Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/III/VI

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VI

DANS LEQUEL LE MAYOR NE VEUT CROIRE NI AUX SORCIERS NI AUX MIRACLES.


Pendant que Julian d’Hérigoyen, fort inquiet de voir une fois encore le bonheur de madame la comtesse de Valenfleurs mis en question, et par conséquent celui de Denizà et le sien menacés, préparait activement son entrée en campagne contre le Mayor — car l’ancien coureur des bois était déterminé à en finir, cette fois, n’importe par quel moyen, avec cet implacable et insaisissable ennemi qui, nouveau et monstrueux Protée, semblait se jouer de lui et prenait toutes les formes pour se dresser constamment railleur et menaçant devant lui — celui-ci, de son côté, ne restait pas oisif, et mettait tout en œuvre pour gagner cette partie, qu’il comprenait, lui aussi, devoir être la dernière.

La rencontre, si longtemps attendue par le Mayor, du comte de Valenfleurs et de Vanda au bois de Boulogne, avait été loin de tourner comme il l’avait espéré.

Il s’était flatté d’intimider par sa morgue hautaine un jeune homme de l’âge du comte Armand, et d’en avoir ainsi facilement raison.

Au lieu de cela, il s’était trouvé en présence d’un homme d’une fermeté froide et tranchante, qui avait nettement répondu à ses indiscrètes questions de façon à lui prouver qu’il ne s’en laisserait pas imposer facilement, et avait ainsi fait comprendre au Mayor que ses calculs étaient faux, et qu’au lieu d’un enfant, il avait en face de lui un adversaire redoutable, avec lequel il lui faudrait sérieusement compter.

Cette découverte, en éveillant la colère du Mayor, l’avait mis hors de lui.

Il s’était abandonné à toute la violence de son caractère, malgré toutes ses résolutions contraires ; imprudence qu’il regrettait d’autant plus amèrement, que l’interpellation que lui avait lancée à l’improviste un cavalier mystérieux, entendue par le jeune comte, en déchirant brutalement l’incognito derrière lequel il s’abritait, donnerait l’éveil aux ennemis qu’il s’était flatté de surprendre, les mettrait sur leurs gardes, et détruirait ainsi tous les plans qu’il avait formés pour obtenir enfin cette vengeance que depuis si longtemps il désirait.

Tout en galopant, effaré, à travers les allées du bois de Boulogne, le Mayor essayait de reprendre son sang-froid et de remettre de l’ordre dans ses idées bouleversées par la scène étrange dans laquelle, il était forcé d’en convenir, il avait joué un si piteux rôle.

Cependant, peu à peu son sang recommença à circuler avec moins de violence dans ses veines, ses artères cessèrent de battre.

L’air frais du matin, en le frappant au visage, lui rendit un calme relatif, qui lui permit d’envisager plus froidement et surtout plus sainement la situation dans laquelle il se trouvait jeté à l’improviste par sa faute.

Il s’arrêta.

Son cheval haletant et couvert d’écume, butait à chaque pas et avait besoin de reprendre haleine.

Dans le premier moment, le Mayor, épouvanté d’être reconnu, s’était lancé à fond de train ; il avait fui pour fuir, sans tenir aucune direction, pour échapper au plus vite à la vue de ceux qu’il avait offensés et qui, peut-être, surtout après avoir entendu son nom, se préparaient à lui faire un mauvais parti.

Mais un instant de réflexion suffit pour le rassurer.

Aucun danger immédiat ne pouvait le menacer ; quant à présent du moins, il n’avait rien à redouter de personne.

Plus maître de lui maintenant, il sourit de la terreur folle à laquelle il s’était laissé aller ; toute son audace lui revint aussitôt. Il alluma un cigare et regarda autour de lui pour s’orienter.

Ainsi qu’il arrive presque toujours en pareil cas, le Mayor avait, pendant près d’une heure, presque constamment tourné dans le même cercle.

Son cheval était arrêté en face du parc des Dames.

Après avoir réfléchi pendant deux ou trois minutes, il tourna la tête de sa monture du côté de la Muette et il repartit, mais cette fois au trot, et en affectant les allures dégagées d’un promeneur.

Après avoir franchi les fortifications, il se dirigea lentement vers Paris.

Tout en fumant, le Mayor songeait ; il se disait, à part lui, certaines vérités cruelles qu’on ne se ménage pas quand on est seul avec soi-même, mais que jamais on ne souffrirait de s’entendre dire par un tiers.

Le résumé de ses réflexions se traduisit par ces quelquels mots qu’il prononça entre haut et bas :

— Définitivement, je suis un niais ; j’ai fait une école impardonnable, digne d’un enfant de dix ans ; il n’y a que lui qui peut arranger cela en me donnent un bon conseil ; on n’est pas plus sot que je l’ai été ; le diable soit de moi, avec mes colères stupides ! Est-ce que je baisserais par hasard ?

Il hocha la tête deux ou trois fois, en faisant tomber avec son petit doigt la cendre de son cigare, et il ajouta avec un sourire d’une expression singulière :

— Eh non ! je ne baisse pas ; au contraire, je suis toujours le même ; malheureusement, quoi que je fasse, je ne puis me courber aux exigences stupides de la vie civilisée, ni me résigner à ses mièvreries stupides, voilà tout !

Après avoir tourné dans plusieurs rues encombrées de voitures et de piétons, car il était près de onze heures, le Mayor s’engagea dans une ruelle assez sale et complètement déserte.

Sans descendre de cheval, du pommeau de sa cravache, il frappa deux coups espacés, et trois autres précipités contre une porte, percée dans un mur de clôture à droite et presque au fond de la ruelle.

Puis il mit pied à terre, attacha la bride de son cheval à un anneau et rebroussa chemin.

À peine eut-il fait quelques pas dans cette nouvelle direction, que la porte à laquelle il avait frappé s’ouvrit, un homme parut, détacha l’animal, le rentra et referma la porte.

Le Mayor, certain que son cheval était en sûreté, fit quelques pas encore et s’arrêta devant une seconde porte.

Mais cette fois, il tira une clé microscopique de sa poche et l’introduisit dans la serrure.

La porte s’ouvrit ; il entra et referma la porte de la ruelle en la poussant seulement.

Un bruit sec, semblable à celui du fer frappant contre le fer, se fit entendre.

Aussitôt un homme parut, tenant une lanterne à la main.

L’endroit où se trouvait le Mayor était un corridor étroit, assez long et complètement obscur.

