Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/III/XI

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XI

CE QUI SE PASSA DANS LA MAISON DES VOLEURS ET DE QUELLE FAÇON GÉNÉREUSE LE MAYOR ET SON AMI S’ACQUITTÈRENT ENVERS LEURS FIDÈLES ASSOCIÉS, ET CE QUI S’ENSUIVIT.


Aussitôt la voiture arrêtée, Caboulot ouvrit la portière et sauta sur la route.

— Attendez-moi un instant ; il me vient une idée, dit-il, un de nos hommes est embusqué ici près.

— Faites, cher ami, répondit le Mayor, qui n’était pas fâché de rester seul avec son ami, avec lequel il désirait causer en particulier ; surtout, ne soyez pas trop longtemps.

— Cinq minutes à peine, est-ce trop ?

— Non, allez !

Caboulot s’éloigna aussitôt.

L’avenue des peupliers était complètement déserte.

La nuit était sombre et sans lune.

Sauf les aboiements éloignés de quelques chiens de fermes, un silence profond régnait sur la campagne.

Caboulot fit quelques pas dans la direction de l’avenue, et arrivé à un certain endroit, il s’arrêta et siffla doucement d’une certaine façon.

Une ombre noire surgit au-dessus des blés.

— Est-ce toi, la Gouape ? demanda Caboulot d’une voix contenue.

— C’est toi, Caboulot ? répondit l’autre.

— Oui ; viens.

La Gouape, puisqu’il portait ce nom harmonieux, fut en quatre enjambées près de son ami.

— Me voilà ! dit-il.

— Quoi de nouveau ?

— Pas grand’chose. Nos deux oiseaux sont remisés. La correspondance du Bourget est passée il y a dix minutes, revenant de Pantin ; nous voilà tranquilles pour toute la nuit.

— C’est de la chance ! Et là, dans le Château ?

— Les maîtres sont absents ; les concierges ont leur logement de l’autre côté, dans le village. Cette entrée-ci est pour ainsi dire abandonnée ; on n’y passe jamais.

— C’est bon à savoir ; la grille ?

— Elle est ouverte sans effraction.

— Peut-on entrer sans risque dans la cour ?

— Très bien ; les concierges dorment. Quand même ils seraient éveillés, ils ne verraient et n’entendraient rien, ils sont séparés de nous par toute l’épaisseur du Château ; il y a à droite de la grille un hangar dans lequel la voiture sera complètement cachée.

— C’est fait pour nous. Va rejoindre les camaros, et dis-leur de se tenir prêts. Dans un quart d’heure, nous vous rejoindrons : nous serons trois. Et maintenant, tire-toi les pieds, il n’est que temps !

— Cristi ! fit l’autre, plus que ça de chic ! Je ne sais pas si t’es rupin ! merci !

— Fais pas attention, j’ai dîné avec l’empereur et madame son épouse ; tu sais que je suis un de ses amis, répondit Caboulot en riant.

— Pardi ! c’est pas malin, y en a ben d’autres qui ne te valent pas, qui sont toujours fourrés chez lui.

— Allons, esbigne-toi, ma vieille branche, ça chauffe ! Pour l’instant nous n’avons pas le temps de parler politique.

— Tu as raison, je me la cours ; à bientôt !

Le Gouape tourna sur les talons et partit en courant.

Caboulot retourna à la voiture.

En l’entendent approcher, les deux hommes, qui causaient vivement entre eux, à voix basse, se turent subitement.

— Eh bien ? demanda le Mayor en jetant son cigare.

— La grille est ouverte, il y a dans la cour un hangar où l’on peut remiser la voiture ; pas de risques à courir, qu’en dites-vous ?

Le Mayor réfléchit un instant.

— Non, dit-il enfin, ce moyen est mauvais, le hasard déjoue presque toujours les combinaisons les mieux conçues en apparence ; j’ai, je crois, une idée meilleure et plus simple, et qui, au besoin, nous créera un alibi ; quel est le premier village après le Bourget ?

— Gonesse.

— Est-il éloigné du Bourget ?

— Non, une lieue et demie ou deux lieues au plus.

— Voilà notre affaire. Michel ! appela-t-il.

— Vous allez continuer à marcher, lui dit-il ; vous traverserez le Bourget, et vous irez jusqu’à Gonesse, même plus loin si vous le jugez à propos ; seulement, il faut que vous soyez de retour ici dans une heure et demie. Nous vous attendrons dans l’avenue ; le cri de la chouette, deux fois répété, vous avertira de notre présence, et vous vous arrêterez. M’avez-vous bien compris ? Antoine montera dans la voiture, il se montrera en passant la tête par la portière : si vous croisiez des voyageurs ou des gendarmes il faut qu’on vous voie bien.

— Je comprends ce que désire monsieur ; ses ordres seront exécutés à la lettre.

— Bien ; n’oubliez pas dans une heure et demie.

— Précise ; si monsieur n’est pas dans l’avenue, je pousserai jusqu’ici.

— C’est cela ; allez !

— Ah ! pour le coup, voilà une riche idée, dit Caboulot en saluant ; mes compliments sincères, monsieur, on n’est pas plus habile. Partons-nous ?

— Quand il vous plaira.

— À propos, êtes-vous armés ?

— J’ai deux revolvers à six coups et un poignard, dit le Mayor.

— Très bien. Et vous ?

