Les Peintures byzantines et les couvents de l’Athos

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LES


PEINTURES BYZANTINES


ET


LES COUVENS DE L'ATHOS.




Le mont Athos est situé au sud de la Macédoine, entre les golfes de Contessa et de Monte-Santo, à l’extrémité de la presqu’île chalcidique, qui ne se rattache au continent que par un isthme d’un mille et demi de large. Le point culminant de cette montagne, qui a huit myriamètres de long et dix-huit de circonférence, s’élève à 1,950 mètres au-dessus du niveau de la mer, et l’ombre qu’elle projette s’étend à une distance considérable ; au soleil couchant même, elle traverse l’Archipel et atteint les rivages de Troie, s’il faut en croire Chevalier, l’auteur du meilleur ouvrage qu’on ait écrit sur la Troade. Ce n’est cependant ni par sa hauteur ni par sa masse imposante que l’Athos est surtout remarquable. Ce qui signale particulièrement cette montagne à la curiosité du voyageur, c’est sa population de cinq à six mille ames, entièrement composée de moines. Ce qui la désigne à l’attention de l’artiste, c’est la singulière destinée de ses couvens, où l’art byzantin eut jadis son berceau, où il trouve aujourd’hui son dernier refuge.

Quelques noms de villes, Uranopolis, Diuna, Olophyxos et Cléonès, voilà à peu près tout ce que l’antiquité nous a laissé sur le mont Athos. À l’extrémité du cap étaient les promontoires Nymphée et Acrothoon. Les souvenirs historiques n’ont guère plus d’importance. Nous savons seulement que, lorsque Xercès voulut envahir la Grèce, il fit creuser un canal à travers l’isthme qui lie la presqu’île au continent, pour ouvrir un passage à sa flotte. On connaît aussi le projet extravagant du sculpteur grec Dinocrate, qui proposa à Alexandre de donner au mont Athos la forme d’une statue tenant une ville dans ses mains. -Pendant les siècles qui suivirent l’avènement du Christ et la prédication de l’Évangile, les persécutions forcèrent un grand nombre de chrétiens à se retirer dans les déserts. Si quelques-uns se présentaient résolument au martyre, d’autres, moins confians dans leurs propres forces, préféraient fuir la lutte et aller, à l’imitation des disciples de saint Jean, pratiquer loin du monde la vie austère des cénobites. C’est ainsi que des milliers de chrétiens peuplèrent les solitudes de l’Égypte, de la Thébaïde et de la Syrie. C’est probablement à la même époque qu’un certain nombre de ces proscrits du monde païen dut chercher un refuge sur le mont Athos, dont la forme péninsulaire et les pentes abruptes leur offraient un asile assuré. Plus tard, Constantin ayant donné la paix à l’église et transporté le siège de l’empire à Byzance, le voisinage de cette ville dut avoir quelque influence sur la population du mont Athos. Le nombre des solitaires augmenta, et leurs ressources s’accrurent. Malheureusement il n’existe pas de documens sur ces époques éloignées, et l’on se trouve, pour la plupart des couvens, réduit à des conjectures. L’étude attentive de l’état présent de ces monastères est encore ce qui peut le mieux, en l’absence de données plus certaines, suppléer au silence de l’histoire.

Les couvens du mont Athos, appelé aussi Agion-Oros ou montagne sainte, sont aujourd’hui au nombre de vingt-trois, disposés tout autour de la montagne et à peu de distance de la mer. On en compte onze sur le versant oriental. Parmi ces monastères, les plus anciens de l’Athos, on remarque en première ligne Aghia-Labra ou le saint monastère, Vatopedi, Ivirôn et Xilandari. Aghia-Labra est situé sur le sommet du cap de Monte-Santo, appelé par les anciens Acrothoon. Ce couvent, qui aujourd’hui contient quatre cents moines environ, a été fondé par saint Athanase vers le commencement du IVe siècle ; il doit à cette origine reculée une considération toute particulière, comme l’indique du reste sa dénomination. Tandis que les autres couvens sont seulement placés sous l’invocation spéciale d’un saint ou portent le nom de leur fondateur, il est en effet nommé par excellence le saint monastère. Le couvent de Vatopedi, aussi important par son étendue et sa population que celui d’Aghia-Labra, et qui l’égale presque en ancienneté, est situé au bord de la mer, sur les ruines mêmes de la ville antique de Diuna. C’est au couvent de Vatopedi que, las du pouvoir, vint se retirer l’empereur Jean Cantacuzène, qui y vécut un demi-siècle. Le couvent d’Ivirôn (IBHPΩN), situé au fond d’une anse, sur l’emplacement de l’ancienne ville d’Olophyxos, et dont la population est d’environ cinq cents moines, a été fondé par des Géorgiens ou Ibériens, comme on les appelle en Orient. Les fondateurs possédaient dans leur pays des terres fort étendues, qu’ils ont léguées à leurs successeurs, ce qui fait d’Ivirôn le plus riche couvent de l’Athos. Xilandari, situé sur un des derniers escarpemens de la montagne, qui va s’abaissant dans la direction de l’isthme, compte à peu près une population égale à celle des précédens. Les autres couvens du versant oriental sont à tous égards inférieurs à ceux que nous venons de nommer, et n’ont aucun titre à l’attention du voyageur.

Sur le versant occidental, les couvens sont tous d’une date plus récente, et sont loin par conséquent de présenter le même intérêt que ceux du versant oriental. Généralement dépourvus d’anciennes peintures, ils n’offrent presque rien à l’étude de l’archéologue et de l’artiste. Le couvent de Zographou est seul cité pour la richesse de ses ornemens. C’est de ce côté de l’Athos que se trouve le village de Daphni, près duquel était autrefois la ville de Cléonès ; c’est le seul port de la presqu’île, hérissée sur tous les autres points de rochers inaccessibles. Ce port, qui ne peut recevoir que des barques, est toutefois d’une grande utilité pour les moines : il leur sert de lieu d’embarquement pour Salonique et les autres points du continent.

Entre les deux versans, au point culminant de la montagne, s’élève la petite église de la Métamorphose ou Transfiguration. Outre des couvens, on trouve encore sur l’Athos une ville et quelques villages. Au centre de la presqu’île est situé le prôtaton ou métropole de l’Athos, Kariès. Cette ville, entièrement peuplée de moines, renferme une population d’environ mille à douze cents ames. Les villages, nommés skites, sont disséminés çà et là ; traversés par des moines dont la seule occupation est d’importer de Salonique les objets de première nécessité, ces villages n’ont, à vrai dire, pas de population fixe ; ce ne sont, à proprement parler, que des comptoirs ou lieux d’entrepôt. Répartie entre la métropole, les couvens et les villages ; la population totale de la presqu’île s’élève à environ six mille habitans. Au point de vue hiérarchique, on peut distinguer, parmi les moines de l’Athos, deux grandes classes, les frères et les pères ou papas. Cette population mêlée, ou le Slave se rencontre avec le Grec, le Valaque avec : l’Arménien, présente le singulier- phénomène de plusieurs races confondues dans une égale torpeur sous l’inflexible niveau de la règle monastique.

