Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/III/IX

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LES
PEAUX-ROUGES DE PARIS

TROISIÈME PARTIE

LES MORTS-VIVANTS

(Suite)

IX

COMMENT LE COMTE ARMAND DE VALENFLEURS SE TROUVA MÊLÉ, À L’IMPROVISTE, À DES ÉVÉNEMENTS FORT GRAVES.


Le comte Armand de Valenfleurs, suivant à la lettre le conseil amical que lui avait donné sa mère, avait fait une longue promenade de plus de deux heures à travers les allées les plus solitaires du bois de Boulogne, qu’il avait suivies dans tous les sens et à toutes les allures de son cheval.

Mais ce remède, un peu violent, au lieu, comme il l’espérait, de changer le cours de ses idées et de ramener le calme dans son esprit, avait, au contraire, opéré dans un sens diamétralement opposé ; ainsi, du reste, que cela arrive la plupart du temps, lorsque l’on est sous le coup d’une forte émotion.

Le jeune homme n’avait pas cessé de penser à Vanda et de retourner dans son esprit le long entretien qui avait eu lieu dans le salon d’études, entre la comtesse, la jeune fille et lui, essayant de rétablir mot pour mot cet entretien et d’en reconstituer tous les termes.

Afin d’atteindre plus facilement ce but désiré, et de ne pas être dérangé dans son travail mnémonique, le jeune comte s’était, ainsi que nous l’avons dit, lance à travers les allées les plus désertes du bois, certain de ne rencontrer, dans ces parages éloignés et solitaires, aucun de ses nombreux amis, et d’être ainsi libre de rêver tout à son aise.

Cette manière, tant soit peu jésuitique, de suivre un excellent conseil, avait en le seul résultat qu’elle devait avoir. C’est-à-dire qu’il n’avait pas cessé une seconde de songer à Vanda.

…Du reste, avouons-le, c’était surtout ce que désirait le jeune homme.

Essayez donc d’empêcher un amoureux de rêver à celle qu’il aime ! Autant vouloir faire remonter un fleuve vers sa source !

L’image adorée est toujours présente à ses yeux ; il la voit, il lui parle, il lui répond même, et cette douce illusion, dont il se berce avec volupté, lui fait éprouver une série ininterrompue d’inexprimables bonheurs.

L’amour vit surtout de ces illusions ; ou plutôt l’amour, cette fascination de l’âme qui la ravit dans les sphères éthérées, n’est par lui-même qu’une illusion ; et la preuve en est qu’aussitôt qu’elle cesse, pour une cause ou pour une autre, l’amour meurt sans retour.

On réussit bien quelquefois à le galvaniser, à lui donner, pendant un laps de temps plus ou moins long, les apparences trompeuses d’une vie fébrile ; mais, quoi qu’on fasse, on ne le ressuscite jamais.

On n’aime bien et véritablement qu’une fois dans toute son existence.

Chacun a son heure ; elle sonne tôt ou tard.

Les sceptiques qui prétendent n’avoir jamais aimé mentent effrontément, et de parti pris.

Peut-être même ont-ils aimé plus violemment que d’autres dont ils feignent de se railler, et qu’en réalité ils envient tout bas.

De ce premier amour dépend presque toujours l’avenir de l’existence tout entière, selon qu’il est bien ou mal placé.

Malheureusement cet amour est une passion désordonnée, irrésistible, qui empêche et annihile tout raisonnement et toute logique.

Quand on reconnaît que l’on s’est trompé, et que l’on tente de l’arracher de son cœur, il est trop tard.

C’est la tunique de Nessus : vainement on essaie de s’en débarrasser, chaque effort cause des douleurs horribles et arrache des lambeaux du cœur, qu’il brise et déchire impitoyablement…

Après avoir erré pendant plus de deux heures à travers les allées les plus écartées du bois, le jeune comte songea qu’il était temps de retourner à l’hôtel.

Il s’orienta, car il savait à peine où il se trouvait.

Il se rapproche des chemins fréquentés, et il se dirigea au galop de chasse vers l’avenue de la Grande-Armée, qu’il atteignit bientôt.

Tant qu’il lui avait fallu faire attention à la direction qu’il suivait afin de ne pas s’égarer, Armand s’était tenu ferme en selle et avait surveillé le chemin sur lequel il était engagé.

Mais aussitôt qu’il s’était retrouvé dans les parages connus avoisinant sa demeure, il était aussitôt retombé dans ses rêveries ; sa main n’avait plus que mollement tenu la bride ; il avait laissé son cheval, dont machinalement son corps suivait tous les mouvements, libre de marcher à sa guise. Ce cheval était un magnifique étalon, pur-sang arabe, admirablement dressé, jeune et plein de feu.

Il connaissait parfaitement son chemin et ne s’en écarta pas une seule fois.

Mais, pour se divertir, il se mit à danser et à exécuter une série de courbettes des plus fantaisistes, qui faisaient retourner les passants, qui se pâmaient d’aise.

Ils admiraient surtout l’élégance, la grâce, la désinvolture et l’insouciance du cavalier, qui semblait rivé à la selle, et ne se préoccupait en aucune façon des espiègleries de sa monture.

Quelques-uns de ces dignes badauds allaient même jusqu’à se dire de l’un à l’autre, tout bas et d’un air entendu, que ce cavalier était un des plus fameux écuyers du cirque Dejean, et qu’il répétait ainsi une partie des exercices qu’il devait exécuter à la représentation du soir.

Mais Armand ne se souciait guère de ce que l’on disait autour de lui ; il n’entendait et ne voyait rien ; il voyageait en plein pays du Tendre ; toutes ses pensées étaient absorbées par son amour.

