Les Pensées d’une reine/Au lecteur

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Calmann Lévy (p. 1-25).

AU LECTEUR


Voici les pensées d’une femme, d’une reine ; je suis tenté de dire d’une vraie femme, d’une véritable reine, tant la grâce et la plénitude du sentiment attestent l’intensité des facultés féminines, tant la mélancolie active, la bonté, sans illusion mais sans défaillance, la dignité simple et haute, affirment la raison et les vertus royales.

Les femmes qui recueillent leurs pensées dans un album, quand le livre n’est plus le cahier bleu d’une ingénue, sont presque toujours, ou des matrones qui se font vestales, ou des précieuses embaumées par de longues adorations qui rendent des oracles. On excuse leur prétention, si le propos est juste, malicieux ; mais la prétention ne s’efface pas : elle reste ; elle pointe, comme le bonnet en diadème qui couronnait madame de Maintenon.

Il y a certainement beaucoup d’idées justes et fortes dans les Esquisses morales et politiques de madame d’Agoult, bien qu’elles soient l’expression cherchée d’un découragement qui se drape et se voile.

Il y a, sans contredit, autre chose que des marivaudages de boudoir mystique dans les pensées de madame Swetchine. Mais la coquetterie de ces deux dévotes, dans des cultes différents, est une avance trop sensible à la philosophie ou à la religion qui doit les béatifier. Elles ont voulu penser joliment ; elles n’ont pas pensé sans le vouloir.

Je ne crois pas m’abuser en affirmant qu’on trouvera dans les réflexions de la reine Élisabeth de Roumanie une effusion plus naïve, partant plus profonde, une indiscrétion de la conscience, moins consentie par elle. Obligée, par devoir, de retenir sa sincérité en public, de n’en laisser filtrer que les sourires, la reine la dédommage dans la solitude, et la laisse rire ou pleurer tout à l’aise.

Dans la plupart des recueils, un système sert de fil à ces perles réunies. Dans l’album de la reine, on sent la spontanéité, parfois l’embarras d’un esprit naïf, ardent qui vibre plusieurs fois au même coup, au même bruit, et qui finit par choisir l’écho final, mais qui abandonne aux commentaires les modulations diverses de sa réflexion, toujours surprise, et pourtant toujours éveillée.

Madame d’Agoult, parmi ses pensées les meilleures, a émis celle-ci : « Dans la chasse aux idées, l’esprit de la plupart des femmes ressemble à ces jeunes chiens étourdis ou mal dressés qui font lever le gibier, mais n’arrêtent pas. »

La remarque est vraie pour la plupart des femmes. La reine Élisabeth est une exception, et le respect ne m’empêchera pas de profiter d’une comparaison familière qui est de son goût, qui lui a servi plusieurs fois, pour dire que si son esprit fait lever le gibier, il l’arrête et l’apporte.

La franchise, une candeur hardie qui ne se tache jamais dans les contacts les plus scabreux, qui va droit au mot propre, et qui fait rayonner sa pureté sur toutes les choses impures ; pourtant, un sentiment poétique très fin ; une instruction solide qui n’a rien épaissi des délicatesses de la jeune fille, de la jeune femme ; un enthousiasme pour l’esprit qui s’élance au moindre prétexte ; une bonté invincible ; une tristesse si profonde, qu’elle ne craint pas de sourire toujours ; l’ambition d’une gloire cachée, la défiance des honneurs publics, l’horreur de la solennité, le courage dans la fortune pour se garantir contre les risques de la royauté : telles sont les qualités qui font de cette reine un écrivain vaillant, de cette femme un penseur, solide autant que brillant.


Dans un récent voyage en Roumanie, je fus invité à passer une journée à Sinaïa, la résidence d’été du couple royal.

Le site est pittoresque. Les âpres splendeurs de la Suisse se mêlent, dans ce vallon supérieur des Carpathes, à une sorte de réminiscence du doux pays de Bade, pour former un décor sévère et charmant.

Depuis que le roi et la reine ont pris Sinaïa en affection, on y bâtit de beaux hôtels, des villas élégantes ; et si l’on y découvrait une source d’eau minérale, qui doit s’y trouver, si l’on y installait une maison de jeu quelconque pour ajouter aux prétextes du paysage, Sinaïa deviendrait un rendez-vous cosmopolite, sans rival dans cette partie de l’Europe.