Tel était le pays vers lequel, en quittant la France, je me sentais surtout attiré. A une époque éloignée déjà, en présence des monumens nombreux que l’Italie, présente à l’étude de l’artiste sur toutes les époques de la peinture byzantine, je m’étais plus d’une fois promis de tenter une excursion sur les lieux mêmes qui en avaient été le berceau. J’entrevoyais par la pensée les trésors archéologiques que devait contenir cette partie écartée du continent hellénique, cette presqu’île montagneuse, restée, par sa position et sa pauvreté, tout-à-fait en dehors des invasions musulmanes. Je présumai que dans cet heureux coin du globe la plus pure tradition de la peinture byzantine avait dû se maintenir, conservée qu’elle était par des hommes complètement étrangers aux sentimens et aux idées qui viennent, à certaines époques, changer la direction de l’art. L’espoir de recueillir quelques notions précieuses sur les peintres byzantins me faisait oublier les difficultés du voyage, que j’espérais d’ailleurs surmonter par ma persévérance. Depuis mon arrivée en Grèce, mon vif désir de visiter l’Athos s’était encore accru à la vue des ruines du monastère San-Lucà sur le Parnasse, où j’avais trouvé des restes de fresques fort remarquables. On peut se rendre au mont Athos par Salonique ou plus directement par mer ; c’est ce dernier moyen que je dus employer. M. le contre-amiral Turpin voulut bien, sur la recommandation de notre représentant à Athènes, M. Piscatory, mettre à ma disposition le brick l’Argus, alors en station au Pirée. A la nouvelle de mon départ, plusieurs artistes demandèrent la permission de m’accompagner : ils l’obtinrent facilement de la bienveillance éclairée de M. Piscatory ; mais, au moment de quitter Athènes, on leur fit des privations qui les attendaient un tableau si effrayant, que je finis par me trouver seul à persévérer dans mon entreprise.

Je partis donc accompagné d’un drogman. Le vent était favorable, et nous fûmes bientôt loin du Pirée. Le brick s’arrêta au cap Sunium. Le temple de Minerve est situé sur la cime du cap qui s’élève à pic au-dessus de la mer. Il en reste neuf colonnes sur la longueur, et trois autres entourent un pilier d’angle de la façade qui est tournée vers l’est. Le temple est d’ordre dorique et en marbre gris. Il fallait la vue perçante des marins grecs pour apercevoir, comme l’assure Pausanias, à cette distance de six myriamètres environ, la lance de la statue de Minerve qui dominait autrefois l’acropole d’Athènes. Tout près du cap, on rencontre l’île Provençale, une de ces appellations à date indécise que les grands peuples jettent çà et là sur leur passage.

Nous doublâmes l’île d’Andros et la pointe de l’Eubée, dont la riche végétation contraste avec la pittoresque aridité des sites qui l’entourent. Le lendemain, nous étions en vue des îles d’Ipsara et de Scio ; on apercevait également l’île de Saint-Estrate. La vue mieux exercée des marins parvenait même à découvrir l’Athos. Ma pensée se reporte avec plaisir vers les soirées passées sur la dunette, au milieu de cette belle nature. Le pilote nous racontait en tremblant l’histoire du Vrakopoula, espèce de vampire dont on ne peut se délivrer qu’en lui perçant le cœur à minuit, au moment où il sort de sa tombe. Il nous disait aussi qu’à Milo, sa patrie, on voyait toutes les nuits trois fantômes blancs qui se promenaient sur la grève et attiraient le pêcheur attardé : je me retrouvai en pleine antiquité en l’entendant appeler ces ombres siréné.

Le troisième jour après notre départ d’Athènes, l’Athos était devant nous. On apercevait les couvens, petits points blancs disséminés comme une ceinture de forts détachés. Je quittai le commandant, qui, ne pouvant, faute de mouillage, rester de ce côté de l’Athos, dut, pour se conformer aux ordres du contre-amiral, aller stationner près de l’île Mouillani. On me promit d’envoyer à Kariès, la métropole de la république, un exprès qui porterait notre patente de santé et y serait rendu avant moi. Je partis donc seul, comptant sur cette promesse, et je me fis débarquer à l’extrémité orientale de la presqu’île où est situé le monastère d’Aghia-Labra. La petite anse près de laquelle je pris terre est dominée par une tour que les habitans du pays nomment l’Arsenal, et dont l’architecture paraît être du XIe ou XIIe siècle. A l’abri de ces constructions, je trouvai plusieurs moines qui revenaient de la pêche ; les uns pliaient leurs filets, les autres échouaient leur barque sur le sable. Je remarquai qu’ils en démontaient le mât, ainsi que, selon Homère, le firent les Grecs en arrivant au promontoire Sygée. On donne le nom général de pyrgos à ces tours placées sur les bords de la mer, et qui servent de défenses aux couvens. L’architecture rappelle celle de nos châteaux féodaux, et ces tours pourraient bien avoir été construites par les croisés qui revenaient de la Terre-Sainte. On sait que, lorsque Baudouin se fut rendu maître de Constantinople, plusieurs de nos chevaliers se fixèrent en Grèce et fondèrent la dynastie des ducs d’Athènes, placés par saint Louis sous la suzeraineté des princes de Morée. On trouve encore des traces de leur passage dans plusieurs couvens dont ils ont fait construire les églises.

A peine débarqué, je me dirigeai vers un sentier presque couvert d’aubépines en fleur et de caroubiers, qui me conduisit, après un quart d’heure de montée, au couvent d’Aghia-Labra. Je fus reçu par l’igoumenos (chef), lequel me dit qu’il fallait me présenter avant tout à Kariès pour obtenir la permission de parcourir l’intérieur du pays. Je fis répondre que je comptais m’y rendre, mais que j’attendais de son obligeance l’autorisation de visiter d’abord son couvent. L’igoumenos m’accorda cette permission, et je fus introduit.

Dans tous les couvens du mont Athos, le système de construction est à peu près le même. Avant d’entrer au monastère d’Aghia-Labra, j’avais déjà pu prendre une idée des formes qu’affecte généralement cette architecture monastique. A l’extérieur, les couvens présentent un groupe de constructions, une agglomération d’angles rentrans et sortans où l’on cherche vainement la trace d’un ensemble architectural. Ce manque d’unité s’explique par la manière même dont se sont formés ces édifices. Aucun plan harmonique ne pouvait exister dans des constructions où l’on se bornait à ajouter de nouvelles divisions à mesure, que le nombre des moines augmentait. Chaque monastère n’a qu’une porte qu’on ferme à l’entrée de la nuit. Les fenêtres, très petites, sont toujours hors de portée. Le haut des murs est couronné de constructions en bois, saillantes comme dans les maisons turques, et peintes en rouge sang. A l’intérieur, le plan général de ces couvens est un carré autour duquel sont entassées sur plusieurs étages toutes les cellules des moines sans aucun ordre symétrique et avec enchevêtrement d’escaliers et de loges en bois. Au centre est la principale église, entourée d’une foule de chapelles, dont l’architecture n’offre rien de curieux. La plupart de ces édifices, n’étant pas construits avec des matériaux durables, mais tout simplement avec des briques et du plâtre, se lézardent facilement, ce qui oblige les moines à de fréquentes restaurations, et amène ainsi une complète altération du style primitif. On aperçoit de tous côtés sur ces murs blanchis des peintures raides, tristes et austères qui forment un contraste singulier avec les belles têtes des moines caloyers et leur mine indolente et béate.