Le jeune homme s’en allait donc ainsi, rêvant sur son cheval, dansant et cabriolant, lorsqu’aux environs de l’avenue de Wagram, il fut réveillé en sursaut par les roulements de plus en plus forts d’une voiture de remise lancée à fond de train, et poursuivie par une foule haletante, criant, ou plutôt hurlant à pleins poumons :

— Arrêtez ! arrêtez ! à l’assassin ! au meurtre ! arrêtez !

Une des portières de cette voiture était ouverte et battait avec fracas ; le cocher, debout sur son siège, rouait son cheval de coups, afin de l’exciter encore davantage, au lieu d’essayer de le maîtriser et de le retenir.

Le jeune comte jugea la position d’un coup d’œil.

Il se redressa sur la selle, rassembla les rênes d’une main ferme, et, calculant bien la distance, il lança vigoureusement son cheval, lui fit traverser la chaussée, et passa comme la foudre, presque à toucher les naseaux du cheval de remise.

L’animal, épouvanté par cette vision rapide, se jeta de côté, recula, rua, se cabra, et finalement il tomba sur un des brancards de la voiture qu’il mit en pièces.

Le cocher fut lancé, ou plus probablement il se lança lui-même du haut de son siège ; car à peine eût-il touché terre que, rebondissant comme une balle élastique, il se mit à courir avec une rapidité telle, qu’après avoir fait quelques crochets, bien que plusieurs personnes se fussent précipitées à sa poursuite, il disparut et réussit à s’échapper, sans qu’il fut possible de découvrir où il était passé.

Ainsi que cela arrive toujours en pareille circonstance, en un instant la foule était devenue énorme ; la circulation se trouva complètement interrompue.

Cependant c’était vainement que l’on cherchait autour de soi, et qu’on appelait à grands cris les agents de l’autorité, on ne voyait poindre à l’horizon aucun képi de sergent de ville.

Comme toujours, ces gardiens de la paix publique étaient autre part occupés sans doute, et cela n’était pas rare sous l’Empire, à traquer quelque pauvre diable de républicain, qui n’en pouvait mais, ou a essayer de fomenter quelque émeute aux environs de la route d’Allemagne ou de la Villette.

Pendant ce temps-là, les voleurs et les assassins, assurés de ne pas être dérangés dans leurs ébats, s’en donnaient à cœur joie, en plein soleil, même dans les quartiers les plus opulents et les plus riches de la ville.

À ce propos, je me permettrai d’ouvrir une courte parenthèse.

J’ai bien couru le monde, j’ai visité bien des pays civilisés, sans compter ceux qui ne le sont pas, et qui, à mon avis du moins, ne sont pas les plus mauvais, quoi qu’on en puisse dire ; eh bien ! partout, au nord, au sud, à l’est et à l’ouest, j’ai constaté avec surprise la ressemblance identique qui existe dans tous ces pays, et particulièrement à Paris, entre les agents de toutes les polices municipales et les trop fameux carabiniers des brigands de maître Offenbach, « qui, par un singulier hasard, arrivent toujours trop tard. »

Lisez les récits d’attaques nocturnes dans les journaux, vous verrez dix-neuf fois sur vingt les sergents de ville ou les gardiens de la paix, nommez-les comme il vous plaira, arriver lorsqu’il n’y a plus qu’un blessé ou un cadavre à relever sur la voie publique.

Exemple :

J’habite un quartier excentrique ; ma rue est surveillée le jour et la nuit par des agents qui se succèdent continuellement par deux et par trois, et se croisent mathématiquement à des points désignés.

S’il se produit le plus léger incident, c’est vainement que l’on cherche ces agents : ils ont disparu tout à coup, comme engloutis par une trappe anglaise.

Il est impossible d’en trouver un.

Mais aussitôt le calme rétabli, la rixe terminée, ou le voleur échappé, alors que l’on n’a plus besoin d’eux, ils reparaissent sans qu’on sache d’où ils sortent, calmes, impassibles, causant de leurs petites affaires, et recommençant leur promenade sur les trottoirs où ils gênent la circulation.

Ceci est à la lettre, je ne critique point, je constate un fait malheureusement trop prouvé.

À quoi tient cet état de choses ?

Ah, dame ! à bien des raisons : ces agents sont de braves et honnêtes soldats ; ils voudraient bien faire mieux, et cela leur serait très facile, si on les laissait libres ; mais la consigne ?

Et puis leur service est si admirablement réglementé.

C’est ainsi en France.

L’administration a la rage de réglementer à outrance ; elle pousse même cette manie déplorable jusqu’à réglementer les lois elles-mêmes, et cela de telle sorte, que nous ne sommes plus gouvernés par les lois, mais par des règlements presque toujours idiots.

Si bien, que lorsque vous êtes assez naïf pour invoquer une loi, un plumitif quelconque vous répond avec cet aplomb que l’on sait :

— La loi, c’est très bien, mais voyez d’abord les règlements qui régissent la matière.

Et voilà tout.

C’est charmant ; on n’a plus qu’à tirer son chapeau et saluer ; toute protestation serait inutile.

Donc la foule était nombreuse, mais les sergents de ville faisaient défaut comme toujours.

On ne les attendit pas, on se rua sur la voiture.

Les premiers qui arrivèrent reculèrent en poussant un cri d’horreur.

La voiture était à deux places ; sur la banquette, ils avaient aperçu, affaissée, immobile et baignant dans son sang, une femme, belle et jeune encore, et très élégamment vêtue.

