ou aller embrasser sa demoiselle de compagnie, qu’elle aimait beaucoup.

Et toujours ainsi, sans que les remontrances amicales de la comtesse parvinssent à obtenir d’elle qu’elle demeurât tranquille à la même place pendant seulement dix minutes.

Ainsi que le disent les vieilles gens, la jeune fille semblait avoir du vif argent dans les veines et des fourmis dans les jambes.

Mais un jour, il y avait de cela sept ou huit mois, Vanda avait changé subitement.

Plus d’espiègleries, de joyeuses cascatelles, de rires cristallins ; plus de bonds de chevrette étourdie et folle : elle était devenue calme, reposée, revenue, rêveuse surtout, et même parfois non pas positivement triste, mais mélancolique.

La seule chose qui n’avait pas changé en elle, sinon peut-être pour s’accroître, c’était sa tendresse profonde pour sa bienfaitrice, que chaque jour elle semblait aimer davantage.

La comtesse avait suivi d’un regard attentif cette métamorphose singulière, qu’elle ne savait d’abord à quoi attribuer, et dont elle avait été presque effrayée.

Mais bientôt elle s’était rassurée et avait souri intérieurement. Ces subites langueurs de ses grands yeux de gazelle, ses rougeurs sans causes apparentes qui envahissaient subitement son visage, les soulèvements indiscrets de son sein virginal sous la gaze qui le voilait, avaient révélé le secret de la chaste enfant mieux peut-être que Vanda ne se l’expliquait à elle-même.

Parfois une larme fortuite tremblait comme une perle liquide à l’extrémité de ses longs cils de velours ; et si la comtesse lui demandait pourquoi cette larme, elle répondait qu’elle n’en savait rien.

Et cela était vrai ; elle l’ignorait, et elle cachait son charmant visage dans le sein de sa bienfaitrice en lui murmurant à l’oreille, avec un accent que celle-ci ne lui avait jamais connu jusqu’alors :

— Oh ! mère ! mère ! que tu es bonne et que je t’aime ! Que je suis heureuse près de toi !

Quant à la demoiselle de compagnie, elle ne comprenait rien, ou ce qui est probable, elle semblait ne rien comprendre au drame intime qui se jouait devant elle.

Disons en quelques mots ce qu’était cette demoiselle de compagnie, qui est appelée à jouer un certain rôle dans la troisième partie de cette histoire.

Elle était Américaine ; elle était née à New-York et appartenait à une famille puritaine de cette ville, où les puritains sont en si grand nombre.

Elle avait vingt ans à peine, d’admirables cheveux blonds cendrés, dont au besoin elle aurait pu se faire un manteau, de grands yeux d’azur, languissants et rêveurs, une bouche charmante, aux lèvres rouges, un peu épaisses, garnie d’une double rangée de perles, une physionomie de madone ; grande, bien faite, cambrée, très bien proportionnée, avec une démarche un peu lente et pleine de majesté.

En somme, c’était une adorable jeune fille.

La comtesse de Valenfleurs l’avait engagée toute jeune à New-York, pour servir de compagne à sa fille adoptive.

Vanda l’avait prise en amitié et la traitait en amie ; les deux jeunes filles se tutoyaient ; elles ne se quittaient jamais.

C’était par hasard qu’un jour Vanda avait fait sa promenade matinale au bois de Boulogne, seule, avec Armand de Valenfleurs.

Ce jour-là, miss Lucy Gordon s’était trouvée légèrement indisposée et n’avait pu l’accompagner.

Le comte Armand venait quelquefois, mais très rarement, surprendre les dames dans leur délicieux gynécée.

Il les égayait alors par ses saillies et les anecdotes qu’il apportait du dehors, et qu’il contait avec un entrain véritablement endiablé, qui divertissait beaucoup les dames.

Un observateur aurait trouvé ample matière à réflexions en surprenant le double regard que les deux jeunes filles lançaient au jeune homme dès que celui-ci paraissait sans être annoncé sur le seuil du salon d’études.

Vanda relevait vivement la tête, ses joues se rosaient subitement, son sein se soulevait à battements précipités, sa physionomie devenait tout à coup joyeuse, son regard semblait s’illuminer ; puis soudain elle détournait la tête et baissait les yeux comme si elle avait été honteuse d’avoir laissé si clairement voir sa joie.

Miss Lucy Gordon, au contraire, demeurait immobile, la tête penchée sur sa broderie ; un léger et imperceptible frisson courait sur tout son buste, admirable de formes et de modelé ; son visage pâlissait légèrement, les commissures de ses lèvres se plissaient ; à travers ses longs cils soyeux, elle jetait un regard d’une expression étrange sur sa compagne, puis ses yeux s’animaient, ils semblaient lancer des flammes ; et sans presque relever la tête, elle fixait pendant quelques secondes son regard brûlant sur le jeune homme.

Mais tout ce provoquant manège n’avait que la durée d’un éclair.

Presque aussitôt, la jeune et séduisante Américaine redevenait calme, froide et indifférente, ainsi qu’elle le paraissait toujours.

Naturellement, ces regards que nous avons si soigneusement analysés passaient inaperçus de la comtesse de Valenfleurs, et surtout de son fils Armand, bien entendu, pour ce qui concernait miss Lucy Gordon.

D’ailleurs la pauvre enfant, pour ainsi dire, ne comptait pas pour la mère et le fils ; ils traitaient à la vérité la jeune fille avec beaucoup d’égards et de politesse ; la comtesse de Valenfleurs était même remplie de charmantes attentions pour elle.