Il se contente patriotiquement d’être le Trianon, un peu sauvage d’une reine qui ne voudrait pas de Versailles. Le roi Charles fait bâtir, en arrière de Sinaïa et plus haut que toutes les hôtelleries, en pleine forêt, un très beau château, aux allures romantiques. Déjà, il a installé, tout près de là, un rendez-vous de chasse élégant, où la reine s’est arrangé une mansarde artistique, avec tout ce qu’il faut pour peindre des miniatures, pour penser et pour écrire. Un petit ours apprivoisé, mais prudemment attaché, gambade devant ce chalet de la méditation. Un ruisselet, qui se donne des airs importants en hiver, sert d’abreuvoir à cet ourson courtisan, et rappelle peut-être parfois à la reine que, quand elle était jeune fille, courant, les cheveux au vent, dans la forêt qui domine le château paternel, sa mère l’appelait « son torrent de montagne ». C’est de ce chalet que devraient être datées bon nombre des pensées qui vont suivre et que se sont envolés quelques-uns des poèmes, édités en allemand, sous le pseudonyme aujourd’hui trahi de Carmen Sylva.

En attendant l’achèvement du château, la cour habite un ancien monastère, admirablement situé, comme tous les monastères, portant encore sur les murs extérieurs des peintures byzantines. On a ajouté à l’édifice principal des constructions légères en bois de sapin, et si des sentinelles placées sous les balcons découpés, en même temps que le drapeau qui flotte à la porte du cloître, n’avertissaient que c’est là une résidence royale, on sourirait à cette habitation, comme à la fantaisie d’un couple artiste.

La demeure simple vous reçoit simplement. Le roi Charles, qui parle le français comme un Parisien, a l’accueil cordial, le regard droit, la parole nette. Je n’ai pas eu besoin, depuis ma visite, de lire son dernier discours du trône, pour comprendre qu’il aime à dire hautement ce qu’il pense.

Il n’a pas encore la mélancolie de la souveraineté ; mais il n’en a pas, non plus la première et naïve infatuation. Il est fier d’avoir reçu une couronne royale du pays auquel il a donné une armée ; mais il est particulièrement fier de ce que cette couronne est d’acier et de ce qu’elle a été découpée dans un canon de Plewna. Il la porte avec la sérénité d’un soldat, la philosophie d’un roi constitutionnel, la confiance d’un homme jeune, plein de bonne volonté, associé indissolublement aux destinées d’un peuple jeune et brave.

La reine était en costume national roumain quand je la saluai. Elle ne porte guère que celui-là à Sinaïa ; elle l’a remis à la mode. De toute autre femme on dirait qu’elle le porte par coquetterie, tant il lui sied, tant il pare bien son caractère ; mais, en réalité, elle le porte par devoir de souveraine, et pour encourager l’industrie nationale. Ses demoiselles d’honneur le mettent avec moins d’intention politique, et c’est une vision, étrange dans sa grâce, que cette jeune cour féminine en robes brodées, dorées, pailletées, avec des sequins ou un voile sur la tête, parlant et pensant vivement en français, quand on s’attend à un gazouillis oriental.

La reine est grande, bien faite. Ses yeux sont bleus, un peu faibles ; ils cherchent de près les regards, pour saisir plus rapidement la pensée. Quand on sait qu’ils ont beaucoup pleuré, on trouve leur azur profond, et leur éclair émeut comme une pensée héroïque. Les sourcils, finement arqués, ont une mobilité extrême ; la bouche correcte est habituée au sourire et laisse voir des dents blanches, bien alignées ; les cheveux bruns sont abondants, souvent indisciplinés ; la main est belle, la plume ne l’alourdit pas ; le pied, intrépide à la marche, est cambré ; toute la personne, avec cela, est plus jolie que belle, plus gracieuse que jolie. Il y a sur cet étincellement d’intelligence, de bonté, d’honnêteté qui va au-devant des visiteurs pour les mettre à l’aise et les faire causer bien vite, le charme, la brume d’une modestie, un étonnement ingénu de répondre au titre de Majesté, un oubli du rang qui montre mieux tout cet éclat en le voilant et qui embarrasse précisément ceux qu’il veut accueillir.

