Les Petites Comédies du vice/Le Biais de mon parrain

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Les Petites Comédies du vice
Les Petites Comédies du viceC. Marpon et Flammarion (p. 41-55).


LA RUSE


LE BIAIS DE MON PARRAIN
(LA RUSE)

Un fort singulier homme que mon parrain le baron !!!

Il se vantait bien haut de n’avoir jamais menti et de ne se connaître aucun ennemi. — Et quand je lui faisais remarquer combien peu la franchise contribue à nous conserver des amis, il souriait finement et, me pinçant le bout de l’oreille, il me répondait de sa petite voix aiguë qui effrayait le chat de la maison :

— Mon enfant, tout peut se dire ; il faut seulement trouver un biais.

— Mais, parrain, il est des vérités pour lesquelles tout biais est vraiment impossible à trouver. Comment iriez-vous reprocher au vicomte de T… d’avoir abandonné une femme charmante, après quinze jours de mariage, pour retourner à une ancienne liaison. C’est roide à dire, cela.

— C’est l’ABC du biais, mon garçon. J’aborderais ton vicomte par un : « Ah çà, très cher, tu es donc un grec ? On m’a dit que, voyant que tu n’avais pas beau jeu, tu as repris dans ton écart ».

Je demeurai extasié devant le biais de mon parrain.

Quinze jours plus tard, ma mauvaise étoile me mit en présence d’un médisant qui déchiquetait à belles dents la réputation d’une jeune fille, l’une de mes plus charmantes danseuses du dernier hiver. J’eus l’imprudence de ne pas savoir contenir mon indignation ; on échangea les cartes, et le lendemain j’étais cloué au lit par un superbe coup d’épée dans le flanc.

Le baron fut des premiers à me rendre visite.

— Tu as eu tort, garçon ; il ne fallait pas dire brutalement son fait à un monsieur qui manie si bien la lame. Tu as négligé le biais. Tu aurais biaisé que tu serais encore à cette heure sur tes jambes, mon cher filleul.

À quelque chose malheur est bon. Le motif du duel fut connu ; jeune fille et parents l’apprirent bientôt, et quand je me retrouvai solide, les portes de la maison s’ouvrirent pour moi à deux battants.

Jeune, jolie, charmante, pas pianiste, telle était l’enfant dont je m’étais fait le défenseur. Aussi, un mois plus tard, j’étais amoureux fou, et j’allais droit au père lui demander la main de sa fille.

Hélas ! l’amour fait véritablement perdre la tête ! On oublie certains détails qui n’échappent pas à une personne de sang-froid comme l’était le papa.

Aussi sa première question fut celle-ci :

— Vous avez de la fortune ???

Sa question indiscrète me laissa presque interdit.

— Oui… oui… je ne suis pas sans argent, balbutiai-je.

Je sentis qu’il allait creuser la question. J’étais perdu. Une inspiration me sauva ; je songeai aux fameux biais du baron.

— Vous connaissez monsieur de V., lui dis-je, c’est mon parrain ; prenez vos informations près de lui.

— Parfait ! Le baron me suffit ; je le connais… un homme qui de sa vie n’a menti ! Ce qu’il me dira sera pour moi vraie parole d’Évangile, je vous le jure.

Je courus chez mon parrain. J’eus l’éloquence d’un amoureux pour lui parler de l’idole de ma passion, de mes projets, etc.

— Très bien, garçon, c’est de ton âge ; mais rends-moi le service de me dire un peu en quoi tout cela me regarde.

— Ah ! voici, parrain. Le père m’a demandé si je possédais de la fortune. Comme j’avais vingt louis sur moi, j’ai répondu aussitôt que je n’étais pas sans argent, et…

Le baron sourit doucement : il me contempla avec cette intime satisfaction du maître qui voit progresser son disciple.

— Ah ! ah ! filleul, je reconnais que tu commences à pratiquer assez adroitement la théorie des biais.

— Ce n’est pas tout, parrain. En sentant que le père allait insister sur la question, j’ai pensé à vous et je vous l’ai détaché aux informations sur l’état de ma fortune.

— Comment, malheureux ! tu n’as pas deux cents francs de rente, et tu veux que moi…, qui n’ai jamais menti…, j’ose attester ta fortune !!!

