Les Petites Filles modèles/15

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Hachette (p. 139-149).



XV

SOPHIE MANGE DU CASSIS ; CE QUI EN RÉSULTE


Sophie était depuis quinze jours à Fleurville ; elle se sentait si heureuse, que tous ses défauts et ses mauvaises habitudes étaient comme engourdis. Le matin, quand on l’éveillait, elle sautait hors de son lit, se lavait, s’habillait, faisait sa prière avec ses amies ; ensuite, elles déjeunaient toutes ensemble ; Sophie n’avait plus besoin de voler du pain pour satisfaire son appétit ; on lui en donnait tant qu’elle en voulait. Les premiers jours, elle ne pouvait croire à son bonheur ; elle mangea et but tant qu’elle pouvait avaler. Au bout de trois jours, quand elle fut bien sûre qu’on lui donnerait à manger toutes les fois qu’elle aurait faim, et qu’il était inutile de remplir son estomac le matin pour toute la journée, elle devint plus raisonnable et se contenta, comme ses amies, d’une tranche de pain et de beurre avec une tasse de thé ou de chocolat. Dans les premiers jours, à déjeuner et à dîner, elle se dépêchait de manger, de peur qu’on ne la fît sortir de table avant que sa faim fût assouvie. Ses amies se moquèrent d’elle ; Mme de Fleurville lui promit de ne jamais la chasser de table et de la laisser toujours finir tranquillement son repas. Sophie rougit et promit de manger moins gloutonnement à l’avenir.

Madeleine.

Ma pauvre Sophie, tu as toujours l’air d’avoir peur ; tu te dépêches et tu te caches pour les choses les plus innocentes.

Sophie.

C’est que je crois toujours entendre ma belle-mère ; j’oublie sans cesse que je suis avec vous qui êtes si bonnes, et que je suis heureuse, bien heureuse !

En disant ces mots, Sophie, les yeux pleins de larmes, baisa la main de Mme de Fleurville, qui, à son tour, l’embrassa tendrement.

Sophie, attendrie.

Oh ! madame, que vous êtes bonne ! Tous les jours je demande au bon Dieu qu’il me laisse toujours avec vous.

Madame de Fleurville.

Ce n’est pas là ce qu’il faut demander au bon Dieu, ma pauvre enfant ; il faut lui demander qu’il te rende si sage, si obéissante, si bonne, que le cœur de ta belle-mère s’adoucisse et que tu puisses vivre heureuse avec elle.

Sophie ne répondit rien ; elle avait l’air de trouver le conseil de Mme de Fleurville trop difficile à suivre. Marguerite paraissait tout interdite, comme si Mme de Fleurville avait dit une chose impossible à faire ; Mme de Rosbourg s’en aperçut.

Madame de Rosbourg, souriant.

Qu’as-tu donc, Marguerite ? Quel petit air tu prends en regardant Mme de Fleurville.

Marguerite.

Maman…, c’est que… je n’aime pas que…, je suis fâchée que… que… je ne sais comment dire ; mais je ne veux pas demander au bon Dieu que la méchante Mme Fichini revienne pour fouetter encore cette pauvre Sophie.

Madame de Rosbourg.

Mme de Fleurville n’a pas dit qu’il fallait demander cela au bon Dieu : elle a dit que Sophie devait demander d’être très bonne, pour que sa belle-mère l’aimât et la rendît heureuse.

Marguerite.

Mais, maman, Mme Fichini est trop méchante pour devenir bonne ; elle déteste trop Sophie pour la rendre heureuse, et, si elle revient, elle reprendra Sophie pour la rendre malheureuse.

Madame de Fleurville.

Chère petite, le bon Dieu peut tout ce qu’il veut : il peut donc changer le cœur de Mme Fichini. Sophie, qui doit obéir à Dieu et respecter sa belle-mère, doit demander de devenir assez bonne pour l’attendrir et s’en faire aimer.

Marguerite.

Je veux bien que Mme Fichini devienne bonne, mais je voudrais bien qu’elle restât toujours là-bas et qu’elle nous laissât toujours Sophie.

Madame de Fleurville.