Ce corridor était coupé à égale distance dans sa largeur par deux herses en fer, d’une solidité à toute épreuve.

— Ah ! c’est vous ? cria l’homme à la lanterne ; je vous attendais.

— Tant mieux, répondit le Mayor, ouvrez-moi alors.

— Voici, répondit l’autre en touchant un ressort invisible.

Les deux herses s’abîmèrent aussitôt sans produire le moindre bruit, et disparurent sous le sol comme ces décors de féeries, disposés pour les changements à vue.

Le Mayor passa et rejoignit l’homme à la lanterne, qui allait un peu en avant et lui servait de guide dans cet inextricable dédale.

Enfin, après dix minutes de tours et détours, les deux hommes pénétrèrent dans une pièce que nous ne décrirons pas, par la raison toute simple que cette pièce était le cabinet où, la nuit précédente, ce bon M. Romieux avait reçu le Loupeur.

L’homme à la lanterne, le lecteur l’a deviné, était M. Romieux.

Le seul changement qu’on remarquât dans le cabinet consistait en ceci : que les fenêtres, si complètement calfeutrées pendant la nuit, n’avaient plus leurs volets et laissaient par conséquent pénétrer les rayons du soleil tamisés par d’épais rideaux de laine.

— Bonjour. Est-ce que vous sortez, Oyandi ? demanda le Mayor en se laissant tomber sur le canapé de crin : vous voilà tout de noir habillé comme un notaire qui va faire un testament.

— Non, Mayor ; je ne sors pas, je rentre.

— Comment ! à cette heure ? Où diable êtes-vous allé ?

— Au rond-point des Champs-Élysées, où m’attendait un drôle que j’espérais ne pas y rencontrer, et auquel j’ai remis un chèque de quatre cent mille francs.

— Et que, sans doute, il a accepté avec reconnaissance ?

— Pas le moins du monde ; il ne m’a même pas dit merci.

— Diable ! une si belle somme valait au moins un remerciement.

— Non ; c’était une affaire.

— Ah ! alors, c’est autre chose ; vous faites de belles affaires, à ce qu’il paraît…

— Moi, non pas, je vis tranquille avec le peu que je possède.

— Hum ! le peu !… Enfin, passons ; cependant, cette somme de quatre cent mille francs ?

— Cinq cent mille ; j’ai remis cette nuit cent mille francs à ce même drôle.

— Vous voyez bien que vous faites des affaires, reprit le Mayor en allumant un cigare.

— Non pas, s’il vous plaît, cher ami ; j’ai payé, c’est vrai, mais pour votre compte.

— Hein ? que dites-vous donc là ! fit-il, l’allumette d’une main et le cigare de l’autre.

— Dam ! la vérité ; avez-vous donc perdu la mémoire ?

— Non, certes, mais une si grosse somme…

— Eh ! dit Felitz Oyandi avec son ricanement habituel, vous n’en serez pas quitte à si bon marché ; cela coûte gros pour lever une armée.

— Enfin, si nous réussissons, ce ne sera que demi-mal, dit philosophiquement le Mayor.

— Oui, si nous réussissons ; mais je crains bien que cette fois encore nous ne payions les pots cassés, et cela par votre faute, comme toujours.

— Bon ! pourquoi cela ?

— N’est-ce pas vous qui avez insisté pour me faire traiter avec le Loupeur ?

— Certainement ; cet homme est le chef avoué de tous les malandrins de Paris.

— C’est vrai ; mais connaissez-vous bien cet homme !

— Je le connais pour un bandit de la pire espèce, très intelligent, dont l’esprit est rempli de ressources, adoré de tous ces drôles qui se sont volontairement placés sous ses ordres. Je me suis trouvé trois ou quatre fois avec lui sans qu’il me connût. Il me croyait un des siens arrivant à Paris après s’être évadé de Cayenne.

— Êtes-vous bien sûr de ne pas être connu de lui ?

— Comment me connaîtrait-il ?

— Je l’ignore, ce qui est certain, c’est que moi, il me connaît.

Le Mayor fit un bond sur le canapé.

— Il vous connaît ? s’écria-t-il en devenant livide.

— Oui, j’avais eu avec lui une longue conversation, pendant laquelle il m’avait traité d’une façon plus que blessante. Pendant toute notre entrevue, j’avais dissimulé ma colère, résolu à me venger de lui dès que l’occasion s’en présenterait ; grâce à certains moyens dont je dispose, j’avais réussi à savoir qu’il se nommait Montréal ou de Montréal, qu’il appartenait à une excellente famille du Nivernais, et qu’à la suite d’événements sur lesquels je ne pus obtenir aucun éclaircissement, il avait été contraint de se jeter dans le monde des voleurs, où il se cachait sous le pseudonyme de Loupeur. Bref, en le reconduisant, notre entretien terminé, jusqu’à la porte de la rue, et prenant congé de lui, je lui dis, afin de lui prouver que j’avais percé son incognito : — Bonsoir, monsieur de Montréal.

— Hum ! vous avez commis là une grave imprudence.

— C’est vrai, mais il était trop tard. Le drôle se mit à rire et me cria à pleine voix : — Bonsoir, monsieur Felitz Oyandi.

— Comme moi ! s’écria involontairement le Mayor ; ah ! ça, tout le monde nous connaît donc ?

— Hein ! que voulez-vous dire ?

— Rien ; vous le saurez bientôt, achevez ; comment se fait-il que vous ne l’avez pas tué raide ?

— Il était trop loin pour que je pusse l’atteindre ; d’ailleurs, je fus atterré de cette interpellation ; je restai pendant quelques instants sans avoir conscience de moi-même. Lorsque je revins à moi, il était entré chez un marchand de vins ; cependant je ne désespérai pas. Cinq minutes plus tard, il avait à ses trousses un de nos plus résolus bandits, auquel j’avais remis cent francs.

— Eh bien ?

— Je l’ai revu ce matin au rendez-vous qu’il m’avait assigné ; il se moqua de moi et de ma tentative d’assassinat sur sa personne ; je niai, mais il ne fut pas ma dupe.

— De sorte ?…

— Que nous sommes à la merci de ce drôle, qui sans doute essaiera de nous faire chanter.

— Diable ! diable ! la situation n’est pas couleur de rose. Est-ce tout ?

— Trouvez-vous donc que ce ne soit pas assez ?

