Les Peaux-rouges (Duplessis)/Le muletier de la Sierra-Morena

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Alexandre Cadot (p. 231-285).


LE MULETIER DE LA SIERRA-MORENA.














I

La Sierra-Morena, — ce qui signifie, traduit en français, la forêt sombre, — a toujours joui d’une grande célébrité en Espagne, où elle est située. Son nom, prononcé dans une veillée de bons paysans, au village, suffit pour alimenter toute la conversation d’une soirée, Alors les sièges se rapprochent, on ranime la lueur de la lampe ou celle du foyer, et chaque homme raconte à son tour, à demi-voix, presqu’en tremblant, une histoire horrible ou mystérieuse dont la Sierra-Morena a été le théâtre puis, l’heure de se retirer arrivée, c’est avec lenteur que les hommes se préparent au départ, car tous ces récits affreux qu’ils viennent d’entendre se représentent plus horribles encore à leur esprit, dans les ténèbres, et ils ont peur de regagner seuls, pendant la nuit, leurs demeures isolées.

Il y a un mois de cela aujourd’hui, j’assistais justement à une de ces veillées en Espagne, où je me trouvais alors en voyage ; il avait fait toute la journée une chaleur accablante, et cette chaleur avait fini, le soir venu, par donner lieu à un fort orage. Le roulement majestueux produit par un tonnerre violent, l’éclat éblouissant des éclairs fréquents et prolongés qui illuminaient le ciel, puis les craquements des arbres qu’un vent furieux pliait jusqu’à terre, tous ces bruits et ces signes de tempête réunis nous avaient admirablement bien disposés pour entendre quelque tragique histoire.

— Eh bien ! digne Andres, dis-je à l’hôtelier, vieillard respectable à la barbe blanche et à la physionomie franche et ouverte, qui était assis à côté de moi, eh bien ! digne Andrès, vous qui devez savoir tant d’histoires, car vous avez beaucoup vécu, ne nous en raconterez-vous pas une petite pour nous distraire de la tempête qui gronde autour de nous ?

— Je ne demande pas mieux que de vous être agréable, monsieur, me répondit-il ; du reste, cette tempête me rappelle justement un des événements des plus graves de ma vie… un événement que je n’oublierai jamais, dussé-je vivre mille ans. Si vous croyez que ce récit puisse vous distraire… je suis prêt à le commencer.

— Commencez, commencez, digne Andrès, nous sommes tout oreilles.

L’hôtelier Andrès, voyant tout son auditoire attentif, prit aussitôt la parole.

— C’était, il y a bien longtemps de cela, dit-il, en 1821 ou 1822, ce qui fait aujourd’hui vingt-six ou vingt-sept ans ; j’étais alors établi muletier dans un tout petit village situé sur la lisière de la Forêt-Sombre, ou Sierra-Morena. Toute ma fortune consistait dans deux pauvres vieux mulets à moitié hors de service, qui m’aidaient à transporter à la ville voisine soit des voyageurs qui s’y rendaient, soit les fruits ou les légumes que les cultivateurs du village y envoyaient. La Sierra-Morena, grâce à ses retraites inconnues et mystérieuses, à ses précipices épouvantables, à ses solitudes inaccessibles, servait alors de refuge à une bande de voleurs ; aussi les voyageurs qui étaient obligés de traverser cette dangereuse forêt attendaient-ils ordinairement pour opérer ce périlleux trajet qu’ils fussent en grand nombre, d’où il résultait que je trouvais fort peu de pratiques, et que mes affaires allaient assez mal. Quant à moi, les voleurs connaissaient tellement ma pauvreté et me savaient si misérable, que je n’avais rien à craindre de leur part, La triste vie que je menais m’eût été insupportable, sans un compagnon de peines et de travaux que le hasard m’avait donné dans la personne d’un jeune enfant de treize ans, nommé Antonio, Le père d’Antonio pauvre muletier comme moi, et mon ami, s’était tué, il y avait alors de cela deux ans, en tombant la nuit dans un précipice. Rapporté, le corps sanglant et brisé, par des gardeurs de chèvres, dans ma pauvre chaumière, il n’avait pas tardé à rendre le dernier soupir entre mes bras. Sa dernière parole avait été pour me recommander son fils Antonio, alors âgé de onze ans, et pour lequel je lui promis, en pleurant, que je serais toujours un père. Je n’ignorais point, en faisant cette promesse à mon ami mourant, la grave responsabilité que j’acceptais, mais j’étais bien déterminé à ne pas reculer devant mon devoir et à faire honneur à ma parole. J’en serai quitte pour manger un peu moins et pour travailler encore davantage, me dis-je en moi-même, et puis, à quoi bon m’inquiéter ? Dieu, qui voit mes bonnes intentions et le désir que j’ai d’être utile, Dieu ne m’abandonnera pas ! En effet, Antonio, au lieu d’être une charge pour moi, me devint bientôt d’une grande utilité.

Son zèle et son activité me rendirent les plus grands services en m’aidant dans mes rudes travaux, tandis que, d’un autre côté, sa charmante gaieté et son heureux caractère animaient et charmaient mes heures de repos.

Du reste, ce que j’aimais encore dans Antonio plus que son zèle et sa gaieté, c’était la beauté de ses sentiments. Élevé par son père, aussi honnête homme qu’il était pauvre, dans l’amour de la vérité, Antonio eût préféré subir tous les malheurs plutôt que de se rendre coupable d’un mensonge. Il comprenait, quoiqu’il fût bien jeune encore, qu’il n’est point de bonheur véritable en dehors du devoir. Quelquefois, quand, après une pénible journée de fatigues, je me plaignais de ma pauvreté qui m’empêchait de récompenser par quelque cadeau sa courageuse résignation, Antonio m’embrassait en riant, puis me disait gaiment : « À quoi bon des cadeaux, mon cher Andrès ? Est-ce que toute action honnête ne porte pas sa récompense en elle-même ? Ne comptes-tu donc pour rien le plaisir que l’on éprouve en songeant que l’on a fait son devoir ? Quel cadeau me causerait jamais une joie comparable à la gaieté et au bien-être que je ressens quand je suis satisfait de moi-même ? Aucun. Bien des riches sont malheureux, qui n’ont jamais connu, malgré leur opulence, un seul moment de véritable bonheur. Il faut avant tout, pour être heureux, n’avoir aucun reproche à se faire. On ne peut être content de sa position, quelque belle qu’elle soit, qu’à la condition de commencer par être content de soi-même !

