Les Peintures antiques au musée de Naples

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Les Peintures antiques au musée de Naples
LES
PEINTURES ANTIQUES
DU MUSÉE DE NAPLES

LES NOUVELLES DECOUVERTES DE POMPEÏ.

L’intérêt des états exige souvent de sanglantes hécatombes où périssent par milliers les plus jeunes, les plus braves et les plus dignes ; on se réjouit d’une victoire sans trop compter les larmes des mères. Au nom de l’intérêt de la science, non moins indiscutable que l’intérêt des états, les générations modernes ne sont-elles point pardonnables de se réjouir de la grande éruption du Vésuve de l’an 79, catastrophe qui ensevelit cinq villes, qui causa la mort de plus de la moitié de leurs habitans, et qui plongea les survivans dans toutes les misères ? Sans cette bienheureuse cendre volcanique, qui a comme embaumé les antiques cités des Osques, que resterait-il de Pompéi et d’Herculanum ? Il en resterait ce qu’il reste de Capoue, ce qu’il reste de Corinthe, ce qu’il reste de Brindes : une colonne isolée, les gradins d’un amphithéâtre, les substructions d’un temple, une stèle fruste, une inscription sur la paroi d’un sarcophage, et, à plusieurs pieds sous terre, une poignée de médailles à côté de quelques fragmens de poteries. La vie intime de l’antiquité, à laquelle nous a soudain initiés Pompéi, serait fermée. Il y aurait bien les livres ; mais lire est peu, si on ne voit, si on ne touche. À Pompéi, dans ces rues étroites, à hauts trottoirs, parsemées au milieu de grosses pierres, afin qu’on put les traverser à pied sec durant les grandes pluies, dans ces maisons et dans ces villas où l’on retrouve la distribution compliquée donnée par Vitruve, où l’on pénètre en client dans l’atrium, en ami dans le peristylum, en maître dans le triclinium et dans le venereum, devant ces fontaines publiques, ces carrefours, sur ces dalles du forum, contre ces murailles historiées des graffiti des enfans, des amoureux et des oisifs de la ville morte, il semble qu’on se rappelle avoir vécu au siècle d’Auguste. Ce qui dans les textes était presque inintelligible devient familier.

Sans les fouilles de Pompéi et d’Herculanum, toute une branche de l’art antique, la peinture, serait inconnue. Sauf les quelques fresques trouvées à Rome au XVIe siècle et les quelques décorations découvertes récemment au mont Palatin, on en serait réduit à parler des peintures antiques à peu près comme les aveugles parlent des couleurs. D’ailleurs les dix-huit cents peintures réunies au musée Borbonico, au Vatican, ou encore en place à Pompéi et au Palatin, ne suffisent pas pour connaître la peinture antique ; mais elles peuvent servir à l’étudier. Mise en comparaison avec les innombrables œuvres des Polygnote, des Panaenos, des Zeuxis, des Parrhasios et des Apelles, mentionnées par les auteurs, la collection, unique au monde, du musée de Naples, paraît bien pauvre. Telle qu’elle est cependant, c’est une précieuse épave d’un art disparu, et qui fut un grand art. Quelle variété de sujets dans ces peintures ! Quelle science et quelle beauté de composition ! quelle vigueur, quelle légèreté, quelle souplesse de touche ! quelle grâce d’attitudes ! quelle noblesse de style ! quelle perfection de dessin et quelle harmonie de couleur !

C’est les yeux encore éblouis par les merveilles de la peinture moderne que renferment les musées, les églises, les palais de Parme, de Florence et de Rome, que nous avons vu pour la première fois les peintures antiques du musée de Naples. Une telle préparation aurait pu rendre sévère pour ces peintures : il n’en fut rien ; nous n’eûmes pas de désillusion. Les peintures de Pompéi et d’Herculanum sont infiniment supérieures à l’idée que s’en forment même les fanatiques de l’art grec. Et cependant toutes leur sont bien connues : mille fois ils ont feuilleté les recueils spéciaux où ces peintures sont reproduites au trait ou en couleur, et ils ont étudié les savans commentaires qui accompagnent les planches ; mais tout autre est l’impression qu’on ressent en voyant les peintures elles-mêmes. À ceux qui les connaissent pourtant bien, ou plutôt qui croient les connaître, elles semblent nouvelles. C’est pour eux comme une révélation. Ils s’aperçoivent que les gravures ne leur ont rien montré et que les commentaires leur ont appris beaucoup de choses, mais non point ce qu’il eût fallu leur apprendre. Les gravures sont sèches et dures, et dans les contours et dans les passages de tons à tons ; au contraire ce qui caractérise les originaux, c’est la morbidesse et l’harmonie. Pour les commentateurs, ils jugent et ils expliquent trop en érudits, pas assez en artistes. Ils s’inquiètent beaucoup plus d’entasser textes sur textes, inductions sur inductions, hypothèses sur hypothèses, afin de découvrir les sujets d’une composition ou la symbolique d’une figure, que de décrire cette composition ou cette figure. Ils font ainsi de très intéressantes dissertations mythologiques et historiques ; mais il semble qu’ils aient eu des yeux pour ne pas voir. Chercher à voir et à dire ce que nous avons vu, tel a été notre but. Ceci n’est donc point une étude archéologique ; c’est tout simplement ce qu’on appelle un salon, un salon sous le règne de Néron.


I.

Les peintures antiques exposées au musée Bourbon[1] se divisent en trois grandes classes : les peintures d’histoire, types mythiques, figures héroïques, sujets historiques, — les peintures de genre, scènes d’intérieur, ouvriers et artisans au travail, jeux d’amour, génies ailés, danseuses et musiciennes, grylles, grotesques, mimes, funambules, — les peintures purement décoratives, paysages, marines, animaux, motifs d’architecture, arabesques, masques comiques et tragiques, fleurs, natures mortes.

Au nombre des peintures historiques, il faut placer en première ligne le Thésée vainqueur du Minotaure. Le héros athénien, debout au milieu du tableau, est nu. Ses formes sont fortes, mais une proportion parfaite les fait élégantes. La tête très petite et le col massif comme un fût de colonne semblent empruntés au type d’Hercule jeune. Dans la main droite, Thésée tient le bâton noueux qui lui a servi à terrasser le monstre. Il abandonne sa main gauche à un éphèbe qui la lui embrasse ; un autre se prosterne à ses genoux, tandis qu’une jeune vierge, aussi sauvée de la mort par le magnanime fils d’Egée, touche religieusement sa massue. À ses pieds gît le Minotaure, vu en raccourci. Son corps de colosse, charnu et musclé, s’étend en pleine lumière, et sa monstrueuse tête de taureau, qui semble mugir encore, se modèle puissamment dans l’ombre. L’ensemble de cette peinture est d’un grand caractère. Le Thésée est superbe. Par le calme et la noblesse de son attitude, par l’expression sereine de son visage, par la perfection de ses formes, on dirait une statue de la belle époque. Les enfans sont charmans aussi dans leurs poses variées et pleines de grâce. Il n’y a rien à reprendre à la composition. Les lois classiques y sont observées avec autant de fidélité que d’adresse.