— Caraï ! je trouve que c’est beaucoup trop. Maintenant, écoutez-moi à votre tour : quand vous m’aurez entendu, vous aviserez à ce qu’il convient de faire dans les circonstances où nous nous trouvons ; car mon cas a une singulière ressemblance avec le vôtre, et peut-être est-ce le même individu qui, à quelques heures de distance, nous a craché nos noms à la figure.

— Comment ! s’écria Felitz Oyandi avec épouvante ; mais alors nous sommes perdus ! Il faut fuir au plus vite.

— Taisez-vous, trembleur, et écoutez-moi ; nous verrons ensuite quelles mesures nous devons prendre.

— Oui, c’est cela, parlez, parlez au plus vite !

Le Mayor haussa les épaules en souriant avec mépris, et, faisant tomber la cendre de son cigare, il raconta dans tous ses détails ce qui, le matin, s’était passé au bois de Boulogne.

— J’étais précisément venu chez vous, ajouta-t-il en terminant, pour vous mettre au courant de cette affaire, et vous demander conseil, ou plutôt m’entendre avec vous à propos de cette affaire. Voyons, qu’en pensez-vous ?

Felitz Oyandi avait écouté avec la plus sérieuse attention le récit du Mayor, les sourcils froncés et la pâleur au front.

— Mon avis, dit-il après un court silence, mon avis est bien simple : abandonner tout, fuir et nous mettre en sûreté au plus vite.

— Allons donc ! cœur de poulet que vous êtes ! Convient-il de jeter ainsi le manche après la cognée ? L’argent que nous avons déboursé sera donc perdu ?

— Il vaut mieux perdre une somme, si importante qu’elle soit, que risquer sa tête.

— Raisonnons froidement,

— Je ne demande pas mieux, ce que vous feignez de prendre pour un manque de courage n’est en réalité que de la prudence, et si vous voulez m’écouter pendant cinq minutes seulement, je me fais fort de vous le prouver.

— Eh bien, soit, parlez, je vous écoute ; mais soyez bref et surtout allez droit au but, vous savez que je n’aime pas les longs discours.

— Soyez tranquille, je n’abuserai pas de votre patience : nous ne sommes pas ici dans les grandes savanes américaines de l’Ouest lointain…

— Bon ! interrompit vivement le Mayor, arrêtez-vous, cher ami, vous n’avez pas besoin d’aller plus loin.

— Pourquoi cela !

— Parce que je sais ce que vous allez dire, pardieu ! Il ne faut pas être sorcier pour le deviner.

— Oh ! oh ! dit Felitz Oyandi avec incrédulité.

— C’est comme cela, cependant ; nous ne sommes pas au désert, où la loi du plus fort prime tout, où l’on jouit de la liberté, ou, si vous le préférez, de la licence la plus complète ; où l’on tue ou l’on est tué sans que personne s’en préoccupe, et où l’impunité est assurée d’avance à celui qui sait se faire craindre et s’imposer aux autres : non, nous sommes à Paris, au centre de la civilisation où la loi règne en maîtresse ; où le gouvernement dispose d’une police admirablement organisée, nombreuse et aguerrie ; où l’homme qui commet non pas un crime, mais seulement un simple délit, est aussitôt recherché, et, si habile qu’il soit et si riche qu’il puisse être, ne saurait parvenir à s’échapper, tant toutes les issues lui sont fermées… N’est-ce pas cela que vous vouliez me dire ?

— C’est cela, en effet, répondit Felitz Oyandi en baissant affirmativement la tête.

— Il y aurait beaucoup de choses à répondre sur l’organisation de cette police tant vantée et son habileté incomparable. Je pourrais vous prouver, par des chiffres d’une exactitude incontestable, qu’un tiers au moins des malfaiteurs poursuivis passent, comme en se jouant, à travers les mailles de ce filet, en apparence si étroites. On fait grand bruit de ceux dont on réussit à s’emparer ; mais ceux qui s’échappent, on n’en parle jamais. Quand je ne citerais à l’appui de mon dire, que vous et moi, ce serait déjà une preuve, il me semble. Souvenez-vous de nos compagnons des savanes : combien comptions-nous de ces contumaces dans nos rangs ? Navaja, Masamora, Sebastian et tant d’autres encore que nous ne connaissions pas, — tous ceux-là, et bien d’autres encore, avaient, comme nous, passé à travers les mailles du filet.

— D’accord ; mais combien y sont restés engagés ?

— Par leur faute, cher ami ; ceux-là sont des niais qui n’ont pas su se tirer d’affaire, voilà tout. Mais venons à ce qui nous regarde personnellement, et, comme je vous le disais tout à l’heure, raisonnons froidement.

— Allez, je suis curieux de savoir comment vous me prouverez que nous n’avons rien à craindre ?

— Facilement, je l’espère, et il ne me faudra pas de grands efforts d’imagination pour y réussir. Vous et moi, nous avons été reconnus par deux hommes, ou peut-être même par un seul : voilà la question, n’est-ce pas ?

— Parfaitement.

— Très bien. Ceux qui nous ont reconnus nous connaissent. D’où nous connaissent-ils ? Évidemment d’Amérique, où ils nous ont vus à l’œuvre. Peut-être même ont-ils servi sous nos ordres ; mais j’irai plus loin : j’admets à la rigueur cette hypothèse impossible, qu’ils nous aient connus avant notre départ de France.

— Pourquoi cette hypothèse vous semble-t-elle impossible ?

— Tout simplement parce qu’elle est absurde ; avant que nous quittions la France, nous n’avions rien à redouter, parce que tout le monde ignorait ce que nous avions pu faire. Je ne parle pas de moi ; depuis je ne sais combien d’années on me croit mort. Ceux qui nous ont reconnus sont donc des gens placés dans la même situation que nous, qui, par un motif ou pour un autre, ont de très fortes raisons pour ne pas mettre la police dans leurs affaires ; peut-être la redoutent-ils plus que nous, car enfin nous avons une position au grand jour et bien assise, nos papiers sont parfaitement en règle : de plus nous sommes à la fois très riches et étrangers. Jusqu’à présent, on n’a pas à nous reprocher la plus légère peccadille ; au lieu que ces gens dont nous parlons ont tout à redouter. Ce sont des outlaws ; ils se cachent dans des bouges infects, afin de mieux échapper aux regards de cette police qu’ils ont mille raisons de redouter ; ils nous dénonceraient qu’on ne les croirait pas. Croyez-moi, on y regarderait à deux fois avant seulement de nous soupçonner.

— Et vous concluez ?