Ces réflexions de mon cher Antonio, quelque justes qu’elles fussent, ne faisaient cependant qu’augmenter mon envie de lui prouver ma satisfaction par ces petits cadeaux qui font tant de plaisir à la jeunesse. Aussi, grande et sincère était ma joie quand je pouvais parvenir, à force d’économies, à lui acheter quelque livre, lorsque je me rendais à la ville. Posséder des livres était le seul désir, Le seul souhait que formait Antonio.

— À quoi bon, cher enfant, lui demandais-je parfois, lorsque je le voyais, à la fin d’une rude journée de travail, plongé dans ses lectures, à quoi bon vous fatiguer ainsi à apprendre des choses qui ne vous serviront jamais, puisque votre position ne vous permet pas d’espérer pouvoir rentrer plus tard dans le monde ?

— Qui sait, cher Andrès, quel est le sort que Dieu me destine ! me répondit-il ; je me trouve satisfait de ma position et ne demande point à en changer, mais enfin ne vaut-il pas mieux être instruit que de rester un ignorant ! On ne peut se débarrasser de son ignorance en un instant, le jour où celle vous devient nuisible, tandis que, d’un moment à l’autre, l’instruction que vous avez acquise peut vous rendre un service inespéré.

— Ma foi, vous avez raison, mon cher Antonio, lui disais-je alors ; continuez à étudier, vous êtes plus sage que moi.

Un soir que nous arrivions de la ville, où nous avions été porter, la veille, des légumes pour des cultivateurs, nous venions, Antonio et moi, après avoir donné à manger à nos mulets, de nous retirer pour dormir dans notre pauvre chaumière, lorsqu’un violent orage, semblable à celui de ce soir, éclata tout à coup avec fureur. On eût dit, en entendant résonner les formidables éclats de tonnerre, que deux armées ennemies se livraient une furieuse bataille ; au bruit de la foudre se mêlait le fracas des grands arbres déracinés par le vent et roulant dans les abîmes, c’était affreux.

— Nous pouvons remercier Dieu, Antonio, dis-je à mon fils adoptif, car si nous eussions été surpris par cet orage dans la Sierra-Morena, peut-être bien y serions-nous restés morts.

— Ce n’est pas assez de remercier Dieu, Andrès, me répondit-il, il faut encore le prier pour qu’il ait pitié des malheureux voyageurs qui sont à présent en route.

— Cela ne peut nuire, Antonio, mais la nuit est trop avancée et l’orage menaçait d’éclater depuis trop longtemps, pour qu’il soit à supposer que des voyageurs aient eu l’imprudence de continuer leur chemin au lieu de se mettre à l’abri.

— Au fait, votre réflexion est juste, mon bon Andrès !

— Eh bien alors ! soupons, car je meurs de faim. Antonio venait de déposer sur la table nos provisions, c’est-à-dire un morceau de lard, des oignons, du pain noir et une cruche d’eau, lorsque, se retournant tout à coup vers moi :

— N’entendez-vous rien, Andrès ? me demanda-t-il d’un air inquiet.

— Que voulez-vous que j’entende, mon cher enfant ? lui répondis-je, si ce n’est le tonnerre qui gronde et le vent qui mugit.

— Mais c’est qu’on dirait le pas de plusieurs personnes qui se dirigent vers notre chaumière.

— Vous vous trompez, Antonio, l’heure est trop avancée et le temps surtout est trop mauvais pour qu’il me vienne quelque pratique, vous avez probablement entendu le bruit produit par la course d’une chèvre sauvage.

Voyons, soupons, il se fait tard, et nous avons besoin de repos.

Nous venions de nous asseoir sur le banc de bois placé devant notre table, et j’avais déjà séparé notre morceau de lard en deux portions, lorsque plusieurs coups précipités retentirent sur la porte de notre chaumière avec une telle violence, qu’on eût dit qu’elle allait voler en éclats. Antonio et moi tressaillîmes de surprise.

— Que faut-il faire ? me demanda-t-il, je n’ose ouvrir.

Je réfléchissais pour lui répondre, quand de nouveaux coups plus rudement appliqués encore que ne l’avaient été les premiers, vinrent accroître mon incertitude.

Au fait, pensais-je, si ce sont des voleurs, ils finiront bien par entrer malgré nous ; si c’est, par hasard, quelque voyageur égaré, je serais trop heureux de pouvoir lui offrir un abri.

— Allons ouvrir.

J’allais me diriger vers la porte, lorsqu’elle fut si violemment poussée du dehors, qu’elle vint rebondir en s’ouvrant contre la muraille de notre chaumière.

Nous restâmes, Antonio et moi, stupéfaits d’étonnement, en voyant apparaître sur le seuil deux hommes couverts de grands manteaux, et ayant leurs visages à moitié cachés sous de larges chapeaux de feutre noir. Ce qui augmenta encore notre surprise, c’est que l’un de ces hommes tenait par la main une petite fille de 6 à 7 ans, qui, effrayée sans doute par l’orage, semblait prête à se trouver mal.

— Je vous demande pardon, brave homme, d’entrer ainsi chez vous d’une aussi brutale façon, mais ma pauvre enfant est à moitié morte de fatigue et d’effroi, et il n’y avait pas de temps à perdre, me dit l’un des deux inconnus, celui qui tenait la jeune fille par la main.

— Ma pauvre cabane est à votre disposition, messieurs, leur dis-je, faites comme si vous étiez chez vous.

Puis, après avoir prononcé ces paroles, je me hâtai de jeter deux fagots bien secs dans notre cheminée et d’y mettre le feu.