Après avoir parcouru des corridors obscurs, dont l’atmosphère est nauséabonde et l’aspect repoussant, je fus introduit dans la salle de réception du couvent d’Aghia-Labra. Avant de monter sur l’estrade qui s’élève au milieu de la salle, les moines qui m’accompagnaient quittèrent leurs babouches pour marcher nu-pieds sur les nattes, et nous allâmes nous asseoir sur des divans placés très bas tout autour de la salle. A hauteur des coudes et des coussins sont de petites fenêtres qui donnent sur la mer et d’où l’on aperçoit l’île de Lemnos. C’est là que les moines passent des heures entières sans prononcer une seule parole.

L’activité intellectuelle qui jadis animait à Aghia-Labra, comme sur tous les autres points de l’Athos, la population monastique est depuis long-temps éteinte. Les bibliothèques réunies dans les premiers siècles, et dans lesquelles on a retrouvé des œuvres littéraires dont on ignorait l’existence, au lieu de s’accroître comme autrefois de productions nouvelles, sont laissées dans le plus complet abandon. Les moines ignorent aujourd’hui jusqu’au titre des ouvrages qu’elles contiennent ; ils ne lisent que leurs offices, n’écrivent jamais, si ce n’est pour les besoins usuels de la vie, et, sauf de rares exceptions, restent dans la plus profonde ignorance. Quelques-uns seulement, appelés par les affaires du couvent à Salonique, profitent de leur séjour dans cette ville pour y recueillir des notions incomplètes sur la médecine et sur la langue turque. Les informes ébauches qui représentent aujourd’hui l’art byzantin au mont Athos ne prouvent que trop d’ ailleurs combien s’est abaissé le niveau intellectuel parmi les habitans de la sainte montagne. Durant les premiers siècles qui suivirent la fondation des couvens de l’Athos, l’art chrétien eut son centre dans ces pieuses retraites. Les moines étaient constitués en école directrice dans toute l’Europe, et de leurs ateliers partirent de féconds enseignemens. C’est l’époque où l’on voit figurer dans les annales des couvens des noms tels que ceux de saint Athanase et de saint Pierre l’Athonite. Aujourd’hui, au lieu de donner l’impulsion et de la donner avec cette puissance qui enfanta de si grandes œuvres, ils la reçoivent des moines moscovites affaiblie et profondément altérée.

Ce n’est pas seulement dans le domaine de l’art et des lettres, c’est sur le terrain même de la vie matérielle que se révèle au mont Athos une déplorable torpeur. On y néglige complètement les travaux de l’agriculture ; les communications d’un couvent à l’autre sont fort difficiles, et on ne fait rien pour rendre les sentiers praticables. Le pays est sillonné de ravins nombreux et profonds ; les attelages les plus rustiques ne sauraient circuler dans les âpres chemins de la presqu’île, embarrassés d’une végétation si épaisse, qu’ils ne livrent le plus souvent passage qu’à un homme de front. Les moines d’ailleurs ont peu de besoins, et c’est ce qui fortifie encore leur penchant à l’oisiveté. Ils vivent fort sobrement ; leur nourriture se compose exclusivement de légumes qu’ils vont chercher sur le continent et de poissons qu’ils pêchent sur leurs côtes. La viande leur étant interdite par la règle de saint Basile, que suivent depuis le IVe siècle tous les ordres monastiques de l’Orient, ils ne chassent pas, quoique le gibier abonde dans les parties boisées de la montagne.

A mon arrivée dans le couvent d’Aghia-Labra, on me servit le glycos, espèce de confiture à la rose, et du café. Par une extrême faveur de l’igoumenos, on m’apporta ensuite un tchibouki. La collation terminée, j’allai visiter l’église. L’intérieur du couvent est entrecoupé de petites cours, passages et portiques, qui conduisent à une place ornée de grands cyprès, au milieu de laquelle se trouve une fontaine byzantine couverte comme le sont d’ordinaire les fonts baptismaux. J’aurais pu me méprendre sur la destination de cette fontaine, si je ne m’étais rappelé que dès les premiers temps il avait été rigoureusement interdit aux femmes d’approcher de la montagne sainte. La prohibition contre le sexe féminin dure encore aujourd’hui, et s’étend même aux jumens, aux vaches, aux chèvres et aux poules. La fontaine d’Aghia-Labra n’avait sans doute pas d’autre destination que celle des puits ou vases nommés canthari, qui servaient, dans les basiliques, aux ablutions des mains et du visage, et qui furent ensuite, dans l’église latine, remplacés par l’usage plus restreint du bénitier.

L’église principale d’Aghia-Labra, fondée par saint Athanase au commencement du IVe siècle, fut enrichie ; en 965 par l’empereur Nicéphore. Les portes, qui appartiennent probablement à cette époque, sont en cuivre repoussé au marteau et d’une fort belle ordonnance. Elles rappellent celles de l’église de Ravello, près d’Amalfi, et de plusieurs autres monumens religieux de la Pouille ; le reste du portique est couvert d’ornemens turcs qui ressemblent à nos cartouches du siècle dernier. Le plan général est celui de la basilique de Saint-Marc à Venise. Cette disposition toute symbolique est commune à toutes les églises du rit grec. L’œil est attiré par les dorures qui cachent l’autel et montent jusqu’à la voûte. C’est un fouillis de dentelures et de ciselures dorées entremêlées de peintures à l’encaustique très sombres ; en avant sont des pupitres et autres ustensiles en marqueterie d’une grande richesse. Les moines ont remplacé par ces meubles portatifs les ambons massifs de l’ancienne église latine ; presque tous ceux qu’ils possèdent leur ont été envoyés en cadeaux par le gouvernement russe.

L’école byzantine, école toute de transition entre l’art ancien, qui poursuivait le beau pour la forme elle-même, et l’art chrétien, qui ne se servit de la forme que pour l’expression de l’idée, s’attacha, dès son origine, à préparer la transformation que ce but nouveau entraînait inévitablement. Placés à ce point de vue, les artistes byzantins obtinrent une unité que l’art chrétien ne devait plus atteindre après eux à un égal degré, et dont il est à notre époque plus éloigné que jamais, malgré les efforts tentés dans ces derniers temps en France et plus encore en Allemagne. Les mosaïques d’Italie qui ont été faites par des artistes byzantins peuvent seules nous donner une juste idée du travail qui dut s’opérer et des changemens que subit cet art avant d’arriver à sa constitution définitive. Ce ne fut qu’un ou deux siècles avant Constantin qu’on put préciser les résultats de ces changemens d’après les travaux exécutés précédemment par les grands maîtres de l’école. Plus tard, de peur que la tradition ne se perdît, les principes de l’art furent exposés et mis en ordre par un moine nommé Denys, de Fourna d’Agrapha, et ce manuscrit, copié dans tous les couvens, donna depuis à l’art byzantin cette forme invariable dont il ne s’est plus écarté, à ce point qu’aucune différence de date ne semble séparer des peintures exécutées souvent à plusieurs siècles de distance. Ce style immuable, étroitement lié au culte, et qui, par cela même, proscrivait toute inspiration individuelle, finit par s’étendre à tous les pays où l’église grecque prévalut, dans le Bas-Empire, en Russie, dans l’Asie mineure, et jusqu’aux régions voisines du Sinaï.

L’église du couvent d’Aghia-Labra nous offre, sous le rapport de la peinture, un des spécimens les plus authentiques et les plus complets de l’art que nous avons essayé de définir. La coupole est occupée tout entière par l’image colossale du Christ, représenté sous les traits augustes et purs que les peintres de la renaissance ont adoptés. Son teint est couleur de blé, selon leur expression. Il enseigne d’une main l’Évangile, qu’il tient de l’autre sur son cœur. Il a les cheveux blonds, mais la barbe est noire, ainsi que les sourcils, ce qui donne à ses yeux à demi fermés la puissance et la douceur en même temps. Les peintres de l’école byzantine proportionnent la grandeur des figures à l’importance du rôle qu’ils attribuent aux personnages représentés : ainsi les saints augmentent de taille à mesure qu’ils sont placés plus près du Christ, et celui-ci les dépasse tellement qu’on ne voit jamais que son buste.