Je savais que la reine porte en elle un deuil inconsolable et que la mère, désormais sans enfant, attise sa douleur par son inépuisable sollicitude envers les pauvres orphelins. Fût-ce seulement l’idée de ce deuil, ou le soupçon injuste de quelque autre nostalgie, qui me mit dans l’esprit les vers soupirés par Marie de Neubourg, dans Ruy Blas ?


Que ne suis-je encor, moi qui crains tous ces grands,
Dans ma bonne Allemagne, avec mes bons parents !
Comme ma sœur et moi nous courions dans les herbes !
Et puis, des paysans passaient traînant des gerbes…
Nous les portions !… C’était charmant…


Si la reine de Roumanie n’a pas de regret de la patrie échangée, elle se souvient du moins, avec une mélancolie tendre, de sa bonne Allemagne, de ses bons parents, et des gerbes qu’elle a portées.

On sait qu’elle est une princesse de Wied. Mais dans cette douce principauté, en même temps qu’elle recevait, sous la direction d’une mère intelligente et attentive, l’instruction la plus complète, elle vivait librement en plein air, dans la nature. Elle était la vivacité, la gaieté, souvent forcée, d’un intérieur que la maladie assombrissait. Le prince son père est mort de la poitrine ; le plus jeune de ses deux frères, qui aurait dû être son compagnon de jeux, languissait, avant de mourir, à côté d’elle. Elle apprit à soigner, à consoler, avant d’avoir souffert par elle-même. La princesse de Wied avait fait construire une métairie où elle rêvait de confiner, d’élever, de guérir l’enfant malade. Les deux jeunes princes et leur sœur y passaient le temps à travailler la terre, et la belle reine dont on voit partout, à Bucharest, la photographie en costume de paysanne roumaine, tenant une quenouille et filant, aurait pu être représentée, à douze ans, récoltant les pommes de terre, le maïs, ou tirant le lait des vaches.

La filandière roumaine se souvient de la petite fermière. Elle aime passionnément la nature ; elle la connaît ; elle la décrit ; et l’on ne s’étonnera pas de trouver dans ses pensées, sur le monde ou sur la cour, des impressions cueillies aux champs ou rapportées de la basse-cour.

Cet appétit agreste dans une intelligence si raffinée, cette science du village dans une princesse qui sait toutes les langues, et qui a su d’abord les langues anciennes, avant d’apprendre le français, à Paris, aux cours continués de l’abbé Gautier, n’est pas un des moindres attraits de cette physionomie.

Son caractère a, dans sa franchise, gardé de cette saveur champêtre. L’enfant était mutine, la femme a une volonté immuable. Comme elle avait cinq ans, on voulut un jour la faire poser pour un portrait ; on épuisa toutes les raisons de la maintenir tranquille. Il fallut qu’on attendît son bon vouloir. Mais quand elle se résolut à l’immobilité, elle se raidit si fort, qu’au bout de cinq minutes elle tomba évanouie.

Dans ce temps-là, et depuis, elle rêvait de devenir maîtresse d’école. Je lui ai entendu répéter qu’elle avait la vocation d’instruire. En effet, elle enseigne sur le trône, par l’exemple. Un jour, à dix ans, elle s’éveilla avec l’irrésistible désir de remplacer la promenade du matin par une visite à l’école de Rodenbach. Sa mère traversant la chambre des enfants, la jeune Élisabeth lui demanda la permission d’aller apprendre, avec les filles du fermier. La princesse de Wied n’avait pas entendu la demande ; elle passa ; mais sa fille interpréta le silence maternel comme un acquiescement, et s’échappa bien vite pour courir à la ferme. Les écolières étaient déjà en route pour l’école ; la petite princesse les rejoignit en chemin.