Mais, en somme, pour tout dire, la comtesse et son fils étaient accoutumés à la regarder beaucoup plus comme une chose, un meuble ou un agrément indispensable à la position qu’ils occupaient, que comme un être raisonnable et pensant ; par conséquent on éprouvait pour elle la plus complète indifférence ; et en réalité la jeune demoiselle de compagnie n’avait aucune place sérieusement marquée dans l’intimité de la famille.

Du reste, la comtesse de Valenfleurs, malgré son exquise bonté, disait naïvement et complaisamment, avec cet égoïsme cruel du grand monde, dont elle n’avait pas conscience :

— À quoi bon s’occuper de cette petite ? La pauvre fille n’aurait jamais osé rêver un bonheur aussi grand que celui dont elle jouit près de moi. Je l’ai sauvée de la misère affreuse dans laquelle elle croupissait au milieu de sa famille ; elle a suivi les leçons que d’excellents professeurs ont données à ma fille adoptive ; elle en a bien profité ; elle est aujourd’hui très instruite et, par conséquent, en mesure de se suffire par son travail, si elle me quittait. Elle a chez moi un appartement confortablement meublé ; elle s’asseoit à ma table, elle est toujours habillée à la dernière mode, elle partage tous les plaisirs que je donne à ma fille ; de plus, elle a six mille francs d’appointements, sans compter les cadeaux, ce qui, pour une pauvre fille comme elle, est une véritable fortune.

Tout cela était strictement vrai ; seulement madame la comtesse de Valenfleurs oubliait que miss Lucy Gordon avait vingt ans à peine, qu’elle était admirablement belle, et que, à cet âge, et dans de pareilles conditions, on recherche d’autres joies que celles que donne l’argent.

Armand de Valenfleurs, suivant en cela les conseils de sa mère, s’était mêlé au mouvement de la haute vie parisienne.

Il fréquentait les salles d’armes, les écoles de tir, où il faisait l’admiration des prévôts et rendait jaloux les plus adroits tireurs.

Il allait aux courses, s’était fait recevoir dans plusieurs cercles, avait sa place dans la loge infernale, et s’était plus ou moins lié avec ce que Paris comptait de mieux en excentriques.

Mais doué d’un caractère ferme, élevé à la rude école des grands déserts américains, l’expérience lui était venue vite.

Les mièvreries de ce que l’on est convenu d’appeler la haute vie parisienne ne le séduisaient que très médiocrement : si parfois il approchait ses lèvres de la coupe soi-disant enivrante des plaisirs du high-life, il ne faisait qu’y tremper ses lèvres et ne l’épuisait jamais.

D’ailleurs, en dehors de toutes autres considérations sérieuses, l’amour profond qu’il avait au cœur pour Vanda aurait suffi pour le retenir sur la pente scabreuse où tant d’autres trébuchaient et finissaient par sombrer.

Dieu sait pourtant que les occasion ne lui manquaient pas, bien au contraire !

Les tentations l’enveloppaient de toutes parts ; mais toutes ces tentatives répétées faites contre son cœur échouaient misérablement.

Le beau ténébreux, ainsi que le nommaient, entre elles, les coryphées de la haute gomme, ainsi que l’on dirait aujourd’hui, se défendait en riant et en plaisantant, et s’échappait de la meilleure grâce du monde de tous ces filets plus ou moins adroitement tendus.

Du reste, il était bon convive, beau joueur, excellent camarade, toujours prêt à obliger dans certaines limites, gai, spirituel, railleur sans amertume ni méchanceté ; tirant l’épée comme Saint-Georges, le pistolet comme Monte-Christo, montant à cheval comme un centaure ; il ne disait jamais de mal de personne, pas même des femmes.

Que pouvait-on exiger de plus de lui ?

Quelques jours après la promenade du bois de Boulogne, dont nous avons rendu compte au lecteur, Armand pénétra à l’improviste, vers deux heures de l’après-dîner, dans le salon d’études où, selon sa coutume, sa mère se tenait en compagnie des deux jeunes filles.

Dès que madame de Valenfleurs aperçut son fils, elle fit un signe, perceptible seulement pour miss Lucy Gordon.

La jeune fille se souvint aussitôt que le courrier des États-Unis partait le soir même, et qu’elle avait à écrire à sa mère ; elle demanda à la comtesse la permission de remonter dans son appartement, permission que la comtesse lui accorda, bien entendu, en souriant.

— Ah ça ! ma mère, dit gaiement le jeune homme, serait-ce moi, par hasard, qui mets en fuite cette charmante miss Lucy Gordon ?

— À peu près, mon fils, répondit la comtesse sur le même ton. J’ai à vous entretenir sérieusement, Armand : j’ai pensé qu’une étrangère, si intime qu’elle fut à certains titres dans la maison, ne devait pas cependant assister à notre conversation. Voilà pourquoi j’ai renvoyé miss Lucy Gordon.

— Tout ce que vous faites est bien fait, ma mère, répondit le jeune homme en lui baisant respectueusement la main. Je suis à vos ordres ; j’écouterai toujours avec déférence ce qu’il vous plaira de me dire. Parlez donc, je vous en prie, ma mère. De quoi s’agit-il ?

— De vous, Armand.

— En effet, ma mère, j’aurais dû le deviner tout d’abord, vous ne vivez et ne pensez que pour vos enfants, et votre joie suprême est de les voir heureux près de vous. Mais, j’y songe, aurais-je été assez malheureux pour mériter vos reproches ? La vie que je mène est peut-être, dans votre pensée, un peu trop mondaine. S’il en est ainsi, ma mère, veuillez, à l’avance, agréer toutes mes excuses, et être assurée que je ferai tout pour vous satisfaire.