— Merci, brave homme, me dit l’inconnu en approchant sa petite fille du foyer et en la couvrant de baisers, vos peines ne seront pas perdues.

II

Retiré avec Antonio, à l’écart, dans un coin de notre chaumière, je n’avais rien de mieux à faire qu’à observer ces deux inconnus qui venaient de nous arriver d’une si étrange façon. Celui qui était le père de la petite fille pouvait avoir de quarante à quarante-cinq ans. Ses traits étaient remarquables par leur mâle beauté ; mais ce qui me frappa surtout en lui, dès l’abord, ce fut l’expression de fierté et de douceur tout à la fois qui se voyait sur son visage. Je compris ensuite, quoique son costume de voyage fût simple de forme, d’étoffe grossière, que cet homme devait être mon supérieur par la fortune et l’éducation. Le second inconnu, bien plus âgé que son compagnon, avait des cheveux blancs bouclés qui lui tombaient sur les épaules ; sa figure était celle d’un honnête homme ; il semblait fort triste et poussait de temps en temps de gros soupirs. Je remarquai avec étonnement qu’il se tenait respectueusement debout, le chapeau à la main, derrière son compagnon assis auprès du feu.

— Approche-toi donc, mon bon Pérez, de la cheminée, lui dit ce dernier en lui avançant une chaise, et puis dépêche-toi de retirer de dessus toi ton manteau traversé par la pluie, l’humidité qu’il renferme pourrait te faire mal.

— Votre Seigneurie est trop bonne de s’occuper de moi, répondit le vieillard en s’inclinant profondément d’un air pénétré et reconnaissant.

— Bon ! voilà que tu m’appelles encore Seigneurie, Pérez ? Où donc as-tu la tête aujourd’hui, mon vieil ami ? Moi, Seigneurie ! c’est trop drôle.

— Pardon… monsieur le duc… j’oubliais que vous m’aviez défendu…

— De m’appeler Seigneurie… et c’est pour cela que tu me traites de duc… Allons ! je vois que tu es incorrigible… et qu’il faut que je prenne mon parti des dangers auxquels ton étourderie va m’exposer… puisse-t-elle ne pas m’être fatale !

L’inconnu, en prononçant ces paroles, nous regarda, Antonio et moi. Je compris qu’il se méfiait de nous.

— Vous avez tort, monsieur, de nous craindre, lui dis-je en m’avançant vers lui. Je suis pauvre, il est vrai, mais, à défaut de fortune, j’ai du moins de l’honnêteté, Quant à ce jeune homme, Antonio, mon fils adoptif, je puis vous répondre de lui, comme de moi-même. À présent peu importe, à lui et à moi, ce que vous pouvez être. Nous n’avons pas l’habitude de nous mêler des affaires d’autrui. Pour nous, vous êtes des voyageurs surpris par l’orage, qui nous avez demandé l’hospitalité, et rien autre chose.

L’inconnu m’avait écouté, sans m’interrompre, avec une grande attention, Lorsque j’eus fini de parler, il jeta sur la table le large manteau dont il était couvert, et nous vîmes, Antonio et moi, une paire de grands pistolets suspendus à une ceinture de cuir qui lui serrait la taille.

— Mon ami, me dit-il en me regardant fixement, je vous crois un véritable honnête homme, et je ne conserve aucun soupçon sur votre compte ; votre franchise m’a fait plaisir ; et je veux vous prouver combien je l’apprécie, en vous confiant un terrible secret.

— Monseigneur… au nom du ciel, prenez garde à ce que vous allez faire ! s’écria son compagnon, le vieillard Pérez.

— Ne crains rien, Pérez, répondit l’inconnu, je crois à la probité de ce brave muletier, et puis, ma position est tellement désespérée, que mon indiscrétion ne peut plus guère me nuire.

Se retournant alors vers moi, l’inconnu ajouta :

— Mon ami, prenez une chaise et asseyez-vous à mes côtés.

Une fois que je fus placé près de lui, il reprit la parole.

— Vous voyez en moi, me dit-il, le duc de Ségovie. Il y a huit jours à peine que j’étais grand d’Espagne, commandant des armées du roi, le plus riche du royaume. L’amitié extrême que le roi semblait avoir pour moi, me rendait pour tous un objet d’envie, on me flattait, on m’adulait, et les plus grands seigneurs sollicitaient avec humilité mes bonnes grâces. Et aujourd’hui, que je suis errant, fugitif, le monde n’a plus pour moi que colère et injure. Les hommes, hélas ! trouvent un grand plaisir à prendre une revanche de la lâcheté qu’ils ont montrée près des gens au pouvoir, lorsque ces gens sont tombés dans l’infortune. Ah ! si l’on savait combien les honneurs sont une chose vaine et fragile, on ne courrait pas si avidement après eux. Une conscience satisfaite, une heureuse médiocrité, une petite fortune bien assurée et de bons amis, voilà des éléments de bonheur bien supérieurs à ceux qui se trouvent dans la puissance. Mais assez de réflexions, revenons à la position dans laquelle je suis tombé et au service que j’attends de vous. Quelques mots me suffiront pour terminer ma triste histoire. Mes ennemis les plus acharnés, ceux-là mêmes qui m’avaient toujours accablé de louanges et de flatteries, profitèrent dernièrement de la mort de ma pauvre femme qui me tenait éloigné de la cour, pour me perdre dans l’esprit du roi. Ils inventèrent tant de méchancetés sur mon compte, noircirent ma conduite avec une telle perfidie que le roi ne tarda pas à voir en moi un affreux coupable, et que, passant d’une grande amitié à une haine furieuse, il ordonna de me faire arrêter. Dix mille francs de récompense furent promis à celui qui opérerait cette arrestation. Ah ! méfiez-vous des gens qui vous flattent à tous propos lorsqu’ils ont besoin de vous, ces gens-là sont vos ennemis. La véritable amitié n’agit pas ainsi ; si elle est parfois indulgente pour vous pardonner des torts que vous reconnaissez, elle est toujours inexorable dès qu’il s’agit de vous montrer et d’attaquer vos défauts.