— Moi, je ne porte jamais d’armes ; et puis, je n’étais pas prévenu ; j’ignorais que nous devions faire cette promenade.

— C’est juste ; mais, bah ! un de plus, un de moins, cela ne signifie pas grand’chose. Nous sommes à six gaillards solides et résolus contre un seul homme. Si brave et si fort qu’il soit, nous en viendrons à bout.

— En route !

— Encore un instant ; avez-vous des chaussons ?

— Il doit y en avoir dans les poches de la voiture.

— Mettez-les avant de descendre.

Le Mayor et son ami se chaussèrent de chaussons par-dessus leurs bottes, Caboulot avait déjà mis les siens.

Cela fait, ils descendirent doucement de la voiture qui, sur un signe du Mayor, partit bon train.

Le valet de pied avait remplacé son maître dans l’intérieur, ainsi que cela avait été convenu.

Les trois hommes s’engagèrent alors dans l’allée des peupliers, sans que leurs pas laissassent de traces sur l’empierrement de la route, grâce à la précaution qu’ils avaient prise.

Après avoir fait une centaine de pas, ils atteignirent le sentier carrossable conduisant à la Maison des Voleurs, dont ils aperçurent la noire silhouette se dessinant dans l’ombre.

— Maintenant, si vous voulez vous masquer, dit Caboulot, c’est le moment, car nous ne tarderons pas à rencontrer nos amis.

— Est-ce donc bien nécessaire ? répondit le Mayor, en se rapprochent du bandit, et le regardant bien en face avec une expression qui lui fit baisser les yeux en blêmissant.

— Dam ! cela vous regarde ! balbutia-t-il.

— Ami Caboulot, reprit le Mayor, vous êtes intelligent ; vous m’en avez donné des preuves irrécusables ; il s’agit de faire un marché entre nous ; je ne vais pas à la Maison des voleurs, comme on l’appelle, pour voler ou pour assassiner simplement les deux personnes que nous y trouverons.

— Je le sais, c’est une vengeance, vous ne me l’avez pas caché.

— Si je mets un masque sur mon visage, ma vengeance sera manquée, puisque ces gens croiraient avoir affaire à des voleurs, et non à des ennemis ; est-ce cela ?

— Je suis forcé d’en convenir.

— Donc, il faut que mes ennemis et moi, nous nous voyions face à face, qu’ils me reconnaissent, afin qu’ils sachent bien que c’est moi qui les frappe.

— C’est juste.

— Écoutez bien ceci. Je vous dois deux mille francs, car je veux vous rembourser complètement de vos dépenses. Voulez-vous, au lieu de deux mille francs, en toucher six mille, sans compter ce que vous trouverez dans la maison en fait d’or et de bijoux, et sans avoir besoin de partager avec personne ? Songez-y, c’est une fortune pour vous.

— Je le sais bien, murmura-t-il, mais sapristi, c’est dur !

— On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, dit Felitz Oyandi d’une voix insinuante ; on ne trouve pas deux fois dans la vie pareille occasion de fortune.

— C’est oui ou non que je demande, reprit le Mayor.

— Quand me donnerez-vous les six mille francs ?

— Tout de suite.

— Eh bien oui, mais à une condition, dit le bandit.

— Laquelle ?

— Vous me donnerez vos armes ?

— Ah ! vous vous méfiez de moi ?

— Je ne dis pas cela, mais il est bon de prendre ses précautions.

— Je ne vous donnerai pas mes revolvers, mais je ferai mieux, je vous donnerai les tonnerres tout chargés.

— Pourquoi pas les revolvers ?

— Parce que j’aurai peut-être besoin de les tenir à la main pour intimider notre homme.

— Après cela, dès que j’aurai les tonnerres, et votre poignard ?

— Le voici ; et voici les tonnerres, ajouta-t-il en sortant les revolvers de la poche de côté de son habit, et enlevant les tonnerres, vous voyez que je suis maintenant à votre merci.

— Je n’en abuserai pas, dit le bandit, complètement rassuré par l’abandon fait par le Mayor ; et l’argent ? ajouta-t-il.

Le Mayor ouvrit son portefeuille, prit plusieurs billets de banque et les présenta à Caloubot.

— Comptez, lui dit-il.

— Il y en a deux de trop, dit-il après avoir compté.

— C’est pour les remords, dit en riant le Mayor.

— Merci, mon maître, dit le bandit ; peut-être êtes-vous le diable, mais si vous ne l’êtes pas, vous êtes à coup sûr un de ses plus proches parents.

— Peut-être, répondit le Mayor en riant ; voulez-vous que je retourne mes poches !

— C’est inutile, depuis que nous sommes ensemble, j’ai eu le temps de m’assurer que vous ne pouviez pas avoir d’autres armes, et que M. Romieux, lui, n’en avait pas.

— Maintenant, comment ferez-vous pour tenir votre promesse ?

— Soyez tranquille, monsieur ; cela me regarde.

— Comme il vous plaira ; le principal pour moi, c’est que vous ne me trompiez pas.

— Vous avez ma parole, monsieur.

— C’est juste ; partons-nous ?

— Oui, et cette fois pour tout de bon.

Sur ces derniers mots, ils se remirent en marche.