— Tout simplement, cher ami, que nous n’avons rien à redouter de personne, sauf peut-être quelques tentatives de chantage qui avorteront misérablement devant notre audace et notre fermeté. Grâce à Dieu, nous savons comment ces drôles doivent être menés. Que dites-vous de ce raisonnement ?

— Il est juste jusqu’à un certain point.

— Pourquoi cette réticence ?

— Parce que vous avez oublié, peut-être volontairement, nos ennemis les plus redoutables.

— Ah ! très bien, vous voulez parler de Julian d’Hérigoyen et de son ami Bernardo ?

— Tout juste ; ceux-là, il me semble, n’ont aucune raison qui les puisse engager à nous ménager et à ne pas s’adresser à la police ?

— Ils n’ont aucune raison, en effet.

— Ah ! vous voyez bien !

— Oui, mais ils ne le feront pas.

— Oh ! oh ! vous pourriez vous tromper !

— Non, j’en suis sûr, dit-il nettement.

— Pourquoi cela, s’il vous plaît ?

— Parce que ces deux hommes sont d’anciens coureurs des bois, accoutumés comme nous à la vie des savanes ; ils se considèrent comme ayant une partie engagée contre nous ; ils nous poursuivront a outrance, j’en suis certain, par tous les moyens en leur pouvoir ; mais jamais ils n’accepteront le concours de la police ; ils prétendront agir seuls sans aucune aide, autre que leur courage, leur habileté et leur adresse ; ce qui déjà sera très embarrassant pour nous. La guerre que nous leur voulons faire, ils nous la feront ; ce sera un duel mortel, une lutte sans merci, de ruse et de finesse, je l’admets, mais pas autre chose. Je ne saurais vous prouver mon dire, mais j’ai la conviction qu’il en sera ainsi.

— J’ai de la peine à croire qu’ils tiendront cette conduite.

— Ce sera comme cela, cependant ; vous le verrez.

— Entre nous, c’est de la sottise. Quand on tient ses ennemis comme ils nous tiennent sans doute, on doit les écraser sous le talon de sa botte ; quant à moi, j’agirais ainsi.

— C’est possible, chacun a sa nature ; eux, ils n’auront même pas la pensée de nous dénoncer.

— Oh ! oh ! vous allez bien loin.

— Nous sommes en vendetta, comme disent les Corses ; ils nous combattront loyalement, avec les armes qu’ils ont entre les mains, sans même songer à en trouver d’autres.

— Hum ! cela est bien étonnant.

— Non, donné le caractère de ces deux hommes, c’est au contraire rigoureusement logique ; à moins d’être un lâche, on ne charge pas la police de venger ses injures. Ceci posé, quoi qu’il arrive, je resterai ; quant à vous, vous êtes libre de renoncer à votre chère Denizà et à la vengeance que vous vous promettez depuis si longtemps et que, je vois, vous n’obtiendrez jamais, grâce à votre prudence, ajouta-t-il avec une mordante ironie.

Felitz Oyandi tressaillit sous ce coup de fouet si rudement asséné.

Son regard lança un fulgurant éclair et regardant le Mayor bien en face :

— Soit, dit-il, d’une voix heurtée, je resterai ; mais souvenez-vous que je vous ai averti et que vous avez refusé de me croire. J’ai le pressentiment que nous périrons à la tâche.

— Qu’importe, si nous réussissons ! dit le Mayor d’une voix sombre.

— Oui, mais réussirons-nous ?

— Enfin, le sort en est jeté. Il est trop tard maintenant pour reculer ; il faut agir avec vigueur et surprendre nos ennemis par la rapidité de notre attaque.

— Ainsi, nous attaquons ?

— Oui, si vous êtes prêt ?

— Je le suis ; je n’attends plus qu’un ordre de vous pour mettre le feu à la mine qui, peut-être, nous fera sauter. Cet ordre, le donnez-vous ?

— Que comptez-vous faire ?

— Exécuter le plan que nous avons dresse en commun ; mais en en modifiant quelques détails, à cause de ce qui s’est passé aujourd’hui. Depuis six mois, mes espions surveillent sans relâche nos ennemis ; nous avons des intelligences jusque dans la domesticité de l’hôtel d’Hérigoyen et de l’hôtel de Valenfleurs ; nos ennemis ne font point un pas sans que je sois immédiatement prévenu.

— Ce qui nous donne un immense avantage sur eux, puisqu’ils ne savent rien de nous, excepté nos noms ; et vous désespériez ! Allons donc, vous êtes fou ! nous avons tous les atouts en mains, sachons nous en servir à propos, et nous réussirons.

— Peut-être dites-vous vrai ; du reste, l’avenir nous apprendra qui de nous deux a tort ou raison.

— Soit ; puis-je compter sur vous ?

— En tout et pour tout : je ne vous abandonnerai pas ; ma résolution est prise, j’irai jusqu’au bout ; d’ailleurs, cette existence de complots continuels commence à peser lourdement sur mes épaules ; c’est un fardeau dont je veux à tout prix me débarrasser : vous serez content de moi, laissez-moi faire.

— Ne vous ai-je pas donné carte blanche ? Ainsi, nous attaquons ! <nowii/>

— Dans vingt-quatre heures au plus tard nous serons à l’œuvre.

— À la bonne heure ! je vous retrouve. Ne craignez rien, nous réussirons.

— Je ferai tout pour que cela soit ; mais, je vous le répète, je ne l’espère pas.

— Le diable soit de l’entêté ! dit le Mayor en riant.

— Ce n’est pas de l’entêtement, reprit Felitz Oyandi en hochant mélancoliquement la tête, c’est une conviction.

— Voyons, il y a quelque mystère là-dessous ; vous me cachez quelque chose, avouez-le ?

Felitz Oyandi tressaillit ; un frisson courut par tout son corps, une contraction nerveuse crispa les muscles de son visage, devenu subitement plus pâle encore.

— Vous le voyez bien que vous ne dites pas tout. Voyons, nous ne sommes pas seulement des complices, mais encore des amis dévoués. Je n’ai jamais eu de secrets pour vous.

— Je le constate, Mayor ; vous m’avez toujours et partout témoigné la plus entière confiance.

— Alors, puisque vous en convenez, pourquoi n’agissez-vous pas de même avec moi ?

— Parce que le pressentiment qui me serre la gorge est absurde, qu’il ne repose sur rien de raisonnable, et que si je vous le révélais, vous vous railleriez de moi, — et je l’aurais mérité, ajouta-t-il en essayant de sourire.