Au bas de la coupole sont représentés des archanges debout, vêtus de dalmatiques d’or et tenant à la main de grands sceptres surmontés de l’image du Christ. Les brillantes couleurs de leurs costumes sont rehaussées par le fond noir sur lequel ils se détachent. Leur attitude respire une majesté calme. Au-dessus d’eux, on aperçoit de petits anges qui, comme de purs esprits, semblent, en se rapprochant du Christ, placé au centre, se dégager de plus en plus de la matière. Les anges n’empruntent à la forme humaine que la tête ; le corps est remplacé par des ailes en plus ou moins grand nombre. On dirait des flammes nageant dans l’azur du ciel, et c’est au milieu de ces astéroïdes qu’apparaît, sur fond d’or, l’image du Christ, immense et dominant toute l’église. Quelque part qu’on prie, on a sur soi l’œil de Dieu.

Les pendentifs représentent les quatre évangélistes écrivant sous la dictée d’un apôtre. Le reste de l’église est couvert de sujets tirés de l’ancien et du nouveau Testament. Dans les deux bras de la croix sont figurés les saints de l’école militante et ceux qui protégèrent le christianisme naissant. Ils sont tous debout et de face, n’ayant entre eux aucun lien de composition, et se détachent sur un fond noir. Cette disposition est la même pour tous les autres couvens, où, conformément aux règles immuables de l’art byzantin, on retrouve les mêmes sujets traités de la même manière et les mêmes personnages dans les mêmes poses.

Vers le bas de la grande nef à gauche, une peinture, accompagnée d’une inscription presque illisible, paraît représenter un des princes français qui se fixèrent en Grèce à leur retour des croisades. Le prince a la coiffure des rois mérovingiens, et porte une dalmatique ornée de fleurs de lis ainsi que sa couronne. Il tient dans les mains la façade d’une église qu’il avait probablement fait ériger à ses frais. Il a devant lui son fils qui porte le même costume. C’est, à mon sens, un des plus curieux vestiges du passage de nos ancêtres en Orient, et un des monumens les plus intéressans de notre glorieux passé.

Sous le portique extérieur sont figurés dans l’attitude de la prière les ascètes ou anachorètes, qui, à l’imitation des pères du désert, habitent les grottes de la montagne, où ils vivent dans la réclusion la plus absolue. Ces solitaires, réduits par le jeûne presque à l’état de squelettes, n’ont pour tout vêtement qu’une ceinture de feuilles. La barbe se termine en pointe et descend jusqu’à la cheville. A côté de ces figures, on peut lire une légende ainsi conçue : Voilà quelle fut la vie des ascètes ! C’est l’idéal de la vie ascétique, en effet, que le peintre a renfermé dans ces étroites limites. L’art même n’est guère pour les ascètes que l’expression de cette vie, dont l’effrayante austérité se reflète dans les peintures qu’ils vont exécuter de couvent en couvent. Les mêmes ermites sculptent de petites croix de bois, chefs-d’œuvre de patience, qui conservent encore le caractère de leurs anciennes fresques.

Les caloyers attribuent les peintures si remarquables qui décorent l’église d’Aghia-Labra à un moine nommé Manuel Panselinos (lune. dans sa splendeur) ; ils ignorent à quelle époque vivait cet artiste. Ces figures sont exécutées à fresque par petites hachures, assez fines pour disparaître à distance. Les tons sont très pâles et n’ont nullement la prétention de lutter avec la réalité. Le tout est plutôt colorié que peint. L’usage de la fresque est du reste fort ancien, et l’invention n’en saurait être attribuée aux byzantins, car elle remonte à Ludius, qui, sous Auguste, la substitua à l’encaustique.

Quant à l’époque des peintures d’Aghia-Labra, en l’absence de toute date, le seul moyen d’arriver à quelques données certaines est de les comparer à celles d’Italie dont les dates sont connues. On n’a qu’à rapprocher, par ordre chronologique, des peintures d’Aghia-Labra les mosaïques de Santa-Pudentiana, exécutées à Rome au IIe siècle, et dans lesquelles l’artiste, encore à demi païen, a donné au Christ l’attitude et les traits de Jupiter ; celles de Saint-Paul hors les murs et de Saint Jean de Latran, au IVe siècle, époque du triomphe du christianisme et où l’art byzantin, brilla du plus vif éclat. Dans les mosaïques de Saint-Côme et Damien, qui sont du VIe siècle, la décadence se fait déjà sentir, et dans celles de Sainte-Françoise, bâtie sous Léon IV en 847, et de Sainte-Praxède, au IXe siècle, on ne retrouve plus que des lignes droites. Pour compléter ce parallèle, je rappellerai encore les mosaïques de Sainte-Marie in Trastevere, exécutées en 1143 sous Célestin II, et qui n’ont plus d’intérêt pour nous, si ce n’est par les détails des costumes contemporains que nous y retrouvons. On peut joindre enfin à ces spécimens de l’art byzantin en Italie les mosaïques de Saint-Vital à Ravenne, qui sont du VIe siècle, et représentent la consécration de l’église par l’archevêque Maximien. D’un style barbare, mais non dépourvu de grandeur, ces mosaïques offrent une disposition scénique et quelques heureux motifs. Le plan de cette église, qui ressemble à celui de Sainte-Sophie de Constantinople, permet d’établir un rapport entre les architectes des deux édifices, et par suite entre les auteurs des peintures qui les décorent. Ce rapprochement paraîtra fondé, je n’en doute pas, à tous ceux qui voudront se reporter par la pensée à ces temps où l’unité la plus complète existait dans l’art religieux et en coordonnait étroitement toutes les parties. En 976, les relations étaient encore fréquentes entre la Grèce et l’Italie, puisque les principaux ornemens de Saint-Marc, entre autres la Pala d’Oro, furent exécutés à Constantinople. Les portes de Saint-Paul de Rome, qui étaient en bronze damasquiné d’argent, furent également exécutées à Constantinople, en 1070, aux frais de Pantaléon Castelli, consul romain. Le style de ces ciselures correspond à celui des mosaïques de Sainte-Praxède, de Sainte-Cécile in Trastevere, qui sont de 821, et de Saint-Marc de Rome, bâti en 833.

Comparées aux mosaïques d’Italie, les peintures d’Aghia-Labra se rapprochent par l’ampleur des contours de celles qui remontent aux premiers siècles du christianisme, à ces temps où l’art grec n’était pas encore éteint. Cette ampleur disparaît totalement à partir du IXe siècle, pour ne reparaître qu’à l’époque de la renaissance, et c’est particulièrement à Michel-Ange qu’on est redevable de ce retour aux formes antiques. Il faut donc ou attribuer aux peintures d’Aghia-Labra une date très ancienne, ou supposer qu’elles ont été faites depuis la renaissance et sous l’influence de l’école de Vasari ; or, cette dernière hypothèse me semble inadmissible à cause du caractère historique et de la vérité scrupuleuse qui les distinguent. Ainsi, les détails des armures, les chaînettes les casques, tout autorise à croire que l’artiste était le contemporain des chevaliers qui figurent dans ses tableaux, et qu’il a pu voir ces officiers à la cour des Paléologue et des Comnène. Si l’on considère en outre que le mont Athos est une presqu’île, toujours restée en dehors des invasions étrangères et des agitations politiques, on s’expliquera facilement le parfait état de conservation de ces peintures, placées d’ailleurs dans un lieu ouvert, à l’abri du vent de la mer, qui a détruit une partie de celles du Campo-Santo de Pise.