La nuit était sombre, nous l’avons dit, à cause de l’absence de la lune, mais elle n’était pas positivement obscure, elle avait, grâce à la lueur mélancolique qui tombe des étoiles, selon l’expression d’un poète, une espèce de transparence qui permettait de distinguer assez nettement les objets, même à une certaine distance, et plus que suffisante pour se diriger avec sûreté.

Les trois hommes marchaient en file sur le bord du sentier pour être moins en vue, et ils emboîtaient autant que possible leurs pas les uns dans les autres.

Caboulot marchait en avant, Felitz Oyandi venait ensuite à une distance de quatre ou cinq pas, le Mayor formait l’arrière-garde.

Tout en marchant, il avait tour à tour sorti ses revolvers de son habit et s’était livré sur eux à un mystérieux travail, qui certainement aurait fort intrigué l’intelligent Caboulot, s’il avait pu l’apercevoir.

Puis, il avait réintégré ses armes dans la poche de côté de son habit.

Quelques minutes suffirent aux trois hommes pour atteindre la maison.

Depuis quelques instants, ils ne redoutaient plus d’être aperçus de la route, le sentier qu’ils suivaient s’infléchissait peu à peu de façon à former presque une inclinaison de quarante-cinq degrés ; de plus les blés étaient hauts, de sorte que les trois rôdeurs étaient complètement invisibles.

Arrivé à dix pas à peine de la maison, Caboulot fit un brusque crochet et pénétra dans une remise comme on en rencontre tant en plaine sur les terrains giboyeux.

Cette remise, assez étendue, était bordée de buissons très fourrés, et composée à l’intérieur d’arbres de haute futaie.

Là se trouvaient réunis et couchés sur le sol les quatre bandits annoncés par Caboulot.

À l’arrivée des trois hommes, dont ils avaient guetté la venue, ils se levèrent et se réunirent en un groupe.

— Voici les bourgeois pour lesquels nous allons travailler, dit Caboulot en présentant ainsi les deux hommes à ses camarades.

— Nous sommes prêts, dit la Gouape qui était l’orateur de la troupe, mais on nous a fait certaines promesses.

— Elles seront loyalement tenues, dit le Mayor.

— L’argent ? reprit la Gouape.

— Je l’ai dans ma poche.

— Les camaros demandent à être payés d’avance ; on ne peut répondre de rien.

— Rien de plus juste, reprit Caboulot. Approchez. Voici quatre billets de cinq pour chacun de vous.

— C’est cela ! répondirent les bandits d’une seule voix, en empochant leur argent.

— Il y a encore quelque chose, dit la Gouape.

— Quoi donc ? demanda Caboulot.

— Tu nous a promis, au nom des bourgeois, que nous serions libres, le coup fait, de prendre tout ce que nous trouverions à notre convenance dans la taule, et que le butin serait partagé entre les camaros seuls.

— C’est entendu ; nous ne voulons rien, dit le Mayor, nous vous abandonnons en toute propriété et sans en réclamer notre part tout ce que vous trouverez.

— Voilà ce qui s’appelle parler en vrais zigues, dit la Gouape avec enthousiasme.

— Et, maintenant que tout ce que je vous ai annoncé est tenu, êtes-vous prêts à travailler ?

— Avec amour ! dit la Gouape.

— Oui, répondirent les autres.

— Alors, allons-y ; il n’est que temps. Où sont mes outils ?

— Les voici, dit la Gouape en lui tendant un trousseau de fausses clefs.

— Bon ! fit Caboulot en prenant le trousseau. Maintenant, mes petits agneaux, il ne s’agit pas de blaguer ; il faut y aller carrément, et que cela ne fasse pas un pli. Vous vous souvenez du plan que je vous ai communiqué ; il s’agit de l’exécuter en douceur et sans faute d’orthographe. Est-ce convenu ?

— C’est dit, répondirent-ils.

— Bien. Qu’est-ce qu’il y a de nouveau ?

— Rien du tout, reprit la Gouape ; depuis qu’ils sont arrivés, ni vu ni connu.

— Est-tu entré dans la turne ?

— Pas si sinve ! Tu me l’avais défendu. Pour être esbrouffé par toi ; non merci, je sors d’en prendre !

— Tu as bien fait. Laisse voir un peu ; je vais faire une ronde. C’est l’affaire de cinq minutes.

— Vas-y donc, gourmand, dit la Gouape en riant ; t’es un malin, toi, t’aimes l’ouvrage bien faite.

— Un peu, mon neveu ; c’est pour cela que je vais reluquer cette piaule, répondit Caboulot sur le même ton.

Et sans prendre autrement congé, le bandit quitta la remise.

Le Mayor consulta sa montre.

— Hum ! dit-il, trois heures moins le quart.

— Il n’y a pas de soin, fit la Gouape, il ne fait pas jour avant quatre heures et demie, et puis, à cette époque de l’année, ces feignants de paysans n’ont rien à faire dans leurs champs, ils n’y viennent pas avant sept ou huit heures.

Dix minutes s’écoulèrent, le Mayor commençait à s’impatienter, lorsque Caboulot reparut.

— Je ne sais pas si j’ai bien fait d’aller voir, dit-il.

— Est-ce qu’ils ne sont pas couchés ? demanda vivement le Mayor.

— Je vous crois, qu’ils ne sont pas couchés, ni envie de l’être ; ils sont dans leur salle à manger, où ils gobichonnent, que c’est un beurre, quoi !