— Allons donc ! vous n’êtes ni un fou, ni un visionnaire, mon camarade. Confessez-vous à moi : loin de vous rire au nez, je vous aiderai à vous débarrasser de vos papillons noirs, car j’espère que ce n’est pas autre chose, mort diable ! Mon ami, quand on entame une lutte comme celle que nous commençons, il faut mettre de côté toutes préoccupations et, surtout, ne pas se laisser aller à ses nerfs comme une jeune femme coquette.

— Si je fais ce que vous me demandez, vous ne rirez pas de ma crédulité et vous ne la tournerez pas en ridicule ?

— Non, sur l’honneur ! Ah ! c’est de ce côté que souffle le vent. Eh bien ! parlez sans crainte. Savez-vous bien quel est le secret de cette audace, de ce courage indomptable que mes amis eux-mêmes reconnaissent en moi ? Eh bien ! c’est une prophétie qui m’a été faite dans mon enfance par une bohémienne.

— Vous ne plaisantez pas ? s’écria vivement Oyandi.

— Jamais je n’ai été plus sérieux, mille diables ! Il me semble la voir encore, cette atroce mégère, avec ses yeux chassieux et éraillés, brillant d’une flamme sombre, son nez recourbé en bec de perroquet, sa bouche édentée et sans lèvres, avec son teint de suie et ses cheveux gris flottant au vent, et les horribles guenilles dans lesquelles elle se paquetait tant bien que mal ; il y a bien des années de cela et pourtant cette horrible femme est encore aussi présente à ma mémoire que si c’était hier que je l’eusse rencontrée. J’avais à peine dix-huit ans alors ; j’étais à l’École Militaire ; je lui avais, en passant près d’elle, jeté une pièce de vingt sous ; elle me remercia, et me prit la main pour la baiser ; elle la serrait si fort, que je ne pus la lui faire lâcher d’abord ; mais bientôt, elle la laissa aller en hochant tristement la tête. Je lui demandai d’où lui venait cette tristesse subite et ce qu’elle avait vu de singulier dans ma main ; je riais, j’insistais pour vaincre son mutisme obstiné, et je réussis enfin en lui donnant une pièce de cinq francs. « Tu le veux, me dit-elle, sois satisfait ; ta main est rouge ; tu nageras dans une mer de sang ; ta vie se résume ainsi : gloire, crimes et trahisons ; redoute surtout les morts que tu auras faits ; ton seul ami, trahi et tué par tes ordres, apparaîtra à tes yeux pour te frapper et t’entraîner avec lui dans l’enfer. » Ce fut en vain que je voulus contraindre cette misérable femme à s’expliquer ; je ne pus rien tirer de plus : elle m’échappa et s’enfuit en criant d’une voix stridente : « Crains les morts ! » Je m’éloignai en riant. Que peuvent les morts contre moi ? Aussi, toute sinistre que soit en apparence cette prophétie de la Bohémienne, elle me laisse bien tranquille ; si je dois être tué par un ami mort par mon ordre, comme jamais je n’ai eu d’autre ami que vous, mon camarade, et que grâce à Dieu ou au diable vous êtes bien vivant, j’ai encore bien des années devant moi avant de rejoindre tous ceux que j’ai tués. Vous confesserez-vous à votre tour, maintenant ?

— C’est bizarre, répondit Felitz Oyandi comme s’il se fût parlé à lui-même, toutes ces prophéties, en apparence absurdes dans la forme, se réalisent presque toujours à la lettre. Vous êtes Basque comme moi ; mieux que tout autre, vous comprendrez cette superstition, qui forme pour ainsi dire le fond de mon caractère, et dont jamais je n’ai réussi à me débarrasser entièrement…

— Ce n’est pas étonnant, notre pays pullule de sorcières. Dès nos premiers jours, nos nourrices nous bercent avec des contes absurdes, où sorciers et sorcières, diables ou diablotins jouent toujours le premier rôle, avec les fantômes ou les spectres : on serait superstitieux à moins… Surtout, lorsque, comme vous, on est né et on a été élevé dans un village perdu dans les montagnes et par cela même réfractaire à tout progrès.

— Ce doit être cela ; ce qui est certain, c’est que malgré tous mes efforts et les raisonnements les plus sensés, je suis aujourd’hui ce que j’étais étant enfant, c’est-à-dire crédule, infatué de toutes ces stupidités et me laissant plus que jamais dominer par elles.

— Cela me semble très naturel ; voyons, de quoi s’agit-il ?

Felitz Oyandi sembla se recueillir un instant.

Puis, il reprit d’une voix rauque et basse, étreinte par une émotion intérieure vainement combattue.

— Vous vous rappelez sans doute cette hutte des Montagnes-Rocheuses, appartenant au Canadien La Framboise ?

— Vous et moi, mon camarade, dit le Mayor en fronçant le sourcil, nous avons de terribles raisons de nous en souvenir !

— C’est juste ; je vous ai raconté comment, la nuit que vous savez, après de nombreux efforts, j’avais presque réussi à m’échapper, lorsque deux horribles molosses m’avaient assailli à l’improviste, et m’auraient dévoré si le Cœur-Sombre et La Framboise lui-même ne m’avaient pas retiré, pantelant et à demi-mort, de leurs furieuses étreintes.

— Oui, je sais cela.

— Mais ce que vous ignorez, c’est la vengeance que je tirai de ces affreux molosses ?

— J’ai entendu dire vaguement, que La Framboise avait péri ainsi que sa famille dans un incendie.

— Cet incendie avait été allumé par moi ; je n’en voulais pas à La Framboise, ni aux siens ; il m’avait soigné pendant plusieurs mois avec un dévouement que je me plais à reconnaître. Lorsque je fus rétabli de mes blessures, il me donna des armes, des vivres et un cheval, c’était bien ; je n’avais donc aucun motif de haine contre lui ; mais j’avais juré de tuer les chiens ; pour y réussir, il me fallait brûler la hutte, car jamais je ne me serais hasardé à portée de leurs redoutables mâchoires.

— Mort-diable ! et pour vous débarrasser des molosses, vous avez brûlé le nid et rôti toute la couvée ?

— C’était une terrible nécessité ; j’hésitai bien longtemps, mais j’avais juré.

— Et un galant homme n’a que sa parole, fit le Mayor en riant ; et combien étiez-vous pour ce chef-d’œuvre ?

— J’étais seul ; si j’avais eu des complices, ils auraient parlé, et je voulais que cette affaire demeurât toujours à l’état d’énigme indéchiffrable.