Après avoir visité l’église, je passai au réfectoire, situé en face, et entièrement orné de peintures. Cette salle est très spacieuse et disposée, comme l’église, en forme de croix. Au fond, sur des marches, on aperçoit le siège de l’igouménos ; derrière ce siége sont peints saint Basile et saint Grégoire. Au milieu de la salle, on a placé une chaire en bois dans laquelle un des moines fait la lecture pendant les repas, et plus bas des tables de marbre entourées de sièges dont la disposition rappelle celle du triclinium antique. Au plancher sont suspendues les outres de vin laissées vides, et c’est, avec quelques lampes, le seul ornement de cette longue salle.

J’avais hâte de visiter les autres parties de la montagne, et un plus long séjour à Aghia-Labra ne m’eût rien appris. Je quittai donc ce couvent. Les moines ne réclament rien pour les frais de séjour, mais ils exigent qu’en sortant on leur donne, pour les frais du culte, à peu près le double de ce qu’on aurait à payer ailleurs. Ils ont ainsi trouvé le moyen de donner et de vendre à la fois l’hospitalité.

En prenant le chemin de Kariès, on aperçoit plusieurs tours ruinées. Cette partie de la montagne est très boisée et contient du gibier à profusion, luxe inutile, car les moines, je l’ai dit, ne chassent pas. Plus loin, on traverse un pont à demi ruiné, et l’on arrive à un ermitage où se rendent chaque jour de nouveaux cénobites, et que l’agrément du site semble destiner à servir quelque jour d’emplacement à un nouveau couvent. A peu de distance de cet ermitage, je visitai une grotte assez profonde, et j’aperçus au fond un moine la face contre le mur et les bras étendus. Il s’était placé, dans l’attitude du Christ, devant une croix peinte en rouge sur le fond de la grotte. Il ne se dérangea nullement malgré le bruit de mes pas, et je m’éloignai. Cette malheureuse victime d’une exaltation religieuse poussée jusqu’au délire me rappela les vaines et cruelles tortures que s’infligent dans une autre partie de l’Orient les superstitieux disciples de Brahma.

Continuant mon pèlerinage sans m’arrêter aux couvens de Caracallon et de Philothéon, qui n’offrent rien de remarquable, j’arrivai par des sentiers abruptes au couvent d’Ivirôn. Les bâtimens qui le composent sont un peu moins confusément groupés que ceux des autres monastères. Une seule porte qu’on ferme le soir, de peur d’attaque ou de surprise, donne accès dans le cloître. En entrant, on trouve des magasins où les religieux vendent des images grossièrement imprimées qui leur viennent de Kariès, divers ustensiles fabriqués dans les couvens, des amulettes de corne et de cuivre, les premières ciselées au couteau, les secondes frappées au coin ; des vêtemens de caloyers et des tuniques taillées sur des tissus d’écorce d’arbre venus de Constantinople ; des voiles également de fabrique turque, brodés par les moines avec une adresse merveilleuse, et destinés au service de l’autel.

Je me mis en rapport avec le moine médecin du couvent, qui parlait assez mal l’italien. Il paraissait fort gai et me répétait à tout instant Gallia tricolor ! Nous sommes toujours des Gaulois pour les moines de l’Athos ; le nom de Français n’est point encore parvenu jusqu’à leurs retraites. Persuadé que mon voyage avait un but politique, et n’imaginant pas qu’on pût venir de si loin pour dessiner d’anciennes peintures, ce moine me fit sur la France une foule de questions auxquelles je répondis de mon mieux. Les habitans de cette extrémité reculée du continent européen n’ont pas oublié que nous avons secouru les Grecs dans la guerre de l’indépendance, et ils aspirent, eux aussi, à secouer le joug des Turcs. Le moine alla même jusqu’à me prier d’employer mes instances auprès du roi des Gaules pour l’engager à venir pulvériser la Turquie. Son langage, très flatteur pour la France, jurait un peu avec les gravures russes qu’on voyait collées contre le mur de sa cellule. Ces gravures figuraient Napoléon seul, fuyant comme un lâche, disait le texte franco-russe, devant l’élite des nations de l’Europe. Cette haine des Turcs est générale chez les Grecs, et pourtant la domination turque ne pèse pas fort durement sur eux. Elle se borne à un léger tribut, moyennant lequel les moines achètent le droit de se gouverner selon leurs statuts.

Mon guide, devenant de plus en plus confiant, me demanda si j’étais catholique, et, sur ma réponse affirmative, il me pria de lui montrer comment se faisait dans notre communion le signe de la croix. Un rire inextinguible, et que, eu égard aux lieux où je me trouvais, j’appellerais volontiers homérique, s’empara de lui aussitôt mon signe fait, et, rapprochant le pouce de l’annulaire, il affirma du plus grand sérieux que le seul signe orthodoxe était celui dont il m’offrait la représentation. — Cette grave contestation me montrait les subtilités théologiques du Bas-Empire survivant même à sa chute et se prolongeant à travers les siècles. Tous les moines de l’Athos appartiennent à l’église grecque ; mais ils sont divisés par des schismes sans nombre. La différence la plus insignifiante dans une de leurs cérémonies suffit pour développer et entretenir entre eux d’irréconciliables inimitiés.

Je visitai l’église, que je trouvai nouvellement repeinte et par conséquent très inférieure à tout ce que j’avais vu. Une des chapelles n’était masquée que par des planches, et je pus entrevoir les moines qui en terminaient la décoration. Je frappai à plusieurs reprises ; enfin l’un d’eux vint m’ouvrir en grommelant. Je lui dis que j’étais peintre français, et que j’étais venu pour étudier leurs œuvres et connaître leurs procédés. Je leur fis cadeau de crayons, et la liaison fut bientôt faite. Ils prirent sans façon le carton que j’avais sous le bras et se mirent à regarder les dessins sens dessus dessous en riant à gorge déployée. Ils paraissaient ne rien comprendre aux dessins de paysage. Enfin ils consentirent à travailler devant moi, et je pus m’initier à leurs procédés. Avant de peindre, les moines mettent le mur à nu, et, revêtant les briques d’une couche de plâtre qu’ils unissent à la truelle, ils ne couvrent à la fois que ce qu’ils peuvent exécuter dans la journée. Cela fait, le plus fort d’entre eux, le plus savant, indique ce qu’il faut représenter, quelle grandeur doit avoir le personnage et comment il doit être placé. Il désigne ensuite la légende qui doit l’accompagner. Le moine immédiatement placé sous ses ordres trace alors un contour au brun-rouge. Celui que j’ai vu peindre faisait généralement ses têtes beaucoup trop grosses ; elles se ressemblaient toutes. A mesure qu’il avait terminé un trait, il livrait son travail à un troisième peintre beaucoup plus jeune. Celui-ci ajoutait à la figure quelques tons locaux et une espèce de modelé, qui consiste à cerner le clair au centre de la forme et à mettre toujours l’ombre au contour des deux côtés. Le peintre qui avait tracé le contour reprenait ensuite la place de son confrère et parsemait toutes les étoffes d’ornemens rouges et bleus, d’un style inférieur même à celui de nos foulards.