On sait que Hercule, — « le héros au triple talent, » comme il a été dit, — tout en nettoyant les étables d’Augias, séduisit sa fille Auge. Celle-ci eut un fils qu’elle abandonna sur le mont Parthénion pour cacher sa faute. Des bergers recueillirent l’enfant et le firent nourrir par une biche. On le nomma Télèphe en souvenir de la biche. C’est cette scène de l’enfance de Télèphe qui fait le sujet d’une des plus importantes peintures de la galerie, comme dimension et comme valeur. Tout en bas de la composition, à droite, au premier plan, Télèphe, à demi couché et se soulevant sur un bras, tète la biche, tandis que l’animal, peint en demi-raccourci, retourne la tête pour lui lécher les genoux. Rien de plus joli que ce groupe. La flexion du cou de la biche, très habilement traitée, est gracieuse et naturelle. Un énorme Hercule, vu de dos, portant tous les attributs du héros des douze travaux : la peau de lion, le carquois, la massue, regarde tendrement l’enfant. Une figure ailée, qu’on croit être le génie de la Paix ou de l’Abondance, plane au-dessus de l’Hercule. Au second plan se montre assise sur un flot de nuages une femme majestueuse. La tête ornée d’une couronne de fruits, elle est vêtue d’une tunique sans manches, par les échancrures de laquelle sortent de beaux bras cerclés de bracelets d’or, et d’un pallium vert-bronze, dont les extrémités retombent sur les genoux. Les seins se dessinent sous les mille plis transparens de la tunique safranée. Au-dessus de cette belle figure, qui représenterait, selon les commentateurs. Auge ou quelque divinité champêtre, sourit la tête d’un jeune satyre. Sa physionomie, gaie et railleuse, est vivante. On ne peut, en la regardant, ne pas se rappeler le gamin napolitain qui a ouvert la portière de la voiture à l’entrée du musée. Cette œuvre, d’une exécution un peu dure dans certaines parties, a un grand aspect de puissance. Au point de vue de la composition, on ne saurait nier cependant l’effet disgracieux, deux fois reproduit, du satyrisque qui semble émerger de la tête d’Auge, et de l’Abondance qui paraît sortir de la tête d’Hercule, comme Minerve s’élança de la tête de Jupiter. La couleur est d’une belle harmonie. D’ailleurs, sauf les draperies, qui sont vert-bronze, rouge, safran et jaune-brun, les tons peuvent presque se réduire à deux : le brun-rouge pour les deux hommes et les animaux, le jaune tirant sur le rose pour l’enfant et les deux femmes.

Quelle que soit la valeur de l’Enfance de Télèphe, il faut admirer plus encore une figure de femme, de grandeur naturelle, qui se trouve dans la même salle. Habillée d’un vêtement de dessus pourpre et d’une de ces longues tuniques à manches portées dans les colonies romaines de l’Afrique, elle est debout sur une terrasse qui peut-être domine la mer. Ses bras tombent le long de son corps, et ses mains, qui se rejoignent et se croisent au-dessous de la ceinture, tiennent par la poignée un glaive dans son fourreau. Cette attitude, qui dans son abandon conserve encore tant de noblesse, et ce visage, d’une si pure beauté et d’une si vive expression de douleur, sont d’une impression indicible. C’est beau et grand comme certaines figures drapées de l’école de Phidias. On croit que le peintre a voulu représenter Didon après le départ d’Énée ou Médée après la trahison de Jason. Peut-être aussi est-ce une Phèdre. Dans l’antiquité, le type de Werther n’existe pas ; c’est la femme qui joue le rôle des désespérés d’amour.

Le Centaure Chiron apprenant à Achille à jouer de la lyre est une des œuvres les plus parfaites du musée. Le centaure, monstrueux, le torse à demi couvert d’une peau de bête, entoure de ses énormes bras le corps divin d’Achille adolescent. Il lui montre sur la cithare les cordes qu’il doit toucher. Achille est nu, vêtu seulement d’une légère chlamyde attachée à l’épaule par une agrafe d’or et flottant sur le dos. Qu’on se rappelle le mouvement et la pose de la chlamyde de l’Apollon du Belvédère. La tête fière d’Achille, toute ceinte d’un flot de cheveux bruns et frisés qui font ressortir la pâleur ivoirine de la peau, a le charme et la noblesse. Le corps, dont les formes sont choisies, les contours purs, le modelé moelleux, est élégant et élancé, mais sans gracilité. La tonalité générale est ambrée. Ce qui fait l’originalité de cette composition, bien liée et se tenant comme un groupe de marbre, c’est l’opposition du corps frêle d’Achille et du torse massif du centaure. Chiron est certes trois fois plus grand et quatre fois plus gros que son élève. Or l’éclat, le relief et les proportions accomplies du corps de l’Achille font que dans le tableau on ne voit que lui. Le Chiron, placé presque dans la pénombre, tandis que l’Achille apparaît en pleine lumière, est sacrifié, de même que dans un beau portrait équestre le cheval doit par quelque savant artifice être sacrifié au cavalier.

Non loin de l’Achille et Chiron, un simple fragment, une tête de femme très largement peinte, attire le regard. Comme il n’y a pas de parti-pris d’ombre et de lumière et que les demi-teintes se confondent au lieu de se fondre, le modelé manque, et la face paraît plate ; mais les traits sont admirablement dessinés, et les cheveux bouclés jetés comme en se jouant.