Son corsage, brutalement déchiré, laissait voir au côté gauche de la poitrine, au dessous du sein, une large plaie béante, de laquelle s’échappaient encore quelques gouttes de sang.

Le coup avait été porté de haut en bas et il avait traversé le cœur. Il avait été si vigoureusement frappé, que la victime avait été littéralement foudroyée.

Elle n’avait poussé qu’un cri avant d’expirer, celui que la comtesse de Valenfleurs avait entendu.

On releva le cheval complètement calmé et sans blessure ; seul le brancard de gauche de la voiture était brisé en plusieurs endroits, et ne pouvait plus servir.

Sur ces entrefaites, on entendit dans la foule ces mots, prononcés de cet accent particulier que possédaient seuls les agents de l’Empire, fonctionnaires ou autres, à quelque classe qu’ils appartinssent d’ailleurs :

— Circulez ! circulez ! sacredieu ! circulez donc que l’on vous dit !

Et quelques bourrades furent impartialement distribuées à droite et à gauche.

C’étaient les sergents de ville qui arrivaient enfin.

Dans le premier moment, ils crurent à une émeute.

Mais bientôt ils reconnurent leur erreur.

Après quelques mots d’explication assez confus, car les sergents de ville ne sachant absolument rien, il leur fallait se renseigner, la voiture fut attelée tant bien que mal, un agent monta sur le siège pour conduire, les autres se placèrent aux portières de droite et de gauche, qu’ils gardaient ainsi contre la curiosité de la foule ; et l’on se rendit cahin-caha chez le commissaire de police du quartier des Champs-Élysées.

Les curieux suivirent, augmentant sans cesse, malgré les circulez ! circulez ! incessamment répétés par les agents.

Le comte Armand fit comme les autres ; il suivit, poussé comme malgré lui, par un sentiment dont il ne se rendait pas compte.

Il éprouvait une vive curiosité de savoir quelle était la victime de cet odieux attentat.

Mais son attente fut trompée ; il n’apprit rien.

Après avoir confié son cheval à son valet de pied, qui l’avait accompagné pendant sa promenade, le comte avait pénétré dans le bureau du commissaire de police, ainsi que plusieurs personnes des mieux renseignées.

Ce magistrat, avec cette urbanité correcte et un peu froide qui caractérise ces utiles et beaucoup trop méconnus protecteurs de la societé, reçut les dépositions des témoins et ouvrit aussitôt une enquête sommaire, dont le résultat fut celui-ci :

La dame, morte maintenant, venant d’un lieu ignoré, était arrivée dans une voiture de remise à deux places, qu’elle occupait seule. Au boulevard de Courcelles, elle s’était fait arrêter devant un des plus beaux hôtels particuliers du boulevard.

Cet hôtel, ainsi qu’il fut facile de s’en assurer, était celui de madame de Valenfleurs, dame fort riche, n’habitant Paris que depuis peu d’années seulement, mais très estimée, et même aimée dans son quartier, à cause de son inépuisable bienfaisance.

L’inconnue était descendue de voiture et avait pénétré dans l’hôtel de madame de Valenfleurs, où elle était restée plus de deux heures en conférence avec la comtesse.

Pendant l’absence de sa cliente, le cocher était descendu de son siège et avait allumé sa pipe, qu’il fumait tout en se promenant devant la grille de l’hôtel.

Au bout d’un instant, un passant, dont personne ne put donner le signalement, lui avait demandé du feu, avait longuement causé avec lui, et probablement était monté dans la voiture du côté opposé à l’hôtel, car personne ne l’avait vu s’éloigner.

Sa pipe fumée, le cocher était aussitôt remonté sur son siège ; il avait repris ses guides et s’était tenu prêt à repartir au premier signal.

On avait remarqué surtout que, malgré le beau temps et la chaleur, cet homme avait relevé le collet de sa houppelande et enfoncé son chapeau sur ses yeux, de façon à cacher complètement son visage.

En sortant de l’hôtel, la dame inconnue s’était approchée du cocher et lui avait dit :

— Conduisez-moi où je vous ai pris.

Ces mots avaient été articulés difficilement, avec un fort accent étranger, et comme une leçon apprise d’avance.

Puis cette dame avait ouvert elle-même la portière et était montée dans la voiture.

Un cri horrible s’était aussitôt fait entendre, et le cheval, vigoureusement fouetté par le cocher, était parti à fond de train du côté de l’avenue de la Grande-Armée, dans la direction du pont de Neuilly.

On s’était élancé à la poursuite de la voiture.

Personne ne s’était aperçu de la fuite de l’assassin. On avait vu seulement la portière ouverte et battant avec fracas contre la caisse de la voiture, qui finalement avait été arrêtée par un cavalier près de l’avenue de Wagram.

Le commissaire de police se tourna alors vers le jeune comte, dont il tenait la carte à la main, et après lui avoir fait une courtoisie salutation :

— Seriez-vous, monsieur, lui demanda-t-il, parent de madame la comtesse de Valenfleurs ?

— Je suis son fils, monsieur, répondit non moins courtoisement le jeune homme.

— Cela étant, monsieur, peut-être pourrez-vous me donner quelques renseignements et m’aider ainsi dans mes recherches.