— Je n’ai aucun reproche à vous adresser, mon fils, répondit-elle en souriant avec tendresse ; votre conduite est celle d’un gentilhomme jaloux de l’honneur de son nom. Il s’agit de vous, je le répète… et d’une autre personne, ajouta-t-elle avec un fin sourire, en lançant un regard de côté sur Vanda, qui, la tête baissée et le front rougissant, semblait travailler avec ardeur à sa broderie.

— Je ne vous comprends pas, ma mère, dit le jeune homme avec un léger tremblement dans la voix.

— En êtes-vous bien sûr, mon fils ? reprit-elle avec une légère pointe de raillerie ; mais redevenant presque aussitôt sérieuse, car elle adorait ses deux chers enfants : Je sais tout ! ajouta-t-elle.

Armand baissa la tête sans répondre.

L’aiguille à broder s’échappa des doigts tremblants de Vanda.

La comtesse examina pendant un instant les deux beaux jeunes gens avec une expression d’indicible tendresse mêlée de regret.

— Pourquoi prendre ainsi devant moi une attitude qui ne convient qu’a des coupables, mes enfants ? reprit-elle avec une angélique douceur ; de quoi pourrais-je me plaindre ? quels reproches aurais-je à vous adresser ? Ce qui arrive devait arriver tôt ou tard. Élevés ainsi l’un près de l’autre, vous vous êtes aimés, cela était fatal. Avant vous-mêmes, j’avais deviné ce mutuel amour ; j’en suivais dans mon cœur les développements, et, vous le dirais-je ? j’en étais et j’en suis heureuse…

— Ma mère ! s’écrièrent les deux jeunes gens avec âme. Et par un mouvement spontané, irréfléchi, ils tombèrent à ses genoux, s’emparèrent chacun d’une de ses mains qu’elle leur abandonna, et qu’ils couvrirent de baisers brûlants.

La comtesse les considérait avec une joie ineffable. Ils étaient si beaux ainsi !

— Que c’est bon, la jeunesse ! murmurait-elle ; que c’est grand l’amour chaste et pur qui vient du cœur ! Enfants, aimez-vous, c’est la loi divine : aimez-vous, c’est la joie, le bonheur de la vie, le reste n’est rien qu’illusion et mensonge ! Aimer, c’est vivre !

— Vous consentez ! s’écrièrent-ils les yeux pleins de larmes et en redoublent de caresses.

— Oui, enfants, répondit-elle ; je consens à nous rendre heureux tous les trois. Vous serez unis si Dieu le permet ; et, attirant à elle et les joignant dans les siennes les mains des deux jeunes gens : Dès ce moment, ajouta-t-elle, considérez-vous comme fiancés, mes enfants.

Armand et Vanda étaient au comble de leurs vœux.

Leur joie tenait du délire ; ils accablaient leur mère de douces caresses, et ne trouvaient pas de mots pour exprimer tout ce qu’ils éprouvaient de bonheur.

Une heure auparavant, ils étaient si loin de s’attendre à un aussi prompt et surtout a un aussi heureux résultat !

— Me permettez-vous, ma mère, dit Armand, lorsque sa première émotion fut un peu calmée, me permettez-vous d’annoncer cette nouvelle, qui nous comble de joie, à nos amis ?

— Je la leur annoncerai moi-même, mon fils, demain à la fin du dîner auquel je les ai conviés ; ils seront tous là, près de nous.

— Merci, ma mère, dirent les jeunes gens d’une seule voix.

— Vous êtes bonne et vous avez toutes les délicatesses du cœur, ma mère, dit Armand en l’embrassant.

— Tu l’aimes donc bien ? lui murmura-t-elle à l’oreille.

— Plus que tout au monde, me mère ! s’écria l’ardent jeune homme.

— Je vous dois plus que la vie, ma mère, dit Vanda, les yeux pleins de douces larmes. Je vous dois d’être heureuse. Jamais je ne vous aimerai assez, pour tout le bien que vous m’avez fait et celui que vous me faites aujourd’hui, le plus grand de tous. Ils seront unis, mais vos enfants ne se sépareront jamais de vous !

— Vanda a raison, ma mère ; il faut nous promettre de ne nous quitter jamais.

— Je vous le promets, mes enfants ; c’est mon plus cher désir. Hélas ! sans vous, que deviendrais-je ? Vous le savez, je ne vis que pour vous et par vous.

Il y eut un court silence, plein de charme et de douces rêveries : chacun des deux jeunes gens savourait dans son cœur son bonheur inespéré, dans un religieux recueillement.

— Mes enfants, dit enfin la comtesse, reprenez vos places : je n’ai pas fini encore, il me reste quelque chose à vous dire.

— Nous sommes si bien à vos genoux ; laissez-nous ainsi, mère, dit doucement Vanda de sa voix la plus câline.

La comtesse lui mit un baiser sur le front.

— Assieds-toi, mignonne ; nous avons à parler sérieusement, lui dit-elle.

Les jeunes gens obéirent.

Mais ils se placèrent à sa droite et à sa gauche.

La comtesse leur sourit et reprit aussitôt :

— Mes chers enfants, vous êtes fiancés, dit-elle ; il s’agit maintenant de fixer définitivement l’époque de votre mariage.