— Et vous avez parfaitement réussi ; mille diables ! vous êtes un rude homme. Nous étions bien faits pour nous entendre. Je n’aurais pas mieux fait, moi qui m’en pique ; recevez mes sincères compliments. Cela me donne bon espoir pour notre affaire ; je vois avec plaisir qu’au besoin vous savez être homme d’action ; tant mieux ! car peut-être serons-nous obligés de mettre les mains à la pâte. Mais continuez : je ne comprends pas encore bien clairement quel rapport cette aventure peut avoir avec les pressentiments dont vous m’avez parlé tout à l’heure.

— Vous allez voir comme tout s’enchaîne, et quelle étrange révélation m’a été faite, il y a un mois à peine, ici même à Paris.

— Voyons, je suis tout oreille.

— Donc, il y a un mois, j’avais accepté, je ne sais comment, une invitation à dîner chez mon banquier. Au dessert, la conversation, assez languissante jusque-là, s’anime, et ce fut alors que j’entendis parler, par hasard, d’une sorcière, une espèce d’illuminée que tout le monde semblait connaître et qui, disait-on, racontait le passé et prédisait l’avenir avec une certitude effrayante ; cela piqua ma curiosité.

— Bigre ! je le crois bien.

— Poussé, je ne sais pourquoi, par un sentiment plus fort que ma volonté, je demandai à mon voisin de table l’adresse de cette femme. Vous savez combien je vis retiré, loin du monde, et, à part nos affidés, ne connaissant pas à Paris dix personnes ?

— C’est exact.

— Cependant je réussis à obtenir certains renseignements qui tous corroboraient ce que d’abord on m’avait dit ; aussi je résistai longtemps, cette clairvoyance me faisait peur.

— Je comprends cela ; quand on a une existence aussi accidentée que l’a été la nôtre, on n’aime pas à se l’entendre raconter de but en blanc par des étrangers : cela peut être dangereux.

— Je fis toutes ces réflexions, mais ma curiosité fut la plus forte. Je résolus enfin d’aller consulter cette femme. Elle habitait tout en haut du faubourg Saint-Jacques ; la course était longue. Je ne vous décrirai pas l’horrible taudis dans lequel je fus introduit. Cette maison, fort vieille, ne semblait tenir que par artifice et tremblait au plus léger souffle de vent. Je fus sur le point de retourner sur mes pas, mais je pris mon courage à deux mains ; et, après avoir traversé un long corridor presque obscur, je montai un escalier boueux, en me retenant à une corde graisseuse servant de rampe.

» La sibylle habitait le deuxième étage ; je m’arrêtai devant une porte sur laquelle étaient écrits ces deux mots : Madame Chéramy. Je tirai un cordon de soie rouge, terminé par un pied de biche : la porte s’ouvrit aussitôt, et une fort gentille petite fille, à l’air espiègle et mutin, âgée d’une douzaine d’années, me demanda ce que je voulais ; je le lui dis. Elle me fit entrer dans une antichambre fort propre, et après avoir refermé la porte, elle me pria d’attendre un instant, et me laissa seul. Son absence fut courte. Elle reparut, et me dit : Venez. Je la suivis.

» Elle m’introduisit alors dans une pièce assez bien meublée, en acajou, tenant le milieu entre un salon et un cabinet de travail. Tout était propre et soigné. Je remarquai, non sans surprise, qu’il y avait un piano de Pleyel. Il était ouvert et chargé de partitions et de morceaux choisis. Cette pièce était éclairée par deux fenêtres. Devant chacune de ces fenêtres se trouvait un perchoir : sur le premier, il y avait un hibou ; sur le second, un corbeau ; le deux oiseaux semblaient sommeiller.

— Singulier antre pour une sorcière, ne put s’empêcher de dire le Mayor, bien qu’il se trouvât intéressé malgré lui à ce récit bizarre. Mais c’est la Pythonisse que je suis curieux de connaître !

— Elle ne se fit pas attendre. Presque aussitôt une portière se leva, et une, femme parut : cette femme était grande, admirablement faite ; elle paraissait avoir de quarante à quarante-cinq ans au plus, elle était encore fort belle ; mais c’était une de ces beautés pour ainsi dire sculpturales, qui imposent et font froid au cœur. Elle était très pâle ; son œil noir, plein de feu, regardait avec une fixité étrange : son costume avait quelque chose d’apprêté et presque théâtral ; sa démarche était lente, gracieuse et majestueuse à la fois ; un foulard était chiffonné sur ses magnifiques cheveux, d’un noir bleu, sur lesquels il tranchait d’une façon bizarre. Elle me salua et m’examina un instant avec une telle attention que je ne pus m’empêcher de tressaillir. Un sourire hautain, presque méprisant entr’ouvrit ses lèvres ; et de son pas de statue, elle alla s’asseoir sur une espèce de trépied assez haut, placé devant une table en chêne, de forme ancienne, sur laquelle se trouvaient des tarots et plusieurs petits sacs renfermant des graines, ainsi que je l’appris bientôt ; alors elle se tourna à demi vers moi :

» — Que voulez-vous savoir ? me dit-elle d’une voix harmonieuse, mais avec un accent glacial : le passé, le présent ou l’avenir.

» — L’avenir, répondis-je.

» — Les trois se tiennent, me répondit-elle. Pour vous dire l’avenir, il me faudra fouiller dans le passé et le présent.

» — Ceci vous regarde, répondis-je ; moi, je ne veux que l’avenir.

» — Soit, reprit-elle, vous aurez le grand jeu ; mettez un louis dans cette coupe.

» Et elle me désigna une coupe en agate, montée sur un pied en bronze et placée près de moi sur la table.

» — Voici deux louis, repris-je en prenant deux louis dans mon porte-monnaie et les laissant tomber dans la coupe.

— Caraï ! dit le Mayor, voilà une sorcière selon mon cœur ; on dirait la Pythonisse d’Endor.

Le Mayor était empoigné malgré lui, — qu’on nous passe cette expression, — il raillait pour dissimuler son émotion.

— Pendant que je cherchais mon argent, elle avait pris un jeu de tarots, dont elle disposait nonchalamment les cartes, continua Felitz Oyandi. Tout à coup elle brouilla les cartes d’un revers de main, et, se tournant vers moi :

» — Reprenez ces deux louis, me dit-elle ; il y a du sang dessus, je ne saurais les prendre.

» Je voulus me récrier, elle m’imposa silence d’un geste.