— Je le voudrais, monsieur ; mais j’étais absent de l’hôtel lorsque cette dame s’y est présentée ; cependant, je crois pouvoir vous affirmer que cette dame n’est jamais venue voir madame de Valenfleurs, et qu’elle lui était inconnue ainsi qu’à moi. J’ajouterai que cette dame a dans sa physionomie, ses traits et la coupe de son visage, le type mexicain très prononcé, Madame de Valenfleurs a longtemps habité l’Amérique ; elle a même résidé pendant quelque temps dans un des États mexicains du Pacifique, en Sonora. Peut-être cette dame, récemment arrivée à Paris, venait-elle remettre à madame de Valenfleurs une de ces lettres de recommandation dont se munissent les étrangers quand ils viennent dans un pays où ils ne connaissent personne ; mais je ne me souviens pas de l’avoir vue ni au Mexique, ni à Paris ; du reste, monsieur, en assignant ce but à la visite de cette dame, je ne vous donne qu’une appréciation toute personnelle, et je me tiens à votre disposition pour tous les renseignements que sans doute madame de Valenfleurs, ma mère, ne refusera pas de me donner sur son entrevue avec cette dame.

— Je vous remercie, monsieur, et j’accepte ; un seul mot suffit bien souvent pour dissiper les ténèbres les plus épaisses dans une affaire aussi mystérieuse que semble l’être celle-ci.

Le jeune comte s’inclina, et comme il avait eu le temps de bien examiner le cocher, il donna au magistrat son signalement exact.

On procéda alors, en présence d’un médecin appelé à cet effet, à la visite du cadavre, afin de bien établir la façon dont le crime avait été commis, et découvrir, s’il était possible, l’identité de la personne assassinée.

Mais toutes les recherches furent inutiles.

L’inconnue ne portait sur elle aucuns papiers de nature à la faire reconnaître ; elle avait seulement une bourse bien garnie de pièces d’or mexicaines et espagnoles ; un magnifique collier au cou, des boucles d’oreilles en diamants, de riches bracelets et des bagues à tous les doigts, sauf à l’annulaire, dont toutes les bagues avaient été retirées, mais qui furent retrouvées dans la voiture.

Le médecin et le commissaire de police, après les avoir fait remettre, constatèrent qu’il restait une trace fortement creusée à la naissance du doigt, provenant selon toutes probabilités, d’un anneau de mariage ; le commissaire de police le fit rechercher, mais on ne le trouva pas : l’assassin l’avait enlevé.

Mais on ne s’avise jamais de tout.

Le linge de la pauvre morte était marqué de trois lettres ; ces trois lettres, entrelacées en forme de chiffre, étaient brodées en bleu sur les étoiles blanches.

Ces lettres étaient celle-ci : L. A. M. ; cet indice était bien faible, mais c’était un commencement ; le commissaire de police ne se tint plus pour battu.

On passe ensuite à l’examen de la voiture.

Elle ne portait de numéro ni à l’intérieur, ni à l’extérieur : à l’extérieur ce numéro avait été gratté et une couche de peinture avait été passée sur le grattage.

Ce meurtre était évidemment une vengeance, mais cette vengeance atroce était enveloppée du plus impénétrable mystère ; et la marque du linge devait être d’un bien faible secours.

Après les constatations légales opérées, procès-verbal fut dressé et signé par tous les assistants, puis le cadavre de la victime fut transporté à la Morgue et la voiture conduite à la fourrière.

Le jeune comte, après avoir de nouveau assuré le commissaire de police qu’il se tenait à sa disposition, si besoin était, salua le magistrat, prit congé de lui et quitta enfin le bureau.

Au lieu de remonter à cheval, Armand congédia son valet de pied et reprit à pied le chemin de l’hôtel.

Mais comme il était fort préoccupé de la scène émouvante à laquelle il avait assisté dans le bureau du commissaire de police, et qu’il ne faisait pas attention à la direction qu’il suivait, au lieu de se rendre directement chez lui par le boulevard de Courcelles, le jeune homme fit un crochet, sans s’en apercevoir, et, lorsque par hasard il releva la tête, il reconnut qu’il longeait les murs de son parc, et que, par conséquent, il se trouvait sur les derrières de l’hôtel.

Le comte sourit de son étourderie et continua son chemin ; quelques pas de plus ou de moins lui importaient peu.

Le parc de l’hôtel de Valenfleurs avait, à son extrémité, une porte, ou plutôt un guichet percé dans la muraille, pour les besoins du service du jardinier et de ses aides.

On passait rarement par cette porte. Le comte Armand ne se souvenait pas de l’avoir vue une seule fois ouverte ; il croyait même avoir entendu dire que la clef avait été perdue, depuis un an ou deux, et qu’à la suite de cette perte, la porte avait été définitivement condamnée.

Aussi sa surprise fut-elle grande, lorsque, arrivé à quelques pas de cette porte, il aperçut une dame arrêtée devant elle.

Il pressa le pas ; mais en l’entendent venir, la dame inconnue ouvrit vivement la porte, s’élança dans l’entrebâillement et la referma aussitôt derrière elle.

Ce double mouvement avait été si prestement exécuté, qu’il avait été impossible à Armand de reconnaître cette dame, qu’il n’avait fait qu’entrevoir, et n’avait pu joindre, à cause de la surprise qu’il avait éprouvée, et qui l’avait littéralement cloué à la place où il se trouvait.

Lorsque, revenu de sa surprise, il s’élança vers la porte et la poussa brusquement, elle resta immobile.

Elle était solidement refermée.

Le jeune homme avait cru un instant saisir une vague ressemblance entre cette inconnue aux allures si promptes et si mystérieuses et miss Lucy Gordon, la demoiselle de compagnie de sa chère Vanda.

Mais cette pensée, qui lui traversa l’esprit comme un jet de flamme, lui sembla si impossible, si absurde même, qu’il la rejeta aussitôt.