— Sans attester positivement… il me semble qu’avec un biais… un de vos remarquables biais…

— C’est impossible ! Va te promener avec tes biais ! A-t-on jamais vu un pareil gamin ? Venir me demander ainsi d’entacher à son profit toute une vie de loyauté !!!

À ce moment, la porte du salon s’ouvrit et je vis entrer un des bons amis de mon parrain, dont la première phrase fut :

— Cher baron, je viens pour réclamer de vous un immense service…

Ce visiteur était un homme d’une cinquantaine d’années, sec, nerveux, petit, aux gestes de ressort qui se détend, jaune comme un citron, rageur comme un chat-tigre, remuant comme une gélatine, et dont la vie se passait à grincer des dents. Après avoir habité les Indes, où il avait fait une colossale fortune, cet animal à peu près féroce était venu en France. Depuis le jour de son arrivée, il n’avait pas encore déragé, car il se heurtait à chaque instant contre ces mille petites entraves de notre civilisation qui sont inconnues aux Indes.

À son débarquement, le misérable avait pris femme, et il avait de l’amour…, si j’ose nommer amour l’épouvantable manière dont son atroce jalousie tourmentait une malheureuse qui, dans ses moments de repos, caressait l’idée du suicide.

Maintenant que mon homme est posé, esquissons la scène dont je fus témoin, à son insu, pour une grande partie ; car, à son entrée, la porte, en se développant, m’avait caché à l’Indien, qui, actuellement assis devant le feu, me tournait le dos. — Je ris encore en songeant à ce singulier colloque entre la nature calme, fine et polie de mon parrain, et ce grossier salpêtre fait homme. Je croyais voir la fameuse scène de Passé minuit.

— À quoi puis-je vous être utile ? demanda le baron.

— Que mille millions de tonnerres écrasent votre inepte civilisation qui défend de couper le nez à une femme !!! hurla d’abord le sauvage.

— Joli début ! fit mon parrain dans une petite moue.

— Voici la chose, mon cher. J’ai apporté huit millions en France, et j’en possède aux Indes plus du double représenté par des comptoirs. Savez-vous ce que vient de faire cette misérable canaille de Thompson, mon homme de confiance là-bas ?

— Naturellement il a levé le pied.

— Juste ! De sorte que, pour ne rien perdre, je suis forcé d’aller aux Indes remettre tout en ordre et établir un autre gérant à la place de ce sacripant voleur !!! Oh ! je mordrais dans du fer ! Le vol, le voyage, l’ennui des affaires, tout cela n’est rien pour moi… mais c’est ma femme ! malédiction !!!… c’est ma femme !!!

— Vous craignez le voyage pour elle ?

— Eh ! non… au contraire ! Et voilà où est ma stupidité, âne bâté que je suis ! En l’épousant, je me suis engagé à ne jamais la conduire aux Indes (je comptais alors n’y retourner de ma vie) ; la clause a été mise dans le contrat, et aujourd’hui elle se cramponne à son papier timbré en refusant de me suivre. On dirait qu’elle regarde mon absence comme autant de bon temps pour elle, la méprisable créature !!!

— Alors, sacrifiez vos comptoirs et ne partez pas.

— J’aurais pris ce parti, si je n’avais trouvé un autre moyen pour lequel je viens vous demander aide.

— Je suis toute oreilles.

— Il faut, baron, que vous me trouviez un garçon solide du biceps, fort à l’escrime, joli boxeur, ne buvant que de l’eau et ne dormant que d’un œil. Je lui donnerai trois mille francs par mois, l’habillement, la table et le logement.

— Oui, c’est une place de chien du jardinier qui ne mange pas la pâtée et qui empêche les autres d’y toucher.

— Précisément.

— Me permettez-vous une toute petite objection ?

— Je la sollicite avec instance.

— Il est convenu que le chien du jardinier, qui écarte tous les autres de la pâtée, ne la mange pas lui-même. — Mais si, par hasard… il faut tout prévoir… un jour de faim canine, il lui prenait fantaisie de la manger, cette pâtée ?

— Attendez donc, je n’ai pas fini. En plus des avantages mensuels que je lui fais, je déposerai, en son nom, chez un notaire, une somme ronde de trois cent mille francs qui deviendra sa propriété à mon retour si je suis content de sa vigilance.