Les couleurs qu’emploient ces moines sont détrempées avec de l’eau et de la colle de poisson. Ils ont pour faire les nimbes des saints un morceau de roseau qu’ils recourbent et qui s’ouvre comme un compas. A l’un des bouts est un pinceau, et c’est avec cet instrument qu’ils tracent leurs cercles. Ils peignent aussi à l’huile, et leur inhabileté éclate encore davantage dans l’application de ce procédé, importé chez eux vers la fin du siècle dernier par des moines russes, qui avaient fondé, sur le versant occidental de l’Athos, le couvent moderne de Roussicon. Leur couleur, qui ne sèche qu’au bout d’un temps assez long faute d’huile siccative, est concassée plutôt que broyée. Leurs essais en ce genre ne sont réellement pas heureux, et j’aime encore mieux leurs fresques, qui sont pourtant bien mauvaises.

La méthode que suivent les moines de l’Athos pour l’enseignement de la peinture est d’une simplicité toute primitive. Les novices qui annoncent le plus de dispositions, placés sur une estrade élevée derrière les artistes passés au rang de maîtres, les regardent travailler. Cet apprentissage très sommaire dure quelques années, au bout desquelles les élèves sont admis à exécuter eux-mêmes. On comprend ce que des artistes ainsi improvisés laissent à désirer sous le rapport de l’exécution. Les moines, que je voyais si arriérés dans la pratique de l’art, me donnèrent encore une plus triste idée de leur goût, en signalant à mon admiration une image de la Trinité en papier plissé, puérile imitation de celles qui représentent ici Napoléon et son fils.

L’église principale d’Ivirôn a été fondée par un moine de Géorgie nommé George, comme l’indique l’inscription placée au centre de la nef. Le fond du chœur est orné de petits tableaux à l’encaustique très précieux. Les moines en ont de toutes les époques, mais il est facile de confondre ces tableaux à cause de l’uniformité de style qu’ils présentent dans leur étrangeté même. Les portes en marqueterie incrustée de nacre sont des chefs-d’œuvre. Les murs, à l’extérieur, sont peints en brun-rouge. Je visitai dans le même couvent deux autres églises nommées Prodramos et Saint-Jean, sans y trouver rien de curieux. Le moine me fit ensuite parcourir l’intérieur du monastère, dont je dus traverser les corridors infects, et me conduisit à sa chambre, qu’il avait transformée en pharmacie. Dans les étages supérieurs, j’aperçus de jeunes enfans qui se cachèrent en voyant qu’ils avaient attiré mon attention. Je n’avais pu remarquer qu’au passage leurs gracieux visages, encadrés de magnifiques cheveux bouclés. Me rappelant la loi qui interdit aux femmes l’accès de la sainte montagne, je demandai à mon guide d’où venaient ces enfans, et voici ce que j’appris. Les religieux du mont Athos ont toutes leurs propriétés en Moldavie et en Valachie ; c’est de là qu’ils tirent leurs revenus, qui sont considérables. Ils vont tous les ans y percevoir leurs rentes, et ramènent avec eux les plus beaux enfans de leurs fermiers. Elevés dans le cloître, ces enfans prononcent plus tard les vœux monastiques, et leurs frères restés en Valachie travaillent pour eux. C’est ainsi que sont comblés les vides que l’âge et la maladie viennent, chaque année, faire parmi les moines.

A quelque distance du couvent d’Ivirôn est une église sous laquelle s’étendent des catacombes que je voulus visiter. Le docteur qui m’accompagnait m’assura que ces souterrains contenaient cinq mille morts. J’aperçus un grand nombre de squelettes entassés pêle-mêle, et parmi ces squelettes beaucoup de cadavres qui n’étaient encore qu’à moitié consumés. Les dépouilles des moines sont en effet transportées dans ce lieu après six mois seulement de séjour dans la fosse commune. Je fus saisi d’un profond sentiment d’horreur à l’aspect de cet amas hideux et informe de débris humains, de vêtemens souillés et en lambeaux, mêlés aux fragmens des nattes où ces morts avaient jadis trouvé le repos de chaque jour avant leur entrée dans le repos éternel.

La nourriture des moines, plus que frugale, attendu qu’elle ne se compose guère que de crudités, telles que tomates et aubergines, finit par me donner la fièvre, et je partis, espérant que la marche me remettrait. J’arrivai à Coutloumousi, couvent qui n’est peuplé que de Bulgares. Dès que ces moines virent que j’avais la fièvre, ils ne voulurent plus me recevoir, et force me fut de me traîner plus loin. J’étais assis à l’ombre d’un ermitage, attendant que mon accès fût passé, lorsque l’aga résidant à Kariès, informé de la présence d’un étranger, vint me trouver. J’ouvris les yeux et me vis entouré d’une centaine de moines, sur le visage desquels se lisaient tour à tour la terreur et la curiosité. Ils me croyaient pestiféré. Le Turc me fit les politesses d’usage, et conclut en me disant que j’allais, jusqu’à nouvel ordre, rester en quarantaine dans le lieu même où je m’étais arrêté. Je me révoltai contre cette décision, et la manière dont j’accentuai mes paroles, que l’aga ne comprenait pas, parut faire impression sur lui. En dépit de ses ordres, je réunis toutes mes forces, et, passant indigné devant l’aga et à travers les moines stupéfaits, je grimpai jusqu’à la ville avec mon drogman, qui d’abord n’avait osé me suivre et se mourait de peur.

Kariès est situé au centre de l’Athos et domine une vallée très boisée. L’aspect de cette ville est celui d’une réunion de maisons de plaisance turques. Sa population est d’environ mille habitans. Les vingt-trois couvens de l’Athos envoient chacun, pour les représenter au protatôn de Kariès, un sénateur ou epistate, qui est ordinairement le dernier igoumenos sorti de ses fonctions. Chaque sénateur habite une maison particulière. Ses fonctions ne durent qu’un an. C’est parmi eux qu’est choisi chaque année celui qui doit présider la république. Le grand conseil réuni administre les revenus des couvens et applique les peines disciplinaires qu’encourent les moines en transgressant les statuts. C’est aussi à Kariès que réside l’aga qui représente le gouvernement turc. La force publique dont il dispose se borne à douze janissaires, milice plus que suffisante depuis le désarmement de la presqu’île, après la lutte opiniâtre que soutinrent les moines lors de la guerre de l’indépendance. Ses fonctions se bornent à percevoir le tribut et à faire observer les mesures sanitaires.

En arrivant dans la ville, je fus reçu par le président de la république, auprès de qui je m’informai si le commandant de l’Argus n’avait pas envoyé ma patente de santé. Ce haut fonctionnaire me répondit qu’on n’avait vu personne, d’un air qui me prouvait qu’il n’ajoutait aucune foi à mes paroles. Je lui dis que ma patente ne devait pas tarder d’arriver et que je l’attendais. Il m’assigna pour prison momentanée les écuries de l’aga, où je pus tout à mon aise me livrer à mes réflexions. Cependant, comme cette réclusion pouvait se prolonger assez long-temps si je n’y avisais, je pris le parti d’écrire une lettre pressante au commandant du brick l’Argus, et je gagnai un de mes gardiens, qui, moyennant une somme convenue, se chargea de porter cette lettre de l’autre côté de l’Athos.