» — N’insistez pas, reprit-elle avec hauteur, et surtout ne croyez pas m’intimider ; je n’ai rien à redouter de vous. Sur un signe de moi, il me viendrait des défenseurs. Je vous dirai tout, mais je ne veux rien recevoir de vous.

» Je ne sais ce qu’elle lut sur mon visage, mais aussitôt elle appuya un doigt sur un bouton caché dans les moulures de la table.

» Au même instant, deux portes que je n’avais pas remarquées, tant elles étaient bien dissimulées, s’ouvrirent sans bruit, et deux hommes parurent : ils avaient des masques sur le visage ; ils se tinrent immobiles près des portes n’attendent sans doute qu’un signe pour se ruer sur moi.

— Caraï ! s’écria le Mayor, voilà qui se corse singulièrement ; sur mon âme, je veux aller consulter cette sorcière !

— Vous ne la retrouveriez pas ; le lendemain de ma visite, elle a disparu ; et il m’a été impossible de découvrir sa nouvelle adresse.

— Mort diable ! elle vous a donc dit des choses bien extraordinaires pour avoir si grand peur de vous…

— Vous en jugerez, si vous voulez bien m’écouter encore pendant cinq minutes ; d’ailleurs, cette prédiction vous intéresse indirectement. Je vous avoue que j’ai hâte de terminer ce récit, que peut-être je n’aurais pas dû commencer.

— Continuez, mon ami ; ce récit m’intéresse vivement ; ce que j’ai entendu jusqu’à présent me prouve que vous avez eu affaire a une maîtresse femme, et qui connaît très bien son métier.

— Bientôt, vous en conviendrez avec plus de raison, dit Felitz Oyandi avec son ricanement railleur. La Sibylle reprit :

» — Ces hommes ne parlent et ne comprennent que le français : en quelle langue voulez-vous que je vous réponde.

» Je ne sais quelle pensée bizarre traversa en ce moment mon esprit.

» — En langue basque, lui dis-je.

— Ah ! diable, voilà qui dut singulièrement l’embarrasser.

— Pas le moins du monde, elle haussa légèrement les épaules, et changeant aussitôt de dialecte :

» — Soit, me dit-elle, écoutez-moi donc.

» Elle prit tour à tour deux jeux de tarots, elle les battit, me fit couper de la main gauche, étala, dans un certain ordre, les deux jeux devant elle, puis, prenant un des sacs, qui se trouva rempli de petit blé, elle le versa jusqu’à la moitié sur le jeu de gauche, de façon à couvrir toutes les cartes ; elle remit le sac à moitié vide en place, en prit un autre rempli de graines de chervis et fit la même opération sur le jeu de droite :

» — Schem-Ednin, cria-t-elle d’une voix claire.

» Aussitôt le corbeau ouvrit les yeux, battit des ailes, s’envola du perchoir et vint se poser sur la table en face de la sorcière :

» — Va, lui dit-elle, en langue basque.

» Le corbeau s’avança alors en sautillant, et se mit avec une rapidité extrême à gober les grains, non pas au hasard, mais en découvrant certaines cartes et saisissant les autres couvertes ; ce manège se prolongea pendant près de dix minutes, puis le corbeau croassa trois fois, reprit son vol et regagna son perchoir.

» La sorcière enleva les cartes sur lesquelles la graine était restée, balaya les graines, et fit un paquet des tarots qu’elle avait mis à part, puis elle appela Severas ! Le hibou vint aussitôt se poser devant elle et, après l’avoir regardée, il s’approcha du paquet de cartes, les écarta d’un coup de patte, puis il les prit dans son bec les unes après les autres, et les étendit de façon à former un triangle ; cela fait, il sauta sur l’épaule de sa maîtresse, à laquelle il sembla communiquer je ne sais quoi à l’oreille, son bec remuait et laissait échapper un son modulé d’une façon étrange. Au fur et à mesure que cette scène singulière se prolongeait, la sorcière pâlissait davantage, et, au moment où le sinistre oiseau s’envola, elle eut un tressaillement nerveux qui secoua tout son corps ; la sueur perlait à ses tempes ; elle resta silencieuse et les yeux fixés sur le triangle pendant un instant ; et sans me regarder, elle me dit d’une voix rauque :

» — Le meurtre et l’incendie dans les déserts des pays d’outre-mer, l’Océan franchi pour exécuter un complot horrible ; peur et hésitation, mais le mauvais génie veille, il faut lui obéir. Ce que n’ont fait qu’à moitié dans les montagnes ceux dont vous portez les marques, ils l’achèveront cette fois tout à fait : dévoré vivant. Prenez garde au saint Bernard.

» Je me sentis pâlir, moi aussi, et je lui demandai d’une voix rauque quand cela s’accomplirait.

» — Trois mois, jour pour jour, après le coup de poignard de la voiture ! ajouta-t-elle avec un accent sinistre.

— Tout cela est un tissu de mensonges absurdes ! s’écria le Mayor en frappant du pied avec colère.

— Ce fut ce que je lui répondis ; elle tourna vers moi sa tête pâle et elle prononça lentement ces paroles d’une voix tranchante et qui me fit frémir malgré moi :

» — Le vingt-neuvième jour après celui-ci, pendant que vous ferez à votre mauvais génie le récit de notre entrevue, Dieu vous enverra un signe, dernier et suprême avertissement de sa miséricorde ; mais vous n’en tiendrez pas compte.

Felitz Oyandi se tut comme si la voix lui eût manqué tout à coup.

— Eh bien, parlez donc ! s’écria le Mayor avec impatience ; que vous dit encore la sorcière ?

— Oui, mieux vaut en finir, reprit-il en épongeant avec son mouchoir la sueur dont son visage était inondé ; elle continua ainsi :

» — Au premier coup de midi sonnant à l’église voisine de votre demeure, la grande glace placée au-dessus du canapé de crin sur lequel sera assis ce démon, dans votre cabinet, cette glace tombera et se brisera en morceaux innombrables. Maintenant, allez, ajouta-t-elle en m’indiquant la porte d’un geste dominateur ; je n’ai plus rien à vous dire. Et, se tournant vers les deux hommes toujours immobiles : Reconduisez monsieur, dit-elle en français.

» Et, laissant tomber sa tête sur sa poitrine, elle sembla s’absorber dans de sombres rêveries. Je sortis pâle, effaré, trébuchant comme un homme ivre. Je ne me rappelle pas comment je réussis à descendre et à regagner ma maison. Et maintenant vous savez tout. Que pensez-vous de cette aventure ?