Ce que tu dis là fait l’éloge de ton bon cœur, Marguerite ; mais, si tu réfléchissais, tu verrais que Sophie serait plus heureuse aimée de sa belle-mère et vivant chez elle, que chez des étrangers, qui ont certainement beaucoup d’amitié pour elle, mais qui ne lui doivent rien, et desquels elle n’a le droit de rien exiger.

Sophie.

C’est vrai, cela, Marguerite : si ma belle-mère pouvait un jour m’aimer comme t’aime ta maman, je serais heureuse comme tu l’es, et je ne serais pas inquiète de ce que je deviendrai dans quelques mois.

Marguerite, soupirant.

Et pourtant j’aurai bien peur quand Mme Fichini reviendra.

Sophie

Et moi aussi.

On se leva de table ; les mamans restèrent au salon pour travailler, et les enfants s’amusèrent à bêcher leur jardin ; Camille et Madeleine chargèrent Marguerite et Sophie de chercher quelques jeunes groseilliers et des framboisiers, de les arracher et de les apporter pour les planter.

« Où irons-nous ? » dit Marguerite.

Sophie.

J’ai vu pas loin d’ici, au bord d’un petit bois, des groseilliers et des framboisiers superbes.

Marguerite.

Je crois qu’il vaut mieux demander au jardinier.

Sophie.

Je vais toujours voir ceux que je veux dire ; si nous ne pouvons pas les arracher, nous demanderons au père Louffroy de nous aider. »

Elles partirent en courant et arrivèrent en peu de minutes près des arbustes qu’avait vus Sophie ; quelle fut leur joie quand elles les virent couverts de fruits ! Sophie se précipita dessus et en mangea avec avidité, surtout du cassis ; Marguerite, après y avoir goûté, s’arrêta.

« Mange donc, nigaude, lui dit Sophie ; profite de l’occasion. »

Marguerite.

Quelle occasion ? J’en mange tous les jours à table et au goûter !

Sophie, avalant gloutonnement.

C’est bien meilleur quand on les cueille soi-même ; et puis on en mange tant qu’on veut. Dieu, que c’est bon ! »

Marguerite la regardait faire avec surprise ; jamais elle n’avait vu manger avec une telle voracité, avec une telle promptitude ; enfin, quand Sophie ne put plus avaler, elle poussa un soupir de satisfaction et essuya sa bouche avec des feuilles.

Marguerite.

Pourquoi t’essuies-tu avec des feuilles ?

Sophie.

Pour qu’on ne voie pas de taches de cassis à mon mouchoir.

Marguerite.

Qu’est-ce que cela fait ? Les mouchoirs sont faits pour avoir des taches.

Sophie.

Si l’on voyait que j’ai mangé du cassis, on me punirait.

Marguerite.

Quelle idée ! on ne te dirait rien du tout ; nous mangeons ce que nous voulons.

Sophie, étonnée.

Ce que vous voulez ? et vous n’êtes jamais malades d’avoir trop mangé ?

Marguerite.

Jamais ; nous ne mangeons jamais trop, parce que nous savons que la gourmandise est un vilain défaut.

Sophie, qui sentait combien elle avait été gourmande, ne put s’empêcher de rougir, et voulut détourner l’attention de Marguerite en lui proposant d’arracher quelques pieds de groseilliers pour les porter à ses amies. Elles allaient se mettre à l’œuvre, quand elles entendirent appeler : « Sophie, Marguerite, où êtes-vous ? »

Sophie, Marguerite.

Nous voici, nous voici ; nous arrachons des arbres.

Camille et Madeleine accoururent.

Camille.

Qu’est-ce que vous faites donc depuis près d’une heure ? Nous vous attendions toujours ; voilà maintenant notre heure de récréation passée : il faut aller travailler.

Marguerite.

Mais à quoi vous êtes-vous amusées ? Il n’y a pas seulement un arbrisseau d’arraché !

Marguerite, riant.

C’est que Sophie s’en donnait et man…

Sophie

Tais-toi donc, rapporteuse, tu vas me faire gronder.

Marguerite.

Mais je te dis qu’on ne te grondera pas : ma maman n’est pas comme la tienne.

Camille.

Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? Dis, Marguerite ; et toi, Sophie, laisse-la donc parler.

Marguerite.