— Mort diable ! voilà qui est contrariant, s’écria le Major ; est-ce que la détonation des revolvers s’entendrait de la route ?

— Non, c’est trop loin. Faut brusquer l’attaque, les bloquer dans la salle à manger pour qu’ils ne puissent pas aller chercher des armes ; on jouera du surin, on ne tirera qu’à la dernière extrémité, à moins que vous préfériez remettre la partie à une autre nuit ? ajouta Caboulot en s’adressant au Mayor.

— Non, dit nettement celui-ci ; puisque nous sommes ici, finissons-en tout de suite.

— Bon ! alors c’est dit : allons-y, camaros, et ne flanchons pas.

— Il n’y a pas de soin ! répondit la Gouape, au nom des autres ; cristi, il va y avoir de l’amuse, nous allons rigoler.

— Maintenant, mets une sourdine à ton galoubet, si tu ne veux pas que je te casse la margoulette ; en route.

Les bandits quittèrent alors la remise et se dirigèrent à pas de loups vers la maison.

Pendant que sous la remise avait lieu ce sinistre conciliabule, disons ce qui se passait dans la maison.

Sebastian et sa femme, — car la soi-disant sorcière, dont le véritable nom était Michela Ezaguirre, était réellement sa femme, il l’avait épousée à Liverpool, un mois après l’avoir retrouvée en Angleterre, avant de se rendre en France, — Sebastian et sa femme, disons-nous, achevaient un souper très plantureux et causaient à table en humant leur café à petits coups.

Sebastian fumait dans une magnifique pipe de Cummer, Michela semblait triste, nerveuse, inquiète : elle était fort belle ainsi, en costume de chambre et éclairée par la lueur éclatante d’un lustre ; son teint naturellement pâle prenait à la lumière des reflets dorés.

Sebastian riait et essayait de la rassurer, mais tous ses efforts étaient vains.

— J’ai peur dans cette maison isolée et loin de tout secours, disait-elle d’une voix plaintive.

— Mais, de quoi as-tu peur, au nom du diable ! lui dit Sebastian avec un mouvement d’impatience qu’il ne fut pas maître de dissimuler ; ne suis-je pas près de toi ?

— C’est vrai, mon ami, mais je ne puis te répéter que ceci : j’ai peur, sans savoir pourquoi. Peut-être est-ce un pressentiment. D’ailleurs, tu le sais, la peur ne se raisonne pas ; on la subit. Il me semble qu’un malheur nous menace.

— Tu es folle ! quel malheur peut nous menacer ? Je ne vois personne, ni toi non plus, nous n’avons aucun ami qui nous puisse trahir ; personne au monde ne me connaît dans cette maison perdue.

— Tout ce que tu me diras n’y fera rien, mon ami, c’est plus fort que moi ; cette maison a une réputation sinistre : tous ceux qui avant nous l’ont habitée y sont morts assassinés. Ah ! pourquoi n’as-tu pas voulu me croire quand je te suppliais de ne pas revenir en France ? et plus tard, quand cet homme est venu chez moi me consulter, pourquoi as-tu refusé de partir ? Nous serions heureux et tranquilles ; nous sommes riches ; quand on a de l’or, on est heureux partout.

— Peut-être ai-je eu tort, en effet ; la rencontre que j’ai faite du Mayor, de ce mauvais génie qui m’a perdu, m’a effrayé, j’en conviens, mais en y réfléchissant…

— Cet homme est un démon ! s’écria-t-elle avec une énergie fébrile ; moi aussi, je le hais, tu sais pourquoi ?

— Ne me parle pas de cela, Michela ; tu ferais de moi un tigre ! s’écria-t-il en lui lançant un regard terrible.

— Cet homme nous tuera, je te le répète, je le sens rôder autour de nous…

— Folie que tout cela ; il ne pense pas à nous, il a d’autres choses plus importantes à faire. Je me doute de la raison qui l’a amené à Paris ; mais puisque tu te laisses ainsi dominer par une peur ridicule et que rien ne justifie, eh bien ! soit, réjouis-toi, nous partirons.

— Bien vrai ! s’écria-t-elle avec un élan de joie indicible ; quand ? bientôt, n’est-ce pas ?

— Demain, ou plutôt aujourd’hui, dans quelques heures.

— Comment ! Je ne te comprends pas, ma tête s’égare ; explique-toi, au nom du ciel !

— Je ne demande pas mieux, écoute-moi donc.

— Oui, parle, parle !

— Je voulais te surprendre ; mais puisque tu l’exiges, tu vas tout savoir ; cette maison est vendue avec tout ce qu’elle contient, à un grand fermier du Bourget dont les terres entourent notre propriété ; il veut, paraît-il, en faire une ferme, j’ai été payé aujourd’hui, c’est-à-dire hier matin ; tous mes fonds, ou du moins ceux que j’avais ici, je les ai enlevés et portés chez mon banquier, auquel j’ai demandé une lettre de crédit considérable. Cette lettre, je l’ai dans ma poche.

— Pour quel pays ? dis, dis vite ! s’écria-t-elle haletante.

— Pour l’Espagne d’abord ; si le pays nous convient, nous nous y fixerons ; es-tu contente ?

— Oh ! plus que je ne le saurais dire ; ainsi nous partons ?