Ignorant l’orage qui me menaçait, j’étais dans mon château, uniquement occupé de la douleur que me causait la perte de ma femme chérie, ainsi que des soins que réclamait ma chère petite fille Rafaela, que vous voyez à présent endormie sur mes genoux, lorsqu’un brave homme, qui ne m’avait jamais rien demandé quand j’étais tout-puissant, vint m’avertir généreusement du danger que je courais. Il n’y avait pas une minute à perdre. Emportant tout l’or et tous les bijoux qui se trouvaient à mon château, je partis avec mon vieux serviteur Pérez, qui m’a élevé lorsque j’étais enfant, et ma petite Rafaela. J’avais à peine abandonné non château depuis quelques heures quand on vint pour m’arrêter. La rage de mes ennemis fut au comble en voyant que je leur échappais, et ils firent tant auprès du roi, qu’ils obtinrent de lui la permission de faire afficher mon signalement dans toutes les villes, ainsi que la promesse de dix mille francs de récompense pour celui ou ceux qui s’empareraient de moi. Je remarquai ce matin, avec effroi, que le maître de hôtel où nous étions descendus un moment de voiture pour laisser reposer nos chevaux, me regardait avec une attention plus qu’ordinaire. Pérez, de son côté, qui avait fait la même observation, ne tarda pas à venir me communiquer ses craintes. Notre parti fut bientôt pris. Nous fîmes venir l’hôtelier, puis nous lui dîmes qu’étant étrangers, nous allions visiter les curiosités que renferme la ville, nous lui recommandâmes ensuite de nous préparer un diner à notre retour, et de donner copieusement à manger à nos chevaux, car nous voulions partir le soir-même, L’hôtelier nous voyant laisser chez lui notre voiture, ne conçut aucun soupçon, et remit probablement à notre retour l’exécution du projet qu’il avait conçu contre nous. Notre absence devait encore lui donner le temps nécessaire pour lever ses derniers doutes à mon égard et pour prendre toutes les précautions. Inutile d’ajouter que nous ne revînmes pas à l’hôtel manger le dîner qui nous attendait, mais que nous nous hâtâmes au contraire de nous éloigner de la ville à travers champs, et en évitant de passer par les endroits habités. Nous étions harassés de fatigue, quand, pour surcroît de malheur, éclata l’orage qui dure encore, ce fut en ce moment que nous aperçûmes de la lumière à travers la fenêtre de votre cabane.

Cette découverte releva notre courage abattu et nous sauva du désespoir qui commençait à s’emparer de nous ; votre généreuse hospitalité, brave homme, vous mérite toute notre reconnaissance. Un dernier mot : vous comprenez que l’éveil a dû être donné à la police par l’hôtelier chez qui nous avons laissé notre voiture, et dont les soupçons se seront trouvés pleinement confirmés par notre absence. Il est donc indispensable que je continue mon chemin. Vous devez connaître mieux que personne les sentiers qui traversent la Sierra-Morena, et qui conduisent à la ville ; si j’arrive à cette ville placée près de la frontière, je suis sauvé, ma fortune et peut-être bien ma vie sont entre vos mains. À présent, prononcez : que voulez-vous faire ? me perdre ou me sauver ?

— Ah ! mille fois vous sauver, monsieur le duc, m’écriai-je, seulement permettez-moi une observation. La Sierra-Morena sert en ce moment de refuge à une bande nombreuse de voleurs, dont le chef, nommé Matagente, est un homme aussi rusé et actif qu’il est traître et cruel. Cet homme, qui a des espions dans toutes les villes environnantes, doit connaître nécessairement déjà la récompense de dix mille francs promise à celui qui vous arrêtera ; or, comme il sait que pour gagner la frontière il faut que vous traversiez la Sierra-Morena, il a dû prendre toutes ses précautions afin de s’emparer de vous quand vous y entrerez. Voyez, monseigneur, ce que vous voulez faire.

— Partir, toujours partir, mon brave, me répondit le duc. — Je suis innocent, et je mets toute ma confiance en Dieu, qui ne m’abandonnera pas. Allons.

— Je suis à vos ordres, monseigneur, je ne vous demande que dix minutes pour me préparer, c’est-à-dire le temps nécessaire pour seller deux mulets qui sont ici près dans un hangar.

— Comment, vous avez des mulets ! s’écria le duc joyeux. Vous voyez que ma confiance dans la bonté de Dieu était bien placée, voici qu’il permet que nous trouvions des montures, Pérez et moi, au moment où nos pieds déchirés par les buissons et gonflés par la marche ne pouvaient plus nous supporter. Je vous attends. Dépêchez-vous.

— Ô mon bon Andrès, me dit Antonio lorsque nous fûmes seuls dans le hangar, avez-vous bien remarqué cette jeune Rafaela, la fille du duc ? Mon Dieu ! qu’elle est belle avec ses grands yeux bleus et ses cheveux d’un blond doré, on dirait un petit ange ! Je vous fais le serment, Andrès, que, pour lui conserver son père, je sacrifierai ma vie si j’y suis obligé… mais je le sauverai… vous verrez… j’en ai le pressentiment.

Les mulets sellés, nous les prîmes par la bride et nous fûmes retrouver le duc de Ségovie e t son serviteur Pérez. — Voici l’orage qui s’apaise, mon généreux sauveur, me dit le duc. Dans une heure d’ici la nuit sera redevenue belle et sereine. Dieu a pitié de mon innocence, et il me récompense de ma résignation et de ma foi.

Le duc monta sur le meilleur des deux mulets, et prit sa fille dans ses bras, tandis que j’aidais de mon côté le vieux Pérez à se mettre en selle.

— Êtes-vous bien sûr du jeune homme qui vous accompagne ? me demanda le duc en me désignant Antonio du doigt.

— J’ai déjà eu l’honneur de répondre à cette question, monseigneur, m’écriai-je, en vous disant qu’Antonio était mon fils adoptif, et que je le considérais comme un second moi-même.