— Je pense, mon ami, que c’est tout simplement stupide. Cette soi-disant sorcière est sans aucun doute une femme née dans notre pays, peut-être même dans votre village : vous savez comme moi que la langue basque est presque impossible à apprendre pour un étranger.

— C’est vrai ; cette femme me l’a parlée avec une grande pureté.

— Raison de plus pour qu’elle soit notre compatriote ; je la suppose même plus encore probablement une ancienne maîtresse abandonnée par vous, qui vous a reconnu et a voulu se venger, en vous effrayant par quelques faits groupés avec art, et que peut-être elle a appris sur vous, depuis que vous avez quitté la France. Vos escapades au Mexique ont eu un grand retentissement dans le corps expéditionnaire ; on a dû les apprendre, du moins en partie, là-bas dans les Pyrénées. Cette prétendue sorcière s’est amusée à vos dépens ; en un mot, elle vous a fait poser… Moi, à votre place, en rentrant chez moi, je me serais aussitôt assuré que la glace était solidement scellée à la muraille.

— Je n’y ai pas manqué non plus ; j’ai fait venir un miroitier, et le cadre de la glace a été garni de je ne sais combien de pattes en fer.

— Cela était prudent, d’autant plus que l’espion, quel qu’il soit, qui l’a si bien renseignée sur les dispositions de votre appartement, pouvait fort bien avoir, par l’ordre de cette femme, préparé lui-même ce coup de théâtre.

— Cette pensée m’est venue. La réunion était nombreuse quand on a parlé devant moi de la prescience extraordinaire de cette femme ; je n’ai pas caché ma surprise et mon désir de la voir et de la consulter ; j’ai demandé son adresse, qui m’a été donnée avec empressement.

— Tout s’explique alors. Ces soi-disant sorciers, dans l’intérêt même des impostures qu’ils débitent, entretiennent à grands frais des preneurs et des espions sur tous les échelons de l’échelle sociale : prévenue à l’avance de votre visite, elle vous attendait ; en vous voyant, elle vous a reconnu, et alors l’idée d’une vengeance a germé dans son esprit, et elle l’a mise aussitôt à exécution. Vous avez été la dupe de cette femme, mon camarade ; cela est pour moi clair comme le jour. Dans tous les cas, il y a un fait certain, c’est que le coup de théâtre, que sans doute elle avait préparé, a complètement manqué.

— Comment cela ?

— Ne m’avez-vous pas dit qu’il y a un mois déjà que vous êtes allé chez cette soi-disant sorcière ?

— C’est vrai, je vous ai dit cela ; mais, en réalité, le mois n’est pas encore écoulé, il s’en manque d’un jour.

— Ainsi, c’est aujourd’hui le vingt-neuvième jour, celui où doit tomber la glace au premier coup de midi ?

— Oui, mon ami.

— Ah ! pardieu ! voilà qui est bizarre, sur ma foi ! Je ne suis pas fâché d’être présent à cette expérience.

— Elle a dit que vous y seriez.

— C’est juste, fit-il en riant, le mauvais génie, le démon ! Eh bien, la mise en scène est complète : nous n’avons plus qu’à attendre l’événement. Voyons quelle heure est-il ? ajouta-t-il en sortant sa montre, midi moins cinq ; bon ! nous n’aurons pas longtemps à attendre.

— Moi, j’ai midi moins trois, dit Felitz Oyandi qui avait imité son mouvement.

— Vous avancez ; mais, peu importe, puisque c’est l’horloge de l’église qui doit donner le signal.

— Croyez-vous que la glace tombera ?

— Je ne puis rien préjuger, dit le Mayor en ricanant, mais qu’elle tombe ou non, ma conviction restera la même.

— C’est-à-dire ?

— Que je considérerai cette chute comme une jonglerie habilement exécutée, voilà tout.

— Oh ! pouvez-vous parler ainsi ? murmura Felitz Oyandi, dont le regard ne quittait plus la glace.

Le Mayor haussa les épaules, se leva et alla choisir un cigare dans la boîte posée sur le bureau.

— Croyez-moi, mon camarade, dit-il, tout en allumant le cigare qu’il avait choisi : nous ne sommes pas assez bien notés dans le ciel pour que le bon Dieu se soucie de nous et s’amuse à faire des miracles en notre faveur et à nous crier : Casse cou !

En ce moment, trois coups furent vigoureusement appliqués sur la muraille.

— Qu’est cela ? demanda le Mayor, est-ce que vous attendez quelqu’un ? Cela a l’air d’un signal.

— Je n’attends personne, balbutia Felitz Oyandi en frissonnant.

— Alors, ce sont les trois coups frappés par le régisseur derrière la toile, dit le Mayor en riant. La farce va commencer. Attention !

— Comment pouvez-vous parler ainsi dans une circonstance aussi terrible ? reprit Felitz Oyandi, dont les dents claquaient de terreur.

— Mort diable ! je n’ai jamais vu animal aussi poltron que vous ! Je rirais bien si le diable vous tordait le cou !

— Oh ! fit l’autre, dont la terreur croissait à chaque seconde ; regardez ! s’écria-t-il en montrant la glace.

Elle oscillait lentement.

Tout à coup, le premier coup de midi se fit entendre.

— Prenez garde ! prenez garde ! s’écria Felitz Oyandi en tombant à genoux.

Le Mayor se recula nonchalamment, tout en continuant à fumer.

— Eh bien ! cela ne va donc pas ? dit-il, en ricanant.

Soudain, la glace pencha en avant et tomba avec fracas sur le plancher.

Felitz Oyandi poussa un cri terrible et s’abattit la face contre terre.

— E finita la comedia ? Bravo ! bravissimo ! s’écria le Mayor en riant. Allons, la chose a été bien exécutée ; je ne puis pas dire le contraire. Voyons, relevez-vous, poltron ? dit-il à son complice, en le poussant du pied ; tout est fini.

Mais Felitz Oyandi ne répondit pas, l’épouvante lui avait fait perdre connaissance.

— Quelle brute ! murmura le Mayor en le regardant avec mépris, s’il avait été seul il serait mort de peur !

Il se pencha sur son compagnon, le souleva et le replaça dans son fauteuil.

Et regardant avec ironie les débris de la glace réduite en poussière :

— Pardieu ! voilà une belle affaire ! dit-il, toujours riant et aspirant la fumée de son cigare : le véritable miracle aurait été de la renverser en la laissant intacte ; sur ma foi ! j’aurais peut-être cru à ce soi-disant avertissement !

Et il haussa dédaigneusement les épaules.