La belle peinture qui représente les trois Grâces se retrouve trait pour trait dans le célèbre tableau de Raphaël, les Trois Grâces, dont les copies sont nombreuses et les reproductions innombrables. Chez Raphaël, les figures sont moins grandes que dans la peinture du musée de Naples, mais c’est la même composition, les mêmes attitudes, les mêmes formes, les mêmes expressions. C’est aussi la même grâce et le même charme. Il ne faut pourtant pas se hâter d’accuser le Sanzio d’avoir copié la fresque, car cette antique ne fut découverte qu’en 1760 ; mais au temps de Raphaël il y avait dans une église de Sienne le fameux groupe antique des Trois Grâces. Sans doute les Siennois prenaient ces trois Grâces pour les trois Vertus théologales, de même qu’aujourd’hui encore les Romains croient faire leurs dévotions à saint Pierre en s’agenouillant pieusement, dans l’église de Saint-Pierre, devant une statue de bronze de Jupiter Capitolin. Quoi qu’il en fût, si Raphaël ne pouvait connaître la peinture des Trois Grâces, il connaissait à coup sûr le groupe de marbre. Or la peinture de Pompéi, le groupe de Sienne et le tableau de Raphaël sont identiques. On doit donc croire que la peinture est une imitation, faite par un peintre campanien, du groupe de marbre qui devait plus tard être imité par Raphaël. Comme composition, ces trois œuvres ne se distinguent entre elles que par des dissemblances à peine appréciables ; mais, chose tout au moins singulière, le tableau se rapproche certainement plus de la peinture antique, que Raphaël n’avait jamais vue, que du marbre de Sienne, qu’il connaissait bien. C’est que le génie du peintre est différent du génie du sculpteur. Raphaël, en faisant un tableau d’une statue, a appliqué les procédés mêmes qu’un peintre campanien avait employés quinze siècles auparavant.

On ne saurait ne pas s’arrêter devant deux rares spécimens de la peinture archaïque trouvés à Pœstum. L’un, la Mort de Patrocle, semble imité de la grande sculpture du fronton du temple d’Égine ; l’autre, qui est comme une frise peinte, représente de forts et beaux jeunes gens, armés et vêtus dans le style du célèbre Soldat de Marathon et des guerriers grecs figurant sur les plus anciens vases. C’est une sorte de procession d’hommes armés ; quelques-uns d’entre eux sont à cheval. Par leur crinière dure et courte, leur large encolure, leurs formes ramassées, les petits chevaux qu’ils montent rappellent ceux de la frise du Parthénon.

Le plus souvent, c’est moins la valeur intrinsèque de l’œuvre que le sujet ou les circonstances de la découverte qui la font célèbre. Les Noces aldobrandines, la peinture antique la plus connue, sont bien inférieures à la Dircé, au Sacrifice à Diane, à la Pasiphaê du musée du Vatican, au Thésée, à l’Achille, aux Trois Grâces, au Têlèphe, à la Didon, aux Bacchantes du musée de Naples ; mais c’est la première peinture antique importante qui ait été découverte. De même pour le Sacrifice d’Iphigénie. Les érudits ont beaucoup disserté sur cette peinture, qui est cependant une des plus médiocres de la galerie Bourbon. La facture en est sèche, le dessin défectueux. Il n’y a pas à parler de la couleur, qui parcourt toute la gamme des tons terreux et des tons ternes ; la composition enfin ne se lie pas. À droite, le sacrificateur, tenant un long poignard, attend la victime près de l’autel sur lequel elle doit périr. Au centre, deux jeunes gens portent Iphigénie, qui lève les bras au ciel comme pour implorer l’intervention divine. À la gauche du tableau, Agamemnon s’appuie contre une stèle de marbre qui supporte la statuette de l’Artémis Taurique. Pour ne pas voir l’affreux holocauste, le Roi des rois se détourne et s’enveloppe la tête de son manteau. C’est à cause de cette attitude que les érudits ont tant discuté. Ils ont rappelé que le célèbre peintre grec Timanthe, vainqueur de Parrhasios dans un concours, a peint un Sacrifice d’Iphigénie dont Cicéron, Quintilien et Pline nous ont laissé la description. Timanthe représenta Agamemnon la tête couverte. Il agit ainsi, dit Cicéron, parce qu’il ne pouvait pas surpasser les diverses expressions de douleur qu’il avait déjà données aux autres figures, — selon Pline, parce qu’il ne voulait pas violer la loi de l’art qui défend de montrer un visage en larmes. Or, Agamemnon la tête drapée se voyant aussi dans la peinture du musée de Naples, certains archéologues en ont conclu que cette peinture est une copie du tableau de Timanthe. Quelle puissance et en même temps quelle simplicité d’argumentation ! Il y a pourtant quelques objections à faire. D’une part, Timanthe n’avait voilé le visage d’Agamemnon ni pour ne pas violer la loi esthétique, ni parce qu’il ne pouvait trouver une expression de douleur assez vive. Il l’avait fait tout simplement parce que la tradition antique le voulait ainsi. Le peintre avait lu sans doute ces vers de son contemporain Euripide : « Agamemnon voit Iphigénie s’avancer vers l’autel fatal. Il gémit, il détourne la vue, il verse des larmes, il se couvre la tête de son pallium. » Ainsi il appartenait autant à un décorateur obscur de la Campanie qu’au grand peintre de l’île de Cythmos de se conformer et à la tradition et au dénoûment de la tragédie d’Euripide. D’autre part, à l’époque où cette œuvre fut peinte, vraisemblablement vers le milieu du Ier siècle de l’ère chrétienne, le récit de Cicéron et peut-être même celui de Pline étaient connus. Pourquoi donc un peintre ayant à représenter un sacrifice d’Iphigénie n’eût-il pas eu l’idée de prendre une attitude qui avait si bien réussi à Timanthe ? Mais pour l’honneur de l’art antique on doit se refuser à voir dans cette fresque d’un ordre très inférieur la copie d’un des chefs-d’œuvre de la peinture grecque.

Cette étude n’est point un catalogue : aussi devons-nous passer rapidement devant une multitude de peintures d’histoire qui mériteraient de longues haltes et de sérieuses descriptions. Il faut parler seulement d’un certain nombre d’œuvres qui sont pour ainsi dire typiques : sur les autres, on ne pourrait guère que se répéter ; mais, parmi celles-ci, combien de compositions originales, combien de figures nobles ou charmantes ! Dircé attachée aux cornes d’un taureau, imitation du groupe de marbre connu sous le nom de Taureau Farnèse ; Briséis enlevée à Achille, composition compliquée et d’un habile agencement ; Ariadne abandonnée, figure d’un profond sentiment de mélancolie qui s’accuse dans l’attitude du corps comme dans l’expression du visage ; Latone et les Niobides, rare modèle de peinture monochrome, peint sur marbre et signé de l’Athénien Alexandre ; un superbe Génie de Minerve se détachant en clair sur fond noir ; un Apollon citarœde d’un ton rouge-brique et d’un dessin dur, à la David ; le Jugement de Pâris, le Bacchus et le Faune, et l’Hermaphrodite, peintures restées en place à Pompéi ; un Narcisse nu, se mirant dans l’eau qui réfléchit son visage ; Thésée, le Centaure et Hippodamie, peinture monochrome sur marbre d’un très beau mouvement ; Satyre embrassant une bacchante, figures admirablement groupées ; Vénus pleurant la mort d’Adônis, œuvre accomplie, malheureusement trop dégradée ; Péronée allaitant son père Cimon dans la prison, composition d’une belle simplicité, — quelle charmante pudeur dans le geste de la femme qui découvre son sein ! — Hercule entouré de bacchantes, peinture magistrale, pleine d’expression et de relief.