— Et vous avez eu raison de parler ainsi, mon bon Andrès, dit Antonio qui avait entendu la demande du duc de Ségovie. Puis, s’adressant à ce dernier, Antonio ajouta d’une voix émue : Monseigneur, j’ai fait naguère le serment que, s’il fallait sacrifier ma vie pour vous conserver à l’amour de votre fille, je ne reculerais pas. Or, j’aimerais mieux mourir que de manquer à un serment.

Le duc, en entendant ces paroles, descendit de mule et courut vers Antonio qu’il embrassa tendrement.

— Noble enfant, lui dit-il les larmes aux yeux, que n’ai-je le bonheur d’être votre père !

— Allons, ne perdons plus de temps, monseigneur ; remontez sur votre mule et partons.

— Tu as raison, me dit le duc en m’obéissant.

Antonio et moi passâmes alors devant les fugitifs pour leur servir de guides, et nous allongeâmes le pas autant que nous le permettait le mauvais état du chemin. La lueur des éclairs nous montrait la route que nous devions suivre.

Il y avait à peu près une heure que nous étions engagés dans la forêt quand un coup de sifflet prolongé, aigu, retentit au loin. Nous nous arrêtâmes aussitôt.

— Qu’est-ce que signifie ce sifflet ? me demanda le duc.

— Hélas ! monseigneur, lui répondis-je en tremblant, je crois pouvoir vous assurer, sans me tromper, que c’est un signal d’un des gens du chef de brigands Matagente.

— Eh bien ! me répondit le duc arrêtant son mulet et armant un de ses pistolets, à la grâce de Dieu ! Je me ferai tuer plutôt que de me rendre.

III

En entendant répéter par les échos de la forêt ce coup de sifflet prolongé et aigu, de si mauvais augure, nous nous étions arrêtés.

Le duc de Ségovie ne pouvait s’empêcher de frissonner, malgré toute sa bravoure, en considérant sa pauvre petite Rafaela assise près de lui sur son mulet, et qu’il soutenait endormie sur son bras gauche.

— Andrès, me demanda-t-il à demi-voix, que faut-il faire ?

— Garder le silence et rester immobiles, monseigneur, lui répondis-je sur le même ton. Que ce coup de sifflet soit un signal parti de la terrible bande de Matagente, c’est, malheureusement, ce dont je ne puis douter, mais aussi peut-être bien ce signal ne nous regarde-t-il pas. Attendons.

Une demi-heure s’écoula, — demi-heure qui nous parut plus longue qu’un jour, — sans amener aucun nouvel incident. L’espoir commençait à faire battre joyeusement nos cœurs, et j’allais donner le conseil de nous remettre en route, quand le son produit par une espèce de trompe ou de cornet à bouquin retentit bruyamment au-dessus de nos têtes, au haut d’un rocher, et fut répété par d’autres trompes invisibles, qui nous semblèrent placées à mille pas de distance les unes des autres.

— Ce sont des gens posés en éclaireurs, qui avertissent Matagente de notre présence, dis-je au duc de Ségovie. À présent, Seigneurie, il est évident que nous sommes découverts, et je ne vois malheureusement aucun moyen de salut.

— Pourquoi désespérer encore ? s’écria Antonio, qui, jusqu’alors, n’avait pas prononcé une seule parole ; Dieu, en qui nous plaçons toute notre confiance, n’est-il pas aussi puissant qu’il est bon, et ne peut-il nous sauver de ce danger ?

Le lieu connu sous le nom de la Roche-Noire était un défilé tellement étroit, qu’à peine deux personnes pouvaient-elles y passer de front à cheval. Ce défilé était bordé, de chaque côté, par de gigantesques roches noires, polies et lisses comme du marbre, et droites comme des murailles tirées au cordeau.

— À présent, vite à la besogne, s’écria Antonio ; ramassons tous les quartiers de roche épars autour de nous, et formons-en une barricade à l’entrée du défilé. À l’abri derrière ce rempart, il nous sera facile de nous défendre.

— Voilà qui est parlé avec esprit et courage, dit le duc enthousiasmé de l’idée d’Antonio, et en descendant de suite de mulet, à l’ouvrage ! C’est Dieu, mon enfant, qui t’a inspiré ce projet… la dernière ressource qui nous restât.

Nous nous mîmes alors à travailler tous les quatre à l’espèce de fortification conseillée par Antonio, mais nous avions beau nous hâter et multiplier nos efforts, le bruit des pas des brigands se faisait de plus en plus distinct, et il devint bientôt évident pour nous, qu’ils arriveraient avant que nous eussions élevé une barricade suffisante pour nous mettre à l’abri.

En effet, un éclair illuminant l’horizon nous permit d’apercevoir la troupe de Matagente, arrivée à cinquante pas tout au plus de nous.

— Holà ! brigands, s’écria le duc de Ségovie, qui avait dépouillé son manteau pour asseoir dessus sa petite Rafaela. Holà ! brigands, n’avancez pas ou nous faisons feu.

— En ayant, enfants ! s’écria, pour toute réponse à cette sommation, une voix formidable que je reconnus pour celle de Matagente lui-même. En avant !

Les voleurs obéirent à leur chef en continuant de se diriger d’un pas rapide et résolu vers nous.

— Feu, mes amis ! nous dit le duc de Ségovie.

Je ne vous raconterai pas, messieurs, les détails de ce combat si inégal ; qu’il vous suffise de savoir qu’après une heure de résistance désespérée et héroïque, nous nous trouvâmes dépourvus de munitions pour recharger nos pistolets. Seulement, les brigands ignorant cette circonstance et nous croyant mieux armés et plus nombreux que nous ne l’étions, mettaient plus de prudence dans leurs attaques et ne se jetaient plus sur notre barricade avec le même acharnement que d’abord.

Le duc de Ségovie, tenant son pistolet devenu inutile, d’une main, avait entouré de son autre bras sa pauvre petite Rafaela qu’il embrassait en sanglotant. C’était son dernier adieu à sa fille bien aimée.