— Par le premier train de six heures vingt-cinq, nous n’avons plus rien à nous ici, ni à Paris ; j’ai tout vendu ; j’ai perdu une quinzaine de mille francs.

— Qu’importe cela ! reprit-elle vivement, si nous assurons ainsi notre tranquillité.

— Tu as raison ; maintenant oublie tes frayeurs, oublie tout et ne songe plus qu’a l’avenir heureux qui nous attend.

— Oh ! tu me rends la vie !

— En effet, cette existence n’était plus tenable ; toujours trembler devant des fantômes.

— Si tu savais ce que j’ai souffert !

— Je le sais, puisque je suis résolu à quitter la France, que j’avais été si heureux de revoir.

— Mon ami, la patrie est partout, quand on a près de soi tout ce qui peut donner le bonheur ! dit-elle, avec un séduisant sourire.

— Cela doit être vrai, puisque tu le dis si bien ; mais, voici trois heures qui sonnent, dans trois heures nous partirons ; peut-être devrais-tu prendre un peu de repos ?

— Non, je ne veux pas te quitter, je n’ai nullement envie de dormir ; cette maison m’épouvante ; si je restais seule un instant je mourrais de peur ; je croirais voir rôder autour de moi je ne sais quels hideux fantômes…

— Causons, je ne demande pas mieux, le temps passera plus vite et plus agréablement, dit-il en riant.

— Oui, restons assis l’un près de l’autre, trois heures sont bientôt passées, nous sommes si bien ainsi !

— Peureuse !

— J’avoue !… C’est à un tel point que je me figure entendre marcher dans les corridors ; c’est une folie, je le sais, et pourtant, en ce moment même, il me semble… Ah ! s’écria-t-elle en se dressant échevelée, en proie à la plus grande terreur… là !… là… prends garde !… les voilà… oh ! mes pressentiments !

Le cri poussé par la femme était si terrible, ses traits décomposés exprimaient une si immense terreur, que Sebastian se leva d’un bond, et se retourna, un revolver de chaque main.

Les deux portes de la salle à manger s’étaient ouvertes sans bruit et à chacune d’elles un homme venait d’apparaître.

— Ah ! fit Sebastian avec un rugissement de fauve.

Deux coups de revolver éclatèrent.

Les deux hommes tombèrent.

Mais derrière ceux-ci d’autres apparurent aussitôt, et bondissant par-dessus les cadavres, ils se ruèrent d’un élan irrésistible sur l’ancien matelot.

Celui-ci déchargea deux fois encore ses revolvers sur les assaillants.

Ses coups portèrent, car il entendit des cris de douleur et des imprécations de rage.

Tous ces hommes se jetèrent à la fois sur lui.

Il tomba sur un genou, et il fut, malgré sa force athlétique submergé sous la masse irrésistible de ses agresseurs.

Cependant il ne se rendit pas.

Il continua à tirer au hasard sur les assassins, acharnés contre lui, tant qu’il resta des balles dans ses revolvers.

Puis quand ils furent déchargés, il essaya encore une lutte impossible.

Mais bientôt il fut solidement garrotté, et réduit enfin à la plus complète impuissance.

Michela gisait évanouie sur le parquet.

Les bandits n’avaient pas tiré, ils ne s’étaient même pas servis de leurs couteaux.

La résistance de l’ancien matelot avait été si désespérée, qu’elle ne leur avait pas laissé le temps de la riposte.

La lutte avait à peine duré cinq minutes.

Sebastian était vaincu, mais sa défense avait été celle du lion forcé dans son antre.

Trois des bandits étaient morts tués raides par les premiers coups de feu.

La Gouape était grièvement blessé, Caboulot avait le bras droit traversé de part en part.

Felitz Oyandi avait eu le crâne effleuré par une balle et semblait à demi hébété bien que sa blessure fût légère.

Seul, le Mayor était sain et sauf.

— Sapristi, dit Caboulot, en se relevant, quel démon ! J’aime mieux le voir ainsi, que comme il était tout à l’heure.

— Moi aussi, dit la Gouape en essayant de rire. Et toi qui disais qu’il n’avait pas d’armes ; ah bien ! merci du peu ! il ne s’en est pas fallu de beaucoup que nous y passions tous !…

— Le fait est que cela a été rude.

— Oui, et je crois que je m’en vas aussi… aussi… Caboulot… ma vieille branche…

Et il s’affaissa sur le plancher en poussant un soupir.

— Pas de bêtises, hein ? dit Caboulot en s’élançant vers lui.

Il s’agenouilla près du blessé.

— Il est évanoui !… c’est le moment… il en reviendrait si on le laissait faire… Pauvre vieille Gouape ! c’est dommage, mais il le faut !

Il arma froidement son revolver et l’approchant de la tempe du blessé, il lâcha la détente et lui brûla la cervelle.

— Et de quatre, dit-il en se relevant ; celui-là je le regrette, c’était un vieux camaro !… Mais les affaires sont les affaires.

— Bravo ! dit le Mayor en riant, tu as royalement gagné tes six mille francs, ami Caboulot.

— Sans compter l’argent que je leur ai donné et qu’ils vont me rendre ; mais si c’était à refaire, je crois que je n’en aurais pas le courage !… Et tenez, je ne sais si c’est le sang que je perds ou l’émotion qui me chavire la tronche mais je crois que je vais m’évanouir, tout tourne autour de moi…

— Bah ! ce ne sera rien, reprit le Mayor ; je vais te bander le bras, et il n’y paraîtra plus ; en attendant, respire ce flacon, il t’empêchera de t’évanouir.