Eh bien, depuis près d’une heure, au lieu d’arracher des groseilliers, nous sommes là, Sophie à manger des groseilles et du cassis, et moi à la regarder manger. C’est étonnant comme elle mangeait vite ! Jamais je n’ai vu tant manger en si peu de temps. Cela m’amusait beaucoup.

Madeleine.

Pourquoi as-tu tant mangé, Sophie ? tu vas être malade.

Sophie

Oh non ! je ne serai pas malade ; j’avais très faim.

Camille.

Comment, faim ? Mais nous sortions de table !

Sophie.

Faim, non pas de viande, mais de cassis.

Camille.

Ah ! ah ! ah ! faim de cassis !… Mais comme tu es pâle ! je suis sûre que tu as mal au cœur.

Sophie

Pas du tout, mademoiselle, je n’ai pas mal au cœur ; j’ai encore très faim, et je mangerais encore un panier plein de cassis.

Madeleine.

Je ne te conseille pas d’essayer. Mais voyons, ma petite Sophie, ne te fâche pas, et reviens avec nous.

Sophie se sentait un peu mal à l’aise et ne répondit rien ; elle suivit ses amies, qui reprirent le chemin de la maison. Tout le long de la route, elle ne dit pas un mot. Camille, Madeleine et Marguerite, croyant qu’elle boudait, causaient entre elles sans adresser la parole à Sophie ; elles arrivèrent ainsi jusqu’à leur chambre de travail, où leurs mamans les attendaient pour leur donner leurs leçons.

« Vous arrivez bien tard, mes petites », dit Mme de Rosbourg.

Marguerite.

C’est que nous avons été jusqu’au petit bois pour avoir des groseilliers ; c’est un peu loin, maman.

Madame de Fleurville.

Allons, à présent, mes enfants, travaillons ; que chacun reprenne ses livres et ses cahiers.

Camille, Madeleine et Marguerite se placent vivement devant leurs pupitres ; Sophie avance lentement, sans dire une parole. La lenteur de ses mouvements attire l’attention de Mme de Fleurville, qui la regarde et dit :

« Comme tu es pâle, Sophie ! Tu as l’air de souffrir ! qu’as-tu ? »

Sophie rougit légèrement ; les trois petites la regardent ; Marguerite s’écrie : « C’est le cassis ! »

Madame de Fleurville.

Quel cassis ? Que veux-tu dire, Marguerite ?

Sophie, reprenant un peu de vivacité.

Ce n’est rien, madame ; Marguerite ne sait ce qu’elle dit ; je n’ai rien ; je vais… très bien… seulement… j’ai un peu… mal au cœur… ce n’est rien…

Mais, à ce moment même, Sophie se sent malade ; son estomac ne peut garder les fruits dont elle l’a surchargé ; elle les rejette sur le parquet.

Mme de Fleurville, mécontente, prend sans rien dire la main de Sophie et l’emmène chez elle ; on la déshabille, on la couche et on lui fait boire une tasse de tilleul bien chaud. Sophie est si honteuse qu’elle n’ose rien dire ; quand elle est couchée, Mme de Fleurville lui demande comment elle se trouve.

Sophie.

Mieux, madame, je vous remercie ; pardonnez-moi, je vous prie ; vous êtes bien bonne de ne m’avoir pas fouettée.

Madame de Fleurville.

Ma chère Sophie, tu as été gourmande, et le bon Dieu s’est chargé de ta punition en permettant cette indigestion qui va te faire rester couchée jusqu’au dîner ; elle te privera de la promenade que nous devons faire dans une heure pour aller manger des cerises chez Mme de Vertel. Quant à être fouettée, tu peux te tranquilliser là-dessus : je ne fouette jamais, et je suis bien sûre que, sans avoir été fouettée, tu ne recommenceras pas à te remplir l’estomac comme une gourmande. Je ne défends pas les fruits et autres friandises ; mais il faut en manger sagement si l’on ne veut pas s’en trouver mal.

Sophie ne répondit rien ; elle était honteuse et elle reconnaissait la justesse de ce que disait Mme de Fleurville. La bonne, qui restait près d’elle, l’engagea à se tenir tranquille, mais un reste de mal de cœur l’empêcha de dormir ; elle eut tout le temps de réfléchir aux dangers de la gourmandise, et elle se promit bien de ne jamais recommencer.