Quant à la gracieuse enfant, ne comprenant pas, grâce à son âge, la terrible position dans laquelle nous nous trouvions, elle s’amusait, innocente et tranquille, à passer ses jolies petites mains dans la chevelure de son père. Ce tableau touchant me déchirait le cœur. Le vieux serviteur Pérez, je dois lui rendre cette justice, ne s’arrachait les cheveux de désespoir qu’en pensant au sort qui attendait son maître et sa jeune maîtresse ; il ne songeait pas à lui, ou pour mieux dire il voyait la mort si certaine, si imminente, qu’il s’y était résigné, et qu’il attendait. Mais le plus désolé de nous tous était bien Antonio. Il représentait l’image du désespoir.

— Mon cher enfant, lui dis-je en lui prenant la main, calmez-vous. Il est probable que la vue de votre jeunesse désarmera les brigands, lorsque nous serons tombés en leur pouvoir, et qu’ils vous épargneront. Si Dieu permet qu’il en soit ainsi, n’oubliez point tout à fait Andrès, votre père adoptif, et priez quelquefois pour moi qui vais mourir en vous bénissant.

— Andrès, mon cher Andrès, vous ne mourrez pas ! s’écria Antonio en se précipitant tout en larmes dans mes bras. Du reste, sachez bien, mon père, que le désespoir auquel je suis en proie n’est point causé par l’horreur de ma position… Je n’y pense même pas… C’est celui du duc de Ségovie et de sa pauvre petite fille qui me fend l’âme… Ô mon Dieu, Ô mon Dieu ! s’écria alors Antonio en joignant ses mains avec ferveur et en tombant à genoux… Ô mon Dieu ! vous savez que je me soumets sans murmurer à votre volonté… je ne demande rien pour moi… mais inspirez-moi, mon Dieu, un moyen pour sauver mon père, le duc et son serviteur.

Pendant quelques instants, Antonio resta plongé dans l’extase de sa fervente prière.

— Andrès, mon cher Andrès, s’écria-t-il tout à coup en se relevant, Dieu m’a fait trouver un moyen pour vous sauver tous… que son nom soit béni !

Notre position était tellement désespérée que le duc accueillit avidement ce faible et dernier espoir.

— Quel moyen, admirable enfant ? demanda-t-il avec empressement en essuyant ses larmes.

— Écoutez-moi sans m’interrompre, reprit Antonio, car les moments sont précieux. À un quart de lieue au plus de l’endroit où nous sommes à présent, se trouve une espèce de clairière coupée par quatre sentiers ; ces sentiers conduisent tous à la ville ; mais l’un d’eux, celui que vous trouverez situé à votre gauche, y mène plus directement. Vous savez cela, Andrès, tout aussi bien que moi, puisque vingt fois nous avons parcouru ces chemins ensemble. Partez de suite, prenez ce sentier et ne vous arrêtez plus. Quant à moi, une fois entre les mains des brigands, je tâcherai de gagner le plus de temps que je pourrai ; puis, lorsqu’enfin ils se mettront à votre poursuite, je leur déclarerai que vous avez pris le sentier de droite, et les égarant par ce faux renseignement, je vous donnerai ainsi le moyen de vous mettre hors de leurs atteintes. Enfin, lorsqu’ils s’apercevront que je les ai trompés, il ne leur sera plus possible de vous rejoindre, car vous serez rendus à la ville ; Dieu me pardonnera ce mensonge nécessaire.

— Et les brigands vous tueront ! noble enfant, pour se venger de vous, s’écria le duc de Ségovie. Non, non, je n’accepte pas ce généreux sacrifice.

— Au nom de votre fille, monseigneur, partez, partez, reprit Antonio avec énergie, Quant à moi ne craignez rien… Dieu ne m’abandonnera pas.

Après un combat de générosité, Antonio l’emporta sur nous, et nous nous décidâmes à partir. Ce ne fut toutefois qu’après l’avoir cent fois tendrement embrassé, que nous trouvâmes la force de nous éloigner de lui.

IV

Toute cette scène que nous avons mis longtemps à raconter, s’était passée en quelques minutes. À présent, revenons à Antonio resté seul derrière la barricade et attendant avec un courage plein d’abnégation et de magnanimité, le terrible moment où la bande de Matagente s’emparera de lui. Le premier soin d’Antonio, après notre départ, fut de faire le plus de bruit qu’il put, pour donner à croire aux brigands que de nombreux défenseurs se tenaient derrière la barricade prêts à les repousser.

— Que les cinq hommes placés de front mettent le genou en terre, afin que ceux qui sont derrière puissent tirer par dessus leurs têtes sans les blesser, criait-il comme s’il disposait d’une troupe nombreuse.

Quant à ceux qui ne peuvent, à cause du peu de largeur du défilé, prendre part au combat, eh bien ! qu’ils chargent les armes des autres.

Les brigands, trompés par cet heureux stratagème, commencèrent à se consulter entre eux pour savoir ce qu’ils devaient faire. Après une vive discussion qui dura plus d’une demi-heure, ils se décidèrent à envoyer des messagers chargés de réunir tous les petits postes qu’ils avaient dans la Sierra-Morena, et de leur ramener ce renfort au plus vite. Les messagers s’éloignèrent aussitôt en courant, mais, quelque diligence qu’ils firent, une heure tout entière s’écoula avant leur retour. Antonio remerciait le ciel avec ferveur de la réussite de la ruse qui permettait à ses amis de gagner du terrain et de prendre l’avance sur les voleurs.

Enfin, quelque résigné qu’il fût, il n’en éprouva pas moins un violent battement de cœur lorsqu’il entendit la grosse voix de Matagente s’écrier :

— À présent, nous sommes en force, mes amis, pas d’excuse pour celui qui reculera… Quant à moi, je lui brûlerai la cervelle. Allons, en avant !