— Oh mère, qu’elle soit la plus rapprochée possible ! s’écria Armand avec ferveur.

La jeune fille rougit et joignit les mains sans rien dire.

La comtesse hocha tristement la tête.

— Écoutez-moi attentivement, dit-elle, car ce que vous allez entendre est très sérieux.

Les deux jeunes gens sentirent leur cœur se serrer ; un triste pressentiment leur gonfla la poitrine ; leurs regards inquiets se fixèrent avec anxiété sur leur mère.

La comtesse comprit cette interrogation qui, pour être muette, n’en était que plus éloquente.

Elle continua :

— Mes enfants, dit-elle en prenant sa voix la plus douce et son accent le plus insinuant, vous êtes encore bien jeunes tous les deux pour contracter un acte aussi sérieux que celui du mariage, où il s’agit du bonheur de la vie toute entière.

— Nous nous aimons tant, ma mère ! dit Armand de sa voix la plus caressante.

— Je le sais bien ; c’est une raison, reprit-elle en souriant, malheureusement, peut-être n’est-elle pas suffisante aux yeux du monde : toi Armand, tu as à peine vingt et un an ; Vanda n’en a pas encore seize. Mais s’il n’existait que cette raison, si grave qu’elle soit, on pourrait à la rigueur ne pas en tenir compte et passer outre ; mais il y en a une autre beaucoup plus grave, et celle-là, mes enfants, il n’est point possible de ne pas la respecter.

Les deux jeunes gens à ces paroles, qui leur prouvaient qu’ils ne s’étaient pas trompés, échangèrent un regard triste et plein de larmes.

— Ne vous chagrinez pas ainsi, mes enfants, reprit la comtesse avec honte, vous m’enlèveriez le peu de courage qui me reste. Écoutez-moi tranquillement et surtout ne vous effrayez pas ainsi.

» Bientôt vous reconnaîtrez que la révélation que je dois vous faire n’est pas aussi terrible que, sans doute, vous vous l’imaginez, fit-elle en essayant de sourire.

» Vanda, ma fille chérie, lorsque Dieu te confia à moi dans la Savane, je compris aussitôt toute la gravité du devoir qui m’était imposé ; je t’adoptai dans mon cœur pour ma fille et je fis devant Dieu deux serments sacrés : le premier, que je mettrais tous mes soins à te rendre heureuse.

— Ce serment, vous l’avez noblement et religieusement tenu, ma mère, interrompit vivement la jeune fille, en embrassant la comtesse avec ferveur. Jamais enfant, n’a été plus heureuse que je l’ai été près de vous, ma mère, et n’a reçu de soins aussi touchants ; et jamais, j’en ai la conviction, jamais, grâce a vous, femme ne sera aussi heureuse que je le serai.

La comtesse lui rendit ses caresses en souriant, et lui fit doucement reprendre sa place.

Puis elle continua :

— Mon second serment fut celui-ci, et c’était un devoir que l’honneur exigeait impérieusement de moi, dans ton intérêt même, chère enfant : je jurai de tenter les plus grands efforts pour m’assurer de l’existence ou de la mort de tes parents, et de te les rendre, si cela m’était possible. Jusqu’à présent, je dois en convenir, toutes mes recherches ont été infructueuses ; mais les mystères de l’avenir sont insondables ; qui sait ce qui peut survenir demain ? dans une heure peut-être ? J’ai des agents à la fois au Mexique et aux États-Unis, et même jusque dans l’Utah. Depuis six ans, ils continuent leurs recherches ; elles peuvent aboutir d’un moment à l’autre. Deux résultats sont à obtenir : Ou tes parents, chère petite, vivent encore, et on les aura retrouvés, ou ils sont morts, et l’on m’en fournira les preuves dans un cas comme dans l’autre, ma chérie. Ton mariage avec Armand ne court aucun risque. Seulement, si la preuve de la mort de les parents m’était donnée, je consentirais à t’unir avec mon fils aussitôt que tu atteindrais tes dix-sept ans.

— Mais, ma mère, permettez-moi de vous faire respectueusement observer que ces recherches ne peuvent ainsi se prolonger indéfiniment ? Si vous les faites continuer, sans jamais rien apprendre sur le sort de ces parents disparus depuis si longtemps déjà, nous faudra-t-il donc toujours attendre ?

— Non, rassure-toi, mon enfant répondit doucement la comtesse ; dans le cas où les recherches n’aboutiraient pas, Vanda se mariera avec toi, à ses dix-huit ans accomplis.

— Deux ans à attendre encore, dit tristement le jeune homme.

— Oui, c’est vrai, dit vivement Vanda, deux ans ; mais deux ans pendant lesquels nous nous verrons chaque jour, à toute heure, où nous pourrons causer et nous promener côte à côte, la main dans la main, comme des fiancés qui s’aiment. Est-ce donc un si grand supplice, monsieur ? Et notre mère, qui a tant fait pour nous, ne pouvons-nous donc pas faire cela pour elle ? Vous avez raison toujours, chère maman ; nous vous obéirons sans nous plaindre ; nous attendrons, nous attendrons patiemment, je vous le promets en notre nom à tous deux !

— Décidément, je suis un affreux égoïste et un sans-cœur, dit Armand, avec un sourire un peu contraint ; je ne pense qu’à moi seul, comme toujours ! pardonnez-moi, chère mère. Vanda a raison ; cela ne pouvait pas être autrement : ce qu’elle vous a dit, je le ratifie et je l’approuve.