Dans les galeries du musée Bourbon, on n’est transporté qu’au Ier siècle de l’ère chrétienne, car toutes les peintures datent de ce temps, — de l’an 1er  à l’an 79, — et déjà on peut dire : Les dieux s’en vont. Les grands dieux du polythéisme gréco-romain n’ont pas inspiré les artistes campaniens ; c’étaient les divinités inférieures, les demi-dieux, les héros, qui les séduisaient. Ils ne cherchaient plus ce qui enseigne et ce qui élève ; ils cherchaient ce qui charme et ce qui émeut. Ils avaient abandonné l’Iliade, qui était le livre des maîtres grecs, pour les Métamorphoses d’Ovide ; ils étaient descendus de l’Olympe sur la terre. Leurs types préférés, c’est Narcisse, c’est l’hermaphrodite, c’est Adonis, c’est Ganymède, c’est Omphale, c’est Andromède, ce sont les bacchantes, les nymphes, les néréides, les centauresses, les satyres, les faunes et les amours ; ce sont surtout ces femmes que le peintre antique dont on voit les œuvres dans la salle des Noces aldobrandines, au Vatican, avait représentées : les amantes malheureuses, Didon, Médée, Dircé, Pasiphaé, Ariadne. Même lorsqu’ils peignent quelque grand dieu ou quelque héros fameux, bienfaiteur de l’humanité, les peintres de la décadence ne le mettent en scène que dans ses aventures galantes. Minerve et Junon n’apparaissent que pour être jugées par Paris, Vénus que pour pleurer la mort d’Adonis. Thésée parle à Ariadne, Persée embrasse Andromède, Achille console Briséis ; Hercule file aux pieds d’Omphale ou folâtre avec des bacchantes. Ils ne sauraient peindre Jupiter, le maître des hommes et des dieux, que sous la figure du cygne de Léda. Certes quelques peintures du musée de Naples attestent qu’un petit nombre de peintres voulaient encore lutter contre la mode ; mais leur talent, qui n’était pas à la hauteur de leurs aspirations, les trahissait. Les rares peintures qui représentent les types divins du cycle homérique sont inférieures, et comme dessin, et comme couleur, et comme composition, à celles dont les demi-dieux et les héros font le sujet. Pour peindre les dieux d’Homère, il faut de grands artistes, comme les maîtres grecs du siècle de Périclès et du siècle d’Alexandre, et les peintres de la Rome impériale n’étaient que de merveilleux ouvriers.


II.

À côté des peintures d’histoire, qui se recommandent par le beau style, la composition sévère, les attitudes pleines de noblesse, il y a les peintures de genre, qui ont la grâce, le charme, l’imprévu, aussi bien dans le sujet que dans la composition.

Comment ne pas s’arrêter de longues heures devant ces adorables figures, si souvent reproduites, mais jamais assez admirées, qu’on désigne sous le nom générique de Danseuses d’Herculanum ? Ce sont des bacchantes, des nymphes, des néréides, des muses, des heures, des grâces, des canéphores, des erréphores ; mais les maîtres de l’antiquité figurée les ont appelées les Danseuses, parce que les peintres ont vraisemblablement voulu représenter ces saltatrices, ces tympanistrias, ces aulètrides, ces mimes, ces ludiones, ces joueuses de cythare, de lyre, de harpe syrienne, de crotales et de cymbales, qui, dans les salles de festin et même sur les théâtres, imitaient les danses sacrées des vierges de Sparte et d’Athènes et les danses mythologiques des nymphes et des bacchantes. Un jour que Caton assistait au spectacle des jeux floraux, le respect qu’inspirait cet austère citoyen empêchait la multitude de demander que, selon la coutume, les danseuses se montrassent nues. Caton, averti par un de ses amis assis à ses côtés, sortit aussitôt du théâtre, afin que sa présence n’empêchât pas d’observer les rites accoutumés. Les Parisiens d’aujourd’hui diront que Caton ne pouvait moins faire. Au musée de Naples, on peut compter jusqu’à quarante de ces danseuses. Plusieurs d’ailleurs semblent être de la même main, et douze d’entre elles ont été découvertes, au siècle dernier, dans des fouilles entreprises sur l’emplacement présumé de la première Pompéi. Elles faisaient sans doute partie d’un système de décoration générale pour quelque grande pièce. Ces figures, traitées décorativement, ne posent pas à terre ; elles s’enlèvent en clair au milieu du panneau, sur champ rouge, brun ou noir. Les unes sont à demi nues ; autour d’elles flottent des draperies légères, de couleurs rompues, qui ménagent le passage des carnations au ton dur et uniforme du champ. D’autres sont enveloppées de ces tissus transparens, bleu clair, vert-bleu, hyacinthe, pourpre, safran, que les anciens nommaient vitreœ vestes. Sous ces voiles de verre, on sent la chair qui palpite, les reliefs qui se modèlent, les dépressions qui s’accusent ; on voit le mouvement des membres et le jeu des muscles. D’une main, cette tympanistria tient au-dessus de sa tête un tambourin qui projette une ombre portée très vive sur son buste nu ; de l’autre main, dont les doigts se ferment, elle fait résonner l’instrument. Cette danseuse, la jambe droite jetée en avant, la jambe gauche repliée en arrière, écarte de ses deux mains son vêtement safrané, comme si elle voulait apparaître dans sa sublime nudité. Celle-ci, dont la chevelure blonde est dénouée et flotte au vent, renverse la tête ; son bras, étendu tout droit, déploie son ample bassora vert de mer. C’est une bacchante en proie au délire divin. Celle-là, couronnée de roseaux et vêtue pudiquement, semble dans son mouvement lent se laisser glisser le long de quelque talus humide ; c’est une naïade. Cette autre, tout enveloppée d’une draperie flottante formant capuchon au-dessus de sa tête, porte une cassette d’or. Elle paraît planer dans l’éther. On croit voir la grande image de la nuit apportant le repos et les songes heureux aux humains. Ces gracieuses figures, on les voudrait de grandeur naturelle ; mais on ne saurait dire leur vénusté, leur souplesse, leur légèreté, leur élégance, leur « enlèvement. » C’est la danse elle-même : la danse des nymphes, la danse des fées, la danse des péris, la danse des elfes, la danse des willis !