Les brigands, excités par leur chef et stimulés par la pensée qu’ils étaient les plus forts, se précipitèrent sur la barricade en poussant des cris féroces. Grande fut leur stupéfaction, vous devez le penser, quand au lieu de nombreux ennemis qu’ils s’attendaient à rencontrer, ils ne trouvèrent qu’Antonio ; ils ne pouvaient revenir de leur surprise, et le brave enfant eut toutes les peines du monde à leur faire croire la vérité, c’est-à-dire que depuis plus d’une heure et demie il les tenait à lui seul en respect. Enfin, lorsqu’ils furent bien persuadés qu’ils avaient été joués, leur colère ne connut plus de bornes, la peine qu’ils éprouvaient d’avoir perdu dix mille francs de récompense promis à celui qui s’emparerait du duc de Ségovie, jointe à l’humiliation d’avoir envoyé chercher des renforts pour combattre un enfant de douze ans, les rendait furieux.

— Misérable ! dit l’un d’eux à Antonio en appuyant son poignard sur sa poitrine, tu vas mourir ; et le brigand allait lui donner le coup de la mort lorsque Matagente retint son bras.

— Cet affreux enfant n’évitera pas le sort terrible qu’il a si bien mérité, dit le chef des brigands ; mais, avant de le tuer, il nous faut l’interroger.

Matagente réfléchit pendant quelques secondes, puis, reprenant de nouveau la parole, il s’adressa à Antonio :

— Écoute-moi bien, enfant, lui dit-il, il s’agit pour toi de la vie.

— J’écoute, monsieur le brigand, répondit doucement Antonio, qui ne demandait qu’à gagner du temps pour assurer encore mieux notre fuite.

— J’étais en colère contre toi tout à l’heure, dit Matagente, mais j’avais tort, tu t’es conduit bravement, et je ne puis t’en vouloir de ta bravoure… au contraire… Cette qualité assure mon estime. À présent, sois aussi sincère dans les réponses que tu vas me faire que tu as été courageux dans ta défense… et je te jure qu’il ne te sera pas fait de mal. Dans le cas où tu voudrais me tromper encore, ta vie paierait ta perfidie… et prends bien garde… car ce serait une mort horrible que tu aurais à souffrir ! M’as-tu bien compris ?

— Oui, monsieur le brigand, dit Antonio, et je suis prêt à vous répondre.

— C’est bien. Quelles personnes se trouvaient avec toi lorsque nous avons commencé à vous poursuivre ?

— Mon père adoptif, Andres le muletier, le duc de Ségovie, sa fille et son serviteur.

— Nos renseignements étaient exacts, murmura Matagente comme se parlant à lui-même, c’était bien le duc de Ségovie. Puis, élevant la voix :

— Sais-tu le chemin qu’ils ont pris ? demanda-t-il à Antonio.

— Oui, je le sais, répondit ce dernier sans hésiter.

— Prends bien garde de nous tromper ! Et quel est ce chemin ?

— C’est le sentier à droite, qui se trouve dans la clairière située au bout du défilé, répondit Antonio d’une voix ferme et assurée.

— Allons, en route, s’écria Matagente en s’adressant à ses voleurs, peut-être rattraperons-nous encore ces voyageurs. Puis, se retournant vers deux de ses hommes qui avaient de sinistres figures, le chef ajouta en leur désignant Antonio :

— Quant à vous, attachez cet enfant par les bras et placez-le ensuite entre vous deux ; puis, au moindre indice de trahison ou de mauvaise foi de sa part, plongez-lui vos poignards dans la gorge.

Antonio tendit de lui-même ses mains aux brigands qui les lui lièrent solidement avec une forte corde, et la troupe de brigands se mit aussitôt à la poursuite des voyageurs.

V

Lorsque nous eûmes quitté Antonio, après l’avoir embrassé mille fois comme je vous l’ai déjà dit, le duc de Ségovie, Pérez et moi, nous nous mîmes à courir tant que nos forces nous le permirent. Pauvre enfant, disait de temps en temps le duc sans pouvoir retenir ses larmes. Noble Antonio ! comment pourrai-je jamais te prouver ma reconnaissance ! Ah ! si ce n’eût été pour ma chère Rafaela, jamais je ne l’eusse abandonné !

Nous étions au moins déjà à une lieue et demie du défilé, lorsque le bruit produit par plusieurs fusils que l’on armait, nous fit nous arrêter.

— Rendez-vous ! s’écria bientôt après une voix forte et accentuée.

Et tout aussitôt nous fûmes entourés par une grande quantité de gens qui tournèrent leurs armes contre nous.

— C’est une seconde troupe de brigands, me dit le duc. Le dévouement d’Antonio aura été perdu pour nous.

Le duc de Ségovie se trompait ; ce n’étaient point des brigands, mais bien au contraire des soldats qui venaient de nous arrêter. Malheureusement, la joie que nous causa cette découverte se changea bientôt en désespoir, lorsque l’officier qui commandait ce détachement nous apprit qu’il se tenait, depuis la veille, en embuscade dans la forêt pour s’emparer du duc de Ségovie, et qu’il nous demanda nos passeports.

— Ah ! monsieur l’officier, il s’agit bien du duc de Ségovie que nous autres, pauvres muletiers, nous ne connaissons pas, m’écriai-je ; un des nôtres vient de tomber entre les mains du célèbre brigand Matagente.. An nom du ciel, venez à son secours !

— Est-ce bien vrai ce que vous nous dites-là ? nous demanda l’officier.

— Oh ! je vous le jure ! Mais venez, venez, monsieur l’officier… ce serait une si grande gloire pour vous de vous emparer de ce terrible Matagente… Cela vous ferait nommer capitaine…

— Eh bien ! allons, s’écria l’officier.

Cette fois, l’espoir de délivrer Antonio me fit si bien oublier ma fatigue, que c’était avec peine que les soldats pouvaient me suivre. Enfin, après une heure de marche, nous rencontrâmes les brigands. Un combat, dont le souvenir me fait encore frissonner de crainte aujourd’hui, un combat terrible, acharné, sans pitié, s’engagea entre les brigands et les soldats ! Dieu permit que ces derniers remportassent la victoire. Vous dire à présent ma joie folle, délirante, insensée, lorsque je serrai mon fils adoptif, mon noble et bien-aimé Antonio sain et sauf, contre mon cœur, me serait chose impossible. Il y a des bonheurs tellement grands que la plume ne peut les décrire.