En effet, il n’était pas admissible que miss Lucy Gordon se fût ainsi hasardée à sortir seule et à pied, à travers les rues de cette immense ville de Paris, qu’elle connaissait à peine, et qu’elle n’avait jamais vue que par la portière d’une voiture.

Et puis, pourquoi cette sortie furtive ? Dans quel but se serait-elle ainsi risquée dehors ? Elle n’avait ni parent, ni ami, ni même de simples connaissances à Paris. Comment aurait-elle quitté l’hôtel à l’insu de la comtesse de Valenfleurs ou de Vanda, près desquelles elle restait constamment ?

Cependant le jeune comte était dans une situation tellement bizarre, qu’il jugea prudent de prendre certaines précautions pour qu’un fait semblable ne se renouvelât pas.

Il était de la plus haute importance, à cause des événements survenus depuis quelques jours, que personne ne pût ni entrer dans l’hôtel, ni en sortir secrètement.

Aussitôt rentré, au lieu de se rendre dans son appartement pour changer de toilette, il se dirigea vers le jardin.

Le jardinier chef, aidé par ses garçons, était occupé à sortir de la serre les orangers et les plantes rares pour les distribuer à leurs places habituelles pendant l’été dans les massifs.

Le jeune homme s’approcha du maître jardinier, échangea quelques paroles avec lui, puis il lui dit sans transition :

— Mon cher monsieur Bardot, faites-moi donc le plaisir de prendre avec vous un ou deux de vos aides, avec quelques planches de chêne assez épaisses, de longs clous et des marteaux, et de me suivre jusqu’au fond du parc ; j’ai cru m’apercevoir tout à l’heure que la porte condamnée n’était pas solide ; je voudrais la faire consolider devant moi, de telle sorte qu’il fût impossible de l’ouvrir.

— En effet, monsieur le comte, répondit le maître jardinier, il m’a semblé que cette porte, dont la clef est cependant perdue depuis deux ans, avait été récemment ouverte.

— Ah ! fit le jeune homme avec une feinte surprise.

— Je me proposais même d’en parler à monsieur le comte, reprit le maître jardinier, mais je suis si accablé de besogne en ce moment par mes plantes de serre, que, ma foi, cela m’était complètement sorti de la tête.

— Oh ! cela est de trop peu d’importance, reprit le jeune homme en souriant ; mais dans un quartier désert comme est le nôtre, on ne saurait prendre trop de précautions pour sa sûreté.

— Monsieur le comte a mille fois raison, répondit le maître jardinier, après avoir donné ses ordres à deux de ses garçons ; pas plus tard qu’aujourd’hui, en plein jour, il y a à peine deux heures, un meurtre odieux a été commis presque devant l’hôtel.

— J’ai entendu parler de cette lamentable affaire, dit le jeune comte, en continuant la conversation tout en marchant vers l’extrémité du parc ; je vous avoue que ce meurtre n’est pas tout à fait étranger à mon désir de m’assurer que nos portes sont bien closes. Mais dites-moi donc, cher monsieur Bardot, à quoi vous vous êtes aperçu que cette porte condamnée avait été ouverte ?

— Oh ! une chose bien simple qui m’a frappé, comme je suis certain qu’elle frappera monsieur le comte : toutes les portes que l’on n’ouvre que rarement ont les rainures de leur boiserie remplies de poussière, de feuilles sèches, et surtout de toiles d’araignées ; la terre et les herbes parasites se pressent et se tassent dessous ; de sorte qu’il faut toujours faire certains efforts pour ouvrir ces portes retenues et comme scellées à l’huisserie par toutes ces saletés. La porte condamnée était encore ainsi, il y a quelques jours à peine ; les lierres mêmes de la muraille s’étaient, jusqu’à un certain point, accrochés à elle et commençaient à la recouvrir. Eh bien ! monsieur le comte le verra, aujourd’hui cette porte est aussi propre et aussi nette que si elle n’avait été posée que depuis quinze jours ; la serrure elle-même, ainsi que je m’en suis assuré, a été graissée et huilée avec soin.

— Voilà qui est singulier, dit le jeune homme ; dans quel but a-t-on fait cela, et qui peut l’avoir fait ?

— Ah ! quant à cela, je l’ignore, monsieur le comte ; je ne voudrais dénoncer personne ; cependant, je vois toujours rôder, sans motifs, les valets de pied par ici : je ne serais pas étonné que ce fût un de ces grands feignants de propres à rien, qui ait retrouvé la clef, ou en ait fait faire une autre neuve pour sortir en cachette, et courir la prétentaine pendant la nuit, à l’insu de tout le monde, et, pendant qu’on le croit honnêtement couché et endormi dans sa chambre.

Le père Bardot, le maître jardinier, détestait cordialement les valets de pied, qu’il traitait si bien de propres à rien.

Pourquoi cette haine ? Seul, le père Bardot le savait, et il se gardait bien de le dire.

— Ce doit être cela, répondit le jeune comte, en adoptant aussitôt l’opinion du maître jardinier.

Non pas qu’il fût convaincu de sa justesse, mais parce qu’elle lui parut logique, et qu’elle ne manquait pas, en effet, de probabilité à ses yeux prévenus.

— C’est égal, si l’un d’eux a fait le coup, comme je le crois, il sera bien attrapé quand il viendra bêtement pour ouvrir la porte, et qu’il se cassera le nez contre la muraille ! reprit le maître jardinier d’un air très goguenard.

— Oui, en effet, cela sera fort drôle ; peut-être même cela nous aidera-t-il à trouver le, ou les coupables, car ils peuvent être plusieurs.