La Néréide couchée sur un cheval marin et la Néréide couchée sur un tigre marin sont traitées de la même façon que les Danseuses. Elles se détachent en clair sur champ rouge. Ces deux belles peintures, qui se faisaient pendant et qui semblent du même artiste, ont été trouvées en 17(58 dans les excavations de Gragnano. La néréide au cheval marin est nue et vue de face ; l’autre, également nue, est vue de dos. Elle tient le tigre par le cou et lui verse à boire dans un plat d’or. L’expression des têtes, la grâce des mouvemens, la jolie silhouette des figures, qui sont d’ailleurs très bien modelées, font de ces peintures deux œuvres accomplies.

Une des fresques les plus connues, sinon une des meilleures du musée de Naples, est la fameuse Marchande d’amours. La gravure l’a popularisée, et un ingénieux peintre contemporain s’en est inspiré. Dans une petite pièce, éclairée d’un seul côté, la marchande d’amours, le sein découvert ainsi que l’ont les nourrices, est assise devant une cage d’osier qui renferme encore un petit amour. La commère tient un autre amour par les deux ailes, à peu près comme les marchandes de la halle tiennent un poulet. Elle le montre à deux jeunes femmes groupées à l’extrémité opposée du tableau. L’une d’elles est assise ; l’autre, restée debout, s’appuie sur l’épaule de son amie. Un amour que sans doute ces belles dames ont déjà acheté se penche vers elles et les regarde. La symbolique de cette composition, dans laquelle nous ne voulons pas nous égarer, a longtemps occupé, et sans résultat, la critique savante. C’est le sujet qui a fait la célébrité de ce petit tableau, comme il en fait à peu près tout le mérite. Le parti-pris hardi et original des ombres et des lumières mérite bien d’être loué ; mais le coloris est terne, le dessin incorrect (la jambe trop longue de la femme assise), la composition picturale peut-être un peu élémentaire.

La marchande d’amours avait sa place marquée au musée Bourbon. Quand elle aura vendu tous les amours qui remplissent son panier, combien pourra-t-elle encore en vendre ! car il y a une nombreuse série de peintures antiques consacrée aux amours et à leurs jeux. Les uns se parent des armes de Mars, les autres tourmentent les colombes de Vénus ; ceux-là soufflent dans de doubles flûtes ou embouchent des conques marines, ceux-ci touchent les cordes des lyres hexachordes ou agitent de légers tympanons. D’autres courent, dansent, sautent ; d’autres tirent de l’arc, chassent, pèchent, domptent des chevaux, montent des dauphins, conduisent des hippogriffes. Il en est qui jouent à cache-cache ; il en est qui s’effraient mutuellement avec des masques tragiques. Tous les jeux, tous les exercices, toutes les espiègleries, tous les caprices ! La manière dans laquelle sont peints ces amours n’est pas moins variée. Ici il y a la tonalité dorée du Corrège, là la tonalité cuivrée du Giorgione. On retrouve les ombres portées violemment accusées à la Prud’hon, les torses savamment modelés à la Raphaël. Des expressions de têtes ineffables font penser à Greuze, des bras et des jambes potelés, marbrés de mignardes fossettes, rappellent Boucher. Les amours des en-tête et des culs-de-lampe de Moreau le Jeune, d’Eisen, de Gravelot, pour les Baisers, Zélis au bain, les Saisons, le Décaméron, les Chansons de Laborde, ne sont ni plus spirituels, ni mieux inventés que ceux-ci.

Des scènes de la vie privée, ou, à vrai dire, de la vie très intime, sont rendues et traitées avec une grâce indicible. Le groupe si bien composé du jeune patricien et de sa maîtresse a la pureté des lignes et l’harmonie des couleurs. Dans le venereum de la maison du faune, à Pompéi, il y a une peinture du même genre et non moins remarquable. C’est une homme qui tient une jeune femme entre ses bras. Elle se défend, elle est pudique. Ce n’est point la volupté, c’est l’amour. Un autre peintre a représenté la fin d’un repas. Un jeune homme à demi couché sur le biclinium vide un rhyton d’un trait, tandis qu’à ses pieds une femme fait un signe à quelque esclave. Comment ne pas admirer aussi cette adorable figure de femme, qui, assise et ses vêtemens tombés jusque sur ses genoux, arrange ses cheveux en se regardant dans un miroir d’acier poli ? Elle n’a point l’expression de coquetterie d’une femme moderne. Elle est simple comme une nymphe qui se mire dans une source.

La caricature et cette peinture que les anciens appelaient la ropographie et la rhyparographie ont leurs spécimens dans les fresques de Pompéi et d’Herculanum. Voici Énée, Anchise et le petit Ascagne, coiffés de têtes de chiens, fuyant Troie mise à sac. Voici un scarabée conduisant un char attelé d’un gros perroquet ; on a voulu voir dans cette fresque la satire allégorique de l’empereur .Néron. Voici des pygmées luttant contre des sauterelles, des nains se livrant à des danses grotesques. La représentation des métiers est plus intéressante au point de vue de l’étude de la vie antique, sinon au point de vue de l’art, car toutes ces peintures, d’une spirituelle composition d’ailleurs, sont d’une exécution extrêmement lâchée ; elles n’ont ni dessin ni perspective. La plupart sont à peine esquissées. Il y a des fripiers qui déplient, lustrent et montrent des étoffes, des cordonniers qui essaient à leurs cliens sandales, crépides et brodequins, des foulons qui trempent, foulent et étendent des tissus. Ici on entre chez un quincaillier ; on voit les vases de cuivre, on devine les ciseaux, les pinces et les figules. Plus loin, on visite une boulangerie ; on aperçoit dans un four dix rangées de ces pains en forme de barrette dont les pareils sont exposés à l’étage supérieur du musée. On pénètre dans l’école ; les élèves, rangés en demi-cercle, écrivent sur leur ardoise, tandis que le pédagogue fouette un écolier indocile. Une jeune femme, assise dans un jardin devant un châssis fixé à un pilastre, palette et pinceaux en main et une boîte à couleurs à ses pieds, copie un hermès à tête de Bacchus. Un jeune homme dessine une statue du Forum. Souvent, au lieu de peindre les artisans mêmes, les peintres de Pompéi ont personnifié les génies des métiers sous la figure de petits amours ailés. Il y a les génies des vignerons qui foulent le raisin, les génies des menuisiers qui rabotent les planches, les génies des cordonniers qui parent le cuir, les génies des tisserands qui filent le chanvre.