Et, retirant de la poche de son gilet un microscopique flacon solidement bouché à l’émeri, il le présenta au blessé.

— Merci, répondit celui-ci en le prenant de la main gauche ; en voilà un étal de boucher !… Quelle drôle de chose pourtant ! Dire qu’ils grouillaient si joyeusement tout à l’heure !

— Au lieu de tant bavarder, tu ferais mieux mon garçon, de sentir au plus vite le flacon que je t’ai prêté.

— Je ne demande pas mieux, mais je ne puis l’ouvrir.

— Parce que tu t’y prends mal ; ce sont des sels anglais très forts, le bouchon est vissé, tu n’as qu’à le devisser.

— Ah ! dame, je ne savais pas !

Le Mayor fixait sur lui son regard ardent avec une expression singulière.

Caboulot se sentant défaillir, se hâta de suivre le conseil du Mayor ; le flacon débouché, il le porta vivement à ses narines.

Mais aussitôt, il fit un bond terrible et tomba à la renverse sur le parquet, sans même pousser un cri.

Il était mort foudroyé !

Les sels anglais du Mayor étaient tout simplement de l’acide prussique.

— Bonsoir et bon débarras ! dit le Mayor avec un ricanement diabolique. Ce drôle était trop intelligent, il m’aurait gêné ! Hum ! le terrain me semble assez bien déblayé, ajouta-t-il, en jetant un rapide regard autour de lui, tout en broyant en miettes imperceptibles le flacon sous le talon de sa botte.

Lui compris, quatre personnes vivaient encore ; cinq étaient mortes.

Les survivants étaient d’abord Michela, toujours évanouie à l’endroit où elle était tombée ; Sebastian, muet et sombre, mais résolu et intrépide, assis sur une chaise et garrotté, les yeux obstinément fixés sur son ancien maître dont il suivait tous les mouvements, avec une impassibilité farouche, et, enfin, Felitz Oyandi.

Celui-ci, réfugié dans un angle éloigné de la pièce, regardait autour de lui d’un air ahuri.

Cependant l’effet de la commotion produite sur son cerveau par l’éraflure de la balle qui avait failli lui percer le crâne, avait presque entièrement disparu.

Depuis longtemps déjà il fut rentré dans la plénitude de toutes ses facultés mentales, si une peur honteuse n’avait paralysé tous les ressorts de son intelligence.

Ses dents claquaient avec un bruit de castagnettes ; tout son corps était secoué par des tiraillements nerveux.

Tel était ce misérable lâche, féroce, hideux à force de gangrène morale, chez lequel tous les sentiments humains étaient atrophiés, et dont l’âme de boue était encore plus effroyablement laide que son enveloppe physique, si déjetée et si tordue qu’elle fût. Il suait de peur ; et pourtant l’horrible spectacle qu’il avait sous les yeux le réjouissait intérieurement.

Ses narines ouvertes aspiraient avec délices l’odeur âcre et écœurante du sang de tous ces cadavres dont il était entouré ; son regard de gnome se fixait, avec une convoitise lubrique sur la femme évanouie, et pétillait d’ignobles désirs à la vue de toutes les beautés à peine voilées de la malheureuse créature ; une rictus lascif contractait ses lèvres hideusement fermées.

Ce monstre avait en lui du satyre et de la brute à l’instinct bestial, un mélange sans nom du chacal et du pourceau.

Le Mayor haussa les épaules et le couvrit d’un regard de mépris en passant près de lui sans même lui dire un mot.

Puis, avec un sang-froid terrible, le fauve des Savanes, ainsi que le nommaient les Peaux-Rouges des prairies américaines, passa l’inspection des cadavres, se penchant sur chacun d’eux, s’assurant que la vie les avait complétement abandonnés, les fouillant les uns après les autres, et leur reprenant les billets de banque que, quelques instants auparavant, il leur avait si généreusement distribués.

Que le lecteur ne se trompe pas sur le but de ces vols odieux.

Le Mayor, en reprenant cet argent donné par lui à ses complices, n’agissait pas avec le désir de s’emparer de quelques milliers de francs ; il ne s’en souciait pas le moins du monde.

Mais le sinistre bandit n’oubliait rien.

Ces sommes, relativement considérables, trouvées sur ces misérables pouvaient plus tard être des indices compromettants pour lui, et en homme prudent il ne voulait rien laisser au hasard.

Le dernier qu’il fouilla fut Caboulot : celui-ci avait reçu la plus grande part des largesses du Mayor. Il retourna ses poches ; puis il laissa près de lui ses revolvers et murmura avec ironie, et se relevant :

— À quoi lui ont servi ces armes, dont il espérait sans doute, l’affaire terminée, se servir contre moi ? Pauvre sot !

Et il repoussa dédaigneusement le cadavre du pied.

Il replaça, après les avoir comptés, les billets dans son portefeuille, qu’il remit tranquillement dans la poche de son habit.

Alors, un sourire terrible plissa ses lèvres ; une flamme sinistre illumina son regard, et marchant droit à l’ancien matelot :

— À nous deux, maintenant, ami Sebastian, lui dit-il amèrement.