— Andrès, me dit Antonio après m’avoir rendu mes caresses, profitons du trouble qui suit la bataille pour sauver le duc. Personne ne songe à lui à présent, et la fuite lui devient aisée.

En effet, l’officier occupé à faire garrotter les brigands, à relever ses blessés et, par-dessus tout, enivré par la victoire qu’il venait de remporter, ne songeait guère à nous, et nous nous éloignâmes sans qu’il s’’aperçût de notre absence.

C’était à peine si Antonio et moi connaissions le duc de Ségovie, puisque nous ne l’avions jamais vu avant cette mémorable nuit ; mais les dangers auxquels nous avions été exposés ensemble nous avaient donné pour lui une telle affection, que lorsque le lendemain il prit congé de nous, il nous sembla que nous venions de perdre notre meilleur ami.

Le duc, en partant, nous força d’accepter une bague en diamants, qu’il nous fit promettre de vendre, afin d’acheter, avec le prix que nous en retirerions, de nouveaux mulets, pour remplacer ceux que nous avions tués pour faire notre barricade.

— À revoir, mon bien-aimé Antonio, dit-il à mon fils adoptif ; j’emporte avec moi le souvenir des obligations que je vous dois, que je n’oublierai de ma vie… et l’espérance que Dieu, dans sa bonté et dans sa justice, finira par nous réunir un jour à tout jamais.

Deux ans s’étaient écoulés depuis ces événements, dont chaque jour encore nous nous entretenions, Antonio et moi. Mon fils adoptif, toujours aussi studieux, aussi actif, avait perdu sa charmante gaieté.

— Mon Dieu, mon cher Andrès, me disait-il parfois avec un soupir, que je voudrais avoir des nouvelles du due de Ségovie et de sa petite Rafaela ! J’ai peur qu’il ne leur soit arrivé quelque malheur.

— Moi aussi, Antonio, je désirerais vivement recevoir de leurs nouvelles, lui répondis-je, mais je doute, hélas ! à vous dire vrai, qu’il se souvienne encore de nous.

Un jour, nous revenions, exténués de fatigue, nous reposer de nos travaux, lorsque nous aperçûmes une magnifique voiture, attelée de quatre chevaux, arrêtée devant notre chaumière. Je n’avais, encore de ma vie, rien vu d’aussi riche et d’aussi beau. De nombreux domestiques, aux magnifiques livrées couvertes de galons d’or, se tenaient attentifs à la portière.

— Ça doit être au moins le roi d’Espagne qui voyage, dis-je à Antonio sans oser avancer.

À peine achevais-je de prononcer ces paroles, un homme sortit de la voiture, prit Antonio dans ses bras et le serra contre son cœur.

— Le duc de Ségovie ! m’écriai-je en le reconnaissant.

— Lui-même, brave Andrès, me dit-il, qui vient payer la dette de reconnaissance qu’il a contractée envers vous et votre fils.

Le duc nous raconta alors qu’après s’être réfugié à l’étranger, il y avait voyagé pendant deux ans ; qu’enfin le roi d’Espagne étant mort, son successeur qui connaissait son innocence, à lui, duc de Ségovie, non-seulement lui avait écrit pour lui permettre de rentrer en Espagne, mais encore pour lui rendre à la cour les emplois qu’il y occupait avant sa disgrâce.

— À présent, mes chers Andrès et Antonio, nous dit-il en terminant, nous ne nous séparerons plus. Je vous emmène avec moi. Cela vous convient-il, Antonio ?

Antonio n’entendit pas cette demande, tant son attention était absorbée par la vue d’une charmante enfant assise dans la voiture.

— Vous regardez ma petite Rafaela, dit le duc en prenant Antonio par le bras ; elle a bien grandi depuis notre fameuse nuit aux aventures… — Rafaela, ajouta le duc en montrant à sa fille Antonio, qui devint rouge comme une cerise, voici ce brave enfant dont je t’ai si souvent parlé, et auquel tu dois de posséder encore ton père. Désormais il ne nous quittera plus.

— Oh ! que je suis contente de cela, papa, s’écria l’aimable Rafaela en battant des mains ; puis, regardant Antonio d’une gentille façon, elle lui dit de sa petite voix la plus douce : — Je serai bien gentille pour vous et je vous aimerai bien, mon frère, vous verrez.

Antonio et moi versions des pleurs de joie.

— À présent, messieurs, nous dit l’hôtelier Andrès en regardant une vieille horloge suspendue au mur de la salle où se passait la veillée, voici l’heure de se retirer.

— Et la fin de l’histoire ? lui demandâmes-nous en chœur.

— Quelques mots me suffiront : Le duc, en découvrant l’instruction qu’Antonio avait acquise seul, sans maître, à force de travail, sentit redoubler à tel point l’amitié et l’estime qu’il lui portait déjà, qu’il finit par l’adopter et par lui faire porter son nom. Aujourd’hui Antonio, l’ancien muletier, est général dans l’armée espagnole, riche à millions, et de plus l’heureux époux de la bonne et charmante Rafaela.

Quant à moi, ne pouvant m’habituer aux usages des villes, je me suis retiré dans cette hôtellerie que le duc m’a achetée. Voilà mon histoire terminée, bonne nuit, messieurs.

— Ça ne fait rien, dit un des auditeurs en se levant, votre Antonio a joué de bonheur !

— C’est possible, dit Andrès, mais il le méritait. Or, moi, qui devenu âgé et qui, par conséquent, ai beaucoup vu, je puis vous assurer d’une vérité qui, pour être aussi vieille que le monde, n’en est que plus vraie pour cela : c’est que non-seulement la vertu conduit au ciel, mais qu’elle trouve toujours auparavant ici bas sa récompense.

FIN DU MULETIER DE LA SIERRA-MORENA.