Où les peintres de Pompéi et d’Herculanum étaient passés et sont demeurés maîtres, c’est dans la peinture purement décorative. Leur féconde et capricieuse imagination a créé là tout un monde factice et miroitant de villas idéales, d’architectures fantastiques, de paysages d’outre-terre et d’horizons invraisemblables, à flore inconnue et à faune chimérique, où l’on voudrait vivre. Sur ces grands panneaux, enduits des couleurs les plus vives et les plus variées, depuis le rouge-brun, le vermillon, le pourpre, le lie de vin, le noir-vert, le noir-bleu et le noir-bronze jusqu’au jaune d’ocre, au jaune d’or, au blanc de l’ivoire et au blanc de la laine, leur pinceau a couru librement, n’ayant d’autre guide que la fantaisie. Ici, c’est un gracieux hémicycle de marbre rose émergeant d’une mer céruléenne ; là, c’est un édifice compliqué, avec portiques superposés, frontons s’étageant à perte de vue, colonnades interminables, hauts escaliers, tours, columbarias, pavillons, balustrades, piédestaux supportant des statues. Les triglyphes, les perles, les rangées de palmettes et d’acanthines, s’incrustent sur toutes les surfaces planes, de même que les algues, les varechs et les fucus s’attachent aux roches sous-marines. Dans d’autres peintures, les plus capricieuses arabesques se tordent comme des serpens, se contournent comme des volutes, fléchissent comme des lianes, grimpent comme des volubilis, pendent comme des stalactites. À des guirlandes de fleurs, longs festons multicolores, grimacent des masques comiques. Homards, lamproies et raies nagent au fond d’une mer transparente. Des paons, au plumage changeant, picorent une énorme grappe de raisin, tandis que des hirondelles rasent la terre et que deux coqs combattent. Une table disparaît presque sous la masse de fruits dont elle est surchargée. Dans une mare s’ébattent des canards ; au milieu d’un bois sautent des chèvres. Il y a des paysages et des marines, des prés qui verdoient et des mers qui moutonnent.


III.

Peintures d’histoire, peinture de genre, peintures décoratives de ce musée, on peut retrouver là presque toutes les écoles modernes, sinon à leur apogée, du moins dans leur principe, leurs moyens d’exécution et leurs aspirations. Il y a les musculatures excessives de Michel-Ange, les formes nobles et les compositions simples de Raphaël, les tons ambrés et la vénusté du Corrège, les tons rouges du Giorgione, les contours secs de David, les ombres portées violemment accusées et la gamme bleuâtre de Prud’hon, les marines animées de Joseph Vernet, les ruines chaudes de Hubert Robert, les amours roses et potelés de Boucher, les inventions capricieuses et charmantes des peintres d’ornemens du XVIIe siècle et des peintres de trumeaux du XVIIIe siècle. Les figures bien dessinées sont de formes choisies, mais le modelé n’est pas poussé aussi loin qu’il le faudrait. La couleur est agréable ; il semble que deux écoles de coloristes y aient présidé. Toutes les peintures peuvent se diviser en deux grandes séries : les peintures dont la tonalité est rouge-brique, à la Giorgione, les peintures dont la tonalité est jaune ambre, à la Corrège. Les premières sont généralement dures de dessin ; les secondes au contraire ont des contours souples et fondus dans la pâte. D’ailleurs les œuvres des peintres campaniens ont plus d’harmonie que d’éclat. Est-ce parti-pris d’école, action du temps, ou résultat du procédé de peinture employé ?

Il convient de dire à ce propos que l’on a reconnu trois procédés divers dans les peintures antiques découvertes à Rome et aux environs de Naples : la fresque, la détrempe, l’encaustique. Les traits des contours imprimés en creux sur l’enduit, qu’on distingue dans certaines peintures, prouvent qu’elles ont été peintes à fresque. D’autres peintures qu’on a laissées en place à Pompéi, exposées à l’air et à la pluie, vont chaque année s’effaçant. Or une des caractéristiques de la peinture à la détrempe est de se dégrader très rapidement à l’action de l’air et à l’action de l’eau. Pour l’encaustique ou peinture à la cire, a-t-on les mêmes certitudes ? Il faut le croire, car il n’est pas douteux qu’on ait eu l’idée à Naples de sacrifier quelques fragmens sans importance et de les soumettre à l’analyse chimique ; probablement on y a découvert de la cire. Si cette expérience n’a pas été tentée, rien ne peut autoriser à penser qu’il y ait des encaustiques au nombre des peintures du musée de Naples. D’une part en effet, toutes ces compositions semblent peintes d’après le même procédé, et, s’il est assez difficile de distinguer à première vue une fresque d’une détrempe, il serait fort aisé, croyons-nous, de reconnaître une peinture à l’encaustique, car, selon les auteurs, ces peintures étaient d’un éclat surprenant. D’autre part, on ne se servait le plus souvent de l’encaustique que sur des panneaux de bois et sur des plaques d’ivoire ou de toute autre matière dure[2]. Pour les peintures sur mur, à l’intérieur ou à l’extérieur, on employait surtout la fresque ou la détrempe. Or, sauf quelques marbres monochromes, il n’y a au musée que des peintures murales. Enfin la peinture à l’encaustique a défiait le temps, » dit Pausanias. Synésius raconte aussi que la Bataille de Marathon, peinture à l’encaustique de Polygnote, placée sous un portique découvert d’Athènes, subsista jusqu’au commencement du IVe siècle de l’ère chrétienne. Les peintures de Pompéi et d’Herculanum ne « défient pas le temps, » puisque, laissées à l’air, elles perdent bientôt leurs couleurs. Les objections émises ici n’ont d’ailleurs rien d’absolu, car il y avait trois ou au moins deux procédés différens d’encaustique, et celui qui consistait à peindre avec des pinceaux imprégnés de cires liquéfiées, — c’était celui qu’employaient les décorateurs de Pompéi, comme le plus facile et le plus rapide, — était moins brillant et moins durable que l’encaustique des maîtres grecs. On peut remarquer aussi dans les peintures découvertes en Italie des empâtemens, des tons paraissant obtenus par des glacis, et des parties luisantes qui semblent incompatibles avec la fresque et avec la détrempe.