— Tuez-moi, répondit l’ancien matelot, avec une froide résolution ; tuez-moi, puisque cette fois encore vous m’avez vaincu !

— Bah ! rien ne presse, répondit le Mayor, en ricanant, j’ai encore une demi-heure devant moi, causons un peu.

— Je n’ai rien à vous dire, fit-il en détournant la tête.

— C’est possible, mais j’ai à te parler, moi ; pourquoi m’as-tu trahi ?

— Je ne vous ai pas trahi ; je me suis vengé.

— Belle vengeance, sur ma foi ! que d’aller raconter ton histoire et la mienne à des gens qui ne s’en souciaient guère !… Quel mal m’a causé cette confession ridicule faite en plein désert ? La seule vengeance possible et efficace, car je ne nie pas le droit que tu avais à me demander un compte sévère de ma conduite envers toi, — tu vois que je suis franc comme toujours, — cette seule vengeance, qui avait quelques chances de réussite, tu l’avais entre les mains, pourquoi ne l’as-tu pas mise à exécution ?

— Laquelle ?

— Me tuer par surprise, pardieu !

— J’y ai songé souvent.

— Qu’est-ce qui t’a arrêté ?

— Vous seriez mort vite, et je voulais avant tout vous faire souffrir.

— Allons, je vois que toi aussi tu es franc ; cela me fait plaisir.

— Pourquoi ne le serais-je pas ? qu’ai-je à risquer ?

— Rien ; c’est vrai.

— Eh bien ! finissons-en ; tuez-moi.

— Non pas, cher ami, ce serait trop tôt fini ; je te réserve une mort indienne.

— Ah ! fit Sebastian sans qu’un seul muscle de son visage tressaillit, à votre aise ; mais, prenez garde !

— À quoi ? Je suis le maître ici.

— Eh bien ! faites ce qui vous plaira, répliqua-t-il en haussant les épaules.

Le Mayor sourit.

— Tourne un peu ton regard sur notre ami Calaveras ; vois comme il admire ta femme. Ah ! tu tressailles enfin !… J’ai touché juste à ce qu’il paraît. C’est par elle que commencera ma vengeance, et quand je te verrai presque fou de douleur et de honte, peut-être aurais-je pitié de toi et consentirai-je à te brûler enfin la cervelle.

— Vous êtes un infâme ! s’écria Sebastian avec rage. Ah ! vous ferez bien de me tuer, car si je vous échappe…

— Oui ! je le sais bien, interrompit le Mayor en ricanant. Mais tu n’échapperas pas, sois tranquille… Chacun son tour, cher ami ; tu t’es vengé à ta manière ; je me venge à la mienne ; c’est un prêté pour un rendu. Tu vas voir ce que je te réserve et tu me diras…

Un coup de revolver se fit entendre. Le Mayor n’acheva pas, et tomba comme une masse sur le plancher, où il resta immobile…

Felitz Oyandi poussa un cri terrible d’épouvante, et se précipita, effaré, au dehors.

Voici ce qui s’était passé.

Pendant que le Mayor causait avec Sebastian et lui détaillait avec complaisance la torture qu’il lui préparait, en se pourléchant à l’avance, comme un tigre à la curée, Michela ayant rouvert les yeux, avait repris connaissance.

Elle demeura pendant un instant comme hébétée, ses pensées tourbillonnaient dans son cerveau.

Elle ne se rendait pas compte de ce qui s’était passé, ni de la situation dans laquelle elle se trouvait ; mais bientôt la mémoire lui revint, et tout lui fut alors expliqué.

Elle tressaillit, se redressa à demi et regarda autour d’elle.

Michela était une paysanne de pure race montagnarde, énergique et brave ; sa résolution fut prise en une seconde.

Caboulot était tombé à deux pas d’elle ; ses revolvers étaient à portée de sa main ; les dernières paroles du Mayor firent courir un frisson d’horreur dans tout son corps : elle étendit le bras et s’empara des revolvers, si dédaigneusement abandonnés par le Mayor.

En ce moment, ses yeux tombèrent par hasard sur Felitz Oyandi.

Le misérable la regardait avec une expression étrange.

Il n’avait qu’à faire un geste, dire un mot, et elle était perdue !

Felitz Oyandi ne bougea pas, ne prononça pas une parole.

Quelle pensée infernale avait donc germé tout à coup dans l’esprit de ce hideux personnage pour qu’il se conduisît ainsi et ne donnât pas l’éveil à son complice, en l’avertissant du danger terrible qui le menaçait ?

Espérait-il donc se libérer, par la mort du Mayor, et se soustraire à tout jamais à sa diabolique influence ?

Qui sait quelles pensées traversèrent son cerveau atrophié ?

Peut-être même l’intensité de son épouvante l’avait-elle complètement paralysé ?

Il est impossible de répondre à ces questions.

Ce qui est certain, c’est qu’il resta neutre.

Michela se leva lentement sans le perdre du regard.

Quand elle fut debout, elle fit un geste de menace, et, pressant la détente, elle tira sur le Mayor.

Elle s’élança aussitôt vers Sebastian, dont elle coupa les liens.

Elle était folle de joie, pleurait et riait à la fois.

— Merci, ma lionne ! dit Sebastian en lui rendant ses caresses ; c’est toi qui nous a sauvés. Enfin, ce misérable est mort ; nous n’avons plus rien à redouter de lui.