La maison de l’aga est, comme propriété turque, le seul endroit de la montagne où soit permis l’usage de la viande. On tuait tous les jours cinq moutons dans l’écurie qu’on m’avait donnée pour prison, et je m’étonnais de la quantité de viande consommée par l’aga et ses douze janissaires ; je m’aperçus bientôt que, même au mont Athos,

Il est avec le ciel des accommodemens.


Les moines sénateurs viennent habituellement rendre visite à l’aga, et ne manquent jamais de s’arrêter dans son écurie pour y acheter un morceau de viande qu’ils emportent ensuite caché sous leurs robes noires. Je compris que les moines sénateurs ne craignaient pas de violenter un peu leur dignité de magistrats pour se dédommager, pendant leur séjour à Kariès, du régime par trop végétal dont je m’étais si mal trouvé. En se réservant exclusivement les moyens de favoriser ces innocentes transgressions de la règle monastique, l’aga me parut avoir pas fait de son côté une spéculation trop maladroite.

Je venais de passer assez tristement quelques heures à observer l’étrange population qui m’entourait, lorsque je fus appelé devant le conseil de la république. Les janissaires me firent entrer dans une grande salle ; les sénateurs étaient assis alentour sur les divans ; au fond était une image de la Panaghia ou toute-sainte, comme les Grecs désignent habituellement la Vierge. L’aga était à côté du président et un greffier à lunettes placé près de moi écrivait sur un énorme registre. Pour la première fois de ma vie, je prenais place au banc des accusés, entouré, non pas de gendarmes, mais de janissaires, ce qui est beaucoup moins vulgaire ; mais, je l’avouerai, j’étais en ce moment fort peu sensible au côté poétique de ma situation. Pendant que je maudissais des contre-temps qui semblaient à chaque instant se compliquer davantage, mon drogman paraissait agité de sentimens encore plus personnels et plus pénibles. Cet homme n’était pas dépourvu de culture intellectuelle. Poète, il avait écrit contre le dernier ministère grec une satire en vers, qu’il avait eu toutefois la prudence de ne publier qu’après l’avènement du cabinet Coletti. Il n’avait donc jamais brillé par le courage civil, mais toute présence d’esprit l’avait abandonné depuis son entrée sur le territoire turc ; il était pâle de terreur.

Après un moment de silence, chacun des juges se mit à m’adresser une foule de questions insignifiantes, desquelles je pus conclure qu’on me prenait pour un espion russe. Comme la plupart de ces moines sont Valaques ou Moldaves, l’aga craint toujours un soulèvement qui aurait pour premier résultat le refus de l’impôt, résultat aussi redouté, à ce qu’il paraît, en Orient qu’en Occident. Ce qui le confirmait dans cette crainte, c’est que le grand-duc Constantin avait visité l’Athos quelques mois auparavant et y avait envoyé des cadeaux considérables. J’étais furieux et agacé, comme l’est tout voyageur retenu malgré lui et malade ; j’étais irrité surtout contre ce maudit drogman, qui, au lieu de répondre nettement comme je tâchais de le faire, s’embarrassait dans des phrases qui n’en finissaient pas, et, plus préoccupé évidemment du soin de sa propre existence que de la mienne, ou craignant d’être compromis par l’énergie de mes réponses, ne répétait pas un mot de ce que j’avais dit. L’interrogatoire durait depuis une heure ; mes juges étant à bout de questions et paraissant fort indécis sur la résolution à prendre, je demandai la permission de me retirer et de visiter la ville. Cette permission me fut accordée à condition que je serais accompagné de deux janissaires.

L’aspect de Kariès est fort curieux. La ville est divisée en plusieurs rues presque entièrement occupées par des boutiques sombres dont les devantures sont très basses. Les objets qu’on y vend sont importés de Salonique. On y trouve toute sorte d’ustensiles en bois sculpté, des panaghia et des saints en corne ciselée. Les Grecs prétendent qu’un moyen infaillible de se guérir de la fièvre est de laisser tremper ces morceaux de corne dans l’eau pendant deux jours et de boire cette eau au moment où le soleil se lève. Il y a aussi à Kariès une imprimerie où l’on exécute des gravures informes représentant exclusivement des sujets religieux ou des vues de couvens qui n’ont aucun rapport, même éloigné, avec ce qu’elles ont la prétention de reproduire. Ces gravures ne s’obtiennent pas, comme aujourd’hui en Europe, par des planches à surface plate, mais, comme dans l’enfance de l’art, au moyen d’un cylindre en étain que l’on fait rouler sur le papier destiné à recevoir l’empreinte. Nul vestige, du reste, dans ces imprimeries, de publications d’aucun genre. Je ne crois pas qu’il se soit depuis long-temps imprimé un seul livre dans aucun des vingt-trois couvens du mont Athos.

L’absence totale de femmes, commune à toutes les parties du mont Athos, devient à Kariès plus caractéristique par le mouvement d’une population agglomérée où l’on ne voit partout que des caloyers, marchands, acheteurs et promeneurs. Kariès offre le spectacle unique en Europe d’une ville de moines exerçant à eux seuls tous les travaux de la vie civile. De distance en distance, on trouve, dans les rues, des bancs de bois sur lesquels les religieux viennent s’asseoir les jambes croisées, et causer en roulant dans leurs doigts de longs chapelets de nacre.

Il existe à Kariès une tradition fort curieuse, et qui prouve combien sont vivaces les antipathies créées par les querelles théologiques. Les habitans prétendent qu’un pape dont ils ne donnent du reste pas le nom, furieux, à son retour de Constantinople, de ce que l’église grecque n’eût pas voulu reconnaître son autorité, fit trancher la tête de tous les moines de Kariès et incendia plusieurs monastères. On voit au couvent de Zographou une fresque qui montre ce pape présidant à l’incendie. Au couvent de Xilandari, on a fait plus encore : le pape y est représenté englouti dans l’enfer avec Mahomet et Arius. Pour peu que s’enveniment les rancunes qui divisent les moines entre eux, nous ne désespérons pas d’apprendre un jour que les vingt-trois couvens de l’Athos se seront réciproquement damnés avec la même aménité chrétienne. Du reste, ces traditions et les fresques qui en constatent le souvenir sont d’une date relativement peu ancienne. Dans d’autres couvens, décorés à une époque antérieure au Xe siècle, lorsque l’église grecque ne s’était pas encore séparée de l’église latine, on trouve les images de saint Silvestre et de saint Léon désignés sous le nom de papes de Rome, dans le sens du mot papas, qui, en Orient, désigne les évêques. C’est, pour le dire en passant, une preuve de plus à l’appui de notre opinion sur l’ancienneté des fresques de Panselinos. En effet, les peintres de l’Athos qui, antérieurement au Xe siècle, se montraient si respectueux pour les papes de Rome, ne faisaient qu’appliquer les préceptes du moine Denys, qui lui-même vivait certainement après Panselinos, puisqu’il a réuni dans son Guide de la Peinture les principes de ce maître et de son école.

Après ces promenades, il fallut bien rentrer dans ma prison. La fièvre m’avait repris et ne me quittait pas. Les jours se succédaient ainsi dans une pénible attente. Il en est un qui fut marqué par une grande solennité religieuse, la fête de saint Élie. Ce jour-là me parut encore plus long que les autres, car je fus presque constamment étourdi du carillon qu’on faisait dans l’église attenante à l’écurie. Les moines commencent par frapper avec un marteau de bois sur une planche. Ces roulemens, d’abord imperceptibles, vont toujours en augmentant de force et de vitesse, jusqu’au moment où ils se terminent par quelques coups secs ; après quoi le moine prend un marteau de fer et exécute le même carillon sur un segment de cercle en cuivre qu’on isole en le suspendant par deux cordes. Le bruit est aussi fort que celui d’une cloche et beaucoup plus aigu.