La comtesse sourit :

— Non, tu n’es pas un égoïste, mon Armand, lui dit-elle avec tendresse ; mais tu aimes, et tu es impatient et surtout volontaire comme un enfant gâté que tu es, et que tu as toujours été.

— C’est de votre faute, ma mère : pourquoi, au lieu de me corriger, avez-vous été constamment si bonne pour moi ? répondit-il en riant.

En ce moment, Clairette, après avoir doucement gratté à la porte pour annoncer sa présence, l’ouvrit, souleva la portière, s’approcha de madame de Valenfleurs et lui dit quelques mots à voix basse ; la comtesse fit un geste d’assentiment, et Clairette se retira.

— Donnez-vous le baiser des fiançailles, mes enfants, dit la comtesse avec honte.

Armand mit un baiser sur le front de la jeune fille, qui le lui rendit timidement.

— Vas retrouver miss Lucy Gordon, chère mignonne, dit la comtesse ; elle doit avoir fini d’écrire à sa famille. Elle sourit, et ajouta : Surtout ne lui dis rien.

La jeune fille embrassa sa noble protectrice, salua Armand d’un doux regard, et s’envola légère comme un oiseau.

— Quant à toi, Armand, monte à cheval et vas faire un tour au bois ; je crois qu’un peu d’exercice te fera du bien, reprit la comtesse.

— Et moi aussi, ma mère, répondit-il gaiement, j’ai les nerfs très agacés ; j’ai besoin d’être un peu seul, afin de réfléchir sur ce qui vient de se passer ici.

Le jeune homme salua sa mère et sortit.

Madame de Valenfleurs quitta alors le salon d’études, et elle se dirigea vers un des grands salons de réception du rez-de-chaussée de l’hôtel.

Un valet de pied se tenait devant la porte, qu’il ouvrit aussitôt qu’il aperçut sa maîtresse.

La comtesse entra.

Une dame était assise, presqu’au centre du salon, dans un fauteuil.

En voyant entrer la comtesse, cette dame se leva et fit quelques pas au-devant d’elle.

La comtesse examinait à la dérobée avec un vif intérêt la dame étrangère, au fur et à mesure qu’elle se rapprochait d’elle, et que, par conséquent, elle pouvait mieux la voir.

C’était une femme très élégamment vêtue, à la dernière mode, toute petite et toute mignonne ; autant qu’il était possible de s’en apercevoir, admirablement faite et pétrie de grâces ; ses moindres gestes avaient une élégance naturelle, indicible ; elle avait du être admirablement belle.

La coupe de son visage était essentiellement espagnole : bien qu’elle eût tout au plus trente-deux ans, et qu’ainsi elle fût encore jeune, ses traits émaciés par la souffrance, des rides précoces et la pâleur d’ivoire de son visage la vieillissaient et laissaient deviner d’amères douleurs souffertes en secret.

Cependant, malgré sa tristesse navrante, elle était encore fort belle : l’expression de sa physionomie était d’une grande douceur et essentiellement sympathique ; elle avait des dents éblouissantes, des mains et des pieds d’enfant, on l’eût prise à sa tournure, gracieusement voluptueuse, pour une Andalouse de Séville ou de Grenade.

La comtesse salua la jeune femme, avec une grande courtoisie, lui indiqua un siège du geste et en prit un autre pour elle-même.

Il y eut un instant de silence entre les deux dames.

L’inconnue regardait la comtesse avec une admiration qui se peignait sur son visage et qu’elle n’essayait pas de dissimuler.

— Vous êtes bien belle, madame ! s’écria tout à coup l’inconnue en langue espagnole, je sais que vous êtes bonne, et je vous en remercie de tout mon âme.

La comtesse fit un mouvement de surprise.

— Vous êtes étrangère, madame ? demanda-t-elle à l’inconnue, en adoptant, comme elle, la langue espagnole.

— Oui, madame, répondit-elle avec une émotion à peine contenue ; je suis née bien loin d’ici, de l’autre côté de la mer, au fond du Mexique.

La comtesse tressaillit, et, regardant l’inconnue avec plus d’attention :

— Au Mexique ! répéta-t-elle machinalement, en proie à une vive surprise.

— Ma famille est d’Hermosillo, dans l’État de Sonora, reprit l’inconnue, les larmes aux yeux.

— Je connais ce pays, madame ; j’y suis allée.

— Je le sais, madame, murmura l’inconnue, presque à voix basse ; et, se penchent vers la comtesse en fondant en larmes : Oui, vous êtes allée dans ce pays lointain, madame, heureusement pour ma fille, ma pauvre enfant, que vous avez sauvée d’une mort horrible, et à laquelle vous avez voulu servir de mère.

Et, saisissant les mains de la comtesse, elle les couvrit de baisers ardents.

— Et quoi ! s’écria la comtesse en proie à une vive émotion et au comble de la surprise ; vous seriez ?…

— Je me nomme doña Luz Allacuesta y Morales ; je suis la mère de Vanda ; oui, madame, reprit-elle d’une voix plaintive.

— Mais Vanda m’a raconté que vous étiez morte, qu’elle vous avait ensevelie sous un monceau de feuilles !

— Tout cela est vrai, hélas ! Mieux eût valu que je fusse morte alors. Les fatigues d’une fuite précipitée à travers le désert, la douleur qui me mordait le cœur, les appréhensions de toutes sortes dont mon esprit était assiégé, les blessures reçues en fuyant : toutes ces causes réunies amenèrent en moi une telle révolution, que tout mon organisme en fut bouleversé ; je tombai en catalepsie. Ma fille me crut morte.