— Bon ! monsieur le comte plaisante, mais partout où l’un a passé, les autres auront immédiatement passé ensuite : les coquins vont en troupe, ces propres à rien s’entendent entre eux comme larrons en foire. Mais nous voici au fond du parc, et précisément devant la porte en question : que monsieur le comte prenne la peine de la regarder.

Le jeune homme s’approcha et examina minutieusement la porte.

Elle était bien telle que le maître jardinier l’avait annoncé.

Il n’y avait pas à en douter : il était prouvé, jusqu’à l’évidence, que cette porte avait été ouverte plusieurs fois, et tout récemment.

Par qui ? Pour quelles raisons ? Voilà ce qu’il était plus difficile de savoir, et cependant ce que le jeune homme se promettait de découvrir.

— Il y a un mystère là-dessous, murmura-t-il entre ses dents ; je veillerai.

Cependant les deux garçons avaient rejoint leur maître, et ils s’étaient mis à l’œuvre sous la direction du père Bardot, enfonçant des clous et posant des planches partout où celui-ci le leur ordonnait.

Après un travail assidu de trente-cinq à quarante minutes, les ouvriers s’arrêtèrent.

Tout était terminé.

— Voilà qui est fait ! dit le maître jardinier en riant ; qu’en pense monsieur le comte ?

Le maître jardinier n’avait pas fait de grands efforts d’imagination : il avait tout simplement superposé une seconde porte sur la première, au moyen de planches clouées en haut, à droite et à gauche, sur l’huisserie même, et assurées par de fortes traverses ; des cailloux avaient été introduits de force dans la serrure, sur laquelle ensuite une planche avait été clouée.’

Dans l’état où était maintenant la porte, il aurait fallu de l’artillerie pour la défoncer ; quant à l’ouvrir, c’était tout bonnement impossible.

Le jeune comte remercia chaleureusement les jardiniers qui avaient accompli cette utile besogne, leur recommanda le silence le plus absolu sur ce qu’ils venaient de faire par son ordre. Puis il les congédia et les renvoya à leur travail, non sans leur avoir distribué auparavant quelques louis pour boire à sa santé, générosité qui leur fit grand plaisir.

Libre alors, Armand se hâta de se rendre à son appartement. L’heure du dîner approchait, et il lui fallait changer au plus vite de costume pour descendre dans la salle à manger.

Cependant, tout en marchant d’un pas rapide, il réfléchissait.

— Il est évident, murmurait-il, qu’un complot s’ourdit dans l’ombre contre ma mère et contre moi, et peut-être contre Vanda elle-même. Un ennemi nous guette sournoisement, dans notre hôtel même, il a des intelligences avec nos domestiques ; mais quel est le traître ? comment le découvrir ? Faut-il chasser toute la livrée en masse ? Non, cela ne vaudrait rien ; ce serait donner un coup d’épée dans l’eau. Mieux vaut garder le silence et veiller attentivement. Du reste, je consulterai mes amis, et je n’agirai que d’après leurs conseils ; je ne vois pas d’autre solution meilleure que celle-ci ; d’ailleurs, j’en suis convaincu, je réussirai, en m’y prenant adroitement, à contraindre le ou les coupables à se dénoncer eux-mêmes.

Au moment où Armand achevait ses réflexions et sa toilette, la cloche du dîner sonna.

Armand se hâta de descendre et de se rendre à la salle à manger.

La comtesse était pâle et triste ; elle n’était pas encore complètement remise de la douloureuse émotion qu’elle avait éprouvée, en entendant le cri d’agonie poussé par la malheureuse étrangère, au moment où elle avait été frappée par son assassin.

Armand, inquiet de cette pâleur, dont il devinait la cause, s’était empressé auprès de sa mère. Mais ne voulant et ne pouvant rien dire devant les deux jeunes filles, dans l’ignorance où il était de la connaissance qu’elles avaient du sinistre événement qui s’était accompli presque devant l’hôtel, il se borna à demander à sa mère ce qu’elle éprouvait, et si elle était malade, ou seulement indisposée.

La comtesse le remercia avec un doux sourire.

— Je me sens beaucoup mieux, mon enfant, répondit-elleavec effort ; j’espère que demain je serai complètement remise.

— Mais que vous est-il donc arrivé, ma mère ? reprit-il avec intérêt.

— Rien, mon enfant, une crise nerveuse, voilà tout ; tu sais que j’y suis très sujette.

Mais comprenant sans doute que son fils n’était pas aussi ignorant qu’il feignait de l’être, elle prit le bras d’Armand, et se tournant vers les jeunes filles avec un sourire :

— Attendez-moi un instant, dit-elle ; j’ai deux mots à dire à Armand ; dans cinq minutes, nous serons de retour.

Et elle conduisit le jeune homme dans un boudoir attenant à la salle à manger, et, se laissant tomber dans un fauteuil :

— Tu sais quelque chose, n’est-ce pas ? lui demanda-t-elle avec anxiété.

— Je sais tout, ma mère, répondit nettement le jeune homme. C’est moi qui ai arrêté la voiture, dans laquelle le crime a été commis ; malheureusement, le misérable assassin s’était échappé.

— C’est effroyable ! s’écria la comtesse, dont les yeux se remplirent de larmes ; raconte-moi ce qui s’est passé sans rien omettre ; il importe que, moi aussi, je sache tout ; bientôt tu sauras pourquoi, hélas ! ajouta-t-elle avec un douloureux soupir.

Le jeune homme raconta alors la scène qui avait eu lieu au commissariat de police, et la tournure qu’il avait cru devoir donner à la visite de la malheureuse jeune femme.