— Viens, partons ! s’écria-t-elle d’une voix tremblante d’émotion ; partons, ne restons pas une minute de plus dans cette maison.

— Oui, partons ; mais à présent que nous n’avons plus rien à redouter de ce misérable, nous resterons à Paris. À quoi bon nous réfugier en Espagne ?

— Je ferai ce que tu voudras, mon ami, répondit-elle ; mais les meurtres commis dans cette maison auront un grand retentissement, et peut-être…

— C’est vrai, tu as raison ; la police ne doit pas mettre son nez dans nos affaires particulières ; mieux vaut nous éloigner au plus vite ; plus tard, quand le scandale de ces crimes mystérieux sera étouffé…

— Nous reviendrons ; mais, je t’en supplie, éloignons-nous.

— Viens donc, et hâtons-nous.

Ils firent leurs derniers préparatifs en quelques minutes.

Et un quart d’heure à peine s’était écoulé depuis l’étrange dénouement de cette scène épouvantable, que Sebastian s’éloignait à grands pas à travers la plaine dans la direction du Bourget

Un silence lugubre continuait à régner dans la salle à manger.

Soudain, le corps du Mayor eut un tressaillement général, un soupir profond s’échappa de sa poitrine, et le bandit se dressa sur son séant.

— Que s’est-il donc passé ? se demanda-t-il.

Il se leva péniblement.

— Que signifie cette douleur à la hanche droite ? reprit-il d’une voix sourde, pourquoi éprouvai-je une si grande peine à respirer ? Ah ! ça, je suis seul ici ? où sont Sebastian, sa femme, Felitz Oyandi ? Mort diable ! ils se sont enfuis en m’abandonnant. Ah ! ce coup de feu !

Il se palpa par tout le corps.

— Je n’ai aucune blessure !… comment ?… Ah ! ma cotte de mailles m’a sauvé ; oui, la balle m’a frappé à la hanche et s’est aplatie dessus ; de là cette atroce douleur !… Mais alors, je suis perdu, moi… Sebastian me dénoncera.

Il se mit à rire.

— Niais que je suis !… Décidément, je n’ai pas encore la vision bien nette… L’assaut a été rude !… Sebastian a tout à craindre de la police, il ne dira rien… Allons ! c’est à recommencer… Mais qui diable a tiré sur moi ?… Felitz Oyandi ? Non, il est trop lâche… Mais peut-être il aura laissé faire ? J’éclaircirai cela… C’est bien la peine de faire tuer tous ces coquins pour obtenir un si piètre résultat.

Il consulta sa montre, qui par hasard ne s’était pas arrêtée dans sa chute.

— Mort diable ! il est temps de partir… C’est égal, voilà une belle boucherie ! Comment la police se tirera-t-elle de tout cela ? Ma foi, c’est son affaire, partons !…

Et, ramassant son chapeau, il le mit sur sa tête et sortit d’un pas rapide, mais encore peu assuré.

— Je veux bien que le diable m’emporte dix ans plus tôt qu’il compte le faire s’il n’y a pas un démon qui me protége !… fit-il en ricanant. Je reviens de loin, cette fois !… Eh ! qu’est-ce encore ?

En franchissant le seuil de la porte, il avait trébuché contre un corps étendu en travers sur le sol.

— Hé ! es-tu mort, mon drôle ? dit le Mayor en lui lançant un vigoureux coup de pied.

— Ne me tuez pas ! s’écria le soi-disant cadavre d’une voix pleurarde en se redressant à demi.

— Eh ! qui avons-nous ici ? On dirait la voix de mon ami Felitz Oyandi.

— Ce n’est pas moi ! s’écria l’autre avec épouvante.

— Imbécile ! s’écria le Mayor en riant, je te reconnais rien qu’à cette réponse ; voyons, lève-toi, la voiture va arriver.

— Comment ! quoi ! c’est toi ! tu n’es pas mort.

— Tu le vois bien, animal, et toi ?

— Ni moi non plus…, s’écria-t-il naïvement.

— Décidément tu divagues. Viens-tu, oui ou non ? j’aperçois les lanternes de la voiture.

— Je viens ! je viens ! Oh ! quel bonheur !

— De quel bonheur parles-tu ?

— Dame ! je te croyais mort, et je te retrouve vivant ; n’est-ce pas un bonheur pour moi ? fit-il d’une voix doucereuse.

— Hum ! Enfin, comme tu voudras ; dépêchons-nous.

— Me voici ! me voici !

Ils s’éloignèrent alors presque en courant, laissant toutes les portes ouvertes derrière eux.

Ils rejoignirent la voiture, car c’était bien elle qui venait.

Presque à l’entrée du Bourget, le cocher retint les chevaux.

Les deux hommes montèrent, la voiture tourna et se dirigea au grand trot en faisant un détour pour rentrer à Paris par la Chapelle.

À peu près à la moitié du chemin, la voiture dépassa un homme et une femme qui marchaient bon pas du côté de Paris.

Ces deux individus étaient Sebastian et Michela.

— En voilà qui sont heureux, dit Sebastian en lançant un regard de convoitise au brillant équipage : ils sont bien commodément assis dans leur voiture, et ils ne se fatiguent pas.

Il était loin de se douter que ceux qu’il enviait ainsi étaient les assassins qu’il fuyait en si grande hâte, et auxquels il n’avait échappé que par miracle.