» En effet, j’avais toutes les apparences de la mort ; oh ! quelles tortures horribles je souffris pendant cette épouvantable attaque ! Ma pauvre enfant pleurait, se désolait, agenouillée près de moi, essayant vainement de me réchaufier par ses caresses et ses baisers, m’appelant avec des larmes…

» Je la voyais, je l’entendais, je voulais lui crier, et je lui criais du fond de mon âme : Ne pleure pas, je vis ; console-toi. Mes lèvres restaient muettes ; en vain je faisais des efforts désespérés pour secouer cette torpeur affreuse, cette immobilité de statue dans laquelle j’étais garrotée toute vivante, je ne pouvais faire un mouvement, mes lèvres refusaient de s’entrouvrir pour laisser passer un cri, un seul, qui m’eût sauvée ! Ma pauvre enfant pleurait toujours, et je ne pouvais répondre à ses plaintes touchantes. Oh ! madame ! plutôt mille morts qu’une aussi atroce souffrance !

— Pauvre mère, murmura la comtesse les yeux pleins de larmes d’attendrissement.

— Oh ! oui, pauvre, bien pauvre mère, en effet, madame, reprit doña Luz avec tristesse. Cela dura ainsi pendant un long jour et une nuit plus longue encore. Ma pauvre chère enfant s’obstinait à demeurer près de moi ; son cœur lui disait sans doute que je n’étais pas morte ! Elle m’embrassait, elle m’appelait avec des sanglots convulsifs, et moi je restais froide, inerte, paralysée, morte enfin ! Le désespoir de mon impuissance me tordait le cœur dans des souffrances sans nom !

» Vanda me couvrit de feuilles ; toute la nuit elle pleura. Le matin du deuxième jour, elle s’agenouilla près de moi ; elle adressa à Dieu une fervente prière, enleva les feuilles qui recouvraient mon visage ; elle m’appela encore une fois, m’embrassa à plusieurs reprises, puis elle remit pieusement les feuilles, et elle s’éloigna enfin en sanglotant. Chaque pas du cheval retentissait dans mon cœur et le brisait ! Tout à coup je n’entendis plus rien ; l’énergie qui jusque-là m’avait soutenue m’abandonna subitement ; je tombai dans un anéantissement complet ; cette fois, je crus mourir ! Je remerciai Dieu de mettre enfin un terme à ces effroyables douleurs ; malheureusement, il n’en fut rien.

» Le lendemain, au moment où je commençais à revenir à moi, le hasard amena un bandit, ami de mon mari, près de l’endroit où j’étais ; il me sauva et me ramena près de lui, dans une grotte ignorée de la sierra de Pujarros. Ce fut alors seulement que j’appris, avec un indicible horreur, ce qu’était véritablement l’homme que j’avais épousé, et que j’aimais, hélas ! de toutes les forces de mon âme.

» J’avais à peine quinze ans lorsqu’il me demanda à mes parents ; il se dit gambucino, et se fit passer pour Espagnol. Il paraissait riche ; mes parents m’engagèrent à l’accepter pour mari : moi je l’aimais, je consentis.

— Il vous mentait, pauvre enfant ! et il vous rendit malheureuse ; c’est hélas ! notre lot, à nous autres femmes, de quelque pays que nous soyons, murmura tristement la comtesse.

— Non ; au contraire, jusqu’au jour où notre maison fut incendiée et pillée par des bandits, je fus la plus heureuse des femmes. Il m’aimait avec passion ; moi, je l’aimais de même ; je ne lui reprochais que ses longues absences et ses courtes et rares visites ; mais il me donnait n’importe quel prétexte plus ou moins plausible, et je le croyais.

— Oui, cela est ainsi, on croit tout de celui qu’on aime, dit la comtesse avec un soupir douloureux

— Mon mari, à son arrivée dans la grotte, me reçut avec la joie la plus vive ; il me croyait morte, et il me pleurait. Mais, cette fois, quelles que fussent les précautions qu’il prit pour me donner le change, cela lui lut impossible ; d’ailleurs, son ami, celui-là même qui m’avait sauvée, un être hideux, repoussant, dont l’âme est encore plus affreuse que le corps, me révéla en riant l’effroyable vérité.

» J’avais épousé, moi, pure et chaste jeune fille, un des bandits les plus redoutables des Savanes américaines, dont les atrocités m’avaient maintes fois fait tressaillir d’horreur, lorsque, devant moi, je les avais, par hasard, entendu raconter. Enfin, sachez, madame, je l’avoue à ma honte, que j’étais la femme du Mayor, ce monstre sans pitié, dont…

— Le Mayor ! s’écria la comtesse avec douleur ; oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

— Oui, le Mayor ! Son exécrable réputation est venue jusqu’à vous, madame ; peut-être l’avez-vous vu ?…

— Je l’ai entrevu une fois, dit machinalement la comtesse.

— Eh bien ! cet homme m’aimait ; et, malgré son amour, il avait trompé mon père, il m’avait menti, à moi ! Son ami, son complice, dans quel but, je l’ignore, ou plutôt je veux l’ignorer, m’avoua tout. Ce misérable n’était pas Espagnol, il était Français : marié en France, il avait assassiné lâchement sa femme et s’était fait passer pour mort ; il m’avait épousée sous un faux nom et une fausse nationalité, de sorte que je n’étais même pas sa femme, mais seulement sa maîtresse.