Le maître, flatté, mais non très surpris, admit cette écolière nouvelle aux honneurs de sa leçon. C’était une leçon de chant. La petite princesse, qui n’osait chanter trop au milieu de sa famille malade, élargit ses poumons dans l’école et donna toute sa voix, si bien qu’une petite fille impatientée de ce chant à plein gosier, jalouse peut-être, ne pouvant faire taire sa voisine, lui mit brusquement la main sur la bouche, au grand scandale de la classe.

Quelques instants après, un des chasseurs du château, envoyé à la poursuite de la jeune chanteuse, venait la réclamer pour la conduire aux arrêts.

Cet essai de liberté lui valut une leçon de captivité. Aujourd’hui la reine ne chante plus, et c’est une main invisible, insaisissable, qui se pose parfois sur sa bouche pour retenir la vérité qui va crier. Alors, elle court à son album et y enfouit ce qu’elle ne peut dire tout haut.

Cette éducation bien dirigée, cette vie en famille qui fermentait en plein air et qui s’attristait dans l’intérieur, cette force d’instinct et de volonté que des deuils incessants augmentaient en la soumettant, puis, plus tard, des voyages dans les diverses parties de l’Europe en compagnie de sa tante, la grande-duchesse Hélène de Russie, des maîtres savants, des lectures judicieuses, expliquent ce goût littéraire, cette vigueur de réflexion qui se condensent aujourd’hui en pensées ; j’ajouterai cette habitude du travail qui fait que la reine devance le roi, se réveille avant le jour, rallume sa lampe, éteinte la dernière, et a déjà filé sa quenouille, quand tout le monde dort.

N’est-il pas curieux de noter qu’elle eut pour institutrice en titre mademoiselle Lavater, petite-nièce du célèbre physiognomoniste ? Mais ce n’est pas aux traditions apportées par sa gouvernante qu’elle doit sa science de l’observation. S’il fallait trouver une influence déterminante de sa vocation, autour d’elle, je la chercherais plutôt dans sa famille.

Son aïeule, la princesse Louise de Wied, était poète ; son grand-père avait un frère peintre, et un autre, le prince Maximilien, voyageur et naturaliste célèbre ; son père a écrit des livres de philosophie.

Mais c’est surtout la douleur qui l’a faite poète. Jusqu’à la mort de sa petite fille, on ignorait que la reine eût écrit en vers, en prose, en allemand, en français. Son secret s’échappa par les dernières déchirures de son cœur.

J’aurai, non pas achevé le portrait, qui demanderait encore bien des retouches, mais indiqué les principaux traits de cette grande et touchante physionomie, en disant comment elle apparut pour la première fois au prince Charles de Hohenzollern.

C’était à Berlin, pendant un séjour de quelques mois que la princesse Élisabeth y fit, en compagnie de la jeune comtesse Marie de Flandre, aujourd’hui sa belle-sœur.

Elle descendait, avec sa vivacité habituelle, le grand escalier du château. Fuyait-elle l’ennui ? Sentait-elle repousser ses ailes de la libre vie de Neuwied ? Elle s’élançait ; elle fit un faux pas, manqua une ou deux marches, et se serait tuée ou blessée, si le jeune prince Charles, qui montait l’escalier, ne l’eût reçue dans ses bras.

Elle devait y tomber encore en 1868, mais, cette fois, pour y rester. Le prince s’était souvenu de la belle étourdie, et, par les lettres de sa sœur, il en connaissait les mérites : il la demanda en mariage. Cette union, qui a son petit charme romanesque, a aussi sa pointe d’ambition.

La jeune princesse Élisabeth, lorsqu’on la pressait de se marier, lorsqu’on luttait contre un goût un peu farouche qu’elle paraissait avoir pour le célibat, répondait souvent :

— Je ne consentirais à être reine, qu’en Roumanie.

Le prince, qui n’était pas encore roi, la prit au mot, et elle lui a porté bonheur.


Il me reste à expliquer comment je suis l’éditeur des pensées qu’on va lire.

J’avais entendu parler des poésies de Carmen Sylva, et comme j’exprimais le regret de ne pouvoir les comprendre, quelqu’un de l’entourage de la reine me dit :

— Sa Majesté écrit aussi bien en français : demandez à voir son album !