— Vous ne répondez pas à mon objection de tout à l’heure.

— Pardon. Vous comprenez bien que, pour cette prime de trois cent mille francs, je compte exiger qu’il me donne à son tour une garantie.

— Sa parole d’honneur, sans doute ?

— Mieux que ça. Je lui demanderai de déposer un cautionnement entre les mains d’un médecin turc que j’ai amené en France…

Le baron bondit de surprise :

— Et c’est moi que vous chargez de trouver votre homme ? Mais vous me demandez tout simplement de vous découvrir le merle blanc, mon très cher.

— Il est bien évident que vous ne trouverez pas, si vous vous adressez à ceux qui tiennent à avoir des succès à la Richelieu dans les salons ; mais vous pouvez rencontrer un philosophe, un sage… revenu de bien des illusions… qui ne s’arrête pas à un détail et qui vise au solide ; car, trois cent mille francs, c’est une jolie aubaine… surtout quand on n’a rien.

Le baron se frappa subitement le front :

— Tiens ! je n’y songeais pas ! On va souvent chercher bien loin ce qu’on possède sous la main.

— Vous avez mon homme ? demanda le sauvage.

Sans lui répondre, le baron s’était tourné vers moi :

— Eh parbleu ! garçon, voilà ton affaire !

(Je vous passe la surprise du mari qui, en se retournant, vit que sa confidence avait été écoutée par un tiers).

— Mon affaire, parrain ! m’écriai-je.

— Sans doute. Tu veux te marier et tu n’as pas le sou. Crois-tu pouvoir jamais rencontrer une plus belle occasion de gagner trois cent mille francs ?

— J’irai jusqu’à quatre cent mille francs, ajouta l’homme jaune pour me décider à devenir son mandataire.

— C’est ta position qu’on te met dans la main, appuya le baron.

— Elle est impossible à accepter !

— Alors, tu ne veux plus te marier ?

— Mais si, mais si, parrain. Seulement dans la proposition de monsieur, vous oubliez le détail.

— Ta, ta, ta, tu déplaces la question, mon enfant. Précisons, précisons. Tu ne peux te marier faute d’une dot ; c’est bien cela, n’est-ce pas ? Or, cette dot, on te l’offre ; accepte-la. Que diable ! qui veut la fin veut les moyens.

— Mais, justement, parrain, c’est parce que je veux la fin que je ne puis renoncer aux moyens.

Le baron prit son air ébahi :

— Quelle singulière jeunesse nous avons aujourd’hui ! De mon temps, on aurait tout sacrifié pour la femme aimée, tout, oui, tout !

— Vous calomniez votre temps, parrain. On n’était pas si bête !

Notre débat fut interrompu par le sauvage, qui était resté muet pendant l’altercation. Il s’approcha de moi et me dit sèchement :

— Je vois où vous désirez en venir. Soit ! je donnerai le demi-million ; mais acceptez vite ; car, je vous le jure, c’est mon dernier mot.

Comme il me barrait le passage, je le fit pirouetter, j’ouvris la porte et je m’élançai dans l’escalier, poursuivi par la voix aiguë du baron qui criait : « Vit-on jamais pareil garnement ! Insulter un galant homme qui lui offre une fortune ! Singulière jeunesse que celle d’aujourd’hui ! Et ça prétend aimer ! »

En quittant la maison du parrain, j’avais pris le chemin de mon domicile. Encore tout chaud de cette malencontreuse scène, je marchais comme un ouragan furieux, piétinant la robe des femmes, bousculant les portefaix chargés, distribuant des coups de pied aux chiens, parlant haut avec des gestes désordonnés, enfin, dans cet état de fureur qui donne l’envie d’entrer chez un boucher pour mordre à pleines dents ces immenses quartiers de viande crue qu’il met en étalage. Peu à peu, la colère s’éteignit et le sang-froid revint. Alors, je me mis à réfléchir et je compris que mon mariage était devenu impossible. Non seulement le baron refuserait de donner au père, sur mon état de fortune, ces renseignements que lui interdisait sa loyauté d’homme qui n’a jamais menti, mais encore l’insulte que je venais de faire à son visiteur devait l’avoir exaspéré, et il allait dauber si bien sur mon dos, que le beau-père me prendrait tout au moins pour un détrousseur de diligences.