— Tu as eu raison de dire cela ; j’écrirai dans le même sens au commissaire de police, reprit la comtesse lorsque le jeune homme eut achevé son récit : il ne faut pas que le mystère qui enveloppe cet affreux attentat soit dissipé. Hélas ! cette malheureuse femme prévoyait le sort qui la menaçait ; elle me l’avait répété a plusieurs reprises, et moi je n’avais pas voulu la croire !

— Mais, ma mère, quelle était donc cette malheureuse femme ? le savez-vous ?

Il y eut un silence.

La comtesse était en proie à une poignante douleur, les sanglots gonflaient sa poitrine et soulevaient son sein en spasmes affreux ; enfin, elle réussit à dominer son émotion.

— Tu vas tout savoir, dit-elle à son fils, mais jure-moi que jamais tu ne révéleras un mot de cette horrible histoire à Vanda ; cette révélation la tuerait peut-être.

— Vanda ? s’écria-t-il avec surprise ; comment peut-elle être mêlée à ce sinistre événement ?

— La malheureuse femme si lâchement assassinée était sa mère !

— Sa mère ! Oh ! pauvre femme ! Parlez, ma mère : jamais, je vous le jure, je ne révélerai cet horrible événement à ma chère et aimée Vanda. Mais je dois tout confier à nos amis. Garder le silence devant eux pourrait sans doute amener des complications graves, dont peut-être nous aurions tous à souffrir dans les circonstances où nous nous trouvons, vous le savez.

— Oui, et je t’engage à les instruire au plus vite de cette affreuse catastrophe.

— Ainsi ferai-je, ma mère, car nous aurons sans doute des mesures urgentes à prendre ; et maintenant je vous écoute ; parlez, ma mère.

La comtesse de Valenfleurs rapporta alors, dans les plus grands détails, ce qui s’était passe pendant le long entretien qu’elle avait eu avec la malheureuse doña Luz Allacuesta.

— À présent, ajouta-t-elle en terminant, tu sais tout, mon fils ; sois prudent, et ne laisse jamais échapper un mot, un seul, qui puisse mettre notre chère Vanda sur les traces de la vérité.

— Je vous le jure encore, ma mère, ce secret horrible mourra dans mon sein et dans celui de nos amis.

— Bien, mon fils ; j’y compte, je sais que je puis me fier à toi et à eux. Maintenant, essuyons nos larmes, renfermons notre douleur en nous-mêmes, et rentrons dans la salle à manger, où nos deux curieuses doivent s’impatienter à nous attendre.

Armand offrit le bras à sa mère ; et tous deux rentrèrent le visage souriant dans la salle à manger.

— Ah ! enfin, s’écria Vanda en riant, je croyais que vous nous aviez oubliées ; vous aviez donc bien des choses à vous dire ?

— Curieuse ! dit la comtesse en souriant.

— À propos, Armand, reprit la comtesse après un instant ; tu es resté bien longtemps dans ta promenade au bois de Boulogne.

— Mais non, chère mère, pardonnez-moi, ma promenade n’a duré que deux heures à peine ; j’étais rentré depuis longtemps, lorsque la cloche du dîner a sonné.

— Et je ne t’ai pas vu aussitôt après ton retour ? dit-elle avec un doux reproche.

— Je suis resté assez longtemps dans le parc.

— À te promener encore ?

— Oh ! non, ma mère ; ma promenade au Bois me suffisait.

Tout en semblant concentrer son attention sur son assiette, miss Lucy Gordon écoutait attentivement ; elle ne perdait pas une seule des paroles prononcées par le jeune comte, auquel, à la dérobée, et lorsqu’elle était certaine de ne pas être aperçue, elle lançait des regards d’une expression singulière.

— Que faisais-tu donc, alors ? demanda la comtesse pour ne pas laisser tomber la conversation.

— Chère mère, répondit-il, cela est toute une histoire.

— Raconte-nous-la, dit-elle en souriant, cela nous amusera.

— Je ne demande pas mieux, reprit-il sur le même ton ; seulement, je ne réponds pas de vous amuser, mais peut-être vous intéresserai-je ?

— Oh ! racontez cette histoire, mon frère, dit Vanda avec un délicieux sourire.

— Oui, voyons cette histoire, reprit la comtesse.

— M’y voici, chère mère. Sachez donc que, fatigué d’être depuis deux heures à cheval, en arrivant à la place de l’Arc-de-Triomphe, je sautai à terre, et, jetant la bride à Pierre, mon valet de pied, je lui dis de rentrer à l’hôtel, que je continuerai ma promenade à pied, et que je reviendrai seul. Je me mis effectivement en route pour accomplir ce beau projet ; mais, vous savez combien je suis étourdi et distrait : d’ailleurs, aujourd’hui j’ai une excuse : depuis je ne sais quelle heure, toutes mes pensées sont absorbées par un souvenir unique, et qui me rend si heureux qu’il me fait oublier tout le reste, ajouta-t-il en regardant Vanda.

La jeune fille rougit en souriant, et, toute confuse, elle baissa la tête.

— Pas de digressions, dit la comtesse avec un fin sourire, nous n’en finirions jamais.

— C’est juste, reprit-il gaiement ; sans m’en douter, je pris donc une rue pour une autre, de sorte que, au lieu de me trouver devant l’hôtel, ainsi que cela devait être logiquement, après un certain laps de temps, je m’aperçus, à ma grande surprise, en levant les yeux, que j’avais commis une nouvelle bévue : j’étais derrière le parc de l’hôtel, ce qui n’était pas du tout la même chose.

La comtesse et Vanda se mirent à rire.