Je fis la demande. Je dus insister pour fléchir une modestie qui se défendit beaucoup. J’étais parfaitement décidé à trouver excellent ce qu’on voudrait bien me laisser lire ; mais dès que j’eus parcouru une page ou deux, mon étonnement et mon admiration furent si sincères, que je les traduisis par un aveu de mes premières résolutions de flatteur, et par l’offre, plus digne de la reine, de me permettre des critiques.

Cette permission me fut accordée. Je reçus à Paris une copie du manuscrit. Qu’ai-je critiqué ? Rien, presque rien. J’ai plutôt demandé à choisir dans une abondance qui eût rendu la publication difficile. J’ai été frappé, et le lecteur le sera comme moi, du sens exact des mots. Quand il m’est arrivé de proposer un changement, pour cause de germanisme, j’ai été si embarrassé de trouver une expression qui serrât de plus près la pensée, que je m’en suis toujours rapporté à la reine et que le mot juste, préférable, m’a été envoyé de Roumanie, pendant que je le cherchais vainement ici.

J’ai classé systématiquement les pensées éparses. Je n’ai pas donné toutes les variantes qui se sont offertes à l’imagination de l’auteur ; mais je n’ai rien corrigé, rien changé. C’est le texte original, sincère, authentique, d’une œuvre remarquable à plus d’un titre, que je présente au lecteur français.

Nous n’aimons guère les recueils de pensées en France ; c’est peut-être pour cela que nous en avons beaucoup. Celui-là fléchira le préjugé. On peut le comparer, non seulement aux livres dont j’ai parlé en commençant, mais aux maximes les plus illustres. Il peut soutenir la comparaison. Le lecteur est prévenu de l’originalité, de la familiarité qu’il trouvera, de la hardiesse aussi. Toute pensée humaine qui s’affirme est une insurrection latente contre une orthodoxie. La pieuse madame Swetchine elle-même, quand elle marivaude sur sa foi, la rend hérétique, et je trouve que c’est une pensée sacrilège, par exemple, de dire des miracles : « Ce sont les coups d’État de Dieu. » Si Dieu fait des coups d’État, il viole sa Constitution.

Lamartine a dit, dans un beau vers :


Marcher seul affranchit ; penser seul divinise !


Se diviniser, c’est coudoyer les dieux en place.

Il est un autre reproche qu’on peut faire aux pensées les plus neuves : c’est qu’elles ont parfois des airs de parenté avec de vieilles pensées qui semblent leurs aïeules.

Mais comment chercher la vérité, ou l’envers de la vérité, sans se rencontrer avec d’autres chercheurs ? Puisque j’ai emprunté des comparaisons à madame Swetchine, je continuerai.

Elle s’est heurtée à Proudhon de la façon la plus saisissante.

Celui-ci a écrit quelque part :

« Les révolutions n’atteignent leur but qu’en le dépassant. »

Madame Swetchine dit, de son côté :

« Les caractères passionnés n’atteignent leur but qu’après l’avoir dépassé. »

L’idée est la même, et l’expression est semblable. Accusera-t-on Proudhon d’avoir puisé dans le sac à fermoir de madame Swetchine ? Est-ce la dévote qui a fouillé le philosophe impie ? Non.

Que la reine de Roumanie ait des rencontres avec La Rochefoucauld, La Bruyère et quelques autres, il faut l’en louer, sans s’en étonner. C’est le péril et c’est la gloire des belles pensées de se ressembler entre elles.

Mais, ce qui est personnel, ce qui donne un caractère spécial et touchant à ses réflexions, c’est son insistance à analyser, à définir le malheur, la souffrance, à juger la royauté, à confesser ses révoltes et ses résignations de mère sans enfants, de reine sans héritier.

Il n’est pas, sur ces sujets délicats pour elle, une de ses pensées qui, même lorsqu’elle ne saisit pas d’abord, ne mérite d’être relue et méditée.

Je dirai enfin, pour me résumer, que si au lieu du nom d’une femme, d’une reine, je mettais une signature inconnue, anonyme, au bas de ces citations, elles frapperaient encore et davantage peut-être par leur individualité. On sentirait plus fortement qu’il y a dans cet écrivain cette rareté : un penseur, un être, quelqu’un enfin !


Paris, mars 1882.

Louis Ulbach.