Arrivé devant ma porte, je n’osai plus monter chez moi. J’avais peur de me trouver seul entre quatre murs. Il me fallait la fatigue du corps pour endormir mon désespoir. J’allai par la ville, marchant, marchant toujours. Par quelles rues ? Dans quels quartiers ? Je l’ignore, car la pensée voyageait aussi. Enfin je fus arrêté par la lassitude, et — c’est triste à avouer — par la faim, car il était près de dix heures du soir. J’entrai chez Bignon avec l’idée de demander des consolations à la bonne chère. Dès ma première cuillerée de potage, l’appétit fut étranglé net par cette pensée : « À cette heure, le papa doit avoir fait sa visite au baron, et tout est perdu… » Je n’avais plus faim. Je sortis et j’aurais encore erré toute la nuit, sans la pluie qui se mit à tomber et me força de regagner ma demeure.

Le concierge guettait ma rentrée. Un pressentiment lui avait fait espérer qu’un gros pourboire suivrait la remise d’une petite lettre qui lui avait été apportée pour moi dans la soirée avec recommandation expresse de me la faire tenir aussitôt que possible. Au premier coup d’œil sur la suscription, je reconnus l’écriture de ma bien-aimée. « C’est mon arrêt de condamnation, me dis-je, et, dans la bonté de son cœur, elle a cru en adoucir la rigueur en me l’annonçant elle-même ». Je pris la lettre et je montai chez moi sans m’inquiéter de cette main que le concierge tendait ouverte au large pourboire dont il s’était leurré. Je posai la lettre sur ma table. À quoi bon l’ouvrir ? Je n’en devinais que trop le contenu ! Pendant une heure, je tournais autour de cette mignonne lettre qui parfumait la chambre de sa douce senteur… Je souffrais bien, je vous le jure ! Je souffrais tant que je ne voulus pas me priver plus longtemps de l’unique consolation qui me restait : celle de baiser les petites pattes de mouche de mon ange. Ce fut dans cette seule intention que je brisai le cachet. Mes mains tremblaient, je sentais un pincement douloureux au cœur, mes jambes étaient en coton, mes yeux me piquaient.

Ah ! chers lecteurs, la joie ne tue pas !!!

Non, elle ne tue pas ; mais je ne comprends guère comment elle n’estropie pas car, après avoir lu la lettre, je bondissais par ma chambre, cassant le lustre avec mon front, sautant sur les meubles, et je me souviens que j’étais perché sur le marbre de ma cheminée, à la place de la pendule, jetée à terre, quand je relus le charmant billet pour la vingtième fois… Lisons-le ensemble :

« Monsieur Gaston,

« Je n’ai pas voulu m’endormir en gardant pour moi seule une bonne nouvelle. Papa revient de chez M. le baron ; et il est tellement satisfait de ce que lui a dit votre parrain, qu’il doit demain matin vous écrire de venir causer à la maison en déjeunant.

« Bonne nuit.

« Berthe. »

Apprenez ce qui s’était passé :

Bien loin de me garder rancune pour la scène de l’Indien, le baron, qui s’était fort égayé de cette jalousie de tigre, avait eu regret du rôle qu’il m’avait fait jouer dans le trio. Son repentir l’avait donc mis dans les meilleures dispositions pour moi quand il reçut la visite du papa, qu’il connaissait de longue date. Tant qu’il avait été question de mon physique, de ma vie rangée, de mes qualités morales, le baron avait été prodigue d’éloges. Mais le père, homme à idée fixe, était enfin arrivé à cette terrible question :

— Notre jeune homme a-t-il de la fortune ???

Le baron avait le culte de la vérité, mais, d’une autre part il me portait une sincère affection. Il sentait que de sa réponse dépendait mon sort. Se trouvant donc pris entre sa manie de franchise et son amitié pour moi, il s’était enfin décidé à sortir d’embarras en employant un biais, un de ces fameux biais :

— Si un seul renseignement vous suffit, je puis vous en donner un, avait-il dit au papa. J’ignore si mon filleul est riche ou pauvre, mais ce que je vous affirme, c’est que… pas plus tard que ce matin… ici même… devant moi… à un de mes amis qui lui en faisait l’offre… je l’ai entendu refuser un demi-million d’une propriété !