Groupes ou figures isolées, les peintures antiques sont en général d’une belle composition, simple et grande dans l’histoire, ingénieuse et spirituelle dans le genre. Cependant c’est toujours un peu le style de composition du bas-relief. Il n’y a que trois plans bien marqués. Des figures et des objets qui devraient être au quatrième ou au cinquième plan s’avancent jusqu’au troisième. On ne saurait dire à la vue d’une de ces peintures, gravée au trait, si c’est un tableau ou un bas-relief. Des critiques ont affirmé que les marines et les paysages pèchent par la perspective. Cela est vrai, si on ne regarde qu’à la perspective aérienne ; mais la perspective linéaire y est très bien observée. La touche facile, large, ferme, prouve une main merveilleuse. Certaines peintures sont très empâtées par places ; d’autres sont absolument lisses. Les carnations sont quelquefois traitées au moyen de hachures dirigées dans le jeu du mouvement. Les draperies sont mieux modelées et mieux peintes que les chairs. Les lumières, les demi-teintes et les ombres sont disposées avec talent. Les peintres campaniens semblent avoir procédé ainsi, pour une draperie jaune entre autres : du blanc dans les lumières, du jaune pâle dans les demi-teintes, du jaune-brun dans les ombres, puis un glacis jaune roux sur le tout. On ne saurait admettre ce glacis, s’ils ont peint à fresque ; mais il devient admissible, si, comme on le pense, ils ont peint à l’encaustique. La cire étant sèche, ils pouvaient glacer rapidement avec une nouvelle couche de cire tiède.

Les peintures antiques trouvées à Pompéi, à Herculanum, à Rome et à Pæstum sont moins une preuve qu’un indice de l’excellence de la peinture grecque. L’impression qu’on ressent dans les vastes salles du musée Bourbon est qu’on est en présence d’un art fait d’habileté et de science, non point d’œuvres de grands maîtres. Quelle que soit la valeur de certaines fresques, il ne faut pas juger l’art de peindre dans l’antiquité sur ces quelques peintures, il faut le juger sur l’ensemble des seize cents œuvres exposées. On peut alors croire qu’avec les puissans moyens d’exécution que possédaient les peintres antiques un grand artiste, un Polygnote, un Zeuxis, un Apelles, a pu faire des chefs-d’œuvre.

Depuis bientôt trois siècles, les tapisseries, les panneaux à compartimens sculptés, les cuirs mordorés, les velours, les étoffes de soie et de laine, ont peu à peu chassé de nos demeures les peintures décoratives sur mur. Aujourd’hui on ne peint plus guère que les plafonds, encore, quand le peintre n’est pas Baudry ou Cabanel, est- ce d’après un poncif dont on ne peut s’écarter. Il faut des teintes légères, des tons vaporeux, des figures de femmes et d’enfans qui n’aient du corps humain que les contours, car un modelé trop accusé et une couleur trop vigoureuse les feraient tomber sur la tête des gens. Dans quelques hôtels particuliers cependant, dans des escaliers par exemple, on voit encore des peintures murales largement exécutées par de simples décorateurs d’une habileté prestigieuse : guirlandes de fleurs, natures mortes, motifs architectoniques, paysages, figures de déesses et d’amours ; mais ces sortes de décorations sont trop rares. On est prodigue pour l’industrie, parcimonieux pour l’art.

À Rome, il n’en était pas ainsi. Pour toute décoration intérieure, les anciens avaient les plaques de marbre et les couches de stuc ; mais le plus souvent le marbre et le stuc ne montaient que jusqu’à hauteur d’appui. Au-dessus, comme le mur récrépi ou même peint d’un ton uniforme eût été d’un aspect pauvre ou monotone, les Romains de l’empire, qui n’en étaient plus à la simplicité des Romains de la république, avaient imaginé de faire peindre de grandes compositions plus ou moins bien exécutées, qui valaient mieux à tout prendre que le mur nu. Le premier, le peintre Ludius, vivant sous le règne d’Auguste, avait vulgarisé ce genre de décoration. Il avait orné les murailles intérieures et extérieures des demeures particulières de ces peintures autrefois réservées presque exclusivement par les Grecs aux édifices de l’état et aux temples des dieux. Mais Ludius n’était pas un grand peintre ; ce n’était qu’un décorateur des plus habiles et des plus intelligens. Il comprit que, pour que les peintures murales pussent plaire à tous les yeux et convenir à toutes les bourses, il fallait en modifier et les sujets et les procédés. Au lieu des grandes compositions historiques ou mythologiques, il peignit des paysages, des marines, de petites figures, des arabesques, des animaux, des architectures fantastiques. Au lieu de l’encaustique, procédé lent et coûteux, il employa la fresque et la détrempe ; peut-être inventa-t-il cette détrempe vernie à l’encaustique dont il est difficile aujourd’hui de retrouver les procédés. Ainsi Ludius put peindre des murailles entières, non pas à la toise, mais presque au mille ; il put orner les maisons urbaines et suburbaines de vastes peintures d’un aspect charmant et d’un prix modique, — blandissimo aspectu, minimoque impendio. Bientôt, la mode s’en mêlant, il n’y eut pas jusqu’au plus petit marchand qui ne voulût avoir le mur de sa boutique décoré de quelques scènes de son métier ou de son négoce. C’est pour cela qu’on voit à Pompéi tant de pochades de boulangers, de cordonniers, de fripiers, de fleuristes, de marchands de vin cuit.

Ludius, qui fit sans doute fortune, eut de nombreux élèves et de nombreux imitateurs ; mais certains d’entre eux avaient une main plus habile et des aspirations plus élevées. Tandis que la masse de leurs confrères, continuant l’œuvre de Ludius, courait la basse clientèle des marchands et des plébéiens, ils se mettaient aux gages des grands et peignaient leurs demeures de la cité et leurs villas de la Campanie. Les uns se contentaient de décorer de spirituelles ébauches les échoppes et les tavernes ; les autres peignaient au Palatin ou dans la maison d’Arrius Diomède des héros, des nymphes et des bacchantes. Ils abandonnaient la rhyparographie et l’ornement pour la grande peinture décorative. Faut-il croire pour cela, avec certains érudits, que ces peintres faisaient des copies des tableaux et des fresques des maîtres grecs ? Faut-il admettre qu’on peut ainsi retrouver dans les peintures du musée de Naples sinon la touche même, le modelé savant, le contour impeccable, les tons magiques des Parrhasios et des Apelles, du moins leurs compositions, leurs attitudes, leurs dispositions de plans, leur entente de la couleur et du clair-obscur ? Nous ne le pensons pas. Cette idée, fort à la mode à la fin du siècle dernier, a été suggérée par l’analogie des sujets. À ce compte, combien de vases peints seraient copiés sur les œuvres des maîtres ! Parce que Zeuxis a fait un Jupiter, Aristide un Bacchus, et Timanthe un Sacrifice d’Iphigénie, il ne s’ensuit pas de là que tous les Jupiters soient des copies de Zeuxis, tous les Bacchus des copies d’Aristide, toutes les Iphigénies des copies de Timanthe. Tous les Napoléons des images d’Épinal ne sont pas des copies de David ou de Gros ; tous les horribles chemins de croix qui déshonorent les plus belles églises de village ne sont pas des copies de Raphaël, de Tintoret et de Rubens. Au temps des empereurs, bien des tableaux des maîtres grecs avaient péri ; d’autres étaient restés en Grèce ; quelques-uns seulement avaient été transportés à Rome. À la vérité, Néron fit faire au peintre Dorothée une copie de la Kypris Anadijomène d’Apelles, qui commençait à se pourrir ; mais Dorothée, pour copier cette œuvre, l’avait sous les yeux. Peut-on admettre que le césar laissât à tous les peintres et à tous les décorateurs de l’empire le loisir de copier la Kypris Anadyomène, pour qu’ils la recopiassent ensuite sur le mur de l’atrium de quelque affranchi de Germanicus ? D’autres peintures grecques, il faut en convenir, exposées dans des endroits publics, étaient toujours visibles ; mais les peintres et les décorateurs, qui n’étaient que médiocrement payés à Pompéi, auraient-ils pu gagner leur vie, s’il leur eût fallu, pour chaque peinture exécutée en Campanie, venir d’abord faire une copie à Rome ? Qu’il y ait dans les peintures trouvées dans les fouilles des imitations, des réminiscences inconscientes ou voulues des tableaux des maîtres, on peut le croire ; qu’il y ait de véritables copies, cela est inadmissible. Ces peintures ne sont que des œuvres décoratives d’une habileté extrême, comparables par plus d’un point aux peintures rapidement brossées de nos décorateurs.