— C’est bien, moquez-vous de moi tout à votre aise ; bientôt vous verrez, dit-il en riant lui aussi. Je n’étais qu’à quelques pas à peine de la porte condamnée qui se trouve au bout du parc ; en passant devant elle, je crus remarquer que cette porte bougeait, comme si l’on venait de la refermer.

Miss Lucy Gordon laissa échapper un cri étouffé.

Armand la regarda.

— Seriez-vous indisposée, miss Lucy ? lui demanda-t-il avec intérêt.

— Excusez-moi, monsieur le comte, répondit-elle en rougissant jusqu’aux yeux ; je vous écoutais avec une si grande attention, que, ne m’occupant plus de ce que je mangeais, je me suis brûlée comme une sotte : la douleur que j’ai éprouvée m’a, bien malgré moi, arraché un cri.

— Il faut boire quelques gorgées d’eau froide, dit la comtesse distraitement.

Et, s’adressant à son fils :

— Eh bien ! Armand, cette porte ? ajouta-t-elle.

— Chère mère, sans doute c’était une illusion, car je m’appuyai fortement contre la porte, et je fus contraint de reconnaître que je m’étais trompé, et qu’elle était solidement fermée. Cependant je ne me déclarai pas vaincu, une sourde inquiétude persistait au fond de ma pensée, je vous l’avoue. La chose était trop singulière pour ne pas être tirée au clair ; je résolus de savoir tout de suite à quoi m’en tenir à ce sujet. Je me hâtai donc de rentrer à l’hôtel ; mais au lieu de monter chez moi, je me rendis tout droit au fond du parc, afin d’examiner sérieusement la porte à l’intérieur.

— Eh bien, as-tu fait quelque remarque importante ?

— Oui, ma mère, une seule. J’ai reconnu, à n’en pouvoir douter, que la porte avait été tout récemment ouverte.

Miss Lucy Gordon baissa la tête pour cacher sa rougeur, qui devenait de plus un plus grande.

— Tu en es sûr, mon fils ? demanda la comtesse.

— Très sûr, ma mère. Du reste, il ne fallait pas être grand clerc pour s’en apercevoir.

— Mais la clef de cette porte est perdue depuis je ne sais combien de temps.

— C’est vrai, ma mère, mais sans doute quelqu’un l’aura trouvée, ou ce qui est plus probable encore, en aura fait confectionner une neuve, car la porte a été certainement ouverte.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria la comtesse.

— Ne vous effrayez pas, ma mère ; le père Bardot, votre maître jardinier et moi, nous nous sommes communiqués nos soupçons, et nous sommes arrivés à cette conclusion, que les valets de pied étaient seuls coupables de cette espièglerie, car ce n’est évidemment pas autre chose.

Miss Lucy Gordon sourit à ces derniers mots.

— Explique-toi, Armand, reprit la comtesse.

— Ma mère, je suis convaincu que ces mauvais sujets n’ont eu d’autre but, en faisant faire une nouvelle clef, que de se ménager ainsi la facilité de sortir la nuit et de rentrer à leur guise, sans être vus.

— Il faut les chasser tous à l’instant même !

— Non pas, ma mère, si vous le permettez ; malgré leur rage intempestive de promenade, ce sont de bons serviteurs et de braves gens ; d’ailleurs, ils emporteraient la clef avec eux, ce que je ne veux pas ; je tiens, au contraire, à ce qu’ils me la remettent eux-mêmes. Laissez-moi mener cette affaire à ma guise, je vous prie ; d’ailleurs, maintenant, tout danger a disparu, vous pouvez dormir sans crainte, ma mère : mes mesures sont prises ; je leur réserve une surprise très désagréable la première fois qu’ils essaieront de sortir en cachette de l’hôtel.

La gaieté de miss Lucy Gordon, complètement éclipsée au commencement du récit du jeune comte, était entièrement revenue ; elle causait à voix basse avec Vanda, et les deux charmantes jeunes filles riaient du meilleur cœur.

— Quelle est cette surprise, mon fils ? demanda curieusement la comtesse.

— Oh ! moins que rien, ma mère ; j’ai tout simplement fait clouer une seconde porte sur la première, seconde porte composée d’épaisses planches de chêne, et consolidée sur l’huisserie même par de lourdes traverses ; de sorte que la porte semble être murée : aucune force humaine ne réussirait à l’ouvrir ; le canon seul parviendrait peut-être à y faire brèche.

En ce moment, miss Lucy Gordon, qui, tout en feignant de causer avec Vanda, prêtait attentivement l’oreille à ce que disait le jeune comte, s’affaissa tout à coup pâlissante et à demi pâmée dans les bras de la jeune fille ; et malgré les soins affectueux que lui prodiguait son amie effrayée de cette attaque subite, elle perdit complètement connaissance, et il fallut la faire transporter dans son appartement.

— Serait-elle donc coupable ? se demanda le jeune comte en la suivant du regard, tandis qu’on l’emportait. Oh ! ajouta-t-il avec douleur, non ce n’est pas possible ; cette jeune femme nous doit tant !… Une telle trahison serait horrible ! Et pourtant, qui sait ?

Sans rien ajouter de plus, il prit son chapeau, quitta la salle à manger où il avait été laissé seul, et, descendant au jardin, il se dirigea vers la porte qui faisait communiquer l’hôtel de Valenfleurs avec celui d’Hérigoyen, et, l’ouvrant par un mouvement fébrile, il passa dans l’hôtel d’Hérigoyen, en murmurant entre ses dents serrées :

— Il faut éclaircir tous ces sombres mystères.