» Mon amour, si violent qu’il fût, ne résista pas à cette honte ; il fit place à une haine plus violente encore ! Je remerciai Dieu d’avoir perdu ma fille ; je voulus fuir, il m’en empêche.

» Que vous dirai-je, madame ? Pendant six ans, ma vie fut une épouvantable torture de chaque minute, de chaque seconde. Souvent ce bandit me contraignait à assister à des scènes de meurtres et à d’ignobles orgies : il avait complètement jeté le masque et se montrait à moi dans toute sa hideur ; plusieurs fois il faillit m’assassiner. J’ignorais alors pourquoi il m’épargnait ; je le sais aujourd’hui : voilà pourquoi je viens vous implorer, madame.

— Que voulez-vous dire, madame ?

— Écoutez-moi, je vous en supplie, madame, fit-elle avec prière ; il faut que vous sachiez tout. Il y a un an, après une longue absence dont jamais je n’ai connu les motifs, cet homme fréta un navire aux Angeles ; il chargea dessus le fruit de ses immenses rapines, et il partit pour l’Angleterre en m’emmenant avec lui. Il ne séjourna que très peu de temps à Londres, qu’il me contraignit de quitter avec lui. Il se rendait à Paris ; je l’y suivis. Il prit un nom d’emprunt et se fit passer pour un grand d’Espagne.

» Je ne sais quel moyen il a employé, mais il a réussi à se faire recevoir à l’ambassade Espagnole où il est très considéré ; tout le monde croit qu’il est réellement ce qu’il paraît être. Mais cet homme si fort, si cruel, auquel rien ne résiste, qui brise sans pitié tout ce qui ose se dresser devant lui, a des nuits effroyables ; il a des cauchemars affreux ; il redoute de rester seul et sans lumière dans sa chambre à coucher ; il m’oblige à coucher sur un lit dressé près du sien avec ordre de l’éveiller aux premiers mots qui lui échappent pendant son sommeil.

— Il parle ! s’écria nerveusement la comtesse ; n’avez-vous rien entendu, madame ?

— Peu de choses ; presque toujours il parle en français, et je ne comprends pas cette langue ; cependant j’ai réussi à découvrir ceci : vous avez sauvé ma fille ; il compte sur mon amour maternel pour l’aider à vous l’enlever ; car ce monstre, chose horrible, incroyable, aime sa fille avec passion, avec frénésie.

— Oh ! malheureuse enfant ! s’écria la comtesse avec épouvante, la livrer à ce misérable, ce serait effroyable !

— Madame, je suis la mère de Vanda ; j’aime ma fille au-dessus de tout ; et pourtant, madame, bravant résolument tous les risques que je puis courir, car je suis épiée et suivie, je le sais, je me suis échappée pour vous prévenir des mauvais dessins de ce misérable, et vous supplier, au nom de Dieu, madame, de ne jamais vous séparer de Vanda, sur laquelle je vous donne tous mes droits.

Et, sortant de dessous son châle un paquet de papiers assez volumineux, elle le présenta à la comtesse :

— Prenez ces papiers, je vous en prie, madame.

— Mais, quels sont ces papiers ?

— L’acte de naissance de ma fille, son extrait de baptême, enfin toutes les pièces nécessaires pour établir son état-civil au point de vue de la législation française, puis des pièces émanant de la chancellerie mexicaine, un acte notarié par lequel je vous nomme tutrice de ma fille ; enfin, un testament écrit tout entier de ma main, où je raconte tout au long ma triste histoire, et dans lequel je la fais héritière de tous les biens qui doivent me revenir à la mort de mes parents. Vous trouverez là tous les papiers nécessaires, en espagnol et traduits en français ; toutes ces pièces sont légalisées en due forme, et ne peuvent pas être taxées de mensongères. J’ai eu beaucoup de peine à me les procurer, mais les voici enfin en sûreté entre vos mains ; je n’ai pas besoin de vous dire, madame, qu’une seule de ces pièces suffirait pour perdre ce misérable, s’il ose s’attaquer à vous.

— J’accepte votre dépôt, madame, pour le bonheur de votre fille ; mais croyez bien que je serai toujours prête à vous la rendre, si vous me la demandez un jour.

Doña Luz hocha la tête avec tristesse.

— Je vous supplie, madame, de la garder près de vous : surtout il ne faut pas qu’elle connaisse son père, ni qu’elle sache jamais qu’elle est la fille d’un tel monstre.

— J’admire votre dévouement, madame, mais vous ?…

— Moi, hélas ! que suis-je pour ma fille aujourd’hui ?

Elle ne me connaît plus, elle me croit morte : mieux vaut pour elle qu’elle continue à le croire. Ma vie lui appartient, je lui en ai fait le sacrifice en venant ici : car, je vous l’ait dit, cet homme me soupçonne. Je suis épiée ; s’il découvre que je suis entrée chez vous, cette fois il me tuera, j’en ai la conviction…

— Nous sommes à Paris, madame ; on n’y assassine pas comme dans les savanes.

— Le Mayor brise tout ce qui lui fait obstacle, madame ; mais vous me le jurez, quoi qu’il arrive, vous n’abandonnerez jamais ma fille ! s’écria-t-elle en joignant les mains avec prière.

— Je vous le jure, madame, notre Vanda a deux mères à présent.

— Oui, répondit-elle avec amertume, deux mères qui la chérissent, mais dont, hélas ! l’une, probablement, n’existera plus demain !

— Chassez ces sinistres pensées, madame, et, elle ajouta doucement : Voulez-vous la voir ?

— Oh ! madame ! ce serait pour moi une grande consolation et un ineffable bonheur.