Qu’on suppose donc que dans deux ou trois milliers d’années, Paris détruit ou enseveli par quelque cataclysme, on y découvre inespérément ces rares peintures décoratives qui ornent encore certains hôtels ; ces peintures, qui sont non pas des œuvres d’art, mais des œuvres de métier, inspirations et réminiscences des chefs-d’œuvre modernes, ne donneront pas l’idée de ce qu’était un tableau de Raphaël, de Ingres ou de Corot. Néanmoins, grâce à la pratique consommée de l’art, aux puissans moyens d’exécution, à la noblesse et au charme des figures, à la variété des attitudes, à la grande entente de la composition, au coloris même, pourtant bien atténué par le temps, qui y seront manifestes, on pourra avoir une idée de ce qu’avaient pu faire Raphaël, Ingres ou Corot.

Les auteurs citent plusieurs tableaux de maîtres grecs transportés en Italie. Il n’y a cependant pas trop à s’étonner que les fouilles n’aient pas donné au milieu de tant de peintures de la décadence une seule peinture de la grande époque. D’abord y eut-il jamais à Pompéi et à Herculanum des tableaux grecs ? Ils étaient fort rares, ils atteignaient un très haut prix. Les riches Romains ressemblaient à plus d’un amateur contemporain : ils n’avaient des œuvres d’art que pour qu’on en parlât. Il est donc à supposer qu’ils préféraient laisser à Rome, où chacun les voyait, leurs tableaux de maîtres, que de les exiler dans leurs villas de la Campanie. Quant aux Campaniens, ils n’étaient pas assez riches pour acheter de telles choses. Un Pompéien pouvait bien donner quelques as d’argent à un peintre de l’école de Ludius qui avait décoré son atrium ; mais pouvait-il surenchérir sur l’empereur Tibère et payer six millions de sesterces l’Archigalle de Zeuxis ? À Rome, dans les belles fouilles du Palatin, on aurait pu s’attendre avec plus de raison à découvrir quelques œuvres de maîtres, puisque Pline et Suétone parlent des tableaux du palais, ou, à mieux dire, de la ville des césars. Il y avait là le Héros de Timanthe, la Vénus Anadyomène et deux Alexandre d’Apelles, plusieurs compositions licencieuses de Zeuxis et son Archigalle, l’Artamènes d’Aristide, l’Ialyse de Protogènes ; mais ces peintures étaient toutes sur panneaux de cèdre ou sur panneaux de mélèze, car il est douteux que les Romains aient jamais enlevé de Grèce des pans entiers de murailles peintes. Le bois s’est pourri, et ainsi s’est évanoui l’œuvre d’Apelles, tandis que, grâce à la muraille avec laquelle il fait corps, le travail hâtif d’un décorateur romain s’est conservé dix-neuf siècles. La matière a vaincu le génie.

On ne possède que les peintures des artistes romains et des artistes hellènes de l’extrême décadence émigrés en Italie. Si malheureusement on n’avait aussi que les marbres et les bronzes des sculpteurs romains, pourrait-on se figurer la Vénus de Milo, les Lutteurs de la Tribune, la Vénus du Capitole, le Strigille, le Torse Farnèse, l’Éros attribué à Praxitèle, la Psyché, l’Illisus, le bas-relief de la Victoire Aptère, la frise des Panathénées ? Pour cela, devrait-on qualifier d’hyperboliques les louanges que Platon, Aristote, Cicéron, Quintilien, Vitruve, Lucien, prodiguent aux statuaires grecs ? Il faut se garder d’oublier que ces grands esprits ne sont pas moins enthousiastes quand ils parlent des tableaux de Polygnote, de Zeuxis et d’Apelles, que lorsqu’ils citent les statues de Phidias, de Polyclète et de Praxitèle. C’est donc bien plus par un seul marbre grec qu’on jugera du génie des peintres de la Grèce que par toutes les peintures romaines du Vatican, de Pompéi et du musée de Naples.


HENRY HOUSSAYE.

  1. Celles du Vatican et du Palatin, ainsi que les nouvelles découvertes de M. Fiorelli à Pompéi, rentrent dans cette classification.
  2. Nous avons vu, il y a quelques années, une peinture qu’on attribuait à Timomaque de Byzance, et qu’on assurait être peinte à l’encaustique. C’était une Cléopâtre piquée par l’aspic, qui avait fait grand bruit à l’époque de sa découverte, sous la restauration. La Revue d’Edimbourg et plusieurs recueils d’Allemagne y avaient consacré de longues études. Cette peinture est sur ardoise. La tonalité est toute différente de la fresque et de la détrempe ; la couleur est d’un éclat au moins égal à celui de la peinture à l’huile. Quelques parties ont près d’un centimètre d’empâtement. Il était avéré que ce tableau était peint à l’encaustique, mais certains critiques pensaient qu’il avait été peint au XVIIIe siècle sur l’ordre et d’après les procédés du comte de Caylus. On sait que le comte de Caylus s’occupa de retrouver les procédés de la peinture à l’encaustique. Le possesseur de cette Cléopâtre en demandait un million.