La bizarrerie et la nouveauté de ces mœurs et de ces usages ne donnaient qu’imparfaitement le change à mon impatience. Enfin, un matin, j’entendis dans la rue un bruit inaccoutumé, et je reconnus la voix du lieutenant de l’Argus. Je sortis aussitôt de mon écurie, et j’aperçus une partie de l’état-major, escortée d’une compagnie de débarquement. En quelques mots, ils furent au courant de ma situation. Ils avaient la patente en règle et entrèrent immédiatement dans la salle où l’on m’avait interrogé. Le lieutenant tança vivement les moines sur les tracasseries auxquelles j’avais été en butte. La vue des armes leur imposait tellement, qu’ils s’excusèrent à qui mieux mieux et rejetèrent tout sur l’aga. On courut le chercher pour lui faire signer notre patente ; mais il s’était caché, lui et ses janissaires, et il n’y eut pas moyen de le trouver, malgré les perquisitions acharnées des matelots, qui voulaient tout bouleverser. Le lieutenant rédigea sur-le-champ un rapport très circonstancié, adressé au consul français de Salonique ; mais j’imagine que ce rapport aura été intercepté par l’aga, intéressé à faire disparaître la plainte.

Je partis pour le couvent de Vatopedi, muni de lettres de recommandation du président du sénat. L’apparition du lieutenant de l’Argus et d’une partie de l’état-major avait décidément produit un bon effet, car je fus admirablement reçu par les moines. L’église principale de Vatopedi est peinte entièrement par Panselinos ; l’ordonnance est la même qu’à Aghia-Labra. L’image de l’empereur Jean Cantacuzène, qui, après avoir quitté le trône, vint finir ses jours à Vatopedi, se voit dans plusieurs fresques de l’église. Je témoignai le désir de visiter la bibliothèque, et l’on m’y conduisit. Les livres sont en très petit nombre, et l’état dans lequel ils sont laissés prouve le peu de cas que les moines en font. Je n’y ai vu que des ouvrages liturgiques. M. Minas, qui a fait de ces bibliothèques une étude particulière, a découvert des manuscrits précieux ; mais, au point de vue de l’art, on n’y trouve guère de remarquable que quelques enluminures de peu d’importance.

Les jours d’attente si péniblement passés à Kariès me forcèrent d’abréger mon séjour à Vatopedi. Je me remis en route, laissant à ma gauche Simenou, couvent aujourd’hui sans importance, fondé, au Ve siècle, par l’empereur Théodose et sa sœur Pulchérie. J’avais visité les parties les plus curieuses de l’Athos, et il ne me restait plus qu’à rejoindre le commandant de l’Argus, qui m’attendait pour remettre à la voile. Une barque vint me prendre pour me transporter vers la partie de l’isthme près de laquelle mouillait le brick. Un incident, qui suivit d’assez près notre départ, vint me prouver que la population de l’Athos n’est pas exclusivement composée de moines pacifiques. Nous étions embarqués depuis quelques heures et nous longions la côte, lorsque, vers minuit, nous fûmes silencieusement accostés par une barque dont les rameurs s’apprêtaient à entrer dans la nôtre ; la vue de nos armes les fit battre en retraite, et nous en fûmes quittes pour une violente secousse ; un bruit de rames qui témoignait d’une fuite rapide répondit seul à nos questions. Notre appareil militaire déconcertait-il des projets hostiles ou écartait-il simplement des curieux ? Je ne sais, mais la première hypothèse me paraît plus probable. Depuis la conquête turque, en effet, les pirates n’ont jamais cessé d’infester ces parages.

Au soleil levant, nous nous trouvions près de l’endroit le plus resserré de la presqu’île, où Xercès avait fait creuser un canal dont on voit encore les traces. Je traversai l’isthme. J’arrivai au lieu dit les Portes de Cassandre, où nous allumâmes du feu : c’était un signal convenu. Une embarcation vint nous prendre, et nous cinglâmes vers Athènes. Notre voyage avait duré un mois, selon la promesse que j’avais faite à M. le contre-amiral Turpin. Je lui devais, ainsi qu’à M. Piscatory, d’avoir pu étudier dans Aghia-Labra un des monumens les plus curieux et les plus authentiques de l’art byzantin ; mais j’emportai le regret de n’avoir pu séjourner plus long-temps dans un pays inexploré, et dont les trésors archéologiques disparaissent chaque jour par l’effet de la triste incurie de moines ignorans. Cette visite aux couvens de l’Athos m’avait permis de saisir plus nettement les phases diverses de l’école byzantine et son influence réelle sur les destinées de l’art.

Venue à une époque où le genre humain, abandonnant des traditions épuisées, cherchait à traduire dans la langue du passé les sentimens nouveaux qui allaient dicter la loi de l’avenir, l’école byzantine a rendu au christianisme et à l’art qui en fut l’expression les plus éminens services. Tant que l’héritage intellectuel de l’antiquité fut à sa disposition, l’art byzantin transforma à son usage les élémens qu’il put lui emprunter. Il atteignit ainsi son apogée vers le me siècle et s’y maintint jusqu’au septième. La protection des empereurs de Constantinople en hâta les progrès et le soutint dans son essor. Fléchissant, aux siècles qui suivirent, sous les invasions des barbares, obscurci et dénaturé dans sa partie technique pendant la nuit intellectuelle où fut plongée l’Europe ; cet art survécut néanmoins, et l’école byzantine conserva des traditions qui, transmises plus tard aux nations de l’Occident, devaient, dans des circonstances plus favorables, recevoir de magnifiques développemens. Cet honneur suffit à sa gloire ; mais là s’arrêtent les services qu’elle a pu rendre. L’influence prolongée de cet art de transition, renfermé dans des principes d’une inflexibilité dogmatique, eût fini par étouffer l’art plus élevé et plus complet appelé à le remplacer. Il manquait à l’école byzantine un principe aussi indispensable au développement intellectuel de l’homme qu’à son développement moral, la liberté. Ce principe, l’art chrétien le reçut de l’Italie, et puisa dès-lors une vie merveilleuse dans le concours de toutes les forces individuelles, de toutes les inspirations spontanées.

L’état actuel de la peinture byzantine chez les peuples restés fidèles à sa tradition inflexible confirme hautement cette appréciation. Au moment où les enseignemens de Cimabué étaient si heureusement modifiés par Giotto, son élève, les byzantins persistaient dans une voie où l’art, également mal compris par ses interprètes comme moyen de culte et comme culte en lui-même, devait s’éteindre sous un joug destructeur de toute inspiration pour faire place à de simples formules graphiques. C’est ainsi que nous voyons les peintres modernes du mont Athos, étrangers à toute idée du beau, n’en comprenant ni l’essence ni le but, détruire les fresques les plus précieuses de leurs couvens pour y substituer leurs créations informes. C’est ainsi que, dans un temps peu éloigné, à la place des œuvres éminentes dont nous avons essayé de donner une idée, la barbarie née d’un culte aveugle de la tradition n’aura plus rien laissé qui soit digne d’exciter l’admiration de l’artiste ou la curiosité du savant.


DOMINIQUE PAPETY.