— Attendez, reprit la comtesse avec un charmant sourire.

Elle sonna ; un valet de pied parut.

— Que l’on prévienne mademoiselle que je désire lui parler et que je l’attends dans ce salon ; allez, dit la comtesse.

Le valet de pied salua et sortit.

— Placez-vous derrière cet écran chinois, dit la comtesse, afin qu’en entrant Vanda ne vous voie pas tout d’abord.

Doña Luz obéit, pâle, anxieuse et tremblante ; elle maîtrisait à grand’peine l’émotion qui lui brisait le cœur, à la seule pensée qu’elle allait voir sa fille.

Vanda entra presque en courant dans le salon, et alla se pendre au cou de la comtesse, en lui disant, de sa voix si harmonieusement sympathique :

— Me voici, mère, que désirez-vous de votre fille ?

— Eh bien, folle, dit la comtesse en souriant, que dites-vous donc ! Ne remarquez-vous pas que je ne suis pas seule !

— Oh ! c’est vrai, ma mère ! s’écria la jeune fille un peu confuse.

Elle s’approcha alors de doña Luz et la saluant respectueusement avec une grâce inimitable :

— Pardonnez-moi, madame, dit-elle avec un délicieux sourire, mais je n’avais vu que me mère ; je la croyais seule, et je n’ai songé qu’à l’embrasser ! C’est si bon d’embrasser sa mère !

Doña Luz soupira, baissa la tête pour cacher ses larmes et lui rendit son salut sans répondre.

— Chère petite, se hâta de dire la comtesse, je crois avoir oublié mon flacon dans ma chambre à coucher ; si tu ne l’y trouves pas, il sera sans doute dans le boudoir ; fais-moi le plaisir de le chercher, je te rejoindrai dans un instant.

— Oui, mère chérie, répondit la jeune fille.

Elle fit un mouvement comme pour quitter le salon, mais, se ravisant tout à coup, elle se dirigea vers doña Luz, et s’inclinant vers elle :

— Madame, lui dit-elle en espagnol, car jusque-là on n’avait parlé que cette langue, je n’ai pas l’honneur de vous connaître, mais je ne sais quelle irrésistible sympathie m’attire vers vous : permettez-moi, je vous en prie, de vous embrasser avant de me retirer ; je serai certaine alors que vous ne m’en voulez pas de mon impolitesse involontaire.

— Oh ! de grand cœur, chère enfant ! s’écria doña Luz d’une voix étouffée.

Et tendant les bras à la jeune fille elle la serra contre son sein en l’embrassant à plusieurs reprises, retenant ses larmes à grand’peine, pour ne pas faire naître des soupçons dans l’esprit de Vanda.

— Nous nous connaissons maintenant, Madame, dit la jeune fille en se dégageant doucement des liens qui l’enlaçaient, vous verrez que nous serons bientôt de bonnes amies ; car, je l’espère, je vous reverrai bientôt :

Et faisant une gentille révérence, elle s’envola légère et gaie comme un oiseau.

La comtesse s’élança vers doña Luz qui défaillait et lui fit respirer des sels.

— Merci ! oh, merci ! madame, s’écria la Mexicaine avec âme : comme elle est belle et comme elle semble vous aimer ! Maintenant je puis mourir, j’ai vu ma fille et je sais qu’elle sera heureuse !

— Je vous le promets encore, madame ; mais laissez-moi espérer que je vous reverrai souvent. Vous le voyez, Vanda vous aime déjà, son cœur vous a devinée, et, avec le temps, peut-être arriverons-nous…

— Non, interrompit la jeune femme avec tristesse, ne faisons pas de projets : l’avenir n’existe plus pour moi ; je le sens là, ajouta-t-elle en portant la main sur son cœur, que je vais mourir ! Prenez ce portefeuille, que j’ai réussi à soustraire à cet homme. Il semble y attacher un grand prix ; j’ignore ce qu’il contient, mais il le porte constamment sur lui ; peut-être vous sera-t-il utile.

La comtesse prit le portefeuille et le cacha dans sa poitrine.

— Merci et adieu, madame, parlez quelquefois à Vanda de sa malheureuse mère, qui jamais plus ne la reverra… Adieu encore, soyez heureuse : le Tout-Puissant vous protégera !

— Et vous de même, je l’espère, madame, quoi que vous en disiez ; j’espère vous revoir, et je ne veux pas vous dire adieu, ce mot si triste de la séparation éternelle, mais au revoir, le salut de la joie et de l’espérance, répondit la comtesse avec émotion.

Les deux femmes tombèrent dans les bras l’une de l’autre et se tinrent un instant embrassées.

Puis, après un dernier et navrant adieu, doña Luz baissa son voile et quitta le salon.

La comtesse la suivit du regard de l’une des fenêtres du salon qu’elle avait ouverte.

Elle vit la Mexicaine traverser la cour, sortir et monter dans une voiture de remise qui stationnait devant le guichet.

Dès que la jeune femme fut montée, la portière fut brusquement fermée de l’intérieur et le cheval partit à fond de train.

Au même instant, un horrible cri d’agonie traversa l’espace.

Tous les domestiques de l’hôtel s’étaient élancés effarés au dehors.

— Mon Dieu ! s’écria la comtesse avec angoisse, la pauvre femme aurait-elle donc dit vrai ? Oh ! ce serait trop horrible !

Et elle s’affaissa à moitié évanouie sur un fauteuil qui, heureusement, se trouva par hasard derrière elle.